• Inmortales mortales si foret fas flere,
    flerent divae Camenae

    DeuilDidier Motchane est mort hier.  Pour rendre hommage à ce personnage immense de l'histoire du mouvement ouvrier et socialiste français, qui a su rester un exemple de lucidité, de cohérence intellectuelle, d'honneur et de loyauté, et bien plus encore,  dans tant de combats souvent douteux, dont le résultat à ce jour n'est certes pas satisfaisant, et dont je suis fier d'avoir été l'ami, il faudrait écrire des pages et des pages. J'espère essayer un jour de le faire.

    En attendant ce jour, je peux toujours utiliser ce qui vaut tout ce que j'écrirai jamais: ses nombreux textes, malheureusement très dispersés, hors les trois livres qu'il a publiés. En voici un presque inédit, la retranscription de la conférence qu'il avait donnée à ma demande sur le sujet Que reste-il du socialisme, telle qu'elle avait été publiée dans notre revue confidentielle d'alors. L'idée était de moi, qui étais déjà soucieux de rouvrir certains vieux placards, ce à quoi Didier était alors, pour de justes raisons bureaucratiques, fort réticent. La merveilleuse gentillesse qui ajoutait à toutes ses qualités l'avait conduit à accepter, et le résultat m'avait prouvé combien j'vais eu raison d'insister (Apparemment, il n'y a pas eu de photos de cette conférence. Je faisais le pingouin à la tribune, et il faut croire que je n'avais trouvé personne pour tenir l'appareil dans notre mouvement de masse. Vous avez donc celle du congrès de Nantes).

    Une de des formules de Didier que je préfère, dont j'ai souvent assommé ceux, s'il en était, qui avaient la bonté de me lire, est "Il y a des sursauts de vertu qui se perdent. Que le glissement du temps engloutisse ses couards et ses couacs, et l'on sera tout étonné qu'il soit possible d'entendre à nouveau ce que parler veut dire". Il écrivait cela en décembre 85 ou janvier 86. Trente ans plus tard, le glissement et l'engloutissement restent à venir. Ils viendront, mais Didier ne sera plus là. Jusqu'à hier, nous avions néanmoins un moyen simple et pratique d'entendre ce que parler voulait dire: l'écouter. Ce moyen nous manquera désormais. Il nous reste encore celui de le lire.

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  • Je n'ai rien publié sur ce blog depuis très longtemps (Les objectifs du plan n'ont pas été atteints) tant je suis feignant (mais ça, c'était déjà le cas avant) et désespéré par ce qu'est devenue la vie politique en France. Je triche en mettant ici mon commentaire à la lettre d'Ambroise de Rancourt expliquant à son idole combien elle le décevait  (http://l-arene-nue.blogspot.fr/2017/10/lettre-ouverte-jean-luc-melenchon-par.html) par un supposé tournant islamiste, lettre à laquelle, d'ailleurs, l'idole a répondu avec toute la grossièreté qu'ont les idoles quand on ose les contrarier.

    Je ne pense pas que Mélenchon soit devenu subitement islamiste, ni ait changé en quoi ce soit depuis sa campagne présidentielle. C'est plutôt que certains commencent à voir les contradictions qu'ils se cachaient.

    Le succès de ce pitre dangereux, en 2012 comme en 2017, a été de réunir sur son nom et sur le culte de sa personnalité tout ce qui était ou se croyait à gauche du PS: les réformistes mous qui ne voulaient pas être des libéraux durs, les communistes façon Hue-Buffet, les staliniens les plus obtus, douze chapelles trotskistes différentes outre la sienne propre, les gaullistes déportés à gauche, les nostalgiques de Marchais, les obsédés de la fin du nucléaire, les industrialistes, les végétaliens fanatiques, les défenseurs des petits éleveurs, les féministes monomaniaques et les homosexuels idem, les laïcards les plus affreux, les chrétiens de gauche, ceux qui poussent l'anti racisme jusqu'au racisme, les défenseurs de la cause arabe (version anti islamiste et version pour le compromis avec eux), les forcenés de la sortie de l'Euro, les eurofédéralistes béats qui trouvent que l'UE laisse trop de place aux États, les nationalistes obstinés, les républicains abstraits, les tiers-mondistes, les profs réacs, les pédagogistes fous, et tous ceux que j'oublie.

    La technique était de dire un truc pour chacun en comptant que celui-là sera convaincu que c'est là la véritable opinion du Chef, que tout le reste est dit uniquement pour enfumer les autres et ne vaut pas même d'être écouté. Ce fut exactement la méthode de Le Pen père pour fédérer l'extrême-droite, et ça a marché là aussi.

    Le plus effarant est que ça ait marché deux fois de suite. Son bloc de 2012 s'est rapidement désagrégé sous ses contradictions, et il semblait à peu près à poil. Il a suffit de recommencer la même chose pour obtenir le même résultat, tant est forte l'obsession présidentielle dans ce malheureux pays, où l'entrée dans la campagne efface miraculeusement toutes les réflexions qu'on a pu faire pendant les quatre années précédentes. C'est pourquoi je crains qu'il ne faille pas désespérer de lui pour 2022.

    À ceux qui m’ont fait justement remarque que je ne disais pas ce qu’il fallait faire, j’ai répondu ensuite :

    Premier principe, qu'on oublie trop souvent: il vaut mieux ne rien faire que faire des sottises. Quand on ne voit rien d'utile, et que des choix nuisibles, sans moindre mal évident, attendre.

    Il est clair que les perspectives à court, et même à moyen, terme, n'ont rien de réjouissant. Ce qu'il faudrait faire, c'est construire une force politique qui s'oppose vraiment à la politique dont ce pays crève depuis quarante ans, avec les moyens idéologiques et les moyens humains. Ça ne se décrète pas (je ne suis pas de ceux qui essaient de le décréter). Ça ne peut commencer que par une lutte idéologique ferme sur les points essentiels.

    Le premier est la question de la monnaie unique. Il ne serait évidemment pas suffisant d'en sortir, mais tant qu'on y reste, on ne peut envisager autre chose que Barre à perpétuité (Il ne reste plus alors qu'à s'occuper en s'étripant entre racistes et indigénistes. Certains aiment). Sur ce point, la lutte idéologique avait fait des progrès significatifs ces dernières années, qui donnaient des espoirs.

