• Notre superbe gilet jaune ?

     

    Si les divines surprises de l’histoire ne se ressemblent pas, les divins surpris sont toujours les mêmes.
    Didier Motchane, Un atlantisme à la charentaise, Paris (Arléa), 1992, p. 100.

     

    Surprise ! Jupiter Tout Couinant à qui on annonçait un règne de mille ans après qu’il eut terrassé les horribles syndicalistes archaïques qui osaient contester ses merveilleuses (et si originales) réformes vacille au point qu’il va bientôt être impossible aux plus zélés, hors Brice Couturier bien sûr, de ne pas le prendre pour ce qu’il est, un enfant capricieux que le Pouvoir (le vrai) a dans un moment d’ivresse embauché pour un rôle où beaucoup de grandes personnes s’étaient discréditées.

     

    Il est donc difficile de ne pas éprouver de la sympathie pour ce mouvement dit des gilets jaunes. Si elle n’était pas spontanée, l’indignation vertueuse de tant de gens éminemment détestables, contre tous ces affreux incultes qui ne comprennent rien à rien et veulent réchauffer le climat pour détruire la « planète » suffirait à la créer. Ils ont fini par croire à leurs propres mensonges, et découvrent avec indignation qu’ils sont à peu près les seuls.

     

    Il est tout à fait scandaleux, aux yeux de ces grands écologistes qui ont pour la plupart voitures de fonction et frais de taxi payés, qu’alors qu’il y aurait tant de causes nobles et désintéressées, celles qui les nourrissent bien sûr, la vile multitude ait osé prendre comme sujet premier de sa colère l’augmentation du prix de l’essence. Comment, disent-ils, peut-on être aussi mesquin ? Ces grands esprits dont les frais de déplacement sont payés par les autres sont très haut au-dessus des préoccupations de ceux qui sont obligés de prendre la voiture pour aller travailler, ou bien pour aller, sous peine de radiation, pointer au chômage, et pour qui tant de plus sur le carburant, c’est tant de moins sur le faible revenu mensuel. Comment peut-on vouloir condamner la « planète » à l’ébullition pour si peu ?

     

    La plaisanterie de la fiscalité écologique est évidemment monstrueuse. Cette phase-là a commencé par la polémique sur le diesel, dont on a subitement découvert qu’il était beaucoup plus polluant que l’essence. Comme on avait un peu plus tôt découvert l’inverse, et l’inverse de l’inverse il n’y a guère plus longtemps, il n’est pas foncièrement immoral d’hésiter à prendre ça au sérieux. Mais si on admet, pour la commodité du raisonnement et sans préjuger des suites à donner que cette vérité scientifique soit pour une fois, fermement et définitivement, la vraie vérité, on peut aussi admettre qu’il soit anormal que le gazole coûte moins cher que l’essence. On s’attend donc à ce que le gouvernement augmente les taxes sur le gazole et baisse dans la même proportion celles sur l’essence, pour une somme nulle. On n’a rien compris à la fiscalité écologique : le gouvernement augmente le gazole ET l’essence, en toute équité, pour guérir « les Français » de leur addiction au pétrole.

     

    Le ressort de la farce est trop évident pour qu’elle puisse être drôle. Une fiscalité dite incitative peut éventuellement avoir un effet quand il y a un choix : ici, il n’y en a pas. Pour presque tous, cesser d’utiliser sa voiture pour aller au travail, ou pointer au chômage, est renoncer à tout revenu. La taxe est donc obligatoire. Il ne s’agit pas d’inciter à consommer moins de carburant, mais de profiter de la nécessité d’en consommer pour prélever de l’argent pour le budget de l’État. Puisque la morale du jour exige la chasse aux émetteurs de gaz carbonique, que les savants appellent dioxyde de carbone et les cuistres CO2, que tous nous émettons en expirant après avoir inspiré, on pourrait aussi imaginer, sur le même modèle, une taxe sur la respiration pour guérir « les Français » de leur addiction à l’oxygène.

     

    Le seul but était bien sûr de taxer, dans le cadre d’une politique d’austérité qui depuis quarante ans assèche les ressources par la récession, augmente en conséquence quoi qu’elle en dise les dépenses dites sociales et ne peut s’en prendre pour tenter de limiter le déséquilibre qu’à ce qui n’est pas délocalisable grâce à sa décision de libérer totalement les mouvements de capitaux (Oui c’est du traité de Maastrikt que je parle. Vous savez tous que je suis à peu près incapable de parler d’autre chose).

