• Avant l'interdiction éventuelle de l'antisionisme

    Il est question ces temps ci d’interdire sur la terre de France l’antisionisme en l’assimilant à l’antisémitisme. Comme notre enfant-président change d’avis à ce sujet plusieurs fois par jour, on ne peut prévoir ce qu’il adviendra de cette proposition. Mais il semble prudent de profiter que ce n’est pas encore interdit pour tenter de voir rationnellement ce qu’il en est de l’un, de l’autre, et de cette assimilation.

    Qu’est-ce que l’antisémitisme ? Étymologiquement, ce devrait être l’hostilité au sémitisme. Expérimentalement, ce n’est pas ça du tout. Un antisémite devrait du moins être hostile aux sémites. Ça ne marche pas non plus. Comme chacun sait, on a parlé de sémite d’après le livre de la Genèse et le récit du Déluge après lequel, le reste des hommes ayant été intégralement ratatiné, il n’en subsiste que Noé, ses trois fils, Sem, Japhet et Cham, et leurs épouses, dont seraient issues trois parties différentes de l’humanité puisque, en gros, Sem est resté sur place, Japhet parti vers le Nord et Cham vers le Sud. À cette grande et belle époque de fantasmes racistes « scientifiquement » fondés qu’il faut paraît-il appeler « Lumières », on a considéré que les sémites étaient les Juifs[1]et les Arabes. Mais comme il n’y avait pas d’Arabes, ou vraiment très peu, au Nord de la Méditerranée au XIXe siècle, les gens qui n’aimaient pas les Juifs se sont déclarés « antisémites » pour faire plus scientifique. Un antisémite est donc, même si c’est étymologiquement absurde, quelqu’un qui déteste les Juifs, qu’il considère comme une race particulière de l’espèce humaine.

    Il faut ici se demander ce qu’est un Juif, et là les choses se compliquent. C’est assez clair dans l’Antiquité, à un détail près, à l’époque où écrivent Flavius Josèphe, Philon d’Alexandrie et les auteurs du Nouveau testament. Les Juifs sont un des nombreux peuples de la Méditerranée orientale, installés sur une bande de terre entre l’Égypte et la Syrie. Curieusement (c’est le détail) ce nom leur vient de celui d’une seule des douze (ou treize) tribus qui formaient ce peuple. Comme tous les peuples connus de l’Antiquité, ils ont une religion qui leur est propre, qui a la particularité d’être monothéiste. Dans le vaste mélange qu’est la Méditerranée orientale sous domination grecque, puis romaine, beaucoup d’entre eux habitent ailleurs que dans leur pays d’origine, mais sont considérés là où ils habitent comme Juifs et continuent à pratiquer leur religion : ça n’est en rien une particularité, c’est commun à beaucoup d’autres peuples.

    C’est ensuite que les choses se compliquent, à cause de deux événements qui sont à peu près contemporains, mais n’ont pas entre eux de rapport connu. Le premier est l’apparition d’une religion incontestablement issue de celle des Juifs, mais qui, contrairement à elle et contrairement à toutes les religions connues de la Méditerranée antique, a une prétention universelle, le christianisme. Le second est la disparition des Juifs en tant que peuple ayant une organisation politique, que nous constatons, mais dont les modalités nous sont très mal connues après la prise de Jérusalem par Titus en 70 que nous raconte fort bien Flavius Josèphe, qui met fin à une révolte de la province de Judée contre la domination romaine, révolte comme il y en a eu beaucoup dans toute la Méditerranée, mais la seule sur laquelle nous avons une source aussi précise, œuvre d’un des chefs des révoltés passé entre-temps du côté des Romains. Il s’arrête malheureusement à sa fin, et nous n’avons plus aucune source précise sur ce qui se passe ensuite sur place (comme, on ne le dira jamais assez, sur à peu près tout l’empire romain, hors de Rome, Josèphe étant une heureuse exception). La ville de Jérusalem et le Temple sont détruits, ce qui signifie incontestablement la fin de l’organisation politique juive que nous connaissons par cet auteur et par les évangiles et les Actes. Nous ignorons ce qui la remplace. C’est un vieux fantasme que les Juifs auraient été alors tous expulsés par Titus de ce qui devient la Palestine. Rien ne l’indique. Au contraire, des sources lacunaires nous font connaître, très mal, une deuxième révolte juive dans la première moitié du deuxième siècle, à l’issue de laquelle une colonie romaine est installée sur le site de Jérusalem (Il faudra un jour que j’explique sur ce blog ce qu’est une colonie romaine. Ce sera long. Pour faire très vite : ce n’est pas du tout ce que vous pouvez imaginer si vous croyez ce que la télé, la radio et l’école de Jospin disent des colonies). Le fait est que quand nous retrouvons quelques sources, au moment où la Palestine est, comme l’ensemble de l’empire, devenue officiellement chrétienne, on y trouve des Juifs, mais aucune trace d’organisation politique juive.

