• Mais pourquoi, au juste, « construire l’Europe » ?

    Aujourd’hui, nous ne parlerons pas du traité de Maastricht.

    S’il est parfois, rarement, possible de contester l’Union européenne, voire, très rarement, de vouloir sa finMais pourquoi, au juste, « construire l’Europe » ?

    plutôt que rire et faire rire en expliquant qu’il faut la transformer, on est alors immédiatement sommé de dire ce qu’on mettra à sa place pour « construire l’Europe », et sévèrement congédié si on n’obtempère pas. Frédéric Lordon, qui avait jusque là judicieusement réussi à éviter la question, vient de sombrer à son tour dans l’allégeance à ce dogme.

    C’est en tremblant qu’on s’apprête ici, tant c’est une évidence pour presque tous, à se demander pourquoi donc il faut absolument construire une telle chose. Ce faisant, nous sommes d’ores et déjà classés par une bonne partie de nos lecteurs dans l’abominable catégorie « extrême-droite », et il nous est bien sûr interdit (streng verboten) d’observer combien cela est paradoxal, que l’extrême-droite fut particulièrement précoce dans cette volonté constructive, et y demeure fidèle aujourd’hui. Mais il est précisément, pour les grands prêtres de l’Europe en construction, fasciste de prêter attention au sens des mots, à commencer par celui du mot fasciste.

    C’est pourtant au sens du mot Europe que nous souhaitons nous attaquer ici, pour tenter de comprendre ce qu’il y a à en construire. Pour justifier cette entreprise, surtout quand est proclamé son caractère inéluctable, l’Europe doit être définie par un certain nombre de traits communs à tout ce qu’on met dans cette appellation, mais aussi, il faut le signaler très vite avant que se déclenche un concert de bêlements, distinguant tout cela de ce qu’on n’y met pas.

    La réponse semblera évidente à beaucoup : mais c’est un continent ! Il est vrai qu’on apprenait naguère deMais pourquoi, au juste, « construire l’Europe » ? telles choses à l’école. Il n’est même pas besoin de se demander pourquoi ce caractère justifierait une construction politique, ou toute autre construction d’ailleurs, alors que personne n’a jamais eu l’idée de faire ça pour l’Amérique du Nord ou l’Asie, que les tentatives en Amérique du Sud au XIXe siècle et en Afrique au XXe, dans les deux cas immédiatement après les indépendances, ont rapidement sombré dans le ridicule. La réponse est beaucoup plus simple : l’Europe n’est pas un continent, il suffit de regarder une carte pour s’en apercevoir. Ce qu’on appelle Europe, Asie, Afrique forme un seul bloc de terres émergées. L’Afrique se distingue nettement, qui ne touche au reste que par l’isthme de Suez (percé aujourd’hui, ce qui ne change rien) ce qui justifie qu’elle soit qualifiée de continent. Tout le reste est d’un seul tenant, du cap Finisterre à Vladivostok. Criera-t-on, comme le poète, « Oural ! Oural ! » ? L’Oural est une chaine montagneuse qui s’étend sur plus de deux mille kilomètres du Nord au Sud. Il culmine à 1894 mètres (à peu près comme le Puy de Mais pourquoi, au juste, « construire l’Europe » ?Sancy) au Mont Narodobnaia au Nord (soixante-cinq degrés de latitude), à 1640 mètres (un peu plus que le Sorgia) au Mont Ianantaou au Sud (cinquante-quatre degrés). Entre les deux, l’altitude est beaucoup plus faible, dépassant rarement mille mètres.  Cette chaine n’a donc pas grand-chose d’une barrière, et sépare beaucoup moins la Russie dite d’Europe de la Sibérie que les Alpes du reste de l’Europe l’Italie, que personne ne songe pourtant à appeler un continent.

