• Les cités, base de l'Empire romain. L'exemple de la Gaule et de l'Espagne (suite)

    Pour lire le début de cette publication:

    I- La cité structure politique fondamentale et II- Des cités inégales entre elles

    Pour en lire la suite:

    III- Les institutions des cités 2- et 3-

    III– Les institutions des cités

    L’empire romain est donc un ensemble de cités, dont chacune, en principe, se gouverne soi-même, avec ses propres institutions. Ces institutions sont très mal connues, presque uniquement par des inscriptions, très courtes à quelques rares exceptions près (ci-dessous, photo de la table III de l’exception la plus significative, la loi d’Irni, à laquelle nous allons incessamment venir[1]) . Elles montrent cependant, dans les grandes lignes, une tendance à une relative uniformisation  sur un modèle d’inspiration romaine et, dans les détails, la persistance de différences entre communautés qui excluent qu’on puisse tirer des conclusions générales de ce qu’on trouve dans l’une d’elle.

    Toutes les institutions civiques que nous connaissons dans l’Antiquité s’articulent autour de trois éléments : une assemblée du peuple, un conseil restreint, des magistrats chargés de fonctions spécifiques. De la composition de ces instances et de leurs compétences se déduisait la nature du régime selon les catégories grecques. Celles de Rome ont ces trois composantes : l’assemblée du peuple, les comices, le conseil restreint, le sénat, les magistrats spécialisés. Elles présentent un certain nombre de particularités, qui caractérisent un modèle institutionnel romain. Les magistratures, annuelles et électives, sont clairement hiérarchisées et forment une carrière, dont on doit, sauf exception, suivre tous les échelons avant d’atteindre la plus importante, le consulat. L’assemblée du peuple, qui élit les magistrats et adopte les lois, vote non par tête, mais par unités de vote, soit des centuries où les citoyens sont répartis en fonction de leur fortune, soit des tribus, au départ géographiques : ce système donne plus de poids à certains votes qu’à d’autres, surtout dans les comices centuriates, ceux qui élisent les magistrats supérieurs, où la première classe, formée des citoyens les plus riches, détient à elle seule la majorité. Le sénat est formé des anciens magistrats, qui en sont membres à vie, ce qui en fait l’élément le plus stable de ces institutions et, logiquement, celui qui domine tant qu’elles fonctionnent normalement. Enfin, si les magistratures qui y donnent accès sont électives elles sont aussi, de fait, héréditaires : sont presque toujours désignés des citoyens ayant eu des ancêtres magistrats (ce qui caractérise la nobilitas). Le sénat est donc formé de membres de quelques dizaines de familles, ce qui définit le système romain comme essentiellement oligarchique, malgré les efforts du Grec Polybe, puis de Cicéron, pour prouver qu’il se caractérise par un remarquable équilibre entre les trois types grecs, démocratie, oligarchie et monarchie.

    Les colonies fondées par Rome reçoivent naturellement des institutions sur ce modèle : des magistratures annuelles, hiérarchisées, pourvues par élection par l’assemblée du peuple, un conseil restreint, permanent, qui détient la plus grande part du pouvoir. Il ne s’agit cependant pas de reproduction exacte des institutions romaines, mais d’une version simplifiée.

    Les municipes offrent une situation plus complexe. Il s’agit en principe de cités ayant déjà leurs institutions propres au moment où elles reçoivent ce statut. Si nous cherchons, à nouveau, un modèle en Italie, nous observons deux cas bien différents. Les premiers municipes, créés avant les guerres puniques, semblent avoir conservé leurs institutions antérieures ou, du moins, en ont chacun des particulières : ainsi nous savons qu’Arpinum, la patrie de Cicéron , avait pour magistrats supérieurs trois édiles, alors que Larinum avait à sa tête un dictateur. Les noms sont romains, mais les fonctions sont différentes : à Rome, les édiles étaient des magistrats inférieurs, la dictature une magistrature exceptionnelle. En revanche, il semble que tous les municipes créés après la guerre sociale aient reçu les mêmes institutions : on trouve partout un conseil restreint, l’ordre des décurions, et les mêmes magistrats, des questeurs, des quattuorvirs aedilicia potestateet des quattuorvirsiure dicundo, tandis que rien n’était changé dans les anciens municipes.

    On trouve ces deux cas dans les provinces. En Espagne, les municipes de droit latin ont des institutions de type romain (on y reviendra). Mais quand Lepcis Magna, en Afrique, devient municipe, ses magistrats supérieurs continuent de porter le titre punique de suffète (nous en reparlerons) : nous n’avons pas d’exemple analogue sur la rive Nord de la Méditerranée, mais il est probable qu’il y en ait eu. Les colonies de promotion posent le même genre de problème.

    On constate cependant une tendance à l’uniformisation, qui concerne les cités pérégrines comme celles qui sont promues, en Espagne comme en Gaule et dans tout l’Occident, à la seule exception des cités d’origine grecque, qui conservent leur langue et leurs institutions. Partout ailleurs, quand nous avons des inscriptions, elles nous font apercevoir des instituions qui semblent de type romain, tel que nous venons de le définir. Il y a donc eu incontestablement transformation des organisations politiques des peuples conquis, hors les Grecs, qui les a conduites à converger. Nous n’en savons pas plus sur ce processus, ni sur son rythme, ni sur ses motivations. On ne peut dire quel y a été le rôle du pouvoir romain, quelle la part de l’initiative des indigènes soucieux d’imiter le modèle du vainqueur. Il est probable que les autorités romaines préféraient avoir affaire à des institutions d’un type qu’elles connaissaient, et n’ont donc rien fait pour s’opposer à cette évolution. L’ont-elles favorisée, voire imposée ? Rien ne l’indique, mais rien ne prouve le contraire. Comme beaucoup de phénomènes dits de romanisation, celui-là peut tout aussi bien être interprété comme signe de la brutalité des Romains imposant leurs cadres politiques aux indigènes soumis que comme preuve de la volonté de ces indigènes de se « romaniser ». Nous n’en savons pas plus sur le rythme de ce processus : les inscriptions latines conservées poussent à conclure à une généralisation rapide, mais il faut tenir compte que l’usage de l’affichage public, et d’ailleurs celui de la langue latine, sont aussi des traits de romanisation : on peut donc supposer que les institutions non romanisées laissaient moins ou pas de traces, et que certaines sont pu subsister longtemps après la conquête sans que nos sources les mentionnent.