    Il reste bien sûr, aussi, des Juifs dans toute la Méditerranée orientale, également au-delà des frontières de l’empire romain, en Italie, et dans une moindre mesure en Occident, comme il y en avait bien avant la destruction de Jérusalem. Sans que personne l’ait voulu ou pensé, le judaïsme devient ainsi, parallèlement au christianisme d’ailleurs, une chose jusque là inconnue en Méditerranée : une religion sans lien avec une entité politique. Il le reste durant le Moyen-Âge et l’époque qu’on appelle curieusement moderne. Il est alors, en terre chrétienne, la seule autre religion présente et tolérée, et en terre d’Islam, l’une des deux seules, avec le christianisme. Il suscite, assez logiquement dans des sociétés presque uniformément chrétiennes ou musulmanes, une hostilité certaine. Il y a eu des violences et des persécutions, le plus souvent, mais pas toujours, du fait d’émeutes populaires et spontanées. Le fait est qu’elles ont été l’exception, et non la règle, et qu’il a pu subsister durant tant de siècles dans des milieux hostiles. Le Juif se définissait alors par sa pratique de la religion juive, celui qui se convertissait au christianisme ou à l’Islam cessant de l’être.

    C’est avec les très fameuses « Lumières » que les choses se compliquent vraiment. Nous avons déjà évoqué un de leurs effets lumineux : affirmer « scientifiquement » que l’humanité était séparée en races totalement distinctes, contre l’obscurantisme antiscientifique de la Bible qui pose son unité. Elles en ont eu d’autres, dont un capital pour notre quête : promouvoir le rejet de la religion, ou l’indifférence religieuse. Cela a eu deux conséquences qui nous concernent ici : d’une part, beaucoup de Juifs se sont détournés de la religion de leurs ancêtres sans en adopter une autre, d’autre part la société française, et, à des rythmes différents, celles des autres pays d’Europe occidentale, ont largement perdu leur caractère chrétien. On aurait pu penser, et beaucoup l’ont pensé au cours du XIXe siècle, que l’aboutissement logique de ce processus serait la disparition de toute spécificité juive dans des sociétés où la religion était désormais considérée comme un choix personnel (certes largement déterminé par l’éducation, donc lié de fait à l’hérédité), où donc il n’y aurait plus d’opposition possible entre une immense majorité chrétienne et une petite minorité juive. Ce n’est pas du tout ce qui est arrivé, largement en raison du premier effet lumineux cité. Puisque la définition religieuse du Juif était de plus en plus restrictive, on en a trouvé une autre, « scientifique » en en faisant une race distincte. Il faut noter au passage que cette révolution scientifique avait un aspect paradoxal, puisqu’elle ne pouvait fonder sa définition, celle par le nez crochu, les doigts crochus, les yeux crochus trouvant rapidement ses limites, de la race ainsi révélée que par l’existence prouvée d’ascendants ayant pratiqué la religion juive. Ça n’a pas arrêté ses promoteurs. Nous revenons ainsi à notre point de départ, ce qu’il est convenu d’appeler antisémitisme. Mais pas seulement.