    Certes, on ne reprochera pas aux promoteurs de la « construction de l’Europe » d’avoir inventé qu’elle était un continent. L’erreur vient de beaucoup plus loin, si elle ne devrait plus avoir lieu d’être depuis très longtemps. Ce sont apparemment les géographes de la Grèce antique qui ont divisé le monde en trois parties, ce nombre étant sans doute plus choisi pour ses vertus propres qu’en raison de la réalité des terres. Leur monde était d’un seul bloc, sans Amériques, ni Australie, ni Antarctique, bien sûr, entouré d’un Océan unique, centré sur la Méditerranée, avec au Nord, au Sud et à l’Est, mais non à l’Ouest, des terres peu connues, puis totalement inconnues. Ils ont appelé Europe la partie Nord, comprenant la Grèce, Afrique la partie Sud, dont la Méditerranée la séparait, Asie l’Est, au-delà de la mer Égée, plaçant d’ailleurs le plus souvent l’Égypte dans cette Asie. Ils n’avaient certes aucune idée de ce qui se trouvait très à leur Nord, surtout pas de l’Oural. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’on en a fait, en prolongeant les lignes, la frontière entre l’Europe et l’Asie.

    Si l’Europe est bien une dénomination géographique, il s’agit d’une partie du continent qu’on appelle, faute de mieux, eurasiatique, dont la délimitation à l’Est ne peut être qu’arbitraire. La seule Europe géographique clairement et naturellement délimitée est celle qui tourne autour de Jupiter.

    À ce stade, les mêmes qui psalmodiaient « continent ! continent ! », ceux du moins qui ne m’ont pas encore anathématisé[1], nous diront peut-être que l’important, quand on parle de « construction », n’est pas la géographie mais l’histoire, ce qui ne sera certes pas faux. Mais nos affaires ne s’arrangent pas, bien au contraire.

    Il a été très à la mode, en 2003, à propos du désastreux traité d’Athènes, de parler de « réunification de l’Europe »[2]. C’était parfaitement idiot puisque jamais, en tant de siècles, l’Europe telle qu’elle est définie arbitrairement par les géographes n’a connu la moindre unité politique[3].

    Il s’en trouvera pour évoquer l’empire romain[4]. Ceux-là ne sont pas allés assez longtemps à l’école, ou yMais pourquoi, au juste, « construire l’Europe » ? sont allés trop récemment, après Jospin, pour savoir que le dit empire avait en gros comme frontières au Nord le Rhin et le Danube, avec quelques incursions au-delà très limitées dans l’espace et dans le temps, et était donc très loin de couvrir l’Europe. Bien pire, il s’étendait aussi au Sud et à l’Est, avec toute l’Afrique du Nord, la Syrie, l’Asie mineure (Ci-contre, carte reprise du Grosser historischer Weltaltas, Munich, 1953). Ses frontières du Sud et de l’Est n’étaient pas la mer, mais les déserts, et la Méditerranée le traversait comme la Seine traverse Paris.

    Charlemagne a également beaucoup servi à la « construction européenne », jusqu'à donner son nom à des prix ou à des divisions y contribuant, référence qui peut sembler bizarre, puisqu’il n’a duré qu’une cinquantaine d’années.Empire carolingien, http://histoireenprimaire.free.fr/ Avec lui, au moins, ni Afrique, ni Moyen-Orient. Son empire s’est étendu très au-delà du Rhin (carte du site http://histoireenprimaire.free.fr/). Il en manque néanmoins beaucoup. Il collait assez bien avec la communauté à Six, l’Italie du Sud en moins, la Catalogne en plus, pas du tout avec l’Europe géographique : dès son premier élargissement, la CEE était en dehors, plus encore avec la Grèce, puis l’Espagne et le Portugal. Quant à la suite…