    1- L’exemple d’Irni

    Les seules institutions locales sur lesquelles nous pouvons avoir plus que des impressions sont celles du municipe flavien d’Irni. On a en effet retrouvé, grâce à un détecteur de métaux, en 1981 à proximité d’El Saucejo au Sud de l’Espagne, six tablettes de bronze portant des passages de sa loi de fondation[2], quatre dont les textes se suivent dont la dernière porte manifestement la fin du texte, deux isolées. Ce texte est clairement divisé en rubriques, soixante-quatre sur les six tablettes, qui ne sont pas numérotées. On a pu le comparer avec deux inscriptions déjà connues trouvées dans la même région au milieu du XIXe siècle, l’une de Malaca (aujourd’hui Malaga), l’autre de Salpensa (Utrera), et constater que le texte de la seconde correspondait exactement, hors le nom du municipe, à celui de neuf des treize rubriques d’une des tablettes isolées d’Irni, et que, sur les dix-neuf rubriques de celui de la première, les dix dernières étaient communes avec le texte de la première des quatre tablettes se suivant d’Irni. À Salpensa et Malaca, les rubriques sont heureusement numérotées, de XXI à XXIX, et de LI à LXIX, ce qui permet de restituer une numérotation à Irni, de XIX à XXIX pour la tablette correspondant à Salpensa, de LIX à XCVII pour celle correspondant à Malaca et les trois qui la suivent. Cela permet aussi de conclure que la loi d’Irni avait quatre-vingt dix-sept rubriques au total et de supposer sans grand risque d’erreur qu’il y a avait au total dix tablettes, dont nous avons les quatre dernières, la troisième, la dernière, qui n’a aucune correspondance ailleurs (et dont les rubriques, ne pouvant être numérotées, sont désignées par des lettres de A à L par les éditeurs) étant, par élimination, la cinquième puisqu’elle n’est manifestement pas la première. Nous avons donc, avec les soixante-quatre rubriques d’Irni, qu’on peut compléter par les neuf connues à Malaca seulement, dont il n’y a pas de raison sérieuses de supposer qu’elles n’y étaient pas semblables, à peu près les trois quarts du texte de la loi. D’autres fragments, moins importants, ont été retrouvés en divers endroits de la même région (Ostippo, aujourd’hui Estepa, un municipium Villonensis près de Séville dont nous ne savons rien de plus, pas même le nom sur lequel était formé cet adjectif, qui peut être Villo, Villonum, Villona, et plusieurs ne comportant aucun nom de municipe), qui n’apportent rien de plus, mais confirment qu’il s’agit d’une loi type ayant servi pour de nombreux municipes espagnols[3].

    Le texte est clairement daté par de nombreuses mentions du prince, Domitien, qui succède en 81 à son frère Titus, qui lui-même venait de remplacer leur père Vespasien. La rubrique XCVII, la dernière, donne une date plus précise, le quatrième jour avant les ides d’avril de l’année du consulat de Manlius Acilius Glabrio et de Marcus Ulpius Traianus (le futur prince), soit 91, mais cette rubrique est clairement un ajout, après la sanction de la loi (XCVI), une réponse de Domitien à une demande de précision sur le cas des affranchis qui lui avait été adressée. Le reste de la loi est donc antérieur, probablement très peu puisque cette réponse est apparemment parvenue avant qu’elle fût gravée, ce qu’ordonnait la rubrique XCV, la dernière avant la sanction.

    de lege in aes incidenda / qui IIvir{i} in eo municipio iure d(icundo) p(raeerit) facito uti haec lex primo quo/que tempore in eas incidatur et in loco celeberrimo eius mu/nucipii figatur ita ut d(e) p(lano) r(ecte) [l(egi) p(ossit)](De la gravure de cette loi sur bronze. Que celui qui sera duumvir iure dicundo dans ce municipe fasse que cette loi, le plus vite possible, soit gravée sur bronze et affichée dans un endroit très fréquenté de ce municipe de telle sorte qu’on puisse la lire correctement à plat)

    Le municipe a logiquement l’épithète de flauium, du nomendu prince, Flavius, comme une colonie fondée par un Iulius était iulia. Il est qualifié plusieurs fois de latin, avec plusieurs rubriques traitant des conséquences de ce droit quant à l’accès de certains à la citoyenneté romaine. On ne peut que lier ces fondations de municipes latins en Espagne à ce que nous dit Pline de l’octroi du droit latin à celle-ci par Vespasien. Elles en sont certainement l’application, avec un délai d’une bonne dizaine d’années. 

    Le texte de la troisième table, la première conservée donc, contient essentiellement la fin d’une partie consacrée aux pouvoirs des magistrats (XIX à XXIX)[4], dont nous ignorons si c’était la première, ou s’il y avait d’abord des considérations générales qui nous auraient été précieuses pour comprendre la nature et la portée du texte. On passe ensuite en effet à l’ordre des décurions avec les rubriques XXX et XXXI, les dernières de cette troisième table, partie qui se poursuivait sur la quatrième, que nous n’avons pas, puisque toutes les rubriques de la cinquième lui sont consacrées.  Les rubriques connues uniquement par la version de Malaca, et le début de la septième table, traitent de l’élection des magistrats (LI à LIX). La suite est formée de prescriptions d’ordre financier ou judiciaire, ou sur les spectacles et cérémonies religieuses, très détaillées sur des points très précis dans lesquels nous n’entrerons pas ici (LX à XCII) avant des clauses plus générales pour finir, la sanction et la lettre de Domitien déjà citée.

    On ne peut sérieusement assimiler aux constitutions de nos États modernes cette loi, qui mêle dans un ordre apparemment approximatif des prescriptions très variées, certaines d’ordre général, d’autres d’une précision remarquable. Elle permet néanmoins, malgré ses lacunes, d’avoir une vision assez satisfaisante du fonctionnement des institutions du municipe flavien d’Irni.