    Il est temps d’en venir à l’autre terme de l’équation qu’on nous serine, l’antisionisme, et donc de parler du sionisme puisque cette fois ci il n’y a pas de complication étymologique : un antisioniste est un monsieur qui est hostile au sionisme. Le sionisme naît dans ce contexte de la fin du XIXe siècle dont il vient d’être question. Il est d’usage de dire qu’il est une réaction à l’antisémitisme. C’est après tout possible, mais ça ne suffit pas à l’expliquer. Il s’agit de la revendication par certains Juifs (c’est à dire se définissant comme tels) de leur droit à avoir, en tant que tels, un État qui leur soit propre, et que cet État ait pour territoire ce qu’on appelait depuis dix-huit siècles environ la Palestine, alors partie de la Syrie ottomane. On ne comprend rien au sionisme (mais le but de beaucoup de ceux qui en parlent semble être de ne pas comprendre, et d’interdire aux autres de comprendre), si on n’envisage pas le contexte de son apparition. C’était l’époque où toutes les terres des autres rives de la Méditerranée semblaient bonnes à prendre pour les puissances d’Europe occidentale, où la France était en Algérie, l’Angleterre en Égypte, où l’Allemagne et la France se disputaient le Maroc. Que des Juifs voulussent la Palestine ne pouvait donc, en soi, choquer. Personne en tout cas ne pouvait songer à objecter que la Palestine était déjà peuplée : l’Algérie, l’Égypte et le Maroc ne l’étaient pas moins. Le projet sioniste était un projet colonial comme les autres, dans un contexte où ces choses là paraissaient naturelles. Sa particularité est qu’il n’a abouti, par suite d’un enchaînement d’événements sur lequel il serait trop long de s’étendre, qui d’ailleurs sont ou devraient être connus, qu’au moment où tous les autres refluaient, en 1948[2].

    Une autre particularité du sionisme, de beaucoup plus de portée, est sa justification idéologique par des considérations historiques : la Palestine n’a pas été choisie par hasard comme objectif de l’entreprise coloniale. Ça n’est pas totalement original : il s’est trouvé, par exemple, des théoriciens de l’empire français pour justifier par le souvenir de saint Augustin la conquête de l’Afrique du Nord. Ces choses là sont cependant restées, dans tous les autres cas, extrêmement marginales, tandis que l’idée d’un retour à une terre appartenant légitimement aux Juifs et volée par d’autre est centrale dans le sionisme, et prétend justifier tout le reste. On y a vu un aspect religieux, ce qui a conduit des chrétiens fondamentalistes qui ne lisent la Bible que par morceaux choisis (cette espèce se rencontre depuis peu, malheureusement, aussi chez les catholiques) à soutenir inconditionnellement le sionisme, et certains laïques gratuits et obligatoires à le dénoncer vigoureusement.

    C’est un malentendu. L’immense majorité des fondateurs du sionisme étaient athées ou agnostiques. Il n’est pas un projet religieux mais, tout au contraire, l’affirmation d’un projet politique juif ayant écarté toute référence religieuse. L’espérance du retour à la Terre promise avait une grande place dans le judaïsme, illustrée bien sûr par la très fameuse formule « L’an prochain à Jérusalem » mais elle était liée à l’espérance messianique : Dieu a donné cette terre aux Juifs, il la leur a reprise, il enverra un jour son messie pour la leur rendre. Après plus de deux millénaires, le sionisme adopte en quelque sorte le principe « Aide toi, puisque le Ciel ne t’aide pas ». Il considère que cette terre appartient aux Juifs, que des méchants la leur ont prise et qu’il faut la leur reprendre, Dieu étant décidément porté disparu. Il ne s’agit pas de l’accomplissement de l’espérance religieuse d’Israël, mais de sa négation. Les livres bibliques sont traités comme des livres historiques justifiant cette prétention, d’une façon qu’il ne serait pas excessif de qualifier de laïque. Les laïcs obligatoires et gratuits peuvent être rassurés (quant aux chrétiens fondamentalistes qui sont assez stupides pour voir dans le projet sioniste l’heureux accomplissement des promesses bibliques, ils ne pourront que continuer, étant totalement imperméables aux faits).

    Ce n’est pourtant pas rassurant. S’en remettre à Dieu pour ramener les Juifs sur la terre d’Israël était certes dramatiquement antilaïc, mais beaucoup moins dangereux. Ceux qui ne croyaient pas en Dieu n’avaient aucune raison de s’en inquiéter, ceux qui y croyaient ne pouvaient que penser que, s’il le faisait, il le ferait bien ou du moins, s’il en était pour croire que Dieu pût être méchant, de façon radicalement incontestable. Fait avec des moyens humains, ça pose au moins trois problèmes théoriques qui ont de douloureuses conséquences pratiques.

