• Le rapport introductif du 14e colloque du CERES, un texte capital de Didier Motchane à un moment décisif (1985), éléments de commentaire

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    Éléments pour tenter d’éclairer le contexte du rapport introductif
    (par E. L.)

    Le quatorzième colloque reste dans les mémoires, du moins celles de ceux qui ont encore quelque attention pour ces choses là (en recherchant colloque CERES sur Google, on constate qu’ils se font rares), comme celui qui, les 19 et 20 avril 1986, un mois après la défaite électorale du PS, a aboli le CERES pour le remplacer par Socialisme et République, ce qui a conduit, bien des années plus tard, un méchant à le sous-titrer Périr et trahir, en référence au titre du onzième (Ni périr, ni trahir), en référence aussi aux aventures de Duck Flappy telles qu’elles sont racontées dans le numéro 1159 de Spirou(extrait ci-contre). On voit à la date de ce texte, confirmée par la lecture des numéros contemporains de Volonté socialiste, le bulletin bi-mensuel (en principe) du courant, qu’il s’est étalé sur une période très longue, anormalement longue.

    Un colloque

    La première mention que j’en trouve est dans le numéro 43 daté du 15 avril 1985, à la fin de l’éditorial, de Didier Motchane, comme tous alors :

    « Pour cela, pour refaire le Parti Socialiste, rien ne remplacera l’expérience que nous promet le proche avenir. Le 14ecolloque du CERES, dont deux premières journées de travail ont commencé les 30 et 31 mars de nouer la réflexion, devra nous y préparer ».

    Le rapport introductif est donc postérieur à ce début des travaux. On trouve dans le numéro suivant, 44 du 7 mai, une retranscription partielle de « l’intervention de notre camarade Gilles Galade lors de la première partie du 14ecolloque du CERES », ces 30 et 31 mars apparemment, donc, sans rien de plus. L’éditorial ne parle pas de colloque mais, comme on l’a vu (note 34 sur le texte) est en certaines phrases identique au rapport introductif[1]. Il n’en est plus question dans les trois numéros suivant. Le 48, du 12 juillet, publie (sans mention dans l’éditorial), cinq textes avec lesquels, dit-il, « nous commençons à rendre compte de la 2epartie du 14ecolloque du CERES (22 et 23 juin) », une intervention de Michel Charzat, trois bilans de travaux de commission (la n¨5 sur les problèmes du syndicalisme, la n°1, politique économique, la n°3  État et institutions. Il y en avait donc au moins deux autres), et une intervention d’Hélène Goldet[2]. La promesse que semblait porter ce « nous commençons » n’est pas tenue. Le numéro suivant, 49, ne vient que le 15 octobre 1985, et rend compte du congrès de Toulouse du PS. Le 14e colloque est porté disparu durant tout l’hiver, et ne réapparaît qu’à la fin de l’éditorial du 55, 1eravril (ben oui) 1986, après donc les législatives du 16 mars et la formation du gouvernement Chirac : « Il nous appartient maintenant de prendre la mesure des temps nouveaux. C’est pourquoi la dernière phase, dans quelques jours, du prochain colloque du CERES - le 14e-. sera le signe d’un nouveau départ. ». On note qu’on a renoncé à compter les « phases » du colloque (c’est la troisième qui ait laissé des traces) et que la formule « prochain colloque » pour ce qui est déjà commencé depuis longtemps est surprenante. L’éditorial du 56 (25 avril), qui fut le dernier, le bulletin devenant ensuite Socialisme et République (le même méchant a observé à la même époque qu’on voyait bien là ce qu’on ajoutait, et ce qu’on enlevait), ne parle que de ça (sans qu’il soit question de phases précédentes) :

    « Le XIV• Colloque du CERES a réuni plus de 600 militants le samedi 19 avril. Il s'est terminé le lendemain avec la participation de nombreux invités. Comme les lecteurs de Volonté Socialiste l'ont appris, les grandes lignes d'un projet politique pour la gauche et la France y ont été définies ; pour être à la hauteur des exigences de cette période nouvelle et contribuer pleinement à façonner le Parti Socialiste qu'elle appelle, le CERES a décidé de céder la place à SOCIALISME ET REPUBLIQUE. Ce changement dont il est clair qu'il doit aller loin, répond à la nécessité de prendre au sérieux un engagement politique qui pour certains d'entre nous est antérieur au Congrès d'Epinay. En attendant les actes du Colloque Socialisme et République, une édition spéciale de ce journal portera très prochainement à votre connaissance un condensé des débats de ce colloque et des extraits des principales interventions. N.B. : sont intervenus notamment le dimanche Hubert VEDRINE, Henri FISZBIN, Henri NALLET, Jean POPEREN, Max GALLO, Michel DELEBARRE, Didier MOTCHANE, Jean-Pierre CHEVENEMENT, Roland CARRAZ, Jean-Marie BOCKEL, André DELUCHAT, Catherine COUTARD, Georges SARRE et Michel CHARZAT[3]. »

    En page 6 de ce numéro, il y a la copie d’une interview de Jean-Pierre Chevènement au Matin(sans indication de date), à ce sujet.

    Comme annoncé par cet éditorial, le compte-rendu des journées des 19 et 20 
    avril 1986 est donné par une brochure de vingt-quatre pages, sous-titrée supplément à ce Volonté socialisten°56 intitulée Socialisme et République(couverture ci-contre. On trouvera sa reproduction complète en annexe 1)Elle comprend dix pages d’un « rapport général », présentées comme de larges extraits (il y a effectivement quelques […]), puis des extraits d’interventions où on retrouve tous ceux cités ci-dessus (il ne s’agit donc que du dimanche) exceptés Hubert Védrine et Catherine Coutard (dont il y a néanmoins une photo) et avec en plus Claude Nicolet (l’universitaire, bien sûr)[4], dans un ordre curieusement différent[5]. En page 21, un texte annexe de Didier Motchane, intitulé Socialisme et République(une manie, décidément), puis une publicité pour un machin de Charzat sur le Centre national des indépendants et paysans (si !), et deux pages blanches.

    Ce « rapport général » est totalement différent du rapport introductif publié ci-dessus, et n’est clairement pas de la même main[6]. Il est bien sûr tout à fait normal qu’il y ait eu évolution en un an. Il n’est pas non plus tout à fait scandaleux que, dans un courant disposant en principe de beaucoup de beaux esprits, tous les textes fondamentaux n’aient pas été rédigés par Didier Motchane. La surprise vient de son caractère largement contradictoire, tant dans la démarche que dans les conclusions, avec le rapport introductif. Trois choses leur sont communes : l’idée d’une guerre économique mondiale, la nécessité de l’indépendance nationale, la république comme objectif à substituer au socialisme. Mais la perspective est totalement différente, tant dans les prémices, que dans la conclusion. Le rapport introductif part, on l’a vu puis on l’a lu, d’une très longue analyse historique, dont il tire des conséquences, après être passé par une étude sans pitié du bilan du PS au pouvoir d’État, mais également des conditions de sa conquête de celui-ci, et, avec à peine plus d’indulgence, du rôle du CERES dans ces deux phases. Le rapport général commence à poser l’existence de la « guerre économique mondiale » (I, 1) et « le déclin de l’Europe » comme sa conséquence (I, 2), décrète « le primat de l’indépendance nationale ». Il développe ensuite (II, III, IV) ce qui paraît un projet politique à court terme, où il est question d’Europe européenne, de croissance et de démocratie, et n’en vient à ce qui pourrait être une analyse historique qu’en cinquième partie (« Le moment est venu de faire le point des avatars du socialisme au XXe siècle ») pour rejeter violemment toute idée du socialisme comme alternative au capitalisme, et affirmer que tout ce qu’il y a de positif dans le bilan du mouvement socialiste a été fait malgré ce qu’il appelle « utopie », avant de conclure (VI et suivants) que l’objectif doit être désormais la « République moderne », parée de toutes les vertus qu’il refuse au socialisme, et sommer le PS et les syndicats de l’adopter. Le rapport introductif déduisait la nécessité de l’indépendance nationale du combat socialiste, et donnait clairement la république, dont il n’est question qu’à sa toute fin, comme quelque chose qui n’était pas, comme un objectif qui n’était pas la renonciation au socialisme, mais une étape vers lui. Il adoptait, de bout en bout, jusqu’à la conclusion voulant qu’un gouvernement de gauche fût un « comité de soutien au monde du travail, candidat au pouvoir », le point de vue du mouvement ouvrier que le général ignore d’abord, rejette avec mépris ensuite.