    À sa tête, on trouve trois collèges de deux magistrats, tous annuels : dans l’ordre d’importance, les questeurs, les édiles, et les duumvirs iure dicundo, chargés de dire le droit. On reprend donc pour les magistrats inférieurs les vieux titres romains, tandis que le collège supérieur est nommé, comme cela s’est fait à Rome pour les titres plus récents ou exceptionnels, d’après son effectif et sa fonction : le mot uir, homme, précédé d’un nombre n’indiquant que le premier point[5], c’est son complément qui est l’essentiel. Dire le droit est à Rome un des aspects civils des fonctions des magistrats supérieurs, en particulier les préteurs.

    Ces magistratures sont, conformément au modèle romain, collégiales et hiérarchisées : cela est clairement formulé par la rubrique XXVII sur l’intercessio, le droit pour un magistrat d’annuler la décision d’un autre. Il s’exerce d’une part à l’intérieur de chacun des trois collèges, un magistrat ne pouvant agir s’il subit l’opposition de son collègue, d’autre part de supérieur à inférieur : un édile peut s’opposer aux questeurs, un duumvir à tous les autres magistrats.

    Les deux premières rubriques conservées décrivent en détail les fonctions des édiles puis des questeurs, qui correspondent à ce qu’étaient à l’origine celles de leurs homonymes romains : les premiers sont chargés des bâtiments et de l’ordre public, comprenant le jugement des affaires de peu d’importance, les seconds de la gestion des finances de la communauté. La ou les rubriques sur les duumvirs, qui se trouvaient certainement juste avant, manquent, mais la suite du texte nous apprend qu’ils étaient compétents pour les questions de justice trop importantes pour les édiles, comme l’indique leur titre, mais que leurs fonctions étaient beaucoup plus vastes : ils y apparaissent beaucoup plus fréquemment que les autres magistrats, et le plus souvent comme étant à l’initiative quand il y a des décisions à prendre.

    Signe de cette importance, la présence d’un duumvir au moins est indispensable puisque la loi prévoit, au cas où tous les deux devraient s’absenter, la nomination d’un praefectus iure dicundopour exercer leur fonction. Une autre rubrique prévoit de nommer un tel préfet pour l’année entière quand le duumvirat est décerné au prince, façon de lui montrer l’attachement de la communauté qui n’impliquait pas bien sûr qu’il exerçât effectivement la fonction.

    Si les magistrats ont l’initiative, la décision appartient à chaque fois à ceux que la loi appelle decuriones conscriptiue, les décurions ou conscrits, qui sont donc l’élément principal des institutions. La formule est surprenante : nous avons vu que l’ordo decurionumétait dans les colonies et dans les communautés ayant suivi ce modèle l’équivalent local du sénat romain. Conscripti, de scribere, écrire, et cum, qui désigne une action accomplie ou subie ensemble, signifie littéralement dont les noms sont inscrits sur la même liste. On sait qu’à Rome les sénateurs sont appelés patres conscriptiet que, selon la tradition, on distinguait à l’origine entre les patres, descendants des sénateurs de Romulus, et les conscripti, ajoutés postérieurement. À Irni, la formule peut signifier  qu’il y a des décurions et des conscriptisiégeant ensemble, comme les patreset les conscriptide la Rome archaïque. Mais rien dans le texte conservé ne pose une telle distinction : on attendrait d’ailleurs dans ce cas plutôt décurions et conscrits que décurions ou conscrits. Il est donc plus vraisemblable que cette alternative dans un texte écrit pour de nombreuses communautés signifie que toutes ne désignent pas leur conseil par la même appellation, et qu’on ne leur impose pas une uniformisation : elles auraient le choix entre décurions et conscrits, à moins que le second soit un terme général pour évoquer toute assemblée ayant la fonction de l’ordre des décurions avec un autre titre. On trouve également deux fois, au début du texte conservé senatores decuriones conscriptiue(XXI, quand il est question d’octroi de la citoyenneté romaine, XXIX). Il semble s’agir de la situation antérieure à l’entrée en vigueur de la loi : cela pourrait donc signifier que, dans certaines des communautés alors pérégrines concernées par celle-ci, les membres du conseil avaient le titre de sénateurs, mais qu’ils n’ont pu le conserver dans le cadre d’un municipe latin, d’où son absence dans la suite.

    Ces décurions ou conscrits sont réunis par un des duumvirs, comme le sénat à Rome l’est par un magistrat supérieur, consul ou préteur. Ils expriment leurs décisions par des décrets. Si nous les voyons intervenir constamment dans le texte de la loi, nous n’avons jamais de description de leurs compétences comparable à celles que nous avons trouvées pour les édiles et les questeurs, soit qu’elle ait été dans un passage perdu, sur la première tablette ou, plus vraisemblablement, la troisième, soit qu’il n’y en ait pas eu.

    La loi nous apprend en revanche leur nombre, 63, et précise qu’il s’agissait de l’effectif de l’assemblée correspondant dans les institutions antérieures[6]. Nous n’avons à ce jour aucun fragment trouvé ailleurs comportant cette rubrique, qui nous permettrait de savoir si ce nombre était le même pour tous les municipes concernés par la loi, ou s’il s’agit d’un point qui variait pour chacun, même si la référence à une situation antérieure plaide bien sûr pour la deuxième possibilité. Comme nous n’avons pas la moindre idée de ce qu’était la population totale d’Irni, nous ne pouvons guère tirer de conclusions de ce chiffre.

    Pour que les délibérations de cette assemblée soient valables, on exige la présence, selon les cas des deux tiers ou des trois quarts de ces 63 membres. Dans certains cas, la majorité requise est des deux tiers ou des trois quarts des présents.

    Comme au sénat de Rome, il existe une hiérarchie entre ses membres, qui détermine l’ordre dans lequel ils sont appelés à donner leur avis (B) : elle est établie d’abord en fonction des magistratures exercées, ensuite du nombre d’enfants légitimes[7], enfin de l’ancienneté de la magistrature la plus haute.

    La rubrique XXXI indiquait comment on complétait l’assemblée lorsqu’elle avait moins de 63 membres, au maximum une fois par an, en pratique sans doute presque tous les ans. Les tablettes d’Irni ne nous en ont malheureusement conservé que le début : un duumvir doit alors convoquer l’assemblée pour pourvoir les sièges vacants. Il s’agit donc d’une forme de cooptation, mais nous ne savons rien de ses modalités, ni de ses critères. S’agit-il d’élection, ou de ratification d’une liste proposée par le magistrat qui préside ? En tout cas, nous sommes ici loin du modèle romain, l’ancien où le sénat était complété tous les cinq ans par des magistrats particuliers, les censeurs, ou le contemporain de Domitien où les anciens questeurs y étaient automatiquement intégrés et où le prince complétait éventuellement l’effectif. Nous ne savons pas non plus si les nouveaux membres étaient systématiquement mis au rang le plus bas s’ils n’avaient pas exercé de magistrature ou si, comme cela est attesté ailleurs, on pouvait leur accorder un rang supérieur avec dispense d’exercice de la magistrature.