    Le premier est dans l’affirmation du droit des Juifs à avoir un État. Il est très difficile aujourd’hui de dire qu’il ne va pas de soi sans déchainer hurlements et anathèmes. Pourtant, affirmer qu’un groupe donné a droit à un État n’a rien d’évident. On pense bien sûr aux Catalans, aux Corses. Du moins ont-ils, eux, un territoire où revendiquer cet État. À la fin du XIXe siècle, au moment où le sionisme est apparu, il y avait des Juifs dans presque tous les pays, mais ils y étaient partout minoritaires. Imaginons par exemple que des plâtriers-peintres, dont on trouve dans presque tous les pays, mais qui y sont partout minoritaires, revendiquent leur droit à avoir un État qui leur soit propre. On devrait pouvoir observer que ce n’est pas une idée raisonnable sans se faire accuser d’antiplâtrisme. L’ennuyeux dans de tels cas est que la satisfaction de cette revendication suppose qu’on prenne un territoire à d’autres pour le donner au nouvel État. Comme on l’a vu, ça ne paraissait pas un problème dans le contexte colonialiste d’alors : ça l’est devenu rapidement.

    À la question « où prendre cette terre ? », les sionistes avaient une réponse évidente, entrainant celle à la question « à qui ? ». C’est le deuxième problème. À la base de leur idéologie, on trouve l’idée que la terre qu’on a appelée du IIe siècle de notre ère à 1948 Palestine leur appartient légitimement, et que leur installation sur cette terre n’est pas une conquête, mais un juste retour. Leur référence est le royaume de David et de Salomon, connu par des livres bibliques dont il n’y a pas de raison sérieuse de contester le caractère historique sur ce point, divisé dès la mort du second, dans la deuxième moitié du Xe siècle en deux royaumes, Israël, dont la capitale était Samarie, et Juda, dont c’était Jérusalem, lesquels ont été détruits par les Assyriens, le premier vers 720, le second au début du sixième siècle, après quoi, hors une brève parenthèse au deuxième siècle, les institutions politiques juives ont toujours été sous domination étrangère, perse, grecque, puis romaine. Il est difficile de ne pas être surpris qu’une revendication aussi hallucinante puisse être si largement considérée comme naturelle, comme s’il l’était de faire de la géopolitique en se référant à une situation vieille de plus de deux mille cinq cents ans. Que penserait-on exactement d’un Français qui revendiquerait les forêts de Franconie où régnaient les ancêtres de Clovis, Pharamond et Clodion le chevelu ? La réponse est dans la question. C’était pourtant quinze siècles après Salomon, neuf après Sédécias. On pourrait aussi, moins hypothétiquement, parler des croisades, qu’il est de bon ton de considérer aujourd’hui comme une abomination. Le but était, à la fin du XIe siècle, de reprendre Jérusalem conquise, alors qu’elle était une ville chrétienne, par les Arabes musulmans quatre cents ans plus tôt. Le résultat a prouvé que c’était absurde. On ne peut néanmoins ne pas s’étonner de voir des gens qui ne peuvent parler des croisades sans frémir d’indignation vertueuse frémir de la même quand on trouve encore six fois moins naturelle la revendication par les sionistes de la même ville au nom de ce qu’elle était vers six cents avant notre ère. Bien sûr, s’il s’agissait de Dieu, pour qui, comme chacun sait, mille ans sont comme une heure, il n’y aurait aucun souci, mais Dieu n’a décidément rien à voir là-dedans. Il s’agissait donc d’envahir une terre habitée par des gens qui la cultivaient depuis aussi loin que leur mémoire remontait, d’y prendre leur place et de les traiter soit par l’expulsion, soit par la sujétion au nom de droits des Juifs non attestés depuis plus de deux millénaires.

    Cela nous conduit au troisième problème, qui nous ramène à une question posée beaucoup plus haut. Quand on pose qu’il est normal que les Juifs revendiquent un État pour eux, qu’il est naturel que cet État soit sis entre la Méditerranée et le Jourdain sans égard pour ceux habitant ce territoire depuis très longtemps, qu’appelle-t-on Juif exactement ? La question est essentielle puisque les lois qui tiennent lieu de constitution à cet État considèrent que tout Juif, partout dans le monde, en est un citoyen potentiel, et en devient un citoyen effectif dès qu’il s’y installe, presque sans aucune restriction, alors qu’elles ont refusé toute possibilité de retour à ceux qui vivaient sur cette terre depuis des générations et en ont été chassés en 1948, et à leurs enfants (On passera pudiquement sur la plaisanterie « Nous n’avons expulsé personne. Ce sont eux qui ont décidé de partir » qui ne change d’ailleurs rien au problème de fond, et sur l’autre qui a consisté à donner une citoyenneté sans droits politiques de fait aux quelques Arabes qu’on avait oublié d’expulser). La première loi dite du retour, en 1950, définissait comme Juif quiconque était né d’une mère juive, sans préciser ce qu’était une mère juive. Elle a été ensuite étendue aux enfants et petits-enfants de Juifs soit, si on compte bien, à tout habitant de la planète ayant une arrière grand-mère juive. Le Juif est donc défini comme celui dont un des ancêtres a pratiqué la religion juive, ce critère n’ayant rien de religieux mais étant utilisé, faute de mieux, pour caractériser une fraction particulière de l’humanité, à laquelle on appartient héréditairement.