    Le rapport général commence par

    « Sur la base d'une analyse du passé, sans complaisance mais sans masochisme, le colloque « Socialisme et République » propose aujourd'hui aux socialistes et à toute la gauche le mouvement vers une position qui permettra demain une contre-offensive victorieuse. »

    Nous avons vu qu’on trouvait un peu de complaisance dans l’introductif. On y trouve beaucoup de masochisme, si c’est vraiment du masochisme que constater son échec et s’interroger sur ses causes. On n’y trouve pas de programme politique, mais des suggestions pour un sursaut qui n’est manifestement pas envisagé à court terme (« masochisme », encore ?), certainement pas comme un moyen de regagner en 88 ce qu’on allait perdre en 86. Comme on l’a vu, on cherche vainement dans le général cette analyse historique annoncée par la première phrase. Est-ce parce qu’on considère  qu’elle a été faite ? Il n’y a certes ni complaisance pour le passé du CERES, ni masochisme quant à son bilan : ils sont superbement ignorés. Nous avons d’un côté la volonté de poursuivre le combat du CERES en tirant les conséquences de son échec, avec un pessimisme incontestable sur les perspectives à court terme que ne parvient pas à tempérer l’évocation rituelle d’un avenir aussi radieux que lointain, de l’autre la négation tranquille de tout ce qu’a été le CERES, et la recherche d’un truc pour continuer à exister.

    Les interventions publiées après le rapport général n’aident pas à comprendre ce qui apparaît décidément comme un renversement total en un an. La plupart sont hors-sujet, si le sujet était bien la substitution de la république au socialisme. Max Gallo parle de la gauche, Georges Sarre du parti (comme il l’avait fait quinze ans plus tôt à Épinay), deux sujets tout à fait absents du rapport général, sans, chose remarquable, que le mot désormais magique république apparaisse dans leurs interventions (Était-ce délibéré ? Mystère). André Deluchat parle de syndicalisme, Bockel de christianisme de gauche, chacun dans son rôle, non dans le sujet. Roland Carraz semble ne pas avoir encore compris qu’il n’était plus (sous) ministre. Les invités servent leur soupe sans souci du menu, sauf bien sûr Claude Nicolet qui cause savamment de république. Les seuls dans le sujet sont Michel Charzat, clairement dans le reniement du marxisme et l’exaltation d’un machin où toutes les classes collaboreraient harmonieusement pour la grandeur de la Nation, qu’il appelle république, Jean-Pierre Chevènement qui explique comme c’est beau la république et comme le PS doit s’y rallier, avec une méchanceté lourde de sens pour la « classe ouvrière »,

    « A partir du moment où la classe ouvrière a cessé de se vivre comme la classe rédemptrice de la société tout entière, il n'y a pas de mérite particu-lier pour un parti qui se veut « de gouvernement » à borner son rôle à relayer les revendications même du plus estimable des corporatismes. […]Rien ne vaut, en définitive, pour un parti qui se veut de Gouvernement — et surtout s'il est dans l'opposition — la pensée de l'intérêt général. »

    (et l’affreux contresens sur le latin res publica[7]depuis habituel chez lui), en éprouvant quand même le besoin d’affirmer, en des termes curieux, la continuité avec le CERES, et Didier Motchane.

    Didier n’est pas le moins déroutant. Son intervention du dimanche (voir son texte annexe 1), dont il n’est pas besoin de dire qu’elle est excellente, s’inscrit tout à fait dans la ligne du jour, si elle lui donne une profondeur historique qu’on ne trouve pas dans le rapport général, ni chez Chevènement et Charzat. Il ne renie certes pas le socialisme, mais ne l’évoque qu’à peine. Vient ensuite en surprenante postface au compte-rendu un texte signé de lui d’un esprit fort différent, que voici

    « SOCIALISME ET RÉPUBLIQUE

    Du CERES à Socialisme et République le changement est-il de pure forme, c'est-à-dire d'impure concession à la seule mode de changer ? Marquera-t-il un fléchissement, voire un renoncement de notre « Volonté Socialiste »[8]? Ce serait mal connaître les militants d'Epinay (dont je rappellerai volontiers ici qu'ils se faisaient déjà accuser en 1971 d'avoir conclu des alliances à droite « contre nature »). En devenant Socialisme et République, le CERES ne perd rien de sa fidélité : il prend justement au sérieux l'affirmation selon laquelle une nouvelle période de l'histoire de la gauche, de la France et sans doute du monde a commencé. Il ne s'agit pas de se contenter de le dire, il faut le penser et en tirer les conséquences : comprendre la continuité des forces sociales à l'œuvre en France et dans le monde, c'est reconnaître les effets de la mondialisation du capital et le fait que partout désormais l'évolution des luttes de classes est modifiée par celle de la guerre économique mondiale. La première des priorités du mouvement ouvrier, c'est donc de se donner les moyens de conduire cette guerre, plutôt que de continuer à la subir. Dans le premier rapport introductif (1985) du 14e Colloque du CERES on disait que « l'histoire de la France contemporaine est à la fois celle de la faillite de ses classes dirigeantes et celle de la perpétuation de leur hégémonie ». Car si en France des circonstances exceptionnelles avaient permis à une gauche rassemblée de mettre en cause le système économique mondial — le capitalisme — et le système politique mondial — Yalta —la victoire politique finalement remportée en 1981 l'a été sur un fond de défaite idéologique, de désarroi culturel, de démobilisation sociale. La crise mondiale atteint autant le mouvement ouvrier que les classes dirigeantes européennes. Les bases de l'accumulation du capital en se mondialisant échappent à des régulations étatiques restées « locales » et l'hégémonie américaine tend à combler le vide ainsi produit. Cependant que le mode de produire se trouve progressivement bouleversé par une application directement productive de la science à l'industrie : dans un nombre croissant de cas le savoir et le travail antérieurement accumulés permettent de produire sans travailler, ou plus précisément sans travailleurs. Le chômage de masse et la crise de l'État ont donc bloqué les compromis sociaux qui fondent la « sociale démocratie » et c'est une crise historique de la gauche qu'ils révèlent. Crise historique, c'est-à-dire crise de direction, déficit de sens et manque de projet. Le projet socialiste pour les années 80 n'avait-il pas été passé sous silence d'abord par les socialistes eux-mêmes ? Comment les socialistes pourront-ils retrouver un langage de masse, la capacité de comprendre et de se faire comprendre, sans un projet historique ? « Socialisme et République », c'est en même temps ce projet et ce langage. Dans le droit fil d'un engagement qui a conduit le CERES et le Parti Socialiste du Congrès d'Epinay à 1981, Socialisme et République prend la mesure de notre récente histoire, ce qui est la première des conditions pour la porter plus loin. La volonté d'exister par soi-même, l'indépendance, est devenue la plus urgente des exigences de la démocratie. Démocratie qui constitue le but en même temps que le moyen de l'effort collectif, c'est-à-dire de la croissance. Des esprits distraits ont cru pouvoir opposer le Socialisme et la République l'un à l'autre. Ce serait faire bon marché de la devise de la République, ou n'en prendre qu'une vue abstraite, ce qui revient au même. Ce serait oublier cette rencontre entre le mouvement ouvrier et l'histoire de France que Jaurès avait su exprimer comme un précurseur; discernant dans l'accomplissement de la République le mouvement même du socialisme. Il y a un siècle déjà le mouvement socialiste s'attachait à dessiner les traits d'une république sociale contre les intérêts et l'hypocrisie des libéraux. Les hommes de la Renaissance n'avaient pas trouvé de raccourci plus sûr que celui de l'antiquité pour ouvrir la voie aux temps modernes. Ici et maintenant, notre république sera la renaissance du socialisme. »

    C’est la seule citation connue de moi (hors bien sûr les nombreuses que j’en ai faites bien plus tard) que j’évoquais en introduction, du rapport introductif, devenu le « premier », qui en reprend certains des thèmes principaux. On n’a pas l’impression qu’on exagèrerait en résumant ce texte par « Vous savez, tout ce qui précède, c’est de la blague : nous restons socialistes ». Il est difficile de ne pas se demander si les « esprits distraits » qui opposent socialisme et république sont à chercher seulement parmi les commentateurs du colloque, ou aussi, parmi les participants.