    Ce sont donc ces decuriones conscriptiue, recrutés par cooptation, ce qui laisse sans aucun doute une large part à l’hérédité, qui, à toutes les rubriques qui évoquent une décision à prendre, en sont chargés. Le rôle des magistrats est d’exécuter la décision et, pour ce qui est des duumvirs, de convoquer l’assemblée qui doit la prendre. Il ne reste apparemment plus grand-chose à l’assemblée du peuple. Le seul moment où elle apparaît dans les rubriques qui nous sont parvenues est l’élection des magistrats qui, conformément à l’usage romain, lui revient. Comme à Rome également, les suffrages ne sont pas décomptés par tête, mais par unité de vote. Les municipes[8]sont répartis en curies : sont élus les candidats qui arrivent en tête dans la majorité de celles-ci. Ce nom, curie, est, selon la tradition, celui de la division la plus ancienne du peuple romain, antérieure aux centuries et aux tribus qui élisent respectivement les magistrats supérieurs et inférieurs. Fort malheureusement, la rubrique (L, la lettre, pas le chiffre romain) qui indiquait comment elle devait être formées ne fait que commencer en bas de la cinquième table

    ut IIvir(i) iure [dicu]ndo curias d(um)t(axat) XI constituant IIviri iur[e] dicund[o] qui primum in municipio Flavio Irni/tano [erunt] di[eb]us LXXXX proximis quibus ha(e)c lege in [id] mun[icipi]um [pe]rlata erit curanto uti arbitratu mai{i}o/ris part[i]s dec[ur]ionum cum duae partes non minus decurionum ad[er]unt curiae constituantur dum ne amplius (que les duumvirs iure dicundoconstituent onze curies au maximum). Ceux qui seront les premiers Duumvirs iure dicundodans le municipe flavien d’Irni, s’occuperont dans les 90 jours qui suivront l’application de la loi dans ce municipe, de constituer des curies, selon la décision de la majorité des décurions, les deux tiers étant présents, pourvu que pas plus que)

    et nous apprend seulement que les municipesdevaient être répartis en curies par les premiers Duumvirs, sur instructions des décurions. La suite, avec probablement les critères de cette répartition, et peut-être la procédure pour la faire évoluer ensuite, était en haut de la sixième table, que nous n’avons pas. Nous ne savons donc pas, et ne saurons qu’en cas de nouvelle découverte, si les curies classaient les municipesselon leur fortune, comme à Rome les centuries, ou géographiquement, comme les tribus à leur origine (et les curies jadis selon la tradition), voire sur un autre critère encore, si l’appartenance à une curie était héréditaire ou sujette à révisions. Nous ignorons même leur nombre puisque, si on a raison de développer le dt du titre en dumtaxat, et de le traduire ainsi, onze était un maximum, ce nombre étant laissé au choix des décurions (c’est probablement de cela qu’il s’agissait après le dum ne amplius final). Dans les rubriques sur les élections, il est question de la majorité des curies, jamais de leur nombre.

    Il nous est difficile de mesurer l’importance de ce pouvoir accordé au peuple. Il semble a prioriconsidérable, puisque ces élections décident des promotions dans le groupe dirigeant, et à l’intérieur du groupe dirigeant et, de plus, permettent d’attribuer la citoyenneté romaine. Mais il faudrait savoir, pour l’apprécier, entre quels candidats il s’agissait de choisir. Le fragment de Malacca qui nous permet de connaître les modalités de ces élections commence avec la rubrique LI, qui indique ce qu’il faut faire s’il n’y a pas assez de candidat. Nous manque donc celle sur le dépôt des candidatures. Il est cependant question de conditions à la rubrique LIV

    Qui comitia habere debebit, is primum IIvir(os) qui iure dicundo praesint ex eo genere ingenuorum hominum, de quo h(ac) l(ege) cau|tum conprehensumque est, deinde proximo quoque tempore aediles, item quaesto|res ex eo genere ingenuorum hominum, de quo h(ac) l(ege) cautum conprehensumque est, creandos curato ; dum ne cuiius comitis rationem habeat, qui IIviratum petet, qui minor annorum XXV erit, quive intra quinquennium in eo honore fuerint ; item qui aedilitatem questuramve petet, qui minor quam annor(um) XXV erit, quique in earum qua causa erit, propter quam, si c(ivis) R(omanus) esset, in numero decurionum conscriptorumve eum esse non liceret(Celui qui devra tenir les comices, qu’il s’occupe de créer les Duumvirs chargés de dire le droit à partir de cette catégorie d’hommes nés libres tel que cette loi le prévoit, ensuite immédiatement après les édiles, puis les questeurs à partir de cette catégorie d’hommes nés libres tel que cette loi le prévoit, pourvu que les comices ne tiennent pas compte de tout candidat au duumvirat qui aurait moins de vingt-cinq ans, ou qui aurait déjà exercé cette fonction dans les cinq ans, et de même de tout candidat à l’édilité ou à la questure qui aurait moins de vingt-cinq ans, ou qui serait dans une situation telle qu’elle l’empêcherait, s’il était citoyen romain, de faire partie des décurions ou conscripti.)

    Nous avons là deux conditions clairement formulées à l’éligibilité comme magistrat, et une troisième s’agissant du duumvirat seulement. La première est d’être né libre (ingenuus), ce qui exclut les affranchis (mais non leurs fils), ce qui n’a rien d’étonnant : on sait par de nombreuses autres sources que les affranchis avaient tous les droits des citoyens, hors celui d’être élu à une fonction publique, le fait d’avoir été esclave y rendant inapte. La seconde est une limite d’âge, vingt-cinq ans, la même qui était alors imposée à Rome pour exercer la première des magistratures, la questure. La loi limite enfin la possibilité d’être plusieurs fois élu duumvir, puisqu’il faut au moins cinq ans entre chaque élection. C’est tout à fait normal dans un système où cette itération était une exception, en principe un honneur exceptionnel (si ce n’était pas faute d’autre candidat possible bien sûr), la norme étant qu’on était magistrat un an, et se satisfaisait ensuite de l’avoir été. Cette condition ne concerne que le duumvirat non parce qu’il était permis d’être réélu sans condition à la questure ou à l’édilité, mais parce qu’elle était la seule magistrature pour laquelle le problème se posât : après une magistrature inférieure, on aspirait à la supérieure, non à être réélu à celle qu’on avait déjà géré.