    Là encore, le danger n’est pas dans la référence religieuse mais dans sa laïcisation, qui change radicalement la notion de peuple élu, fondamentale pour le judaïsme. L’idée en est que Dieu a choisi un peuple pour en faire le sien, et lui a donné une terre, celle dont on parle ici depuis un certain temps, où il est évidemment question d’hérédité. Mais, avec un peu de bonne volonté, on peut trouver dans les textes bibliques des gens qui ont été admis dans le peuple élu sans être nés d’une mère juive, et on ne peut douter sérieusement qu’il y en ait eu beaucoup d’autres. Mais, surtout, l’élection essentiellement héréditaire est liée à la fidélité à Dieu et à sa loi, collective ou individuelle, dont Dieu est juge. La particularité du sionisme est qu’il revendique l’élection, mais abolit l’électeur (Des méchants pourraient coir là une ressemblance avec le macronisme, et plus généralement avec le giscardisme dont le macronisme n’est que la phase à ce jour ultime). Il fonde exclusivement sur une hérédité proclamée le droit de ceux qu’il définit comme Juifs de posséder une terre appartenant depuis longtemps à d’autres. Dieu nié, évacué, ou réduit au rôle de premier moteur sans influence sur la suite, une telle hérédité semble ne pas devoir aller de soi. Nous revenons d’abord au problème immédiatement précédent : est-il vraiment raisonnable de revendiquer un tel héritage après une solution de continuité de tant de siècles ? Il s’en ajoute un deuxième : même si on admettait la légitimité d’une telle revendication d’héritage sur une si ancienne hérédité, la revendication de cette hérédité est-elle vraiment sérieuse ?

    La notion de retourqui fonde la citoyenneté dans l’État sioniste suppose que ses citoyens ne fassent que revenir d’où ils sont partis un jour, ce qui serait absurde bien sûr, ou du moins leurs ancêtres. Elle pose donc que tout Juif telle qu’elle le définit est descendant de quelqu’un ayant habité sur cette terre, et que la totalité des Juifs qu’elle définit est la totalité de ceux qui ont habité sur cette terre dans la période qu’elle juge fonder une légitimité valable aujourd’hui, à l’exclusion de toute autre époque. Nous avons été surpris que le caractère hallucinant de la revendication précédente fût si peu aperçu. Nous avons de quoi l’être encore plus s’agissant de celle-là. Elle suppose en effet que, jusqu’à la remise en cause récente de la religion suite aux « Lumières » qui justifie le coup de l’arrière grand-mère, la pratique de la religion juive a été la preuve suffisante de la présence dans les veines de ceux qui la pratiquaient d’un sang fondant leur droit héréditaire à posséder cette terre. Cela suppose qu’il n’y ait eu aucune conversion, ni vers le judaïsme, ni du judaïsme vers une autre religion, évidente énormité. Si c’était la religion qui fondait le droit à cette terre, tous ceux qui l’ont abandonnée, et leurs arrière petits-enfants qui n’y seraient pas revenus, devraient en être exclus. Si c’est l’hérédité, dont la pratique même lointaine de la religion n’est qu’un signe, tous ceux qui sont devenus juifs sans qu’aucun de leurs ancêtre n’ait jamais habité cette terre (on sait qu’il y en a, bien sûr) doivent être écartés, tous les descendants de juifs convertis à une autre religion, à commencer par ceux éventuels de saint Pierre et saint Paul, ou leurs collatéraux du moins, y ont droit. C’est absurde bien sûr, puisque les uns et les autres sont impossibles à caractériser.