    Comme je l’ai déjà dit en introduction, j’ai, après avoir découvert ces deux brochures, saisi une occasion de demander à Didier par quel processus le rapport introductif, qui me paraissait tout à fait génial (il a confirmé mon impression en avouant l’avoir écrit) avait été remplacé par un texte qui ne l’était pas, et fort différent quant au fond. Il m’a répondu ne pas se rappeler comment s’était faite la substitution, ne pas avoir non plus souvenir que ces deux textes fussent si différents, puis a parlé d’autre chose. Quand Didier invoquait sa mauvaise mémoire, on ne savait jamais s’il était sincère, ou si c’était un moyen de se dérober. Peut-être avait-il, dialectiquement, fait de l’amnésie un principe, au point que cela devînt sincère, pour toutes les questions pénibles, tous ses désaccords avec Jean-Pierre Chevènement en faisant partie[9].

    Il semble bien s’agir de cela ici. À ma connaissance, Didier Motchane n’a jamais pris position publiquement contre Chevènement avant la présidentielle de 2012. Quand il n’était pas d’accord, il s’absentait, ou tentait d’introduire des nuances dans ses interventions orales ou écrites, où il suivait la ligne en l’infléchissant. Son intervention du colloque semble bien relever de cette méthode. Dans le texte postérieur, il y a bien plus qu’une nuance : s’il fait toujours comme s’il donnait la ligne, sans attaquer frontalement, l’écart est à hurler. La suite a bien sûr montré que la vraie ligne était du côté des « esprits distraits ». On constate d’ailleurs, dans les années qui suivent, un quasi retrait de Didier Motchane de la vie politique active, qui ne prend fin qu’avec la Guerre du Golfe[10].

    Un tournant

    La question est celle du « tournant républicain » du courant chevènementiste, dont ce colloque est le point d’inflexion, avec le changement de nom. Ce tournant a accompagné le tournant incontestablement droitier du chef d’abord, du courant ensuite, au point qu’ils sont logiquement assimilés. Le rapport introductif laisse cependant l’impression qu’un autre tournant républicain a été envisagé, point droitier du tout.

    Le point de départ est le constat de l’échec du CERES, qui avait cru jusque là voler de victoire en victoire. Parti d’un pari pour le moins surprenant sur la possibilité de rénover la SFIO alors qu’elle était justement discréditée (« Pour une idée saugrenue, c’en était une » : ainsi commence Le vieux, la crise, le neuf, la première des nombreuses versions que Jean-Pierre Chevènement a donnée, en 1974, de son autobiographie), et, par l’union avec le PCF, de faire de deux partis se proclamant révolutionnaires, dont chacun accusait l’autre (à raison) de ne pas l’être vraiment, une véritable force de changement, il avait toutes les raisons de considérer, après les péripéties malheureuses de la période entre Pau et Nantes, la victoire de 1981 comme étant d’abord la sienne. Tout s’est arrêté là. Le gouvernement, après une parodie de relance keynésienne sans rapport avec le projet socialiste, a constaté que ça ne marchait pas et qu’il fallait revenir aux recettes de Giscard et Barre (dont nous ne nous sommes toujours pas sortis). Le PS s’est consacré, montrant que toutes les réflexions antérieures sur le rôle du parti après la conquête du pouvoir d’État étaient vaines, à expliquer combien le gouvernement était grand, beau, et bon. Le PCF, après avoir presque ouvertement fait campagne pour la réélection de Giscard, ne savait plus que ramper devant le PS dans l’espoir, d’ailleurs vain, de se le faire pardonner. Les larges masses, dont le mouvement autonome devait assurer le succès du gouvernement de la gauche, avaient sans doute dans ses conditions des excuses pour ne rien faire : elles n’ont rien fait, sinon, pour une partie, renoncer à voter à gauche.

    Après une période d’hésitation bien compréhensible, le CERES a choisi la bagarre, sabre au clair. Jean-Pierre Chevènement démissionne du gouvernement, le 23 mars 1983, quand le refus de sortir du SME a montré que le choix du giscardisme était définitivement fait. Au même moment (heureuse coïncidence, ou préméditation ?), Didier Motchane et Pierre Guidoni publient, sous le vieux pseudonyme de Jacques Mandrin[11], mais en se nommant en quatrième de couverture, ce qui montre que le pseudonyme n’était pas pour se cacher mais pour enappeler au passé glorieux, un brûlot intitulé Le socialisme et la FranceEn jeuest lancé en avril, la première (et la seule) revue du courant qui prétende à la notoriété d’un magazine, et ait tout pour cela (on constate qu’il y avait de l’argent, à l’époque). Sa première couverture (ci-contre) montre bien quelle est sa démarche : feu sur le quartier général[12] ! Le numéro 5, de septembre 1983, publie sous le titre Réussir ensembleune très longue interview de Jean-Pierre Chevènement, dont la photo avec François Mitterrand fait la une, qui 
    critique violemment la politique menée depuis 1981 (voir son texte annexe 4). L’aboutissement naturel de cette offensive était le congrès du PS prévu pour l’automne, qui eut lieu à Bourg, et a laissé le souvenir d’un Reichshoffen en Bresse : une motion du CERES, intitulée Réussir ensemble[13], dont l’interview déjà citée a donc repris le titre, moins violente que ce qui avait été dit et écrit auparavant, plus technique que politique, mais prônant clairement une rupture, en 41 points dont le premier était une politique de change offensive (« l’autre politique », même ci cette expression n’y apparaissait pas), contre une grosse coalition Jospin Mauroy Savary Rocard Poperen chantant « Tout va très bien, Madame la Marquise » (Jospin ajoutant ensuite « On déplore une petite parenthèse »), avec une petite diversion, la motion ultra rocardienne Lienemann Richard Gonneau soutenant que le PS ne s’était pas encore assez renié[14]. On remarque qu’il n’est pas question de ce congrès dans le rapport introductif, dont l’historique du CERES s’arrête à Valence (sauf peut-être dans l’allusion à « tournure presque exclusivement économique donnée à l'autre politique » que nous avons relevée note 26), ce qui confirme que ce n’était pas un bon souvenir. (On se demande cependant ce qu’ils espéraient : il ne pouvait bien sûr être question d’avoir la majorité, et leurs dix-huit pour cent, quatre de mieux qu’à Metz, semblent un très bon score dans un parti où une partie des déçus avaient certainement déjà voté avec leurs pieds, dont la plupart des militants, qui ne voulaient pas être déçus, n’avaient pas du tout envie d’entendre que le rêve de leur vie était en train de tourner au cauchemar, et que beaucoup avaient rejoint après la victoire sans y avoir participé).

    La République arrive dans ce contexte, l’idée étant clairement de trouver quelque chose à quoi se raccrocher puisque le socialisme n’est décidément à l’ordre du jour. Il faut rappeler (on lit parfois des sottises à ce sujet), qu’elle ne faisait absolument pas partie des références du CERES jusque là. Quand Didier Motchane écrivait en 1973, dans Clefs pour le socialisme, « Michel Debré se proclame à juste titre l’héritier des Jacobins et la défense de la République est passée du vocabulaire de gauche à celui de droite » (p. 117), ce n’était pas pour chercher des convergences comme cela a été fait beaucoup plus tard, mais pour souligner que ce n’était pas le sujet pertinent. Elle était déjà un peu dans l’air avant Bourg. En jeuétait sous-titré Pour le socialisme et la république. Dans son premier discours après sa démission, à la convention nationale du PS du 29 mai 1983, Jean-Pierre Chevènement  dit « Il n’y a jamais eu de République sans républicains », sans s’attarder sur le sujet. Il n’en est cependant pas question dans la motion du CERES pour le congrès, presque pas dans l’interview de septembre  à En Jeucitée plus haut (un seul pour demander « une politique sans concessions inutiles, énergique, ferme, bref, pour tout dire, républicaine »), ni, d’après mon pointage et sous réserve d’un oubli, dans les interventions des délégués à Bourg au titre de cette motion, sauf une. On trouve en effet dans celle de Jean-Pierre Chevènement,

    « nous devons restaurer l’Etat républicain. […]L’Etat républicain, c’est le refus des clientèles, c’est le patriotisme, c’est la capacité de mettre au-dessus de tout l’intérêt public », « Avant d’être plus socialistes, nous devons d’abord être plus républicains », « Bref, si j’avais une exhortation à lancer à ce Congrès, chers camarades, ce serait : « Encore un effort, Socialistes, pour être plus républicains ! » », et enfin et surtout, en conclusion « Chers camarades, j’ai pris soin de n’indiquer que des objectifs accessibles. Je méprise plus que quiconque l’affreuse démagogie, il m’est arrivé de dire, on m’en a fait grief, que le Socialisme n’était pas à l’ordre du jour, mais aujourd’hui, c’est l’hégémonie des idées libérales qui est à l’ordre du jour et le problème est de savoir si nous sommes capables de combattre l’hégémonie des idées libérales et peut-être d’y substituer d’autres hégémonies qui ne seront peut-être pas celles des idées socialistes, mais celles des idées nationales ; celles de la France, celles d’une République moderne telle que la définissait Pierre Mendès France[15]. »

    La surprise du Chef ?