    Mais il a suffit que soit sifflé le début du jeu présidentiel pour que tout soit oublié, que chacun aille choisir son maastrichien parmi les candidat présélectionnés par le système, en se convaincant qu'il n'était pas si maastrichien que ça, qu'il feintait subtilement et qu'une fois élu il serait bien obligé de rompre avec l'UE. Grand bond en arrière.

    Tant qu'on acceptera de considérer que la réflexion politique est un passe-temps sans importance à pratiquer quatre années sur cinq, et que la cinquième on choisit son pitre parmi ceux qui nous sont proposés (un pour gagner, les autres pour être battus, comme dans Langelot agent secret) en oubliant tout le reste, et que c'est ça la démocratie, on se condamnera à tourner en rond.

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  • Maastricht: on vous l'avait bien dit !

    Pour célébrer dignement le vingt-cinquième anniversaire de la signature du traité de Maastricht (négocié au sommet de décembre 1991, signé le 7 février 1992), je tiens une promesse faite dans l'article précédent: voici l'analyse qu'en avait donnée dès janvier Didier Motchane, dans La Lettre de République Moderne.

    [Je rappelle pour les plus jeunes que l'auteur était alors membre (depuis plus de vingt ans) du Comité directeur du Parti socialiste, parti dont il sera exclu un an plus tard. Il avait été le rédacteur de la motion de synthèse du congrès d'Épinay en 1971 et l'un des principaux du Projet socialiste pour la France des années 80, et de bien d'autres choses. La photo ci-contre est un peu plus ancienne: elle illustrait ses éditoriaux dans En Jeu, revue qu'il dirigea de 1983 à 1986]

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  • Du sommet de Maastricht ne sont redescendus que des triomphateurs. L’opinion publique attendant de toute négociation européenne une sorte de miracle, dont personne ne peut sortir perdant, Maastricht aura été un grand arbre de Noël d’où chacun a ramené son cadeau.

    Didier Motchane, janvier 1992[1]

    Affiche UDF Maastricht

    Alors que la manie de la commémoration dont est atteint ce malheureux pays prend de mois en mois des proportions toujours plus monstrueuses, il est un anniversaire que personne ne semble songer à fêter, qui aurait pourtant pu donner lieu à de joyeuses célébrations étalées sur sept semaines : le 1er janvier 2002, les pièces et les billets en euros commençaient à circuler en France ; le 18 février de la même année, ceux en francs n’avaient plus cours. Cet anniversaire coïncidait heureusement avec le vingt-cinquième du traité de Maastricht, adopté en décembre 1991, signé le 7 février 1992. Il est à peine besoin de se demander la raison de ce silence chez ceux qui nous avaient promis des merveilles de ce changement. Il est en revanche utile de se demander pourquoi, comme d’ailleurs celle d’avril-mai 2002, la prochaine élection présidentielle se tiendra sans que personne n’envisage, désormais en tirant les conséquences de ces raisons, de remettre en cause sérieusement l’Euro.

    « Messieurs, ou vous changez d’attitude, ou vous abandonnez la politique. Il n’y a pas de place pour un tel discours, de tels comportements, dans une vraie démocratie qui respecte l’intelligence et le bon sens des citoyens ». Cette injonction de Jacques Delors, fulminée le 28 août 1992 à Quimper[2], aux partisans du non au référendum du 20 septembre, avait provoqué encore plus d’hilarité que d’indignation, tant elle paraissait absurde. On n’a plus du tout envie d’en rigoler aujourd’hui quand on constate, en regardant derrière soi, que la quasi totalité des politiciens à qui elle s’adressait ont, dans la décennie suivante, obéi à cette sommation.

    On retient surtout du référendum la quasi unanimité des partis officiels pour le oui, et la surprise qu’a été, dans ces conditions, le vote de 49% des électeurs pour le non. On a raison. Il y avait cependant du beau monde dans le camp du refus : environ la moitié du RPR dont Pasqua, Séguin, Mazeaud, Fillon, tous les fils Debré, la totalité du PCF, de la LCR, aussi, au PS Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane et ceux de leur courant qui ne les avaient pas lâchés après la guerre du Golfe, avec quelques ralliés d’autres courants, une bonne partie des écologistes dont Dominique Voynet et Alain Lipietz, à l’UDF Philippe de Villiers[3].

    Jacques Delors savait se faire obéir : de tous ceux-là, quelques-uns ont arrêté la politique, presque tous ont « changé d’attitude ». À l’élection présidentielle de 2002, dix ans après le référendum sur Maastricht, quelques semaines après la disparition des francs, il n’y avait pas un seul candidat anti Euro, hors le repoussoir institutionnalisé Le Pen[4]. Quatre avaient voté non, Robert Hue, Jean-Pierre Chevènement, Olivier Besancenot, Christine Boutin, mais semblaient frappés d’amnésie. Le PCF chantait désormais les louanges de la monnaie unique. Chevènement chantait un peu moins, mais se félicitait quand même de son succès. Les uns comme l’autre parlaient très vaguement de modifier les statuts de la banque centrale de Francfort, de cela seulement[5].

    Certains (pas tous) ont encore voté non en 2005, mais sans jamais s’en prendre au principe de la monnaie unique. En 2007, puis en 2012, ils se sont tous répartis entre des candidats ayant participé à la ratification du traité de Lisbonne, qui piétinait le non du peuple français au référendum[6].

    Les faits ont pourtant donné raison aux opposants à Maastricht, confirmant leurs prévisions les plus catastrophistes. Quand on relit, par exemple, cette déclaration de Michel Rocard du 27 août 1992, « Maastricht constitue les trois clefs de l'avenir: la monnaie unique, ce sera moins de chômeurs, et plus de prospérité; la politique étrangère commune, ce sera moins d'impuissance, et plus de sécurité, et la citoyenneté, ce sera moins de bureaucratie et plus de démocratie »[7], on a du mal à comprendre comment cet homme a pu être salué à sa mort comme un grand visionnaire et un modèle d’honnêteté politique, comment ses héritiers peuvent gouverner la France depuis cinq ans en attendant d’être vraisemblablement remplacés par ceux de Giscard (que l’actuel favori ait voté non à Maastricht quand il était petit ajoute une note comique de plus).  Les ex opposants à Maastricht ont mis un acharnement incroyable à donner tort aux faits qui leur donnaient raison.