    Tout cela est très clair. Mais il est impensable que ç’aient été les seules conditions à la recevabilité d’une candidature. Ces conditions sont d’ailleurs encadrées de deux formules énigmatiques, particulièrement la seconde, quique in earum qua causa erit, propter quam, si c(ivis) R(omanus) esset, in numero decurionum conscriptorumve eum esse non liceret. Elle semble indiquer qu’il y avait en droit romain des restrictions interdisant à certains citoyens d’être décurions de leur municipe, lesquelles ne s’appliquaient pas aux pérégrins, mais les empêchaient de devenir magistrats. C’est obscur, mais logique : un décurion pérégrin élu magistrat obtenant la citoyenneté romaine, il se trouvait ainsi, s’il était touché par ces mystérieuses restrictions, dans une situation illégale.

    La formule du début de la rubrique, ex eo genere ingenuorum hominum, de quo h(ac) l(ege) cautum conprehensumque est, nous est obscure parce qu’il nous manque ce qui précède. On pourrait se demander s’il s’agit ici des candidats, ou des électeurs, si la mention des ingenui, n’excluait pas la seconde possibilité, les affranchis étant électeurs, mais non éligibles. Il y avait donc des conditions d’éligibilité fixées dans la partie de la loi qui nous manque (Pourquoi l’âge minimum n’est-il précisé que plus tard ? Mystère). D’après ce qu’on sait du modèle institutionnel romain, on peut supposer qu’il y avait à Malacca et à Irni des conditions de fortune pour être magistrat. On trouve d’ailleurs cette condition dans rubrique sur la désignation des juges (LXXXVI) qui ouvre cette fonction aux décurions et à toutmunicepspossédant au moins 5000 sesterces (avec également un âge minimum de vingt-cinq ans), une fortune modeste à l’échelle de l’empire romain, mais pas forcément à celle d’un petit municipe espagnol. Il en fallait certainement autant, peut-être plus, pour prétendre être magistrat.

    Il y avait aussi probablement une clause liée à la hiérarchisation des magistratures, spécifiant qu’on ne pouvait être élu à une, sauf dispense éventuelle, si on avait pas exercé celle qui était inférieure. Il est à cet égard surprenant que la condition d’âge soit la même pour toutes les trois magistratures. Il est difficile d’envisager, tant ce serait contraire à l’usage romain, qu’on pouvait normalement à Malacca ou à Irni être candidat au duumvirat sans avoir jamais été magistrat, et donc avoir forcément dépassé les vingt-cinq ans nécessaires pour la première magistrature, ni en avoir été dispensé. On croira plus volontiers, que les dispenses possibles, qui seraient mentionnées dans un article nous manquant, pouvaient permettre d’être candidat au duumvirat sans avoir été ni questeur ni édile, éventuellement dès vingt-cinq ans.

    On peut cependant avoir un doute sur la nature de cette clause, et donc sur le déroulement de la carrière à Malacca ou Irni. Il semblerait logique, vu la hiérarchisation indiquée par la rubrique XXVII qu’on soit d’abord questeur, puis édile, puis duumvir. Mais il est également possible qu’il n’y ait que deux échelons, qu’on puisse devenir duumvir après avoir géré soit l’une, soit l’autre des magistratures inférieures. La dernière et obscure restriction mise par la rubrique LIV, qui ne concerne que celles-ci, mais les concerne toutes les deux, peut aller dans ce sens : si un candidat à l’édilité avait dû être auparavant questeur, il aurait été nécessairement citoyen romain, et cette prescription n’aurait aucun sens. On peut d’ailleurs rapprocher cela de ce que Strabon dit environ un siècle plus tôt de la colonie latine de Nîmes, ἔχουσα καὶ τὸ καλούμενον Λάτιον, ὥστε τοὺς ἀξιωθέντας ἀγορανομίας καὶ ταμιείας ἐν Νεμαύσῳ Ῥωμαίους ὑπάρχειν (ayant ce qu’on appelle le Latium, de telle sorte que ceux qui ont été questeurs ou édiles deviennent romains)[9], ou apparemment on était soit questeur, soit édile, et non les deux successivement.

    La question n’est pas anodine si on s’intéresse à la hiérarchie politique et sociale du municipe. Si les trois magistratures sont exercées successivement, puisqu’elles ont chacune deux titulaires chaque année, un questeur est certain de devenir édile, et à peu près certain d’être un jour duumvir, avec une petite restriction puisqu’un ancien duumvir peut être réélu au bout de cinq ans, mais sans doute largement compensée par les décès prématurés. Dans ce cas, l’élection la plus importante est la première, qui permet de commencer une carrière, le seul enjeu des suivantes étant la rapidité de l’avancement. On peut considérer qu’il y a, de ce point de vue, égalité entre les décurions qui sont tous d’anciens duumvirs ou de futurs duumvirs, et que seule l’ancienneté distingue. S’il n’y a que deux échelons, l’une ou l’autre des deux magistratures, puis le duumvirat, la situation est très différente : on passe de quatre élus au premier niveau à deux seulement au second, et qui est questeur ou édile n’a qu’une chance sur deux d’être un jour duumvir (les cas de décès prématuré compris), un peu moins compte tenu de la possibilité d’itération, et l’élection au duumvirat est alors la plus importante.