    Il est certain, même si on ne peut, c’est heureux d’ailleurs, chiffrer cette certitude, qu’il y avait beaucoup plus de descendants des habitants juifs du pays à l’époque d’Hérode, de Jésus, de Titus parmi ceux qui l’habitaient au début du XXe siècle que parmi les immigrants qu’y a amenés le sionisme au cours de ce siècle. Les ancêtres des premiers ont adopté la langue arabe et se sont convertis à l’Islam après la conquête arabe, pour la plupart sans doute du christianisme, adopté quelques générations auparavant. Certains, minoritaires, sont d’ailleurs restés Juifs, ou chrétiens (Il est absurde de croire que tous les Arabes musulmans, du Maroc à l’Irak, sont des descendants des conquérants partis d’un bout de désert, ayant fait magiquement disparaître les populations antérieures : ils les ont assimilées, bien sûr). Il n’est pas impossible que certains des immigrants sionistes aient des ancêtres ayant quitté la Palestine à l’époque romaine, mais clair que la plupart d’entre eux descendent de Juifs déjà installés ailleurs alors, ou de convertis (on n’abordera pas ici les débats sur l’origine des Askhenazes). Le « droit au retour », qui est fondateur de l’État sioniste, ne peut donc être considéré que comme une très mauvaise plaisanterie ou un très vilain mensonge.

    Arrivés à ce point, nous ne pouvons que constater que pour déclarer qu’il n’y a pas de différence entre l’antisémitisme, qui déteste tout individu qu’il considère comme Juif et en tant que tel appartenant à une fraction distincte de l’humanité, et l’antisionisme, qui s’oppose à une idéologie qui a décrété le droit de fonder un État, sur une terre habitée depuis des siècles par d’autres, en l’appuyant sur des considérations historiques qu’il est impossible de prendre au sérieux, de ceux qu’il considère comme Juifs, selon une définition dont il n’aura pas échappé au lecteur qu’elle est à peu près la même que celles des antisémites, il faut être soit un abominable salopard, soit un lamentable imbécile.

    Il est assez normal que la plupart des antisémites soient également antisionistes, refusant à ces « Juifs » qu’ils haïssent le droit à un État (La plupart seulement : certains, qui ne supportent pas d’en voir en France, trouvent que c’est une très bonne idée de les expédier ailleurs. D’autres montrent une contradiction entre leur vieille haine antisémite et leur haine plus récente des Arabes et, s’ils détestent les Juifs, admirent l’État d’Israël qui les venge des fells). Que certains puissent les prendre en exemple pour montrer qu’un antisioniste est forcément un antisémite montre que ce n’est pas par hasard qu’on a aboli l’enseignement de la logique à l’école de Jospin.

    On pourrait s’arrêter là, la question à l’ordre du jour étant résolue. Il semble cependant nécessaire d’aller plus loin pour évaluer la légitimité et la nécessité de l’antisionisme. Ceux qui ne s’arrêtent pas à l’équation absurde, ou sont capables de constater dans un deuxième temps son absurdité, enchaînent en arguant qu’il est abominable de vouloir la destruction d’un État. On se demande bien pourquoi. Des multitudes de petits imbéciles ont été dressés à demander, et à répéter la question  ad nauseam, pourquoi Israël serait le seul État n’ayant pas de droit à l’existence. C’est en réalité, ce qui confirme qu’on n’a pas arrêté d’enseigner la logique par hasard, l’inverse : Israël est le seul État pour qui on parle de droit à l’existence, pour qui il soit posé a priori. Pour tous les autres États, l’existence est un fait avant d’être un droit, le fait créant une sorte de droit qui ne peut être que provisoire. L’Histoire est faite de fondations et de destructions d’États (ou, aux époques où on ne peut parler d’États, d’entités politiques assimilables dans le cas dont nous traitons). On a récemment, par exemple, détruit l’Union soviétique et la Yougoslavie. Le royaume de Bavière a disparu comme État souverain en 1871, le royaume de Naples quelques années auparavant. On pourrait multiplier les exemples. Il serait également difficile de ne pas constater que beaucoup de ceux qui braillent qu’il est horrible, si horrible que ce ne peut être que le fait de ces horribles par excellence que sont les antisémites, de vouloir détruire un État sont par ailleurs de ceux qui somment les Français d’accepter le démantèlement de leur État, pour lequel il n’est donc pas question de droit à l’existence, au nom de la belle « Europe ». On nous dira bien sûr que ce n’est pas la même chose : c’est bien là le problème. Pour corser la plaisanterie, beaucoup tentent d’identifier destruction de l’État et extermination des habitants, ce qui permet de revenir au mensonge précédent. On en citera deux exemples criants. Le premier, ancien mais toujours ressassé, est la transformation de la déclaration du premier président de l’OLP, Ahmed Choukeiri, le 1er juin 1967, à propos des immigrés sionistes récents (et non des Juifs installés depuis longtemps en Palestine), « Il s’en iront comme ils sont venus. Ils sont venus par la mer, ils partiront par la mer »[3]en « Les Juifs à la mer ! » suggérant l’idée d’une noyade générale. Le second, plus récent, est le lien fait entre la volonté affichée des dirigeants iraniens de détruire l’État d’Israël et leur quête probable de la possession de la bombe atomique, qui serait utilisée pour cela. Il n’y a pas besoin d’être très informé des effets d’une bombe atomique pour comprendre qu’elle ne peut être un moyen de rendre la Palestine aux Palestiniens, qui en seraient également victimes, comme d’ailleurs les Iraniens puisque Israël riposterait de la même façon. Mais il semble que sur ce sujet les pires bobards doivent être crus, et tout discours rationnel écrasé sous les hurlements.