    Ces faits sont là, pourtant. L’Euro a eu sur l’économie française l’effet récessif prévu. La crise financière de 2008 en a donné l’illustration. La France a été beaucoup moins violemment touchée que d’autres, parce que la crise est partie des USA à laquelle son économie était beaucoup moins liée que d’autres, celle du Royaume-Uni en particulier, mais, contrairement à ces autres, elle n’en est pas sortie et ne semble pas près de le faire[8].

    Surtout, l’Euro empêche toute politique économique, c’est à dire à peu près toute politique, parce qu’il place le budget de l’État sous sujétion, parce que les règles fixées par les mêmes traités interdisent toute intervention sérieuse de l’État dans l’économie et que le contrôle de la monnaie par un organe extérieur garantit leur respect[9].

    Ce serait donc une très mauvais plaisanterie, à laquelle personne ne se risque, de prétendre que la fin du franc a été positive pour notre pays. C’en est une bien pire de prétendre que l’Euro est une bonne chose en soi, mais que son fonctionnement doit être changé. Il ne peut l’être puisque les traités ne peuvent être modifiés qu’à l’unanimité des États membres, évidemment impossible à atteindre[10]. Même s’il l’était, ce qu’il n’est pas, si on pouvait modifier les très fameux critères, le fonctionnement de la BCE et toutes sortes d’autres choses éventuellement, le problème demeurerait : le principe même d’une monnaie unique entre plusieurs États est nuisible, pour au moins deux raisons, l’une économique, l’autre politique. Il ne peut, d’abord, y avoir de monnaie saine servant à plusieurs pays dont les économies sont si différentes qu’elles ont en la matière des besoins fort différents. Le problème de la surévaluation de l’Euro n’est pas tant dans son rapport au dollar, qui évolue au gré des choix, obstinément keynésiens, eux, de la réserve fédérale américain, si bien que les disciples de Friedmann qui ont fondé la BCE ont réussi l’exploit d’inventer et de pratiquer, depuis dix-sept ans, cette innovation spectaculaire qu’est une politique pro cyclique (ce qui est certes nocif, aussi, si c’est rigolo), que dans les parités internes telles qu’elles ont été gelées lors de sa création, après des années d’alignement forcé du franc, dans des mesures différentes des autres devises, sur le mark. L’Euro tel qu’il est convient à l’économie allemande. Sa nocivité pour les autres est fonction de leur écart avec celle-ci : importante pour la France, plus pour l’Italie, beaucoup plus pour l’Espagne et le Portugal, dramatique pour la Grèce. On a là, bien sûr, la réponse aux grenouilles du chœur, aux quelques survivantes, du moins, qui s’obstinent à scander « L’Euro n’est pas la cause de nos maux : voyez l’Allemagne ». L’Allemagne n’a jamais abandonné sa monnaie nationale : elle n’a fait que nous l’offrir généreusement en lieu et place de la nôtre. Elle prouve au contraire, quels que soient les justes réserves qu’on doit émettre sur sa prétendue prospérité, qui n’y est pas une prospérité pour tout le monde, l’importance d’avoir une monnaie nationale.

    Si on pouvait le changer, ce qui n’est pas le cas, l’Euro ne pourrait toujours correspondre qu’à une seule économie. Dans l’hypothèse aberrante, celle des rodomontades de ceux qui braillent des choses comme « Nous sommes la cinquième ou la sixième puissance du monde et nous allons mettre Merkel au pas ! Ein ! Zwei ! [Fünf ! Sechs ! serait plus juste] », où on convaincrait les Allemands de transformer leur Euromark en une belle monnaie bien française, correspondant à l’économie française, le problème ne serait que déplacé.  D’abord (on y revient), il n’y aurait aucune raison que les autres l’acceptent. Ensuite, un peuple qui en opprime d’autres n’est pas libre ; peut-être un jour les travailleurs allemands, qui actuellement ont tendance à s’enorgueillir des « sacrifices » qu’ils font et à faire cause de leurs maux les vilains petits feignants qui n’en font pas autant, le comprendront-ils.

    La raison politique, intimement liée à la précédente, est qu’il n’y a pas d’État digne de ce nom qui ne dispose pas de sa monnaie, sinon depuis que le monde est monde, du moins depuis qu’il y a des États (ou d’autres formes d’organisation politique, comme la cité) et des monnaies. La souveraineté en la matière est de celles qui ne peuvent se partager. Un Euro « démocratique » où on voterait au lieu de remettre la souveraineté monétaire de tous les autres à l’Allemagne, hypothèse tout à fait gratuite bien sûr, ferait à chaque fois un gagnant et des perdants. On l’a vu : un État qui n’a pas de monnaie perd son principal moyen d’action, et donne à celui dont il dépend en la matière le moyen de paralyser toutes ses velléités d’agir marginalement par d’autres moyens. L’Euro n’a pu être établi que par l’union de deux fantasmes, d’ailleurs contradictoires : celui de ceux des libéraux qui veulent croire que la monnaie est un instrument neutre et qu’il ne faut surtout pas y mettre de politique, ce qui ne s’est jamais vu nulle part, surtout pas dans leurs paradis anglo-saxons du libéralisme, celui des européistes qui veulent abolir les nations par décret pour les remplacer par une belle nation européenne et ont été assez vains pour voir dans la monnaie le moyen de cette merveilleuse transsubstantiation.

    Un État qui ne maîtrise pas sa monnaie ne peut pas faire de politique, du moins sans le consentement de qui la lui fournit. La crise grecque de l’été 2015 l’a parfaitement confirmé : quand le gouvernement Tsipras a manifesté l’intention de s’écarter des règles fixées par les traités, il a suffit de le menacer de le priver d’Euros pour le mettre à genoux, puisqu’il avait exclu d’office le retour à une monnaie nationale. C’est pourquoi une élection présidentielle dans ce contexte, celle de cette année comme les trois précédentes, ne peut être qu’une très mauvaise plaisanterie.