    L’idée de départ, fort juste, est que le socialisme, hors de quelques cercles intellectuels ou militants, ne dit plus rien à personne. On peut se demander cependant si la république en disait vraiment beaucoup plus, ou si elle n’en disait pas trop, tout le monde étant convaincu alors, et aujourd’hui encore, avec des arguments formels certains, de vivre en république. Il y a dans ce tournant républicain une ambiguïté fondamentale : s’agit-il de défendre la république telle qu’elle existe ? s’agit-il, dans une démarche réactionnaire, de restaurer une république qui, en fait n’existe plus, en invoquant Ferry, Clemenceau et un Jaurès expurgé ? s’agit-il, avec un Jaurès non expurgé, ou expurgé dans l’autre sens, de considérer que la république n’existe pas encore, la révolution française n’étant pas terminée, et qu’il faut l’instaurer ? L’adjonction de l’adjectif moderne ne permet pas évidemment de trancher cela. Le rapport introductif était clair, le texte de Didier Motchane suivant le compte-rendu du colloque d’avril 1986 aussi : la république sociale est un objectif, considéré comme une étape intermédiaire entre la situation présente et le socialisme, qui reste le but (elle semble donc avoir quelque parenté avec la « démocratie avancée » dont parlait le PCF dans les années soixante-dix, qui ne plaisait d’ailleurs pas du tout au CERES). Le reste ne l’est pas : à lire tous les autres, au colloque et par la suite, on ne sait décidément si on parle de défense de l’ordre établi, de retour à un passé mythifié, ou d’une nouvelle variante de l’avenir radieux, la pente éloignant manifestement de la troisième option.

    Il ne s’agit pas d’un problème de mot entre socialisme et république, mais de la volonté qu’on a, ou qu’on n’a pas, de transformer radicalement à terme l’ordre des choses existant, fondé sur la propriété privée des moyens de production et d’échanges et l’exploitation par un nombre de plus en plus restreint de détenteurs du capital du travail de presque tous les autres, de la conception qu’on a de l’action politique, comme moyen d’aller vers cette transformation ou de gérer le moins mal possible un système qu’on considère comme immuable dans ses principes. Les deux mots sont également ambigus : on peut appeler cette gestion socialisme comme on peut l’appeler république, tout comme on peut nommer république ou socialisme le résultat de la transformation attendue, ou une de ses étapes[16].

    Certaines formules du rapport introductif,

    « Les socialistes ne sont-ils pas sommés aujourd'hui de renoncer au socialisme, avec d'autant plus d'insistance que, depuis quelques années beaucoup d'entre eux n'ont pas eu besoin de se faire beaucoup prier pour cela ?»,

    « Notre colloque […]reprendra le mot d'ordre de clarification à son compte, mais là où le vent dominant en fait un synonyme de normalisation intellectuelle et d'alignement politique, il affirmera la continuité de notre projet, celui d'une voie française à vocation majoritaire vers le socialisme. »,

    « Notre République n'est pas une cuvette, un crachoir à consensus […]La refondation de la gauche - si elle ne passe pas seulement par les seules forces qui aujourd'hui se reconnaissent dans ce qu'elle est - exige avant tout que celles-ci se ressourcent aux exigences fondamentales du socialisme, dont il faut rappeler qu'il ne sépare pas les choix moraux des choix sociaux »,

    pourraient paraitre à qui ignorerait qu’il date de 1985 écrites en réponse au rapport général et à certaines interventions de la réunion d’avril 1986.

    Il semble clair que ce tournant républicain a d’abord été un tournant personnel de Jean-Pierre Chevènement, que le tournant droitier a accompagné, ou suivi de peu (il n’est pas évident dans son discours de Bourg). Après le congrès, il paraît se désintéresser de la lutte à l’intérieur du parti (Il dira plus tard avoir tiré les conséquences de son échec. Encore une fois, on se demande ce qu’il espérait à si court terme). En mars 1984, il fonde à assez grand bruit le club République moderne, ce qui est une façon de prendre sinon de la hauteur, du moins de la distance avec le PS, mais aussi et surtout avec le CERES (qui avait commencé dans les années soixante en pourfendant les clubs qui pullulaient alors au nom de la nécessité du parti). En juillet, à la surprise générale, il revient au gouvernement, à l’Éducation nationale, sous Fabius, ce qui vaut acceptation implicite de ce qu’il avait rejeté en quittant le gouvernement Mauroy. C’est à ce moment là que le grand public le découvre vraiment, et voit un obsédé de la République patriotard et plutôt réac là où on lui annonçait un dangereux bolchevique.

    Le contraste est alors frappant entre les déclarations du camarade ministre, heureux et fier, en outre, d’appartenir au gouvernement Fabius, et ce qu’on lit, hors ces déclarations qui y sont pieusement reprises, dans la presse du courant, le bulletin interne Volonté socialistecomme la revue ouverte sur l’extérieur En jeu, particulièrement sous la signature de Didier Motchane qui en donne le ton par les éditoriaux, et quelques articles plus longs, la différence d’ailleurs entre le premier où il est normal de s’en prendre aux adversaires de l’intérieur du parti, et la seconde où en principe on reste mesuré et allusif, déjà ténue, s’estompant encore. Didier poursuit nettement le combat commencé au printemps 1983, avec une férocité croissante, remplaçant le sabre au clair par la mitrailleuse lourde. Il manifeste en outre une hargne particulière, surprenante dans ce contexte, contre Fabius, au moins égale à celle que lui inspirait Delors. Nous en avons cité des exemples à propos de modernité dans la note 29 au texte du rapport. On peut ajouter, que plus tard encore, en octobre 1985, un long article intitulé Qu’est-ce que le « rocardisme » ?, s’en prenant donc en principe consensuellement à l’ennemi redevenu commun[17], concluait rageusement

    « Les socialistes […] savent, en tous cas depuis le congrès de Metz, qu'entre le plan et le marché doit se trouver un jour le socialisme. En attendant, c'est Fabius qu'on y voit, mais la réponse est-elle définitive ? »[18].

    Significativement, on ne trouve pas, sous sa plume, la république comme objectif politique avant le printemps 1985, donc le lancement du quatorzième colloque.

    Certains ont peut-être pensé à l’époque qu’il s’agissait d’une subtile répartition des rôles, épée, bouclier, tout ça. La suite montre que ce n’était pas ça du tout. Le plus probable est que Jean-Pierre Chevènement s’est totalement désintéressé du courant, tant il était heureux d’être ministre, et en a laissé les clefs à Didier Motchane, avant de retomber dessus brutalement, le congrès et les législatives approchant. Cette hypothèse, qui peut paraître absurde à première vue, ne l’est pas, parce qu’il s’est passé exactement cela dans la phase ministérielle suivante : Chevènement, occupé à la Défense, a totalement laissé le courant à Pierre Guidoni, d’où un retour certain sur le tournant droitier, dans un sens certes très différent de la ligne de 83/85, avant de débarquer à Rennes comme un chien dans un jeu de quilles. La différence est que Guidoni, qui ne poussait pas le culte du secret aussi loin que Motchane, l’a raconté ensuite.

    Le but du quatorzième colloque apparaît ainsi de faire converger ces deux lignes qui se développaient parallèlement et n’en divergeaient pas moins radicalement[19]. C’est à ce moment là que Didier Motchane opère, ou en tout cas manifeste, sa propre  conversion républicaine, avec ce rapport introductif, avec, juste avant apparemment, le dossier intitulé « Notre République » dans le numéro 21, d’avril 1985, d’En jeu(voir en annexe 3), avec une couverture (ci-contre) disant bien ce qu’il s’agissait de dire (C’est la deuxième fois qu’il a sa photo en couverture, la première, et la seule en 26 numéros, qu’il y est seul). Ce dossier comprend l’article d’André Rolle cité à la fin du rapport, suivi de deux autres de Gérard Althabe et Jacques-Arnaud Penent, précédé d’une interview de Jean-Pierre
    Chevènement, et d’un texte de Didier Motchane, intitulé Sur notre République.