     

    Tout ça est décidément fort sympathique. Mais il reste difficile de partager l’enthousiasme de tous ceux, dont beaucoup étaient naguère pour la « transition énergétique » par le fisc au nom de l’ « urgence climatique » et jadis pour Maastrikt, qui y voient la révolution qui s’avance et qui sera victorieuse demain. Les raisons mêmes du succès de ce mouvement en font aussi les limites. Il est parti d’une revendication très limitée, d’un tel bon sens que tout le monde ne pouvait que l’approuver, tout le monde sauf bien sûr la quasi totalité de l’establishmentpolitico-médiatique (comprise une bonne part de ceux qui veulent maintenant apprendre aux « gilets jaunes » comment faire la révolution d’ailleurs). À part ça, il n’engageait à rien. Il s’est logiquement transformé rapidement en une manifestation de colère générale, de beaucoup de colères, sans devenir plus compromettant. Manifester à l’appel d’un parti politique ou d’un syndicat, c’est se compromettre. Là, il suffisait de mettre un gilet jaune pour faire savoir qu’on n’était pas content, sans plus. Il est assez moral que ce truc laid et grotesque dont le gouvernement avait imposé l’achat sous Sarkozy malgré son inutilité manifeste (sauf bien sûr pour ceux à qui a profité cette vente forcée) ait finalement trouvé cet usage. Mais il ne peut en avoir d’autres : sitôt qu’il s’agit d’avancer d’autres revendications, les choses se gâtent.

     

    Le sport favori des partis et groupuscules variés ces deux dernières semaines a été de faire circuler « Le véritable programme des gilets jaunes », chacun des diffuseurs constatant avec satisfaction qu’il correspondait mot pour mot au sien. Ne rigolez pas tout de suite : ils ont des preuves. La plupart ont exhibé fièrement au moins un « gilet jaune ». Inversement, les rares hostiles aux mouvements, les soutiens du gouvernement, mais aussi quelques brejnéviens particulièrement surgelés, ont pu trouver des gilets jaunes éminemmment détestables à montrer. Il y en a pour tous les goûts. Des qui veulent chasser les immigrés, des qui veulent abolir tous les impôts, des qui veulent faire payer les riches, des qui veulent supprimer les « charges », des qui veulent restaurer la sécu et les retraites, des qui sont pour la « transition énergétique » en taxant le kérosène mais pas l’essence et le gazole, des qui veulent augmenter le SMIC, le plus drôle étant bien sûr celui qui veut remplacer le gouvernement par le brave général de Villiers. On en a même trouvé qui pensaient que la première chose à faire était de sortir de l’Union européenne. Ce n’est pas très difficile : pour être un « gilet jaune », il suffit de revêtir ce truc, et de dire qu’on n’aime pas Macron, ce qui vient spontanément à la plupart d’entre nous, et n’est pas un effort insurmontable pour les autres, sauf bien sûr Brice Couturier. Si vous voulez un gilet jaune marxiste-motchaniste et latiniste, offrez moi un de ces trucs (je n’en possède pas, n’ayant pas de voiture) : vous ne serez pas déçus. Mais cela ne peut avoir qu’un temps : rapidement, chacun traite tous les autres de « faux gilets jaunes », un objet fort surprenant. Un faux gilet jaune serait-il un gilet fait d’autre chose que de plastique ? Dès qu’il y en a un pour avoir l’idée originale de se décréter porte-parole des gilets jaunes et parader sous ce titre dans les media, il s’en trouve beaucoup pour brailler qu’il n’est pas du tout leur porte-parole.

     

    Ça n’était pas du tout compromettant au départ, mais ça le devient fatalement. Les manifestations spontanées sans organisateurs ont logiquement conduit à des violences et de la casse. On évitera de se demander si cela est organisé ou encouragé par le pouvoir d’État, pour ne pas faire hurler les belles âmes : c’est en tout cas toléré. Il est quand même difficile de ne pas se demander comment la police a pu laisser des manifestants prendre le contrôle de l’Étoile, avec les conséquences prévisibles sur l’Arc de Triomphe, quand la position était très facile à défendre mais, pour la même raison, difficile à reprendre une fois abandonnée. Quoi qu’il en soit, il était  peu près fatal qu’il y eût de la casse. Comme toujours dans ces cas là, les fins dialecticiens qui déplorent mais disent ce qui est vrai, que le pouvoir en est le seul responsable par son incurie, se trouvent irrémédiablement coincés entre une très forte majorité qui pleure que ce n’est pas du tout ce qu’elle voulait, que les méchants casseurs ont gâché sa belle manifestation pacifique, et en conclut qu’on ne l’y reprendra plus à manifester, et une minorité qui aime ça et appelle à casser encore plus car elle y voit la preuve que décidément la révolution s’avance. Observer que ce dernier point est évidemment idiot serait se faire encore quelques ennemis de plus, et provoquer un concert de ricanements. Nous avons nous aussi appris que la révolution n’est pas un dîner de gala,et savons fort bien qu’on ne peut envisager un changement radical de la nature du pouvoir, certes souhaitable, en excluant a prioritoute violence. Mais partir de l’idée incontestable qu’il ne peut vraisemblablement y avoir de révolution sans violence pour arriver à celle qu’il ne peut y avoir de violence sans révolution montre une curieuse conception de la logique. Pire, beaucoup de nos brillants théoriciens de la guérilla urbaine semblent en être à considérer que la révolution est un jeu de société entre méchants flics et gentils manifestants, sans rapport aucun avec la question du pouvoir.