    Nous en sommes là. Alors que ce malheureux pays s’enfonce dans une crise qui ne peut que le mener au désastre, les différents acteurs politiques parlent du temps qu’il fait, rivalisent de considérations morales qui ne sont certes pas hautes sur la cohésion sociale, inventent chacun leur mesurette censée prouver tant leur originalité que leur préoccupation de donner la priorité à l’emploi, en sachant parfaitement qu’ils ne décideront rien, mais appliqueront ce qui a été décidé ailleurs et ne pourra qu’amplifier la crise. L’Euro n’est pas bien sûr la seule cause de cette crise, il n’en est peut-être pas, au sens strict la cause première. Mais il en est évidemment la cause suffisante, en ce qu’il empêche radicalement de s’attaquer à toutes les autres, si bien qu’il est totalement vain d’en parler tant qu’on n’a pas posé comme préalable qu’on se débarrasserait de celle-ci.

    Tel est le paradoxe. Le débat politique se réduit depuis des années aux gens dont tout prouve qu’ils ont eu tort, tort à un tel point qu’ils ne peuvent être que dramatiquement incompétents ou foncièrement ennemis du bien public, et ont conduit le pays à une impasse, et à ceux qui, ayant eu raison, se sont assez vite repentis pour se consacrer à avoir tort avec les premiers. Certes, tous ceux-là y gagnent fort bien leur vie, et on peut comprendre que certains se trouvent heureux de ne pas faire de politique, mais de jouir de grasses prébendes, le risque d’en être privé par la colère du peuple étant tempéré par la certitude qu’ils ont de les retrouver à l’élection suivante, quand leurs successeurs, ayant fait exactement ce pourquoi eux-mêmes avaient été chassés, subiront le même sort. On peut bien sûr, il le faut, accuser un système politique verrouillé pour ne donner au peuple à choisir qu’entre des candidats présélectionnés par le système, avec comme exutoire l’épouvantail lepéniste, tout aussi présélectionné, qui a trouvé cette année son symétrique avec l’abominable homme du quinoa[11]. On ne doit pas moins s’étonner qu’il n’y ait personne, absolument personne, dans le système politique, pour constater qu’il ne fait pas jour à minuit et tenter de le faire savoir. La terreur delorienne ne peut quand même, après tant d’années, suffire à expliquer cela.

    Ce paradoxe est renforcé par un autre. En 1992, on opposait volontiers aux méchants politiques mesquins qui s’obstinaient à refuser de voir les merveilles de l’« Europe » en général et de la monnaie unique en particulier, l’unanimité des « intellectuels », tous ces gens savants et désintéressés qui en chantaient tous les louanges. Il y avait, bien sûr, une part de bidonnage. Mais il était alors effectivement assez difficile de trouver un universitaire, économiste, sociologue, historien même, ou un essayiste reconnu s’opposant clairement à Maastricht. Ceux qui n’en chantaient pas les louanges préféraient parler d’autre chose. Les quelques rares qui disaient non s’abritaient aussitôt, pour tenter d’échapper à la foudre, sous les foutaises de l’autre Europe, démocratique et non bureaucratique, pourquoi pas avec une monnaie unique mais pas celle-là, pas tout à fait celle-là. C’était encore largement le cas lors du référendum de 2005. Depuis, le vent a spectaculairement tourné. Parmi les « intellectuels » (j’emploie ce vilain mot faute de mieux) même officiels, la contestation de l’Union européenne est désormais largement hégémonique, au point qu’elle commence à se faire entendre dans les media. L’écho suscité par la sortie ces jours-ci de l’excellent livre de Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne l’illustre. Il n’est pas sûr qu’un tel livre aurait pu être écrit il y a dix ou quinze ans, même si tous ses arguments principaux existaient déjà. Il est tout à fait certain qu’on aurait alors veillé à ce qu’il ne fît pas de bruit. Il vient dans un contexte favorable : après les deux frères (hélas) ennemis, Frédéric Lordon et Jacques Sapir, de plus en plus de voix se prononcent pour la fin de l’Euro. Ainsi, Gaël Giraud prône son remplacement par une monnaie commune : ce ne serait que le retour d’un vieux classique s’il ne précisait pas que cette monnaie commune doit se faire… sans l’Allemagne[12]. Les hommages officiels périodiquement (et justement certes, pour une fois) rendus à Bernard Maris omettent soigneusement de préciser qu’un an avant son assassinat, il s’était clairement rangé parmi les adversaires de la monnaie unique, en reconnaissant, avec une loyauté rare, qu’il s’était auparavant totalement trompé. Plus largement, on voit de plus en plus de jeunes étudiants militant dans les partis de « gauche » se déclarer contre l’Union européenne, sans honte et sans éprouver le besoin de se cacher derrière « l’autre Europe »[13]. Bien sûr, cette hégémonie, comme la précédente, n’est que relative. Mais le rapport s’est exactement inversé. Aujourd’hui, tous les « intellectuels » qui parlent de l’Euro, ou presque, le font pour le condamner fermement, les autres parlent d’autre chose, de burkini par exemple, ou autres joyeusetés laïques, républicaines et identitaires, mais ne se risquent pas à le défendre. On ne trouve plus pour faire tourner le moulin à prières européiste que des journalistes, que personne, aussi galvaudé que soit ce terme, ne pourra songer à qualifier d’intellectuels, comme les illustres Jean Quatremer et Bernard Guetta. Eux-mêmes d’ailleurs en sont à ressortir le vieux coup de l’« Autre Europe », et s’ils nous somment toujours d’aimer l’« Europe » précisent en général que ce n’est pas pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle devrait être. C’est dire si la terreur a changé de camp. Mais on n’en voit poindre aucune traduction politique : tous ces brillants eurosceptiques ou europhobes en sont réduits à choisir leur maastrichtien en se convaincant qu’au fond de lui-même (vraiment au fond, alors) il ne l’est pas, ou à prôner l’abstention, et, hélas, à s’accuser mutuellement de trahir.