    .

    L’article Qu’est-ce que le rocardisme ?, déjà cité, reproche à l’ennemi de « faire un contresens de la République ». Parallèlement, la République fleurit dans ses éditoriaux de Volonté socialiste. Il  y a une adoption soudaine du mot magique, un an et demi après qu’il eut été lancé à la tribune du congrès de Bourg par Jean-Pierre Chevènement. On ne sait, et on ne saura jamais, à quel point c’était volontaire (Dans sa préface au récent recueil de textes de Didier Motchane par Jean-Paul Pagès[20], Jean-Pierre Chevènement souligne si lourdement que ce le fut (« Didier était un marxien plutôt qu’un marxiste. Il n’eut pas de mal à épouser le nouveau cours ») qu’il est difficile de ne pas avoir l’impression qu’il suggère que ce ne le fut pas). Mais, comme on l’a vu dans le rapport introductif, il inscrit cette évolution dans la cohérence de l’histoire du CERES, ce qui le conduit à donner au mot un sens très différent, et à ne pas renoncer à s’en prendre aux gouvernements Mauroy et Fabius, bien au contraire. (Vous aurez peut-être remarqué que dans le rapport introductif, l’adjectif « moderne », décuplant la force magique du mot magique n’apparaît pas, où il n’est question de modernité que pour s’en gausser, ni non plus dans son intervention et sa postface à la dernière phase du colloque. Il est difficile de savoir s’il faut vraiment en tirer des conclusions, puisqu’il se trouve dans d’autres textes contemporains).

    Qu’il ait fallu un an pour conclure le colloque montre que les choses n’ont pas été simples. L’absence de traces de réunion entre juin 1985 et mars 1986 semble indiquer que, faute d’accord, on a laissé passer le congrès du PS, puis les élections législatives, avent de reprendre les travaux, dans une ambiance très différente puisqu’on pouvait invoquer la nécessité d’être uni contre l’affreuse droite revancharde pour éviter tout bilan sérieux de l’action des gouvernements de gauche. Mais la question essentielle était manifestement réglée dès l’été 1985. En mai 1985, le CERES (formellement : les sept membres du Bureau exécutif élus au titre de la motion 2 de Bourg, sans Chevènement donc) avait déposé une contribution pour le congrès de Toulouse, qui donnait une analyse historique et politique globalement dans l’esprit du rapport introductif, en moins violent cependant (ce qui était logique : on ne part pas à la pêche aux mandats dans un parti en insultant tout le monde), et, sans s’en prendre au gouvernement, proposait un programme politique très différent du sien, fondé sur l’objectif de République moderne (dont c’est la première apparition dans un texte officiel du courant). Elle dit ainsi

    « Il s'agit donc de construire, dans le monde tel qu'il est, non pas dès aujourd'hui le socialisme, mais une République moderne pour la France de la fin du XXe siècle. Une République conquérante, tendue vers les idéaux et les valeurs du socialisme. Qu'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit pas d'en appeler, au nom de la république, à une vague confluence sans âme et sans principe. Tout comme au Congrès d'Epinay, le « contenu de l'unité » était la question décisive, le « contenu de la République » est aujourd'hui cette question[21]»

    ce qui correspond tout à fait à ce que dit le rapport introductif, et est probablement de la même main. Au comité directeur du 24 août, le CERES accepte (après bien sûr négociations haletantes sur quelques amendements) de signer la motion présentée par Lionel Jospin et soutenue par toute la majorité de Bourg, sauf les rocardiens[22]. On est donc allé à un congrès à fronts renversés par rapport au précédent, où la majorité Mitterrand [Jospin puisqu’il ne fallait pas dire que c’était Mitterrand, le « président de tous les Français »] – Mauroy et supplétifs, dont Poperen bien sûr, avait comme appoint Chevènement contre Rocard, et non plus Rocard contre Chevènement. C’était une nette rupture dans la ligne politique affichée jusque dans la contribution, puisque le CERES approuvait soudain ce que faisait le gouvernement. C’était aussi, surtout, une rupture avec la conception du parti qu’il avait toujours défendue, où chacun se comptait au vote « indicatif » des sections, puis négociait au congrès son éventuelle participation à une majorité. Dans son intervention au congrès de Nantes, Jean-Pierre Chevènement demandait « Qu’est-ce donc, chers camarades, que la différence entre un courant et un sous-courant ? Pouvez-vous me le dire, sinon celle qui sépare une pensée d’une arrière-pensée ? ». En ne présentant pas de motion qui lui fût propre, pour la première fois depuis Épinay (hors le cas très particulier de Valence), le CERES devenait un de ces sous courants qu’il avait tant brocardés (et donc une arrière-pensée)[23]. On cherche en vain l’explication de ce revirement dans Volonté socialiste, qui, pour bi-mensuel qu’il fût, a pris de très longues vacances, entre le numéro 48 du 9 juillet, et le 49 du… 21 octobre qui rend compte du congrès[24]. On n’a manifestement pas souhaité expliquer la synthèse préalable du 24 août (saint Barthélémy du CERES ?) aux lecteurs. Didier Motchane commence son éditorial de ce  numéro 49 par « Toulouse aura été un bon congrès », puis ajoute« et même le meilleur possible » avant quelques restrictions, beaucoup de coups sur Rocard et un peu sur Fabius. Quand il le conclut par « Et de même que Jean-Pierre Chevènement a ramené le chant de la Marseillaise dans nos écoles[25], le CERES ramènera celui de l’Internationale dans nos congrès », juste finesse dialectique certes, on a peine à croire qu’il le pense vraiment, et on se demande si c’est de ses lecteurs qu’il se moque ouvertement, ou de Chevènement, ou de lui-même.

    Un autre « tournant républicain » était-il possible ? L’affaire ne s’est pas réglée pat un débat public, encore moins bien sûr par un vote des militants, dont une bonne part n’ont vraisemblablement pas été conscients qu’il y avait un désaccord au sommet, mais à quelques-uns, probablement même, comme presque toujours quand il y a eu divergence entre Didier Motchane et Jean-Pierre Chevènement, en tête-à-tête, avec le même résultat que très souvent[26]. Il n’était pas dans les manières du premier d’en appeler à la base, ni même aux cadres, contre le second. L’eût-il fait, le résultat était certain, et pas seulement en raison du culte du chef qui avait déjà totalement remplacé celui de la direction collective. La direction proposée par le rapport introductif était incontestablement la bonne, mais elle ne pouvait convenir au CERES tel qu’il était devenu. Face au constat de l’échec, il s’agissait de repartir de zéro, forts de l’expérience acquise et en s’appuyant sur vingt ans d’élaboration de la doctrine, mais sans souci des bagages. Les élections ne sont clairement pas le souci, les législatives à venir balayées en quelques mots, la présidentielle même pas évoquée. La phrase, énoncée comme une évidence,

    « Nous savons que seuls pourront, le moment venu, être les artisans du redressement, ceux qui n'auront pas contribué à aggraver les périls de la Gauche »

    est terrible : elle n’autorise pas grand-monde à survivre parmi les vedettes du PS, hors CERES, naturellement présumé innocent. Dans la version qui triomphe logiquement, le constat d’échec est partagé, mais l’option choisie est de sauver les meubles quitte à s’asseoir sur la doctrine. Plus que dans les envolées lyriques sur la République, on trouve le fin mot de l’histoire dans l’intervention de Michel Charzat à la deuxième partie du colloque en juin 1985, qui a les mérites paradoxaux de la lourdeur

    « Nous sommes prêts à accepter une meilleure formule que République moderne. Mais qu’on nous la propose ».

    On ne saurait mieux dire que, puisque le mot socialisme ne fait plus recette, il en faut un autre pour faire tourner la boutique, et que celui-là semble faire l’affaire. Il y a alors une incompatibilité manifeste entre la doctrine et les intérêts électoraux à court ou moyen terme (Non, ça n’est pas toujours le cas. Ce ne l’était pas dans les années soixante-dix). Le rapport introductif se soucie de la première en méprisant superbement les seconds. Son insuccès ne peut décidément surprendre[27].