     

    Il est probable que tout cela va bientôt prendre fin. Le gouvernement vient de céder sur la revendication première. Évidemment, comme toujours dans ce cas là, il s’est trouvé des savants pour brailler que le moratoire était un piège, pour arrêter les manifestations et maintenir la taxe ensuite. Évidemment, comme presque toujours dans ce cas là, mais beaucoup plus vite tant l’ambiance est à la panique, le moratoire est devenu annulation définitive, et les grands savants sont ridicules (ne les plaignons pas : ils aiment ça). Évidemment, ça n’apporte aucune solution au problème de fond. Mais presque tous les braves gens qui sont allés manifester ces derniers samedis vont retourner à leurs occupations habituelles, non qu’ils soient satisfaits mais par lassitude et peur des conséquences. Les amateurs de casse pour la casse vont hurler au mensonge et à la trahison, et continuer quelque temps à briser des vitrines tous les samedis, avec quelques braves gens qu’ils auront convaincus et qui seront presque les seuls à en subir des conséquences judiciaires, mais ne pourront plus compter longtemps sur la complaisance des flics, puisqu’il n’y aura plus de mouvement de masse à discréditer.

     

    On aura une fois de plus vu ce que sont les nouvelles formes d’action dépassant des modèles archaïques dont « les Français » ne veulent plus. Ça commence très fort parce que c’est nouveau, et que ça ne compromet pas, mais ça aboutit toujours au même point : comme les archaïques périmés, on manifeste, comme quand c’est eux, on n’obtient aucun résultat sérieux, et on se divise entre une large majorité qui conclut que ce n’est pas la peine de perdre son temps pour rien, et une petite minorité qui voit là la preuve que manifester ne suffit pas, et qu’il faut faire de la casse, ce qui ne sert à rien non plus, sinon à conforter la majorité dans son opinion.

     

    On ne peut que répéter, au risque de lasser encore le trône et la patrie que ce qui, décidément, manque est une perspective politique. Les plus touchants de ceux qui veulent expliquer la vie aux « gilets jaunes », à distinguer soigneusement des différentes variétés de vautours qui disent qu’ils sont totalement d’accord avec eux et qu’il leur suffira donc de voter pour eux la prochaine fois, dont les plus haïssables sont bien sûr ceux qui prêchaient récemment que la lutte des classes était périmée, abolie par l’intérêt commun écologique, sont ceux qui disent que pour poursuivre ce beau mouvement, il faut absolument qu’il se structure pour sortir de la confusion des revendications et choisisse démocratiquement des porte-parole. Un comité central, un bureau politique, des fédérations, des commissions et des sous-commissions avec des tâches bien précises pour élaborer démocratiquement un programme de transition[1], et, bien sûr, une liste pour les ridicules élections « européennes ». C’est très touchant, mais c’est prendre le problème à l’envers. Le succès des « gilets jaunes » est dû à ce qu’ils n’avaient pas tout ça : s’en doter serait un moyen infaillible de finir à un pour cent, et de gâcher le bon souvenir que cette aventure pourrait laisser.

     

    Ce ne sont pas les « gilets jaunes » qui manquent de perspective politique, mais le pays tout entier, qui subit depuis plus de quarante ans une politique dont, à juste titre, il ne veut pas, mais ne trouve d’autre moyen de le faire savoir que de changer à intervalles réguliers, désormais fixés à cinq ans par Jospin, le pitre chargé de faire semblant de la mener, et de se consoler en pratiquant la marche à pied derrière pancartes entre-temps. Là est le souci majeur, dont on ne se débarrassera pas non plus en cassant quelques vitrines et en brûlant quelques porsches. Il est absurde de reprocher aux « gilets jaunes » de ne pas avoir de perspective politique quand on n’en a point soi-même, mais il l’est tout autant de voir dans un tel mouvement un miracle inespéré permettant de s’en passer.