    L’Euro en particulier et l’Union européenne en général sont un tel désastre que même le monde « intellectuel » a fini par s’en apercevoir, mais le système politique reste totalement monopolisé par les responsables de ce désastre et, pire, par ceux qui, l’ayant prévu, s’y sont pourtant ralliés en cours de route, qui renvoient délibérément à la famille Le Pen tous ceux qui ont des doutes à ce sujet. On nous répondra peut-être que le peuple français est très majoritairement attaché à l’Euro, et que les politiques en tirent logiquement les conséquences (bien que ce ne soit pas leur habitude de tenir compte de l’opinion du peuple). Il est vrai que les sondages portant sur une sortie de la monnaie unique donnent une large majorité contre. Comme les sondages sur la sortie de l’Union européenne au Royaume-Uni donnaient une large majorité de non. Comme les sondages sur la constitution européenne en France avant la campagne du référendum donnaient deux tiers de oui. Tant que le débat est interdit au plan politique, la réponse est fatale. Il est à peu près certain qu’elle changerait si ce débat s’ouvrait, comme elle a changé radicalement en quelques mois en 2005. Je me rappelle un sondage, un seul, il y a quelques années où on avait commis l’erreur de demander aux personnes interrogées « Seriez-vous favorable à un retour au Franc si c’était possible ? ». Stupeur : le oui était très largement majoritaire. Mais tous s’emploient, comprise, dans le rôle du repoussoir, la famille Le Pen, à faire croire que ce n’est pas possible. Hors du champ « intellectuel », la terreur n’a pas changé de camp, mais elle a significativement changé de méthode. En 1992, on insultait ceux qui voulaient priver le peuple français des merveilles que lui apporterait la monnaie unique au nom d’un nationalisme ringard. Vingt-cinq ans plus tard, on ne parle plus de merveilles, on cache à peine qu’il aurait mieux valu qu’il n’y ait pas d’Euro, mais pour ajouter immédiatement qu’on irait à des catastrophes plus horribles encore si on en sortait. Nous sommes dans la situation des passagers d’un avion qui fonce vers le sol, dont l’accès au poste de pilotage et bloqué, à qui les hôtesses de l’air disent « Sauter en parachute ? Vous n’y pensez pas ! C’est très dangereux ».

    Bien sûr, s’il n’y a pas de parachutes, tout est perdu. Mais il y en a, dans le cas précis. Comment croire ceux qui, après nous avoir promis des millions d’emploi par la magie de la monnaie unique, nous annoncent maintenant des millions de chômeurs (de plus) si nous en sortons ? On pourrait citer de nombreuses unions monétaires entre États ayant existé par le passé, qui ont été dissoutes. Il est certain que la sortie de l’Euro poserait des difficultés techniques, non en tant que changement de monnaie mais en tant qu’abandon d’une monnaie notoirement surévaluée, qui appellent des solutions techniques. Ce serait un choc, mais un choc salutaire, bien préférable à l’obstination dans une direction qui conduit inéluctablement au désastre.

    J’ai entendu Jean-Pierre Chevènement, lors d’un meeting début mai 1997 dans le vingtième arrondissement de Paris se demander si, la monnaie unique adoptée, il vaudrait la peine de continuer à faire de la politique en France. Il s’agissait à l’époque de faire voter PS pour empêcher le passage à l’Euro prévu par les méchants Chirac et Juppé[14]. On connaît la suite. Il est difficile de dire si la suite de son parcours contredit cette déclaration ou si, au contraire, celle-ci l’éclaire. En tout cas, personne ne fait plus de politique en France depuis très longtemps. Faudra-t-il attendre l’explosion de l’Union européenne, inéluctable mais qui peut prendre encore longtemps pour que ça change ? Que restera-t-il alors de notre pays ? Quelle politique surgira de décennies de néant ? Tout ça n’est pas gai. Pourtant, Bernard Kouchner, l’homme qu’on aime et admire autant à « gauche » que chez Sarkozy, nous l’avait certifié : « Avec Maastricht, on rira beaucoup plus »[15].

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    [1] Maastricht, dans La lettre de République moderne, LVI, janvier 1992. Je publierai prochainement sur ce blog l’intégralité de ce texte.

    [2] citée par J.-P. Chevènement (ed.), Le bêtisier de Maastricht, Paris (Arléa), mai 1997, p. 109.

    [3] On ne parle évidemment des lepénistes qui jouaient, et jouent encore, le rôle que leur a assigné le système : montrer qu’être contre « l’Europe », c’est être un horrible fasciste.

    [4] Comme la police est bien faite, il n’a pas été question d’expliquer son score un peu plus élevé que programmé par le fait qu’il pouvait apparaître comme le seul opposant à l’Euro. On a parlé d’insécurité.

    [5] Comme je sens qu’on ne va pas me croire, je me vois obligé de citer le très fameux discours de Vincennes (des fossés de ?) du 9 septembre 2001 dont se sont ensuite gargarisés tous ceux qui prétendaient se partager des fragments de la vraie croix de Chevènement : « les Européens et les Français vont aussi découvrir les effets néfastes d’une Banque Centrale déliée de tout engagement à l’égard des citoyens et de leurs représentants et qui, au prétexte de lutter contre l’inflation, ne soutient pas la croissance et l’emploi. Eh bien, il faut réformer les statuts dépassés de la Banque Centrale européenne ; qu’on lui assigne comme tâche de soutenir la croissance et l’emploi par une politique de bas taux d’intérêt, et pas seulement de lutter contre l’inflation ! Que le gouvernement de la France prenne à témoin l’opinion publique européenne et propose de modifier l’article du traité de Maastricht fixant ses missions à la Banque Centrale. » (http://www.chevenement.fr/Discours-de-Vincennes_a30.html). Il frappait encore plus fort quatre ans après, à l’Université d’été du MRC à Perpignan, après le référendum de 2005 donc, « Dès lors que les compétences de l’Eurogroupe et de la Banque Centrale auraient été ciblées par la définition d’objectifs clairs (croissance, emploi, rôle international de l’euro), il devrait être admis que, sous le contrôle des Parlements nationaux, les décisions pourraient s’y prendre selon des règles de majorité qualifiée. Cette mise en commun, qui  peut être critiquée du point de vue d’un intégrisme souverainiste qui n’est pas le nôtre, se justifie doublement : elle serait un réel progrès par rapport à la situation actuelle. Par ailleurs, l’Eurogroupe embrayerait sur le noyau homogène de l’Europe, celui à l’intérieur duquel les hommes ont depuis des siècles l’habitude de travailler étroitement ensemble. » (http://mrc92.free.fr/DOC_MRC/072-Intervention_JPC_Perpignan_08-2005.htm). J’appris en lisant cela que j’étais un souverainiste intégriste, et me demandai si’il y avait moyen d’obtenir des indemnités de celui qui m’avait passé cette sale maladie.