    Entre-temps, l’empire romain s’était divisé à la fin du IVe siècle entre Orient et Occident, selon une ligne Nord/Sud correspondant à une frontière linguistique beaucoup plus ancienne entre grec et latin, qui coupait l’Europe, les deux parties s’étendant sur les deux rives de la Méditerranée. Les invasions germaines ont divisé la partie occidentale en de nombreux royaumes. À partir du VIIe siècle, l’expansion arabe a submergé la partie Sud de l’empire d’Orient, comme celle de l’ex empire d’Occident, dominant toute l’Afrique du Nord. Peut-être l’européiste, s’il nous a suivi jusque là, se dressera-t-il e criant Euréka !, voici enfin l’Europe ![5] Pas de chance : non seulement le restant n’a aucune unité, mais les Arabes ont eu la perfidie de conquérir également l’Espagne. Encore raté[6]. À la fin de la Reconquista, en 1492, les Ottomans, qui ont imposé leur domination aux Arabes, ont déjà liquidé l’empire oriental, et contrôlent une bonne partie de l’Europe du Sud-Est, où ils resteront jusqu’au début du XXe siècle. Est-il vraiment utile de poursuivre ? Les États d’Europe occidentale ont colonisé les Amériques à partir du XVIe siècle puis dominé (sans la coloniser, à quelques exceptions près) l’Afrique au XIXe, y projetant leurs frontières. Décidément, il n’y a jamais eu rien qui ressemblât à une unité politique européenne. Bien au contraire, durant tous ces siècles, l’Europe a été séparée par des frontières entre des ensembles s’étendant bien au-delà d’elle.

    La géographie et l’histoire en déroute, on voit poindre un troisième argument, la religion : l’identité européenne serait fondée sur le christianisme. Les plus violents adorateurs de sainte Laïcité peuvent, pour sauver l’Europe, se tourner vers lui, qui est le recours des plus désespérés. Mais la vieille plaisanterie des racines chrétiennes de l’Europe ne fonctionne pas non plus. C’est un fait que presque toute l’Europe telle que la définissent (arbitrairement, rappelons le) la plupart des géographes a été chrétienne pendant des siècles, depuis la conversion de la Russie au Xe siècle. C’est également un fait, curieux, que si la conquête arabe a entraîné l’effondrement, par conversions à l’Islam, des Églises pourtant florissantes dans l’Antiquité d’Asie mineure, de Syrie et d’Afrique du Nord, l’Espagne est restée chrétienne malgré elle, tout comme les Balkans, hors l’Albanie et une partie de la Bosnie, après la conquête ottomane. Tiendrait-on enfin l’identité européenne ? Il serait prématuré de faire sonner les cloches. L’origine du christianisme est hors d’Europe, à Jérusalem d’abord puis, dès la première génération, à Antioche et à Alexandrie. Si Rome, dès cette génération ou la suivante, en a été la capitale, elle en était aussi, et pour longtemps, la pointe avancée à l’Ouest. À la fin de l’Antiquité, les Églises les plus prospères étaient dans les parties asiatique et africaine de l’Empire. Surtout, il a, dès cette origine, une vocation universelle, qu’il a assez largement accomplie. Il ne s’est presque identifié à l’Europe géographique, presque seulement, que pendant une brève période, après la conquête arabe et ottomane des autres rives de la Méditerranée, puis la conversion des peuples du Nord et de l’Est qui étaient restés hors de l’empire romain, avant son expansion en Amérique à partir du XVIe siècle, en Afrique et dans une moindre mesure en Extrême-Orient ensuite. C’est en revanche en Europe qu’il s’est doublement divisé, en deux temps, avec le schisme d’Orient au Moyen-Âge[7], puis la réforme de Luther, de ses rivaux et de ses successeurs, divisions correspondant l’une et l’autre à des frontières culturelles beaucoup plus anciennes, qu’elles ont approfondies[8]. Si le christianisme a, malgré son recul depuis le XVIIIe siècle, marqué fortement presque tous les pays européens, il les a marqués fort différemment, et n’a pas marqué qu’eux. Si on voulait construire une union politique sur une identité religieuse, la France, l’Italie et l’Espagne devraient se tourner vers l’Amérique latine ou les Philippines plutôt que le Danemark ou la Bulgarie.