    Des regrets

    Il ne s’agit pas de faire de la morale de bas étage en opposant la pureté des uns et le carriérisme mesquin des autres. Il est évidemment très utile d’avoir des élus nombreux pour porter une doctrine, et sacrifier ses positions électorales pour maintenir sa pureté n’est pas nécessairement une bonne idée. C’est la suite de l’histoire, tant de la France et du monde que du mouvement ouvrier, et du courant chevènementiste en particulier, qui nous permet aujourd’hui d’affirmer sans hésitation que c’était le rapport introductif qui avait incontestablement raison.

    Le seul point commun, hors l’usage du mot république (le mot seul était commun, non le sens qui lui était donné) entre l’introductif et le général, était l’affirmation de la nécessité de l’indépendance nationale, portant le double rejet de l’hégémonie des USA et de toute « construction européenne » dépassant le stade de la simple coopération entre États souverains[28]. Ce serait une erreur d’interpréter le « tournant républicain » comme nationaliste en plus d’être droitier. Il n’y avait pas là matière à tourner : le nationalisme était explicite dans la doctrine du CERES depuis 1978 au moins, implicite avant (Le mot n’a jamais été employé, et souvent violemment rejeté. Mais, comme vous ne pouvez pas ne pas l’avoir remarqué en lisant tout ce qui précède, ma position est ici celle de l’historien impartial, et il me semble être celui qui convient). S’ils ont soudain donné l’impression d’être devenus beaucoup plus nationalistes, c’est que, tous les points de la doctrine ayant été abolis sauf celui-là, ils n’avaient plus d’autre sujet de conversation. Ce n’est pas par hasard que les rares interventions écrites ou orales de Didier Motchane dans les années suivantes portent presque exclusivement sur l ‘« Europe » : c’était la dernière ligne de repli du CERES.

    La guerre du Golfe et le traité de Maastrikt, à quelques mois d’intervalle, ont placé le désormais Socialisme et République, sur les deux points d’appui de sa ligne de repli, là où on voit le maçon. On a vu. Sur les 23 députés élus en juin 1988 signataires de la motion pour le congrès de Rennes en 1990, il en est resté huit à l’automne 1992, sept sortants aux élections de mars 1993[29], trois élus et trois battus en avril[30]. Les autres, Charzat en tête, constatant que le dernier point de doctrine conservé était à son tour devenu incompatible avec leurs positions électorales, l’avaient traité comme tous les autres. Ce fut la scission du PS, celle que le rapport introductif de 1985 portait (sans l’assumer), d’une partie seulement du courant qui avait déjà été réduit à 8,5% au congrès de Rennes, avec retour partiel sur le tournant droitier, mais non sur le tournant républicain en tant que débandade doctrinale, avec au contraire surenchère dans le folklore républicain. Il y eut ensuite le retour de Jean-Pierre Chevènement au gouvernement en 1997 sous Jospin, entrainant un ralliement d’abord implicite, puis explicite, à la monnaie unique et aux guerres américaines[31], puis l’aventure présidentielle de 2002 sur une ligne qu’on peut résumer par « Ni de droite, ni gauche. Ni nationaliste, ni européiste », conduisant à l’éradication totale de ce qui avait été un courant majeur de la vie politique française, qui n’a aujourd’hui aucun héritier visible et audible. Les derniers survivants s’en réclamant en sont à se vendre, à bas prix car c’est ce qu’ils valent, à Macron, à Mélenchon, au PS voire, pour les plus affligeants, aux derniers débris électoralistes du PCF muté, dispersion en soi très significative du genre de fidélité qu’ils ont tous à leur passé. En 1986, on avait choisi le maintien de l’organisation contre la cohérence de la doctrine. Moins de vingt ans plus tard, il n’y avait plus de doctrine. Il n’y avait plus d’organisation non plus.

    Ce n’est pas dommageable qu’intellectuellement ou sentimentalement. Qui voit aujourd’hui l’état de la France, de la gauche, du mouvement ouvrier, et voudrait ne pas s’y résigner, ne peut qu’admirer un texte dont l’auteur, dès 1985, avait déjà compris parfaitement les enjeux et proposait comment y réagir, et se navrer qu’il soit passé totalement inaperçu. Il pouvait paraître folie de vouloir tout reprendre à zéro quand l’échec du parti socialiste n’était pas encore évident à tout le monde, qu’il s’apprêtait à se consoler d’une défaite certaine en se déclarant premier parti de France, que l’idée de la majorité des militants était que bien sûr les gouvernements de gauche n’avaient pas fait tout ce qu’il aurait fallu, que le contexte était particulièrement difficile, qu’on manquait d’expérience, et qu’on ferait évidemment beaucoup mieux la prochaine fois. Trente-quatre ans plus tard, quand on subit le règne de Giscard VI, dit Macron, et les pitreries de ses oppositions officielles, on ne peut pas ne pas avoir la conviction qu’il faut repartir de zéro, alors que toutes les bases idéologiques qui subsistaient encore en 1985 ont été liquéfiées. Si on l’avait fait plus tôt, on en serait indubitablement plus loin, et on n’aurait pas une pente aussi désespérante à remonter. La formule « seuls pourront, le moment venu, être les artisans du redressement, ceux qui n'auront pas contribué à aggraver les périls de la Gauche » était terrible en 1985. Elle est plus évidemment juste, mais encore beaucoup plus terrible aujourd’hui.

    Il a paru utile de replacer ce rapport introductif dans son contexte, de faire, pour reprendre une de ses formules l’histoire de la psychologie en usant de l’insuffisante (mais nécessaire) psychologie de l’histoire. Mais il doit être clair, ce travail achevé, que son intérêt principal n’est pas d’éclairer l’histoire du CERES finissant (on n’ira pas jusqu’à parler d’ « aventures de l’inintelligence ») ni du PS, ni même des années 1980, mais ce qu’il nous dit  aujourd’hui (ici et maintenant, comme on disait jadis), avec une puissance étonnante, des causes de l’effondrement de la société française et des moyens d’y porter un remède, moyens dont l’efficacité ne peut être espérée qu’à long terme. Peut-être avez vous remarqué qu’on y parle ni de droits des minorités, ni de féminisme, ni de voile, ni de laïcité, ni de péril écologique. Il ne faudrait pas voir là le signe qu’à l’époque on n’avait pas « pris conscience » de toutes ces « urgences ». Ces vieilles idées neuves avaient déjà commencer à polluer, certes moins qu’aujourd’hui, le débat public. Mais certains avaient conscience de la juste place à leur accorder par qui refusait de séparer les choix moraux des choix sociaux.

    Il s’agit du dernier grand texte ouvertement marxiste de Didier Motchane (qui a toujours ensuite pensé en marxiste, mais sans l’afficher), d’un marxisme vivant dont on use comme moyen de penser la réalité et les moyens de la changer, non comme d’une religion de substitution ou d’une matière à ratiocination universitaire. Il permet encore aujourd’hui de comprendre bien des choses sur notre présent, et sur la façon dont nous sommes arrivés à cette triste situation. Il montre aussi, par l’exemple, ce qu’il faudrait faire pour penser à nouveau politiquement de façon efficace.

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    ANNEXES

    On trouvera aux liens ci-dessous les principaux textes cités ou évoqués par le commentaire, à l’exception de ceux qu’on peut trouver dans les archives socialistes de la fondation Jean Jaurès : les contributions ou motion aux congrès de Valence, de Bourg et de Toulouse, et les interventions dans les réunions du PS.

    1) Le compte-rendu de la dernière phase du quatorzième colloque, publié en brochure sous le titre Socialisme et République, supplément au numéro 56 de Volonté socialiste, et l’interview de Jean-Pierre Chevènement au Matinreprise par ce numéro

    2) Les échos des deux premières phases dans les numéros 44 et 48 de Volonté socialiste

    3) Le dossier Notre Républiquepublié par En jeuen avril 1985

    4) L’interview de Jean-Pierre Chevènement publiée sous le titre Réussir ensemble, dans le numéro de septembre 1983 d’En jeu.



    [1]Ces deux textes, et les cinq du numéro 48 dont il est question ensuite sont publiés en annexe 2.

    [2]Charzat, qui fut le traître, était alors la personnalité la plus en vue du CERES hors les fondateurs (Motchane, Chevènement, Sarre, et Guidoni qui n’était plus là puisqu’il était ambassadeur en Espagne), secrétaire national du PS depuis Metz (1979), député de Paris (XXe) en 1981 (réélu jusqu’en 1993, puis de 1999 à 2007. Maire de l’arrondissement de 1995 à 2008) rapporteur de la loi sur les nationalisations en 1982, auteur de nombreux livres dont, en 1977, une histoire de CERES. Il fut le traître en 1991, en prenant partie pour la Guerre du Golfe, et en créant un machin appelé « Espace socialiste » pour s’opposer à ceux du courant qui étaient contre, puis en étant le rédacteur d’un projet socialiste adopté au congrès de l’Arche en janvier 1992, heureusement oublié, et en votant Maastrikt. Bien évidemment, personne à l’époque ne savait qu’ils serait le traître. Il n’en est pas moins difficile de lire ses interventions alors sans y penser.