    [6] On ne détaillera pas ici tous les parcours. Certains ont alterné ralliement et arrêt de la politique. Charles Pasqua (entre-temps ministre sous Balladur) et Philippe de Villiers ont été, à ma connaissance, les seules personnalités à dénoncer la fin du franc en 2002, mais n’ont pas persévéré. Le plus spectaculaire fut le virage total du PCF, sans débat bien sûr parmi les militants, mais refusé ensuite par quelques obstinés seulement (dont certains comptent aujourd’hui parmi les adorateurs de Mélenchon, l’homme qui traite, fort paradoxalement, les ennemis de l’Euro de pétainistes). Le plus incompréhensible fut le ralliement  de Jean-Pierre Chevènement à partir de 1999, officialisé dans sa campagne de 2001/02. Les plus comiques sont certainement François Kalfon et Laurent Baumel, qui après avoir été les grands chefs des jeunes contre Maastricht derrière Chevènement, sont devenus des sous-fifres des moins jeunes avec Strauss-Kahn, pour le TCE bien sûr, et sont désormais des vedettes du montebourgisme, ce qui en dit long sur cet objet. Enfin, le dernier apparemment irréductible, Nicolas Dupont-Aignan, s’est reconverti dernièrement dans la chasse aux immigrés pour incarner une sorte de lepénisme bien élevé.

    [7] Interview à Ouest France, citée par J.-P. Chevènement (ed.), Le bêtisier de Maastricht… p. 44.

    [8] Toute ressemblance avec la crise de 1929 et les effets de la déflation Laval ne serait pas fortuite.

    [9] « L’institution de Francfort a les moyens de flanquer un pays de l’eurozone à la porte sa propre monnaie si elle le souhaite sans que le pays n’ait aucun moyen de s’y opposer. Question dissuasion, on ne fait guère mieux » Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, Paris (Michalon), janvier 2016, p. 181.

    [10] La raison en est simple : tout gouvernement, forcément nouvellement issu des urnes, qui arrive avec des velléités de changement, se trouve confronté à tous les autres, qui ont adopté ou appliqué les traités en répétant qu’il n’y avait aucune autre politique possible. C’est ce qui est arrivé à Jospin en 97, et à Tsipras en 2015. On peut bien sûr douter de la sincérité de l’un, de l’autre ou des deux. Il n’en est pas moins certain que s’ils avaient été sincères, le résultat aurait été identique.

    [12] l’economista gesuita Giraud: morta l’europa se ne fa un’altra, anzi due, interview du 22 juin 2016 lisible ici, http://www.glistatigenerali.com/clima_euro-e-bce/leconomista-gesuita-giraud-morta-leuropa-se-ne-fa-unaltra-anzi-due/ traduite ici https://www.facebook.com/jeanmarc.jancovici/posts/10155152659017281 . « Si une Europe du Sud naissait, la nouvelle monnaie, que nous pourrions appeler l'Euro 2.0, risquerait de s'écrouler sur les marchés financiers, et la balance commerciale extérieure de la nouvelle zone pourrait bien être déficitaire. L'inflation serait une conséquence inévitable. Mais il faut considérer ce point comme une bonne nouvelle, sachant qu'aujourd'hui nous sommes dans la trappe bien plus dangereuse de la déflation. » 

    [13] Comme nous le faisions quand nous avions leur âge, il faut l’avouer.

    [14] Le dernier chapitre du Bêtisier de Maastricht, déjà abondamment cité s’appelait « Il n’y a que les imbéciles que ne changent pas d’avis ». Apparemment, il s’agissait de montrer que tous les maastrichtiens faisaient alors marche arrière. Mais il a pu arriver à ceux, dont j’étais, à qui on l’avait fait vendre pendant la campagne des législatives de 1997, de se demander s’ils ne s’étaient pas trompés sur le sens profond de ce titre.

    [15] Le 8 septembre 1992 à Tours, cité, toujours, par J.-P. Chevènement (ed.), Le bêtisier de Maastricht…, p. 133.


  • J’avais écrit ça il y a dix ans. Comme rien n’a hélas changé depuis significativement, plutôt que réécrire, je
    recycle, avec quelques notes en italiques sur des détails qui ont un peu variés.

    (Il s’agissait alors d’une contribution au débat interne de l’association Rouges-Vifs Ile de France, ce qui explique certaines particularités de forme que, cette précision faite, il ne me semble pas utile de cherch
    er à corriger, et également l’importance donnée aux positions passées du Parti communiste français)
    [version PDF à la fin]

    EL

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook.

    Réflexions à la recherche d'un point de vue révolutionnaire sur la question des institutions dans le contexte électoral présent 

    Cunctas nationes et urbes populus aut primores aut singuli regunt[1]
    Tacite

     

    La question des institutions est, pour qui se veut révolutionnaire, une question pénible. Nous en faisons l'expérience dans la période actuelle.

    Le premier réflexe du révolutionnaire face à cette question est de la rejeter, non parce qu'elle est pénible, mais parce qu'elle lui paraît sans objet. Par définition, il a rejeté toutes les illusions véhiculées par le droit formel, et sait qu'une organisation institutionnelle n'est jamais que l'expression formelle d'un pouvoir. Ce pouvoir, c'est précisément ce dont il veut changer radicalement la nature. Il est donc porté à considérer qu'avant ce changement la question ne se pose pas, et qu'après elle ne se posera plus, ou en tout cas se posera dans des termes radicalement différents.