    La géographie et l’histoire, politique ou religieuse, évacuées, il ne reste plus qu’un recours aux tenants de l’identité européenne : les « valeurs ». C’est le désastre final. Quand on insiste pour que la nature de ces « valeurs » soit précisée, on finit par entendre démocratie, État de droit, liberté d’expression, droits de l’Homme (la charité empêche d’ajouter que certains ajoutent benoîtement laïcité, quelques-uns même république). Il est parfois question aussi, mais à mi-voix, d’économie de marché. C’est au nom de ces valeurs qu’on a fait rentrer rapidement dans la CEE la Grèce, l’Espagne et le Portugal une fois débarrassés de leurs méchants dictateurs (et qu’on a appris que c’était pour ça qu’on n’en voulait pas auparavant), puis dans l’UE les pays d’Europe centrale et orientale[9] après la fin de l’URSS et des démocraties populaires.

    On admettra, pour faciliter le raisonnement, que ces « valeurs » soient effectivement communes à tous les pays de l’UE. Il sera difficile de dire en quoi elles pourraient bien leur être spécifiques au point de leur donner une identité, quand on proclame d’autre part leur caractère universel et qu’on va jusqu’à user de napalm pour en convaincre les récalcitrants effectifs ou supposés. Faut-il supposer que les pays de l’UE sont aujourd’hui les seuls à les bien pratiquer, ce qui justifierait l’exclusion de tous les autres ? La coïncidence serait surprenante, et il faudrait déduire de cela soit que les non Européens en sont incapables, ce qui contredirait leur caractère universel, soit que l’UE a vocation à s’étendre au monde entier, au fur et à mesure que les autres pays verront la lumière de ces « valeurs », ce qui lui ôterait tout caractère européen. Il faudrait aussi expliquer pourquoi les USA, qu’on prend presque toujours comme référence en la matière (sauf quand Trump en est le président, apparemment et jusqu’à nouvel ordre) et qu’on suit généralement quand il s’agit de bombarder en leur nom, ne correspondent pas à ces « valeurs », et beaucoup d’autres de par le monde.

    On pourrait à la rigueur, si on identifiait les « valeurs » au régime politique, se débarrasser des USA en restreignant ces « valeurs européennes » au régime parlementaire, cette invention des Anglais adoptée au XIXe siècle ou dans la première moitié du XXe par tous leurs voisins, et dont la constitution américaine est fort éloignée, au point que ce n’est que par un laborieux mensonge qu’on présente cela comme un seul et même régime démocratique. Ça demanderait de rompre avec ce mensonge, qui appelle démocratie, régime censément naturel, celui de tout pays où, à intervalle plus ou moins régulier, on pose des urnes et on les remplit de bulletins variés, sans égard pour leur amont ni pour leur aval, ce qui serait compliqué. Ça ne résoudrait rien : alors que beaucoup des « nouvelles démocraties » d’Europe centrale et orientale ont des régimes fort peu parlementaires, qui sont plutôt de mauvaises caricatures du modèle américain, que la France et l’Italie, au moins s’en éloignent chaque année un peu plus, l’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande, par exemple, ont incontestablement un tel régime.

    On passera pudiquement sur l’argument parfois brandi que, néanmoins, l’Europe est le berceau de la démocratie, comme si les institutions d’Athènes au Ve siècle avant notre ère avaient quelque rapport que ce fût avec ce qu’on appelle aujourd’hui de ce nom là, comme si elles n’avaient pas été une exception au sein même du monde grec d’alors, comme si l’Irlande et l’Estonie avaient été alors en quoi que ce fût concernées par elles.

    Il n’y a pas plus de « valeurs » proprement européennes que d’histoire ou de religion spécifiquement européennes. Des obstinés nous diront peut-être ici que les « valeurs » ne décident pas à elles seules qui participe à la « construction », qu’on ne peut « construire » avec des pays dont un océan au moins nous sépare, et qu’elles viennent s’ajouter au critère géographique. Nous sommes ramenés au problème précédent : il n’y a pas d’Europe géographique clairement définie, juste une délimitation arbitraire de l’Eurasie.