    Gilles Galade était alors membre du comité de rédaction d’En jeu, où il a publié plusieurs articles. Il n’était pas de ceux des précédentes, et n’apparaît pas dans République, qui fut un ersatz de suivante. J’ignore totalement ce qu’il est devenu par la suite.

    Les lecteurs attentifs de ce blog ont pu lire la discussion entre Hélène Goldet et Didier et Motchane, où elle parlait entre autre de son expérience aux JCR, dans la publication de la conférence de Didier sur le trentième anniversaire de mai 68. Elle était encore dans la mouvance chevènementiste alors. J’ignore quelles étaient ses éventuelles responsabilités à l’époque. Elle est l’auteur d’articles dans En Jeu, puis dans République.

    Il est surprenant que dans ces deux comptes-rendus n’apparaissent, hors Charzat, aucune des vedettes du courant, et seulement deux militants qui n’en étaient pas.

    [3]Cette liste appelle sans doute quelques précisions. Elle mêle membres du courant, et « invités » qui n’en étaient pas. Henri Fiszbin, qui avait été exclu du PCF en 1981 après avoir dirigé la fédération de Paris et été candidat à la mairie en 1977 à ce titre, était le seul non socialiste. (mais député apparenté PS des Alpes-Maritimes depuis le 16 mars. Il adhérera deux ans plus tard) Delebarre, ancien directeur de cabinet de Mauroy à Matignon, ancien ministre du Travail sous Fabius, et Nallet, ancien et futur ministre de l’agriculture, étaient des sous-fifres du courant dit Mitterrand-Mauroy du PS, qui faisait manifestement le service minimum, Védrine complétant en tant que larbin personnel du président, On ne connaît que trop Jean Poperen.

    Côté CERES, Charzat, qui fut le traître, a déjà été présenté plus haut. Roland Carraz, député de la Cöte d’Or (élu en 81, battu en 93, réélu en 97), maire de Chenôve, avait été secrétaire d’État de 1983 à 1986, sous Chevènement à partir de 1984, sera l’un des plus ardents à rompre avec le PS à partir de 1991, l’un des deux seuls députés PS à voter à la fois contre la guerre du Golfe et contre Maastrikt, et restera au MdC jusqu’à sa mort en 1999 (mais assez discrètement à partir de sa défaite législative de mars 1993). Jean-Marie Bockel est bien connu pour ses fantaisies sarkozystes de 2007, mais beaucoup ont oublié qu’il fut du CERES, partisan de la rupture avec le capitalisme en cent jours à Pau en 1975, jusqu’en 1991 où il fit partie des charzatistes. Il était au CERES le chrétien de gauche de service, un des rares qui fût resté après la brève ruée du milieu des années soixante-dix. André Deluchat était le syndicaliste CGT de service (membre du bureau confédéral depuis 1982, et jusqu’en 1995, où il était le socialiste de service) au CERES, puis au MdC, dont il a disparu dans le grand hiver 1994/95. Je trouve qu’il est aujourd’hui maire-adjoint Zinsoumis de Chevilly-Larue. Catherine Coutard venait alors de commencer au CERES sa carrière de jeunette de service, qu’elle poursuit aujourd’hui encore en d’autres lieux. Enfin, si Max Gallo est fort connu, tout le monde ne sait peut-être pas qu’il officialisait alors son ralliement au courant chevènementiste, dont il avait été plus tôt l’adversaire (et parfois une des têtes de Turc). Il sera le premier président du Mouvement des Citoyens, de septembre 1992 à la scission officielle d’avril-mai 1993, rompra avec lui dans des conditions d’obscure violence début 1995, avant de revenir pour l’aventure présidentielle de 2002, s’en allant définitivement, mais sans bruit, dès le mois de juin.

    [4]Claude Nicolet, mort en 2010 à 80 ans, a été le grand homme de sa génération pour l’histoire romaine, auteur d’une thèse sur l’ordre équestre à l’époque républicaine, puis de nombreux livres et articles sur l’histoire politique de cette période, avant de se tourner vers des choses plus compliquées, économiques et fiscales, professeur à Paris I puis directeur de l’École de Rome. Il avait été aussi mendésiste étant petit, et avait publié une bio-hagiographie intitulée Pierre Mendès France ou Le Métier de Cassandre, (Paris, Julliard, 1959). Fort de sa juste notoriété dans son domaine, il sortit en 1982 un très long pensum sur L'Idée républicaine en France : Essai d'histoire critique (1789-1924),(Paris, Gallimard, 1982). Étranger, voire radicalement (c’est le cas de le dire) hostile au socialisme, il était normal qu’il vînt à ce colloque, par l’odeur alléché. Il est resté assez longtemps compagnon de route du chevènementisme. Certains le confondent parfois avec un homonyme ex conseiller régional du Nord, actuellement candidat à la mairie de Dunkerque.

    [5]Il est net que les interventions ne sont pas publiées dans l’ordre où elles ont été prononcées. Charzat cite celle de Bockel, reproduite ensuite. Celle de Didier Motchane se conclut par l’annonce solennelle du changement de nom, et ne peut donc avoir été faite qu’en début ou en fin de séance. L’ordre donné par VSest possible : tous les invités (Max Gallo étant encore considéré comme tel) auraient parlé d’abord, puis les membres du courant, Didier en premier, puis Jean-Pierre Chevènement.

    [6]On a souvent parlé du rôle dans tout ça du rôle de Philippe Barret, normalien, ex maoïste reconverti dans la politologie, qui n’avait jamais été du CERES (ce qui pourrait expliquer certaines choses) mais avait une grande influence sur J.-P. Chevènement via ses cabinets ministériels successifs (et a d’ailleurs remis ça en 1997. J’ignore si on est allé jusqu’à lui confier la rédaction du rapport.

    [7]Sur la res publica, je renvoie à tout ce que j’ai publié à ce sujet quand j’était petit et universitaire.

    [8]Allusion bien sûr au titre, en cours de changement (était-ce déjà décidé ?) du bulletin.

    [9]Je suis tout à fait conscient que le travail de dissection auquel je me livre ici n’aurait pas plu du tout, à Didier, en tout cas au Didier que je fréquentais assidument entre 1993 et 2001 ou 2002. Lorsque je l’ai revu en juin 2015, pour la première fois depuis neuf ans, pour notre première conversation depuis juin 2002, il m’a paru, étant loin de la vie politique active, moins crispé sur ces sujets. Je n’ai pas néanmoins osé évoquer le quatorzième colloque, de peur de gâcher une si heureuse reprise de contact. Ce fut hélas notre dernière rencontre. Je suis tout aussi convaincu que publier ce texte en tentant d’éclairer son contexte est un moyen de lui rendre une petite partie de l’hommage qui lui est dû.

    [10]Au congrès de Lille du PS (1987) où il n’intervient pas, il quitte le secrétariat national, dont il était depuis Valence (1981) et, surtout, le bureau exécutif dont il était depuis Grenoble (1973). Il reste membre du comité directeur, mais n’y intervient presque pas jusqu’à celui du 6 juillet 1991 [À cette époque où le PS était un parti sérieux, le comité directeur en était la direction théorique, composé à la proportionnelle sur la base du vote (dit curieusement indicatif) des sections sur les motions de congrès. Le bureau exécutif en était une formation restreinte, la véritable direction, d’une trentaine de membres, avec la même proportionnelle. Le secrétariat national était en principe technique, et ne comprenait que des représentants des courants ayant approuvé la motion finale du congrès (soit tous de 1981 à 93, mais non avant)].

    Il apparaît très peu dans le nouveau bulletin Socialisme et République(certains éditoriaux jusqu’à Lille, presque plus rien ensuite). En Jeuavait disparu (mystérieusement) fin 85. Ce n’est qu’en août 1987 que réapparaît une revue liée au courant République, dirigée par Pierre Guidoni, beaucoup mois ambitieuse (trimestrielle) : il y est très peu présent (je compte quatre articles sur les dix premières livraisons, presque tous à propos d’Europe). Dans La lettre de République moderne, lancée en mai 86 par Jean-Pierre Chevènement (où défilent tous les élus du courant à partir de septembre 88), sa signature apparaît pour la première fois dans le numéro 56, de janvier 1992 (pour un long article sur Maastrikt qui a été repris sur ce blog). Il est bien sûr impossible de savoir dans quelle mesure ce retrait a été volontaire.