    Surtout, la rubrique XXI sur l’attribution de la citoyenneté romaine aux anciens magistrats semble évoquer une condition supplémentaire :

    qui ex senatoribus decurionibus conscriptisve municipii Flavi Irnita/ni magistratus uti h(ac) l(ege) conprehensum est creati sunt erunt ii cum eo honore abierint (…) cives Romani sunto(ceux parmi les sénateurs, décurions ou conscriptidu municipe flavien d’Irni qui auront été faits magistrats selon ce qu’il est prévu par cette loi, quand ils sortiront de charge (…) qu’ils deviennent citoyens romains [le passage que nous coupons énumère les membres de leur famille qui le deviennent avec eux])

    Cela ne peut signifier que deux choses : soit il fallait, pour en bénéficier, non seulement avoir été magistrat, mais aussi être décurion, ce qui est incompatible avec la définition du droit latin donnée par Strabon ; soit les magistrats étaient choisis systématiquement parmi les décurions, ce qui paraît beaucoup plus probable. Si tel est le cas, le pouvoir du peuple s’en trouve fort réduit : il ne choisit ses magistrats qu’à l’intérieur d’un groupe de 63 personnes se renouvelant par cooptation, tout coopté étant donc, sauf hostilité vraiment persistante du peuple, assuré de l’être un jour. Le peuple aurait alors seulement la possibilité de décider de la rapidité des carrières et, dans l’hypothèse où elles n’auraient que deux étapes, de choisir parmi les anciens questeurs et édiles qui serait duumvir.

    Cette élection des magistrats est donc la seule fonction que les rubriques que nous avons donnent à l’assemblée du peuple. On ne peut exclure totalement qu’elle en ait eu d’autres, mentionnées sur une des tables qui n’ont pas été retrouvées, mais ça paraît très improbable : le plan de la lexsemble clair, qui traite d’abord (avec vraisemblablement une partie manquante au début) des magistrats, puis des décurions, puis de l’assemblée du peuple, avant de parler en vrac (et là, nous avons tout) de tout ce qui n’a pas été abordé dans les parties précédentes. Il est donc difficile de supposer qu’un autre rôle de l’assemblée du peuple était abordé dans la partie manquant au début. Il semble que toutes les décisions reviennent aux décurions. Par exemple, dans le choix d’un patron, soit un protecteur extérieur, pour le municipe (LXI), décision important pour tous, seuls les décurions interviennent. 

    Cette loi, dans sa version d’Irni complétée par celle de Malacca, nous donne donc une idée assez précise, malgré ses lacunes et malgré surtout l’étrange malédiction qui place dans celles-ci les conditions pour être décurion, les critères de la répartition du peuple en curies et probablement une partie des conditions pour être magistrat, du fonctionnement d’un municipe latin. Le modèle en est décidément romain, avec des magistratures annuelles collégiales (cela n’était pas proprement romain, mais commun avec par exemple les cités grecques) et hiérarchisées (cela l’était), pourvues par l’assemblée du peuple votant par section (ici, les curies), et un conseil restreint formé principalement au moins des anciens magistrats à qui appartient en fait l’essentiel du pouvoir, les magistrats ayant pour rôle presque exclusif d’appliquer ses décisions. Les noms des institutions sont romains, parfois les mêmes, les questeurs, les édiles, les comices, parfois différents, les noms de consuls et de sénateurs semblant réservés à Rome. On note cependant quelques différences qui montrent que l’imitation n’est pas  totale. Il est logique qu’il y ait beaucoup moins de magistrats, pour une population et un territoire beaucoup moins importants, comme il y a beaucoup moins de décurions (63) que de sénateurs (600 alors, 300 avant le premier siècle avant notre ère).

    Il est significatif qu’il y ait aussi moins de magistratures différentes, et que les trois conservées soient celle qui, selon la version officielle, existaient dès les origines du régime romain. On ne trouve pas la dualité qui existe à Rome entre consulat et préture, deux magistratures partageant les mêmes attributions, la première étant supérieure et s’exerçant après la seconde. C’est encore tout à fait normal puisque les préteurs ont, autant qu’on le comprenne, été créés quand les deux consuls ne suffisaient plus à leurs tâches, parce qu’on voulait qu’il n’y ait que deux magistrats à la tête de la cité. Il n’y a rien non plus qui corresponde aux magistrats plébéiens, tribuns de la plèbe et édiles plébéiens[10]. Là encore, il y a une explication simple : il n’y a évidemment pas, dans un municipe latin, de distinction entre patriciens et plébéiens, tous ceux des municipesqui sont citoyens romains étant bien évidemment plébéiens, comme tout le monde sauf une minorité parmi les sénateurs de Rome. On peut néanmoins observer que cette distinction avait perdu tout sens politique à Rome depuis très longtemps, au plus tard au cours du troisième siècle avant notre ère, et qu’il y restait néanmoins des tribuns de la plèbe, lesquels ont eu un rôle très important, sans rapport avec celle-ci, dans le dernier siècle du régime traditionnel. Sous le principat, et donc à l’époque de cette loi, sous Domitien, nous n‘apercevons aucun rôle des tribuns de la plèbe, dont la puissance tribunicienne annuelle semble annihilée par celle, viagère, du prince, mais le tribunat n’en subsiste pas moins comme étape de la carrière sénatoriale, entre la questure et la préture, à égalité avec les différentes édilités. Le conservatisme romain les a maintenus, mais ne va pas jusqu’à les exporter dans les nouveaux municipes. Beaucoup moins explicable est l’absence d’un équivalent des censeurs, magistrats qui n’étaient élus à Rome que tous les cinq ans, et pour dix-huit mois seulement, et chargés en particulier de réviser la liste des citoyens, et celle des sénateurs. Il est vrai que la censure a disparu à Rome avec le principat, hors quelques brèves réapparitions, ses fonctions étant exercées de façon apparemment continue par le prince (Vespasien, père de Domitien, l’a cependant exercée avec son fils aîné Titus, sans qu’on sache si c’était avec la volonté de la restaurer, ou à titre exceptionnel). À Irni, ses fonctions sont exercées par les duumvirs, sous le contrôle les décurions qui se renouvellent donc par cooptation.