    Sans géographie, sans histoire, sans religion, sans valeurs, il ne reste rien pour justifier l’Europe à « construire », pour soutenir, par exemple, qu’un Irlandais a plus en commun avec un Estonien qu’un Espagnol avec un Marocain, qu’un triste fantasme raciste, qui définit l’Européen comme foncièrement différent de l’Arabe et du Noir, qu’il suppose aujourd’hui tous musulmans pour avoir l’air moins raciste. Même si on admettait ce critère, il ne vaudrait pas non plus, puisque l’Europe à construire exclut les Russes (on peut pousser le fantasme raciste jusqu’à considérer que les Slaves ne sont pas des gens comme nous, mais pourquoi, alors, bien vouloir des Polonais, des Roumains, des Bulgares… ?), puisque les Amériques, l’Australie et la Nouvelle-Zélande sont dominées par les descendants des anciens colons anglais et espagnols. Le fantasme raciste oublie volontiers l’Amérique latine, mais revient toujours, fatalement, à l’allégeance aux États-Unis.

    Il n’y a donc, décidément, aucune raison naturelle ni historique de « construire l’Europe ». S’il reste à ce stade un européiste qui nous lise encore, peut-être, renversant son argumentation, nous dira-t-il que ce n’est pas une raison pour ne pas la « construire » et que, tout bien réfléchi, toute la beauté de ce merveilleux projet est dans son originalité absolue qui échappe à tout précédent historique et à tout déterminisme naturel. Pourquoi pas, certes ? Mais il faut alors cesser de présenter cette chose comme une obligation telle que qui émet le moindre doute mérite d’être rejeté sans débat, et trouver des arguments concrets justifiant son intérêt, justifiant que qui dénonce les méfaits de l’UE soit immédiatement sommé de proposer une « Autre Europe » (dont on n’a jamais aperçu la possibilité) ou de tolérer celle-ci. S’il y avait de tels arguments, on les aurait sans doute déjà trouvés.

    Il nous reste à éviter le procès en isolationnisme, voire en bellicisme. Arriver à cette conclusion évidente que l’Europe, partout ailleurs qu’autour de Jupiter, n’est et ne peut être qu’un espace géographique délimité arbitrairement à partir de l’ignorance des anciens Grecs de ce qui se trouvait à leur Nord ne conduit pas nécessairement à prôner le repli national, l’autarcie, la guerre et d’autres choses tout aussi horribles. Il est souhaitable pour tout État de vivre en paix avec les autres États, prioritairement avec ses voisins, d’avoir avec eux des relations de toutes sortes, économiques en particulier, culturelles, politiques éventuellement, de coopérer avec eux partout où cela permet un profit mutuel. En rappelant cette évidence, on ne s’est pas rallié à la « construction européenne », ni n’en a prouvé la nécessité. Bien au contraire, elle en illustre la nocivité. Cette merveilleuse construction ne fait pas qu’abolir des frontières : elle en renforce. Elle substitue aux frontières fondées sur l’histoire une frontière qui n’est fondée sur rien, comme on l’a vu, et sépare radicalement, au nom de cette Europe qui n’existe décidément pas, des pays voisins géographiquement, que le passé rapproche souvent. Est-il vraiment sérieux de penser qu’un Espagnol a moins en commun avec un Marocain qu’avec un Letton ? C’est pourtant ce qu’on décrété au nom de l’Europe, en établissant un espace sans frontière de Riga à Séville, dont la Méditerranée est, contre l’histoire et la géographie, la limite au Sud. Le même problème se pose à l’Est, qui est encore plus compliqué, puisque qu’on n’a pas de mer dont faire une frontière, qu’on ne veut même pas, si peu crédible qu’il soit dans ce rôle, de l’Oural, la Russie devant être exclue, parfois, aujourd’hui par exemple, au nom des « valeurs », d’autres, à l’époque où on saluait son retour (sic !) à la « démocratie » au nom d’une géographie paradoxale qui la faisait rejeter en Asie par les millions de kilomètres carrés, presque désertiques, de la Sibérie[10]. Comme on est prêt à s’émouvoir à propos d’Ukraine pour dénoncer les méchants Russes, mais qu’on ne veut surtout pas s’en embarrasser, on arrive à ce que Varsovie et Vilnius soient plus proches de Séville que de Kiev.