    Vouloir détruire l’État d’Israël pour mettre à sa place une Palestine libre et arabe, ou en faire une partie  d’une union arabe plus vaste, ou pour la foutaise d’un bel État laïc où Juifs, musulmans et chrétiens s’entendraient joyeusement grâce à la merveilleuse démocratie n’a décidément rien d’abominable. Ça n’en paraît pas moins extrêmement déraisonnable. Nous venons de voir qu’il n’y avait pas pour les États de « droit à l’existence », mais des faits : l’existence de cet État est un fait, dont on voit mal comment il pourrait être remis en cause dans un temps raisonnable à l’échelle humaine. S’il n’y a décidément pas, au sens politique, de peuple juif (au sens religieux, on peut bien sûr en parler comme on parle d’un peuple chrétien, mais c’est à la fois beaucoup plus vaste en une direction, beaucoup plus restrictif en une autre), il y a un peuple israélien, qui s’est constitué par migration depuis les années 1940, en assimilant totalement la minorité juive précédemment présente en Palestine (la distinction que faisait la première OLP n’a évidemment plus aucun sens), marqué certes par des contradictions liées aux origines et à la date d’immigration (Mais quel peuple n’en a aucune ?) mais qui tient fermement à l’État qu’il a ainsi créé, auquel il ne renoncera pas et ne pourra pas être contraint à renoncer. On peut légitimement considérer qu’il aurait mieux valu que cet État n’existât point, pour les Palestiniens, musulmans et chrétiens, pour tous les habitants arabes des pays voisins, particulièrement les chrétiens, pour ses habitants aussi, tous les descendants d’immigrés sionistes contraints, sans l’avoir choisi, de vivre dans un état de guerre permanent. On ne peut envisager de tenter un retour en arrière, tentative qui, si elle était menée sérieusement en dépassant le stade des incantations, ferait encore beaucoup plus de mal pour un résultat plus qu’incertain.

    On peut se demander à ce stade de la réflexion quel sens il y a à vouloir rester obstinément antisioniste, à persister à combattre la cause quand on se reconnaît contraint à en accepter l’effet. Il ne s’agit pas seulement d’une exigence intellectuelle mais du constat, après le sabotage des accords d’Oslo, qu’il n’y aura pas de paix possible tant qu’on n’en aura pas fini avec l’idéologie sioniste. L’existence de l’État d’Israël est un fait, indépassable à échelle raisonnablement humaine. Celle des Palestiniens est un fait, et leur revendication d’un État ne l’est pas moins. On ne parlera pas bien sûr de droit à l’existence de cet État, comme font certains des Palestiniens et beaucoup de leurs défenseurs qui croient, constatée l’efficacité du sionisme, pouvoir gagner à leur tour en faisant une sorte de sionisme inversé. On constate qu’il ne peut y avoir de paix sans création d’un État palestinien pleinement souverain sur la partie de la Palestine historique où il sont restés majoritaires, celle qui a été occupée et en partie annexée par Israël après la guerre de 1967, mais sans expulsion massive cette fois ci, le contexte international étant très différent. Tant que les Israéliens se considéreront et seront largement considérés (voir le succès de la récente et odieuse comédie contre l’UNESCO accusée de nier le caractère juif de la vieille ville de Jérusalem parce qu’elle la considérait, conformément au droit international, comme une ville arabe occupée) comme les propriétaires légitimes de toute la terre entre la Méditerranée et le Jourdain, qu’ils déduiront de leur « droit à l’existence » un « droit à la sécurité » aux conséquences exorbitantes, que ne revendiquerait aucun autre État au monde, qu’ils verront et feront voir toute évacuation de quelques hectares de Cisjordanie comme une manifestation extraordinaire de générosité de leur part méritant d’humbles remerciements, et l’humble acceptation de toutes les conditions qu’ils y mettront, il n’y aura pas d’État palestinien souverain, pas de paix.