    Cette première impression fait partie de celles dont il faut se méfier parce qu'elles sont, au moins largement, bonnes. On ne peut cependant s'y arrêter. Le fait est que ces institutions existent, que les questions qui se posent à leur sujet existent aussi, particulièrement en France où, plus à tort qu'à raison sans doute, c'est une vieille habitude de s'en préoccuper, et qu'on ne peut éviter totalement un positionnement à leur sujet, sauf à se mettre résolument en dehors de la politique, et donc de la lutte pour le pouvoir. Il faut donc se résigner à parler des institutions, mais en gardant conscience que cette question n'est pas essentielle, et ne doit être posée qu'en lien avec la question véritable, celle du pouvoir.

    C'est cette conscience qui permet d'ailleurs de comprendre pourquoi cette question est pénible, et comment les révolutionnaires, le mouvement ouvrier, et particulièrement le Parti communiste français, ont pu buter sur elle. En effet, alors qu'elle semble fort simple, et toute technique, elle en mélange en fait, pour un révolutionnaire, au moins deux, voire trois, fort différentes.  La première est celle des institutions souhaitables après la prise du pouvoir, avant l'éventuelle abolition de tout pouvoir, la deuxième celle des institutions qui, avant la prise du pouvoir, pourraient la favoriser, la troisième, éventuellement, celles des institutions qui, hors de la perspective de la prise du pouvoir, seraient les plus démocratiques possibles ou offriraient au monde du travail le plus de points d'appui pour faire valoir ses revendications. Prétendre que ces trois questions n'en font qu'une parce qu'un révolutionnaire démocrate ne veut que la démocratie avant, pendant et après la révolution est une sympathique bouffonnerie dialectique, mais aussi le moyen le plus sûr de sombrer dans la confusion.

    De cette confusion, nous avons eu récemment une illustration amusante quand, à l'automne 2005, deux députés communistes qui ne sont pas les moins estimables[2], dont les analyses semblaient jusque là proches, ont pris des positions diamétralement opposées sur l'instauration de l'état d'urgence, l'un applaudissant à tout rompre, l'autre proclamant sa solidarité totale avec les émeutiers contre la répression. Il semble clair que Maxime Gremetz ne voyait là que la lutte contre l'État bourgeois tandis qu'André Gérin considérait ne pas pouvoir proposer aux travailleurs un modèle de société où l'incendie de leurs voitures serait non seulement toléré mais encouragé. Deux analyses symétriquement incomplètes, deux positions symétriquement absurdes.

    Plus sérieusement, et de façon plus décisive, il devrait être permis de se demander si l'opposition résolue et irréductible du PCF des années soixante à la Ve République tenait plus à une conception de la démocratie qui lui faisait préférer la IVe, dont il avait pourtant peu de bon souvenirs, ou au constat que le changement des institutions lui fermait toute perspective d'accès au pouvoir par les urnes, puisque il ne pouvait envisager de conquérir la présidence de la République et, par le scrutin majoritaire à deux tours, réduisait considérablement son groupe parlementaire.

    On ne prétend pas ici résoudre le problème  qui se pose à nous avec une douloureuse acuité, après s'être posé, pour leur malheur, à tous les révolutionnaires du siècle précédent, mais, cet éclairage posé, avancer quelques analyses et peut-être suggérer quelques perspectives, en partant de l'état actuel des institutions en France.

    I– Les institutions de la Ve République ont prouvé leur nocivité

    Il est aujourd'hui plus couru que jamais à gauche de dénoncer comme source de tous les maux les institutions de la Ve République, le plus chic et le mieux porté étant d'en exiger une VIe. On peut voir là une victoire posthume, la seule, hélas, du PCF de Maurice Thorez. Mais, à dénoncer la nocivité de ces institutions, on oublie souvent, par distraction ou par choix politique, d'expliquer en quoi elles sont nocives.

    1- La constitution de 1958/62 est une forme pervertie du régime parlementaire.

    Le régime parlementaire se définit par la responsabilité du gouvernement devant un parlement élu. Le gouvernement propose les lois, le parlement les vote, le gouvernement les exécute. Si le parlement n'est pas satisfait du gouvernement, il peut le contraindre à démissionner. C'est, contrairement à une idée répandue (et pas toujours innocemment), exactement le contraire de la séparation des pouvoirs qui caractérise la constitution américaine.

    Malgré l'obstination qu'on met à nous faire croire le contraire, la constitution de 1958/62 est incontestablement celle d'un régime parlementaire. Mais ce régime parlementaire est perverti par un certain nombre de mécanismes qui étaient censés corriger les défauts de la IVe République.

    Le plus visible est évidemment le poids du président, qui n'est pas tant dans ses pouvoirs, somme toute limités, que dans son mode d'élection depuis 1962. Le droit de convoquer un référendum est en fait très limité, et n'est pas sans risque. Son seul pouvoir concret sur le parlement est le droit de dissolution, qui laisse les électeurs juges[3].  Mais l'illusion soigneusement entretenue qu'il est l'élu de tous les Français, et le seul, a permis une domestication des députés. Quand la majorité parlementaire est en accord avec le président, chacun de ses membres considère que toute velléité d'opposition serait prise par ses électeurs comme une trahison de celui qui est, bien plus qu'eux, leur élu. On s'est longtemps interrogé sur les conséquences qu'aurait l'élection d'une chambre hostile au président. On a vu, de 1986 à 1988, de 1993 à 1995 et de 1997 à 2002, qu'il n'avait aucun moyen de lui imposer sa volonté, et ne pouvait que nommer le premier ministre qu'elle souhaitait. Mais l'effet, paradoxal en apparence seulement, a été une domestication encore plus forte des députés de la majorité par le premier ministre, qu'il s'agissait alors de soutenir inconditionnellement contre le poids si dangereux du président.

    Un autre aspect souvent souligné est l'existence d'une deuxième chambre, le sénat, de caractère clairement antidémocratique, non, comme on le dit trop vite, parce qu'elle est élue au suffrage indirect, mais parce qu'elle l'est de façon que la droite y ait une solide majorité, aussi minoritaire soit-elle dans le pays[4]. Son pouvoir est nul sur les lois puisque la Chambre a toujours le dernier mot, mais il peut semer la confusion. En revanche, il peut bloquer toute modification de la Constitution, sauf à la violer délibérément comme fit De Gaulle en 1962.