    On a, en France, une illustration de cette absurdité avec l’amusante notion de « citoyenneté européenne » : alors qu’un Algérien ou un Marocain habitant sur notre sol depuis vingt ou trente ans ne peut voter aux élections municipales, un Bulgare débarqué tout récemment, même non francophone, en a le droit.

    L’idée d’Europe sépare des peuples au moins autant qu’elle prétend en unir, plus sans doute, puisqu’en fondant des liens privilégiés sur une abstraction, elle en nie d’autres qui devraient être naturels, entre proches voisins.

    La première communauté, à six, avait de ce point de vue, il faut le reconnaître, une pertinence, sinon dans ses principes et son fonctionnement, du moins dans sa composition, puisqu’elle regroupait des pays très voisins par la géographie, plus encore par l’histoire et par la culture, dont le développement économique était comparable et semblait devoir évoluer dans la même direction[11], entre lesquels des liens privilégiés étaient donc possibles et souhaitables. L’idée de coopération dans le cadre d’une communauté était bonne, ou du moins l’aurait été sans le fantasme d’une évolution vers un État fédéral. Il y avait un mensonge : appeler cela Europe. L’erreur manifeste de ces gens-là est d’avoir cru à leur propre mensonge et, plutôt que s’en tenir aux frontières que leur avait obligeamment données le refus initial des Anglais, les dictatures militaires du Sud, et, surtout, l’avance de l’Armée rouge à l’Est, avoir, ces causes disparaissant, démesurément élargi leur machin jusqu’à en faire un monstre qui corresponde réellement à cette Europe qui n’existe pas.

    Il n’y a donc décidément pas de raison de « construire l’Europe » ailleurs qu’autour de Jupiter, où il serait judicieux d’envoyer tous ceux qui prétendent persévérer dans cette noble tâche. Il peut sembler vain d’avoir aligné des évidences pour lutter contre un mirage : l’ennuyeux est que ce mirage, pour absurde qu’il soit, empêche depuis des années qu’on parle sérieusement de politique, tant intérieure qu’extérieure, dans bien des pays, dont la France. On comprend bien l’intérêt de certains, qui ne veulent surtout pas qu’on le fasse, à entretenir le mirage, et d’autres, qui s’en nourrissent, à leur servir d’orchestre. On comprend moins l’obstination d’autres à faire allégeance à cette très mauvaise plaisanterie.

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    Planète Europe, http://www.planete-astronomie.com/

    (photo du site http://www.planete-astronomie.com/)

     



    [1] Une pensée pour l’imbécile qui, un jour où je disais sur Facebook ce qui est vrai, que ce n’est pas l’Europe qui est un continent, mais l’Eurasie, m’a aussitôt dénoncé comme agent de l’infâme Poutine.