    Le Mondea publié le 12 février 1991 un long article intitulé « Didier Motchane, l'homme du divorce Pour l'idéologue de Socialisme et République, les choix de M. Mitterrand dans la guerre du Golfe mettent en cause l'indépendance nationale », écrit manifestement pour faire peur, ce qui était un bel hommage, signalant son grand retour, qui montre que son absence avait été remarquée. On peut en lire le début ici https://www.lemonde.fr/archives/article/1991/02/12/didier-motchane-l-homme-du-divorce-pour-l-ideologue-de-socialisme-et-republique-les-choix-de-m-mitterrand-dans-la-guerre-du-golfe-mettent-en-cause-l-independance-nationale_4157825_1819218.html (plus si on est riche, et généreux avec la presse bourgeoise).

    [11]C’est celui qu’avaient utilisé les fondateurs du CERES, Motchane, Chevènement et Gomez, haut-fonctionnaires et donc soumis au devoir de réserve, qui était alors chose sérieuse, pour publier L’énarchie, en 1967, puis Socialisme ou Social-médiocratieen 1969.

    [12]Dans un autre contexte, cette photo avec ce titre aurait pu être une flagornerie pour le prince. Après le refus de sortir du SME, son sens est clair. [Signalons en bas à droite de cette couverture l’annonce d’un article particulièrement stupide dont la présence et, de plus, la valorisation à la une, a surpris et navré tous les lecteurs ayant appris à lire dans Langelot]

    [13]Publiée par Le Poing et la Rose, 104 (septembre 1983), p. 19-28, qu’on trouvera sur le site des archives socialistes de la Fondation Jean Jaurès.

    [14]Marie-Noëlle Lienemann a répondu fermement, voici un an (à l’université de rentrée de « Nos causes communes », le 9 septembre), à Coralie Delaume qui citait, sans le nommer, « un de ses amis Facebook » qui disait que nous avions  Giscard depuis quarante-cinq ans « Mitterrand n’était pas Giscard ». Était-ce une réminiscence du temps où elle lui reprochait de ne point l’être assez ?

    [15]On peut lire cette intervention, et celle à la convention nationale, sur le site des archives socialistes de la Fondation Jean Jaurès, ici pour le congrès, http://62.210.214.184/cg-ps/documents/pdf/conv-1983-05-28.pdf pour la convention nationale.

    [16]Didier Motchane a lui-même renoncé, dans les années suivantes à parler de socialisme, mais sa république a de plus en plus pris les traits de ce qu’était avant chez lui le socialisme, avec comme principe l’exigence de l’égalité, et comme objectif (« asymptotique », disait il parfois, de l’atteindre. On pourra lire sur ce blog ce qu’il en a dit dans la conférence qu’il a donnée en 1995 à ma demande sur Que reste-t-il du socialisme ?, que j’ai publiée il y a deux ans.

    [17]Michel Rocard avait démissionné du gouvernement en avril, en prenant pour prétexte l’adoption du scrutin proportionnel pour les législatives, et présentait sa propre motion pour le congrès de Toulouse, alors en cours.

    [18]En jeu, 25 (octobre 1985), p. 8-9.

    [19]On doit pouvoir trouver une géométrie non euclidienne où cette proposition ne soit pas aberrante. Si Antoine Ducros me lit, je compte sur lui pour faire une suggestion.

    [20]Didier Motchane,Ni trahir, ni périr, Paris (Cerf), juin 2019. La préface est datée du 18 juillet 2018.

    [21]Publiée par Le Poing et la Rose, 112 (mai 1985), p. 17-20, lisible en ligne sur le site des archives socialistes de la Fondation Jean Jaurès http://62.210.214.184/cg-ps/documents/pdf/cong-1985-10-11-jnl.pdf

    [22]On rappelle aux plus jeunes qu’en ce temps où le PS était un parti sérieux, l’objet d’un de ses congrès était théoriquement en premier lieu d’élaborer un texte qui définît son action jusqu’au prochain congrès, dans un deuxième temps d’élire une direction pour l’appliquer. Dans un premier temps, tous les adhérents étaient appelés à rédiger des contributions sur ce que devait être ce texte. Dans un deuxième temps, on les confrontait lors d’un comité directeur de synthèse, où on cherchait à s’entendre, dont le but était qu’il n’y ait qu’un seul texte proposé au vote des sections. Si l’accord n’était pas trouvé, il y avait plusieurs motions soumises à ce vote. En fait, il y a avait deux sortes de contributions : celles de ceux qui étaient du début décidés à se rallier à la motion d’autres, qui causaient du temps qu’il faisait pour faire semblant d’exister, celles de ceux qui étaient décidés à se compter, qui faisaient un peu semblant de chercher la synthèse préalable avant de déposer comme motion le texte de leur contribution. La contribution du CERES pour Toulouse semble être une exception à cette règle générale.

    [23]Comme on l’a vu plus tôt, le Parti socialiste d’après Épinay interdisait les tendances, mais reconnaissait les « courants de pensée » fondés sur le vote des sections sur les textes de proposition de motion. Dès le congrès de Pau (1975), certains de ceux qui avaient signé le texte Mitterrand dans le cadre d’une grosse koalition anti CERES tenaient à exister néanmoins en tant que tels entre deux congrès. On a donc inventé l’expression a-statutaire et a-règlementaire, de sous-courant pour les désigner. C’est ainsi que, pour prendre un exemple au hasard, Jean Poperen a pu avoir une existence propre reconnue sans avoir jamais rien présenté au vote des sections entre Grenoble (1973) et Rennes (1990).

    [24]La seule trace d’une discussion à ce sujet est dans l’intervention de Charzat à la session de juin du colloque, où il dit « Aussi, la question de la motion doit-elle rester ouverte. Nous devons nous tenir prêts, moins par des déclarations définitives, que par une réelle capacité à proposer et à entrainer les socialistes. » Dans un courant où le dépôt d’une motion propre à chaque congrès faisait partie des dogmes fondateurs, ces phrases sybillines signifient évidemment « Nous ne devons pas déposer de motion ».

    [25]On se rappelle que parmi les mesures tapageusement républicaines du camarade ministre, il y avait l’apprentissage de la Marseillaise à l’école.

    [26]J’écris « très souvent » par précaution. Je n’ai aucun exemple où Chevènement ait perdu à ce jeu là (et beaucoup d’exemples inverses, dans la période que j’ai vécue).

    [27]On est cependant surpris par la jubilation dans le reniement que manifeste la réunion d’avril 86. Il n’aurait pas été difficile, certains textes antérieurs le font d’ailleurs, de maintenir le socialisme comme un objectif lointain. Ça n’aurait rien changé au fond, et aurait permis au CERES de mourir dans une relative dignité. La dignité n’était manifestement pas plus à l’ordre du jour en 86 que le socialisme en 81.

    [28]Mais non forcément du libre-échange.

    [29]Le huitième, Jean-François Delahais, n’était que le suppléant d’Ewige Avice. Il avait été l’un des deux seuls députés PS, avec Roland Carraz, à voter à la fois contre la guerre et contre Maastrikt, mais c’était contre l’avis de sa titulaire, contre laquelle il ne pouvait se présenter.

    [30]D’une part Jean-Pierre Chevènement à Belfort, Georges Sarre à Paris et Jean-Pierre Michel en Haute-Saône, d’autre part Roland Carraz en Côte d’Or, Jean-Pierre Fourré en Seine et Marne, Michel Suchod en Dordogne. Hélène Mignon, battue en Haute-Garonne, est finalement restée au PS (et, curieusement, a voté oui au référendum de 2005).

    [31]La ligne Accroche toi au nationalisme, j’enlève le socialismeétait tout à fait théorisable, si elle n’a jamais été vraiment théorisée. L’ennuyeux est ce qui arrive quand on enlève aussi le nationalisme, ce qu’ont fait Charzat et consorts en 91/92, puis ceux qu’ils avaient alors trahis entre 97 et 2000. On voit alors qu’elle était surtout dans leurs esprits « Accroche toi à ton siège, j’enlève le plancher », ce qui n’est pas le meilleur moyen de rester assis.