    Mais la principale différence est dans le faible rôle, encore plus faible qu’à Rome sous l’ancien régime, de l’assemblée du peuple, surtout si, comme il nous a semblé pouvoir le supposer, elle ne peut choisir les magistrats que parmi les décurions. À Rome, avant le principat, le peuple réuni en comices, par centuries ou par tribus, votait toutes les lois. Les comices ont ensuite été maintenus symboliquement : on en a des preuves (deux en un siècle seulement[11]) pour les élections des consuls, et on peut supposer qu’ils votaient aussi des lois, sans que ça intéressât grand monde puisque rien ne l’atteste. Comme pour le tribunat de la plèbe, le conservatisme romain maintient les institutions anciennes qui n’ont plus de rôle effectif, mais ne les exporte pas dans les municipes latins espagnols. Il faut noter aussi que cette absence de rôle autre qu’électoral de l’assemblée du peuple à Irni diminue aussi, par rapport au modèle romain d’avant Auguste, l’importance des magistrats. À Rome, les consuls, préteurs et tribuns de la plèbe avaient le pouvoir de proposer des lois au vote du peuple, éventuellement contre l’avis de la majorité de leurs collègues sénateurs. Là, les duumvirs ne peuvent être que les exécutants des décisions des décurions, ne pouvant jouer le peuple contre eux.

    La combinaison de ce que nous possédons des lois d’Irni et de Malacca nous montre ainsi des institutions locales qui ont l’apparence des institutions romaines traditionnelles, qui en sont évidemment issues, mais renforcent en fait leur côté oligarchique, déjà prononcé, les éloignant du régime mixte, cher à Polybe puis à Cicéron, mêlant à celle-ci la monarchie et la démocratie.

    Le hasard de quelques découvertes nous permet de connaître assez bien le fonctionnement des institutions d’un municipe latin. Encore faut-il mesurer la portée de cet exemple. Il faut préciser qu’avant cette découverte, nous ignorions jusqu’à l’existence d’Irni. Nous n’avions, et n’avons toujours pas, d’autre inscription le mentionnant, et ne connaissons donc aucun des magistrats créés en application de cette loi, hors celui qui est cité dans la dernière rubrique, Lucius Caecilius Optatus. Pline l’ancien ne cite que les principales communautés, dont Irni n’était donc pas, et donnant seulement, par provinces, leur nombre total, cent soixante-quinze pour la Bétique, puis leur répartition par statuts (en Bétique, avant l’application de la décision de Vespasien donc, neuf colonies, dix municipes de citoyens romains, vingt-sept communautés de droit latin, six libres, trois ayant un traité, cent vingt stipendiaires)[12]. Sur les quatre autres municipes nommés par des fragments de loi correspondant à celle d’Irni, Malaca et Ostippo sont mentionnés par Pline, le premier comme ayant un traité, le second comme libre, Salpensa et Villo? nous étant tout aussi inconnus qu’Irni. Épigraphiquement, le mieux loti est Ostippo, où est cité une fois l’ordo, les décurions donc, et où il est plusieurs fois question d’Ostippenses, les membres de la communauté. À ma connaissance, les autres ne sont jamais nommés sur une inscription connue, et il n’y a nulle part trace de leurs magistrats.

    Il est clair, au vu des différents fragments, que cette loi avait été écrite pour plusieurs municipes, identique ou à peu près identique, le nom seul changeant dans les passages que nous en possédons (ce qui ne permet pas d’exclure qu’il y ait eu des variantes dont nous n’avons pas trace, la plus probable concernant, comme on l’a déjà dit, le nombre des décurions dans chaque municipe). Il paraît raisonnable de la lier à l’octroi, connu par Pline, du droit latin par Vespasien à toute l’Espagne, qu’elle appliquerait après quelques années de délai : certains passages indiquent clairement qu’auparavant ces communautés n’avaient pas ce droit. Il est tentant d’en déduire qu’on a alors fait de toutes les cités pérégrines des trois provinces d’Espagne des municipes latins régis par cette loi. Mais là, les ennuis commencent, si on observe que tous les fragments qui nous sont connus, viennent d’une seule province, la Bétique, et même d’une région assez restreinte de celle-ci, sur une ligne entre Séville et Malaga (ci-dessous, cartes faites avec Google Maps).

     

    On ne peut en conclure qu’elle était limitée à cette région, si on fait la part du hasard des découvertes et si, surtout, on tient compte du fait que c’est dans celle-ci qu’on a retrouvé, de très loin, le plus de grandes inscriptions sur bronze. Il n’en serait pas moins audacieux d’affirmer qu’elle concernait toute l’Espagne. C’est possible, comme il est possible qu’elle n’ait été faite que pour la Bétique, des lois différentes, dont n’avons pas trace, existant dans les autres provinces, voire pour une partie seulement des cités pérégrines devenues latines de Bétique. Elle semble imposée à toutes par le prince, mais on ne peut exclure qu’elle n’ait été que proposée, les cités le souhaitant gardant tout ou partie de leurs anciennes institutions.