    Il parait indispensable de reconnaître Israël, mais de le reconnaître comme un État semblable à tous les autres, qui tire sa légitimité de son existence, non d’un droit précédant celle-ci et la déterminant. Évacuée la lecture affreusement fantasmée et honteusement truquée de l’Histoire qu’impose l’idéologie sioniste, Israël est une opération coloniale qui a réussi, cela seulement, et doit être considéré comme telle. Ça n’a rien de condamnable d’un point de vue historique, ni d’ailleurs d’original : c’est aussi le cas, par exemple, des Etats-Unis d’Amérique ou l’Australie, dont personne ne songe sérieusement bien sûr à contraindre les habitants à repartir pour l’Angleterre dont il sont arrivés par la mer, aussi amusante que puisse paraître cette idée à certains. Il serait en revanche tout à fait déraisonnable de le reconnaître comme l’État des Juifs, ce qu’il définit comme Juifs qu’ils le veuillent ou non, du monde entier, ayant à ce titre des droits exorbitants en dehors de ses frontières internationalement reconnues dès lors qu’il invoque son « droit à la sécurité ».

    Comprenons nous bien. Si on reconnaît Israël comme État souverain, et qu’on n’est pas un adepte du trop fameux droit d’ingérence, on lui reconnaît également le droit d’accorder sa nationalité, même d’une façon qui semble aberrante à tout esprit logique, et odieuse à qui refuse le racisme, et de se réclamer de toutes les fariboles qu’il voudra, même le sionisme, sur le territoire qui est le sien, qu’on lui reconnaît comme tel, même de se définir contre toute évidence comme l’État des Juifs. Mais on ne doit accorder aucun effet à toutes ces fariboles en droit international, qui commence aux frontières d’avant juin 1967, et traiter Israël comme on traiterait tout autre État. Il est par exemple tout à fait scandaleux que, dès qu’on parle d’antisémitisme en France, parce qu’une vitrine a été barbouillée et un supposé philosophe agressé verbalement et que certains font une manifestation pour dire que c’est très mal, l’ambassadeur de cet État qui devrait être traité comme les autres puisse venir s’exprimer sur une radio, publique qui plus est, à ce sujet, comme si cela le concernait en tant qu’ambassadeur. Il est scandaleux que cette dame ait pu être invitée, scandaleux qu’elle ait accepté l’invitation, scandaleux qu’elle ait pu parler d’une affaire intérieure française sans provoquer de réaction de ce qui nous tient lieu de gouvernement, surtout quand on considère les queues de cerises qui ont servi à provoquer une crise diplomatique avec l’Italie. De même, il ne saurait être question d’interdire à des Français de religion juive, ni à des Français qui se considèrent comme Juifs bien que ne pratiquant pas cette religion d’avoir une sympathie même déraisonnable pour Israël et de la manifester, même en proférant les plus abominables mensonges.

    Il devrait en revanche être inadmissible pour un gouvernement sérieux d’un État sérieux de les reconnaître comme « communauté juive » et d’accepter qu’ils prétendent à ce titre peser sur la politique de la France en Méditerranée orientale. On ne trouve pas de mots pour qualifier ceux qui, au nom de la même prétention, prétendent qu’on interdise aux Français qui ont une autre opinion sur le sujet de l’exprimer, et moins encore pour qualifier les gouvernants qui abonderaient dans leur sens.

    Emmanuel Lyasse.

    Bellegarde, 18-26 février 2019.

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    [1]Certains savants font des distinctions subtiles entre les cas où il faut écrire Juifs, et ceux où il faut écrire juif. N’étant pas savant à ce point là, j’emploierai systématiquement la même graphie, choisie à peu près au hasard.

    [2]En particulier, on ne parle pas du massacre de millions de Juifs par l’Allemagne dans les années 1940, qui n’a pas de rapport avec le sujet, puisque le sionisme lui est bien antérieur, si les puissances victorieuses de la guerre ont cru dédommager les survivants en donnant aux sionistes ce qui n’était pas à elles.

    [3]X. BaronLes Palestiniens, Paris (Seuil, Points Histoire), 2003, p. 132.