     

    Ce mouvement, décidément sympathique, n’est pas sans mérites. Il aura eu celui de montrer à quel point l’affreux Macron et son odieuse clique étaient détestés. Ça n’aurait pas dû être une découverte. On pourrait dire, en adaptant une formule de Desproges, qu’un secret d’État est une chose que tout le monde sait, sauf le chef de l’État. Il le sait désormais, et aussi tous ceux qui se consacraient à répéter qu’il était merveilleusement populaire, si bien que beaucoup de mouches sont en train de changer d’âne. Ils n’est pas non plus inutile que tous ceux qui le détestaient mais avaient l’impression, en écoutant la radio et la télévision, d’être de honteuses exceptions sachent désormais qu’ils sont l’immense majorité. Mais il ne peut rien en sortir, sinon un renforcement de haine né d’un constat d’impuissance. Il n’est pas très sérieux de déplorer, comme c’est la mode aujourd’hui, que le pouvoir d’État ne veuille pas entendre la colère des manifestants : comme Toto quand on lui dit de manger sa soupe, ce n’est pas qu’il ne veut pas, c’est qu’il ne peut pas, d’abord bien sûr à cause de ce qu’on appelle, curieusement, « construction européenne »[2]. Il est extrêmement improbable, mais pas tout à fait impossible, car cela dépend de la décision d’un seul individu, que le mouvement provoque la démission de Macron, ce qui ne changerait rien puisqu’il serait remplacé par un autre du même genre, dont on ne peut même pas espérer, après l’enchaînement des quatre derniers mandats, qu’il sera moins ridicule. Il est beaucoup plus probable qu’il continue à profiter de la place, et passe, comme ses prédécesseurs en leur temps, de la ligne « Je peux faire ce que je veux, j’ai été élu, je suis populaire » à « Je suis impopulaire donc je peux faire ce que je veux, ça ne changera rien » avant d’être remplacé à l’échéance prévue, de la même façon.

     

    Ce mouvement a aussi le mérite incontestable d’avoir gagné sur sa revendication première. C’est suffisamment rare, par les temps qui courent, pour être souligné. Mais il est dangereux d’en conclure, comme cela se fait beaucoup, qu’il suffit de manifester un peu violemment pour obtenir satisfaction. Cette victoire n’est pas tant due aux modalités d’action qu’à la revendication elle-même, qui ne touchait pas à la nature du pouvoir. Il s’agissait pour le gouvernement de ramasser un peu d’argent sous prétexte d’écologie : constatant que la ficelle était trop grosse, il renonce, avec bien sûr l’idée de se rattraper ailleurs, plus discrètement. On peut être certain que si des « gilets jaunes » avaient eu l’heureuse idée de manifester au printemps dernier, en même nombre et avec les mêmes méthodes, leur soutien aux cheminots en lutte, ils n’auraient pas obtenu la renonciation du gouvernement à l’ouverture à la concurrence, qui aurait impliqué la rupture sur ce point au moins avec l’Union européenne.

     

    Cela rappelle l’affaire du CPE en 2006. La victoire fut belle et heureuse, mais eut de funestes conséquences, en ce qu’elle donna à beaucoup l’idée qu’il suffisait de « bloquer » les facs sans chercher à rien construire pour obtenir satisfaction, ce qui conduisit, sur la LRU de Pécresse, à un désastre dont le mouvement étudiant (certes déjà mal en point) ne s’est jamais relevé. Le CPE, qui dispensait le patron licencieur de trouver un motif capable de tenir devant les prud’hommes, était de l’ordre du petit cadeau pour entretenir l’amitié fait par Villepin au patronat. Quand ça a provoqué une énorme pagaille, c’est le patronat même qui a dit à Villepin qu’il pouvait garder son cadeau empoisonné. La casse des structures de l’Université, c’était beaucoup plus sérieux, et ça valait bien un peu de pagaille.

     

    Il faut donc prendre ce qu’il y a de positif dans ce mouvement, mais surtout ne pas croire avoir trouvé (reçu, plutôt) la recette miracle. Il n’y a toujours pas d’alternative politique sérieuse possible sans un rejet radical de l’Union européenne, une interrogation sur ce qu’on nous vend comme la démocratie, une réflexion sur la propriété. Croire que les « gilets jaunes » peuvent dispenser de tout ça, c’est confondre le symptôme avec le remède.

     

    Bellegarde, 4-7 décembre 2018.

     

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    [1]Il sera peut-être utile de préciser pour les plus jeunes que ce n’est pas de « transition écologique » qu’il s’agit ici.

    [2]Coralie Delaume explique cela fort bien, avec une patience que je n’ai plus (l’ai-je jamais eue ?) dans Gilets jaunes : « Macron a les pieds et les poings liés par l'Union européenne », Le Figaro, 7 ( ?) décembre 2018.