     Il reste à observer, pour compliquer encore les choses, que nous n’avons aucune certitude sur la pérennité de cette loi. Son but est clairement, et cela suffit d’ailleurs à dissuader de la qualifier de constitution au sens moderne, d’organiser le passage des communautés qu’elle concerne du statut de ciuitaspérégrine à celui de municipe latin. De nombreuses dispositions concernent exclusivement la période transitoire. Surtout, elle ne semble pas rédigée pour durer, si on en croit les passages qui concernent le prince, qui est toujours Domitien, nommé en tant que personne et non désigné par sa fonction. Il s’agit d’abord de la possibilité de lui décerner le duumvirat, déjà citée, Si   eius  municipi   decuriones conscriptive municipesve imp(eratori) Caes(ari) Domitiano Aug(usto), p(atri) p(atriae), dumviratum communi nomine municipum eius municipi detulerint(XXIV, si les décurions ou conscriptiou les municipesde ce municipe défèrent à Imperator César Domitien Auuguste, père de la patrie, le duumivirat au nom de tous les municipesde ce municipe), où on remarque que le prince est le seul étranger au municipe pouvant recevoir le duumvirat, qui ne peut donc échoir ni au gouverneur, ni au patron, ni même à un membre de sa famille, mais surtout que ce prince est Domitien seulement. Encore plus significatives sont deux formules souvent répétées dans la loi, celle du serment à prêter per Iovem, et divom Aug(ustum), et divum Claudium, et divom Vespasianum Aug(ustum), et divom Titum Aug(ustum), et genium imp(eratoris) Caesaris Domitiani  Aug(usti), deosque Penates(XXV, XXVI, XLV, LIX, LXIX, LXXIII, LXXIX), et la restriction obligeant les magistrats à respecter les textes du droit romain, dum ne quit in ea re faciat adversus leges plebis scita senatus consulta edicta decretave divi / Augusti, Ti(beri)ve Iulii Caesaris Augusti, Ti(beri)ve Claudi Caesaris   Aug(usti),  imp(eratoris)ve   / Galbae   Caesaris Aug(usti), imp(eratoris)ve Vespasiani Caesaris Aug(usti),   imp(eratoris)ve   Titi  Cae-/saris  Vespasiani  Aug(usti),  imp(eratoris)ve Caesaris Domitiani Aug(usti), pontificis max(imi) p(atris) p(atriae), adversusve h(anc) l(egem)(XIX, XX, XL, LXXXI, pourvu qu’il ne fasse rien en cela contre les lois, les plébiscites, les senatus-consultes, les édits et les décrets du divin Auguste, de Tibère Jules César Auguste, de Tibère Claude César Auguste, d’Imperator Vespasien César Auguste, d’Imperator Titus César Auguste, ou d’Imperator César Domitien Auguste, grand pontife, père de la patrie, ni contre cette loi). Le serment est prêté par Jupiter et par les dieux pénates, par tous les princes devenus des dieux après leur mort, Auguste, Claude, Vespasien, Titus, et, conformément à l’usage romain qui ne traite pas en dieu un prince de son vivant, par le Genius, quelque chose entre un dieu protecteur et la part divine présente en tout homme, de Domitien. Les décrets à respecter[13]sont ceux de tous les princes dont la mémoire n’a pas été condamnée, les précédents plus Tibère et Galba (ce qui rappelle que l’absence de divinisation ne valait pas condamnation), dont Domitien qui clôt la liste. On note au passage qu’ils sont dans cette liste, s’agissant de leurs actes de leur vivant, désignés par leur nom humain, non leur nom divin, à l’exception, significative, d’Auguste qui est ainsi plus diuusque les autres. Il aurait été beaucoup plus simple à tout point de vue d’indiquer qu’on jurait par le nom des princes divinisés et par le génie du prince régnant, et qu’on respectait les décrets des princes, et cela aurait permis la pérennité de la loi. On croit comprendre qu’il n’était pas alors convenable d’envisager que Domitien pût mourir et avoir un successeur. Le fait est pourtant qu’il est mort en 96, frappant sur ces trois points cette loi de caducité. A-t-elle été remplacée par une autre, dont nous n’avons aucune trace, et qui aurait pu comprendre d’autres modifications ? A-t-on simplement, sans changer la loi, adapté à chaque nouveau règne le nom du prince  la liste des diui, et celle des décrets à respecter ? Les choses se compliquent d’autant plus que Domitien, mort assassiné, fait partie ensuite des princes condamnés, et que dans une liste postérieure ses décrets n’auraient été mentionnés, comme ceux de Caius (Caligula), Néron, Othon et Vitellius ne le sont pas dans la sienne. Logiquement, cette loi même aurait dû perdre toute validité. Il semble difficile cependant d’envisager que son affichage public ait cessé après la mort et la condamnation de Domitien : les tables que nous avons retrouvées intactes auraient alors été fondues, ou du moins brisées. A-t-on continué à l’appliquer malgré cette condamnation ? Nous n’en saurons probablement jamais rien.

    A suivre, ici

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook 



    [2]Première édition dans Julián González, The lex Irnitana: a new copy of the Flavian municipal lawThe Journal of Roman Studies, LXXVI (1986), p. 147-253. Édition et traduction française par P. Le Rouxdans L’année épigraphique, 1986, 333.(Nous évitons ici soigneusement les débats, certes non dépourvus d’intérêt, avec ceux qui nient à ce texte le titre de loi, parce qu’il ne correspond pas à la définition que nos savants modernes donnent d’une lexromaine. Le fait est qu’il est ainsi qualifié dans le texte même. Nous le suivrons donc, sans préjuger de quel genre au juste était cette lex, en tout cas présentée comme telle.)

    [3]On les trouve (apparemment) tous sur le site de droit romain de l’Université de Grenoble, https://droitromain.univ-grenoble-alpes.fr/legroman.html(presque en bas de la page) avec les références.

    [4]Nous ne retiendrons pas bien sûr la tentative gratuite de reconstitution sur le modèle des suivantes d’une rubrique XVIII par W. D. Lebek(repris dans L’année épigraphique, 1994, 212). On peut juger cet exercice intellectuellement intéressant, mais on ne peut comprendre pourquoi certains éditeurs l’intègrent froidement au texte de la lex.

    [5]Il faut préciser ici qu’en latin on dit duumuirau singulier, et duouiriau pluriel, comme il est logique puisqueduo, deux, est un pluriel, qui se décline. La façon la plus simple, que nous adoptons, est de transcrire en français duumvir pour le singulier, et de le mettre au pluriel à la française, duumvirs donc. On peut aussi parler au pluriel de duoviri ou de duovirs. Parler de duovir au singulier serait aussi ridicule que, par exemple, parler d’un media, ce qu’évidemment personne ne songe à faire.

    [6]XXXI

    [7]Comme à Rome, certains peuvent recevoir, sans avoir d’enfants ou en en ayant moins, le ius liberorum.

    [8]Le terme latin désignant un membre de la communauté (correspondant à ciuisdans une cité) est municeps, qui donne au pluriel municipes. Le terme désignant la communauté est municipium(dérivé de municepscomme ciuitasde ciuis), qu’on transcrit logiquement en français par municipe. Il ne nous reste donc plus que les italiques pour distinguer les municipes, membre d’un municipe, des municipes, plusieurs de ces communautés.

    [9]Strabon, Géographie, IV, I, 12.

    [10]À Rome, il y avait deux sortes d’édiles, les curules et les plébéiens. J’ai déjà parlé des tribuns sur ce blog ici.

    [11]Le Panégyrique de Trajan, de Pline le jeune, et les deux inscriptions reprenant le senatus-consulte sur les honneurs posthumes de Germanicus, dont un système compliqué pour l’honorer au moment des élections consulaires.

    [12]Pline l’ancien,III, 7.

    [13]Cette liste de princes ne concerne pas bien sûr les lois, les plébiscites, les senatus-consultes, qui sont tous ceux de Rome encore valides, même très ancien, et probablement pas les édits, qui peuvent être aussi pris par des magistrats, dont les gouverneurs de province.