    [2] On peut par exemple prendre le débat (ou plutôt le non débat, puisqu’il ne s’est trouvé personne pour voter contre) à la Chambre sur la ratification de ce traité, les 25 novembre 2003 : « C'est, en fin de compte, la réalisation du rêve des fondateurs de l'intégration européenne : la réunification du continent européen, divisé depuis la Seconde Guerre mondiale. » (Nicolas Perruchot, UDF) ; Comment ne pas être enthousiastes à l'idée de voir 450 millions d'Européens s'unir pour bâtir ensemble non seulement une communauté d'intérêts, mais aussi une communauté de destin ? Alors, oui ! dix fois oui ! à la réunification de l'Europe et à nos retrouvailles. (René Andr, UMP) ; « Ecoutons la ministre des affaires étrangères de Lettonie, Sandra Kalniete : « Ce que nous apportons dans la corbeille de la réunification de l'Europe, c'est un besoin de justice et de liberté, parce que nous savons ce que c'est que d'en être privés. Et un très fort sentiment de notre identité, notre seul refuge, durant toutes ces années d'isolement, a été la culture, la conscience d'appartenir à la civilisation européenne. » (Jean-Louis Bianco, PS) ; « Le grand élargissement que nous nous apprêtons à ratifier a bien la signification d'une réunification. » (François Loncle, PS). Mais le champion toute catégorie fut Philippe de Villers, qui, en défendant trois motions de procédure (avant de ne pas voter contre le traité), employa dix fois le mot de réunification pour la réclamer et dire que le traité ne la faisait pas (par exemple : « Mes chers collègues, ceux qui ont conduit l'élargissement ont pris le risque de rendre insupportable pour les uns, et malheureux pour les autres, une réunification tellement attendue, un élargissement tellement indispensable ») http://www.assemblee-nationale.fr/12/cri/2003-2004/20040076.asp et http://www.assemblee-nationale.fr/12/cri/2003-2004/20040077.asp

    [3] C’est si évident que même Hervé de Charette (ou son nègre) s’en était aperçu, qui disait dans le discours où il introduisait, en tant que ministre des Affaires étrangères, le débat de ratification « l'élargissement scelle la fin des tentations impériales de la Russie en Europe, la mort du grand schisme communiste qui a déchiré notre continent au XXe siècle, et l'unification de ce dernier pour la première fois de son histoire - et non sa réunification, comme on le dit souvent - par la volonté des peuples, démocratiquement exprimée. ». Ça n’a pas suffit à empêcher le déferlement de sottises cité ci-dessus.

    [4] François Loncle a aggravé son cas en poursuivant la phrase citée plus haut par « Même si l'expression peut apparaître comme historiquement impropre, parce que, depuis l'Empire romain, les Etats européens se sont presque sans discontinuer déchirés »

    [5] Ce ne serait pas la première fois qu’on userait ainsi de la ressemblance entre ce parfait du verbe εὑρίσκω : Mitterrand et Kohl nous l’ont déjà faite dans les années quatre-vingt pour nous faire croire que l’Europe allait partir à la conquête des étoiles, avec le résultat qu’on pouvait prévoir.

    [6] S’agissant de l’Espagne, on n’a résisté que très difficilement à la tentation d’ajouter Caramba !

    [7] La date habituellement retenue est 1054. Mais le fossé s’était déjà creusé avant cette officialisation, et la rupture n’a été (à ce jour) définitive qu’après le rejet par la partie orientale du concile d’unité de Florence de 1439.

    [8] C’est tout à fait logiquement que la frontière séparant catholiques et orthodoxes correspond à celle entre les deux empires romains d’Occident et d’Orient, qui était à l’intérieur de l’empire unifié déjà la frontière linguistique entre latin et grec (les Russes, évangélisés par Byzance l’ont logiquement suivie). C’est un fait moins explicable que la frontière entre catholiques et protestants telle qu’elle s’est fixée à la fin du XVIe siècle sur le continent correspond en gros à la frontière Nord de l’empire romain d’Occident et à la limite de l’influence latine (la Pologne étant une exception).

    [9] On me pardonnera, j’espère, de ne pas dire « les anciens pays de l’Est », comme font de brillants géopoliticiens.

    [10] Il faut préciser que nous cesserons de considérer cet argument comme grotesque si quelqu’un venait à s’en servir pour exclure, à cause des quatre cent mille kilomètres carrés de la Terre Adélie, la France de l’Europe.

    [11] Ça n’a pas été le cas, largement à cause de la forme de la « construction », surtout à partir de l’Acte unique de 1985, qui a renforcé les déséquilibres régionaux.