    Enfin, la perversion la plus importante, et la moins connue, du régime parlementaire est dans les restrictions mises à l'exercice par le parlement du droit caractéristique du régime, particulièrement dans la tricherie arithmétique qui oblige une motion de censure, pour être adoptée, à réunir la majorité absolue des députés, non des votes exprimés, les abstentionnistes, les absents, les malades étant considérés ainsi comme votant la confiance au gouvernement, et qui permet donc à un gouvernement minoritaire de survivre, comme les gouvernements Rocard, Cresson et Bérégovoy de 1988 à 1993[5].

    2- Cette constitution a subi des dégradations considérables depuis 1974

    À trop s'en prendre à la constitution  gaulliste, on court le risque d'oublier qu'elle était somme toute bien meilleure que celle que nous connaissons aujourd'hui.

    Le caractère parlementaire du régime a été profondément atteint par la réforme Giscard de la saisine du Conseil constitutionnel, dont le rôle était jusque là à peu près nul, puisque il ne pouvait être saisi que par le président de la République ou celui d'une des deux chambres. En donnant la possibilité à soixante députés ou sénateurs, donc à l'opposition, de le faire, la réforme donne en fait à neuf « sages » n'ayant de compte à rendre à personne la possibilité d'annuler toute loi qui ne fait pas l'unanimité, puisque le conseil s'est arrogé le droit de juger non seulement d'après la Constitution, qui lui laissait peu de marges de manœuvre, mais d'après des « principes fondamentaux du droit », dont il est seul juge. Plus généralement, on a multiplié depuis les autorités « indépendantes », dépendant en fait des mêmes pressions que les députés, moins celle éventuelle des électeurs.

    La deuxième atteinte est venue de la décentralisation, à partir de la loi Defferre de 1982, qui a eu pour effet de diluer les responsabilités entre différents niveaux auxquels les citoyens ne comprennent rien, et pour cause. C'est une plaisanterie répandue qu'en multipliant les élections au suffrage direct, on étend le niveau de démocratie : bien au contraire, en multipliant les élections différentes, on sème la confusion sur leurs enjeux, chacun pouvant accuser un autre d'être le responsable. Avant, le citoyen électeur avait un interlocuteur responsable pour le niveau local, le maire, et un pour toutes les questions autres, le député, et pouvait envisager de leur demander des comptes. Désormais, il y a des élections partout, il n'y a de responsabilité nulle part.

    La troisième est l'institution du quinquennat en 2000, qui fait totalement de l'élection des députés un sous-produit de celle du président. On a fait croire qu'on augmentait le pouvoir des citoyens en réduisant le mandat du président, et caché soigneusement qu'en fait on fixait ainsi à cinq ans le seul qui comptât vraiment, celui de la majorité parlementaire, jusque là variable entre deux et cinq en fonction de l'alternance des deux élections. En les faisant se succéder en deux mois, on a fait de la première un leurre pour cacher les enjeux de la seconde. Nous étions bien seuls en septembre 2000 à dire non à cette réforme : aujourd'hui, les effets que nous avions dénoncés apparaissent nettement.

    3– La perversion principale vient du processus dit de construction européenne

    Mais c'est surtout, bien sûr, le processus dit de construction européenne qui a achevé de pervertir le régime parlementaire, en construisant au dessus, entre Bruxelles et Strasbourg, une parodie de régime parlementaire supranational.

    La reconnaissance par le Conseil d'État en 1989 (arrêt Nicolo), au nom d'une interprétation aberrante du principe de hiérarchie des normes[6], de la supériorité de la norme européenne sur la loi française a dépossédé le parlement d'une part du pouvoir législatif, part qui s'est accrue au fur et à mesure que les traités successifs étendaient les compétences des institutions de l'Union européenne et les domaines du vote à la majorité qualifiée. Une directive européenne est proposée par la commission, et, après une parodie de débat au pseudo-parlement, adoptée par les représentants des gouvernements. Le parlement français n'a alors d'autre choix que de la « transposer » en droit français sachant qu'en cas de conflit entre loi française et directive, le juge donnera tort à la loi. Cela signifie très clairement que tout ce que fait le gouvernement français à Bruxelles, tout ce qu'il accepte, soit en le votant, soit en étant contraint par une majorité qualifiée, échappe au contrôle du parlement, les députés pouvant ensuite dire de bonne foi à leurs électeurs mécontents « C'est pas moi, c'est Bruxelles ». Le récent débat parlementaire sur la privatisation de GDF en a donné une illustration frappante : il ne s'est pas trouvé un député de droite pour nier que la fusion EDF/GDF, que faisaient semblant de proposer le PS et le PCF, était une bien meilleure solution, tous regrettant qu'elle fût impossible du fait des directives européennes.

    Depuis Maastricht, cette dépossession du parlement est totale quant à la monnaie, ce qui implique aussi un contrôle européen sur le budget, autre caractéristique essentielle du régime parlementaire.

    II– Au-delà de la Ve République, c'est le régime parlementaire lui-même qui est en crise

    Faut-il donc prôner, par la suppression de la Ve République et le retrait de l'Union européenne, le retour à un véritable régime parlementaire, c'est à dire, en gros, le retour à la IVe République ? Ce serait se tromper sur la véritable nature de la crise.

    1- La fin de la notion de responsabilité du gouvernement

    Il y aujourd'hui crise du régime parlementaire en ce qu'il n'y a plus aucun contrôle réel exercé par le parlement sur le gouvernement. Il est certain que la constitution de la Ve République, et plus encore les institutions européennes, contribuent à le rendre difficile. Mais rien n'oblige les députés de la majorité à voter toujours pour le gouvernement. Rien n'empêcherait ceux qui ne seraient pas satisfaits de ce que le gouvernement fait à Bruxelles de déposer une motion de censure. Deux exemples, dans les deux dernières législatures, l'illustrent fort bien. Les députés de l'UMP se sont souvent et longuement indignés des positions que prenaient le président Chirac et son gouvernement quant à l'éventuelle adhésion de la Turquie à l'Union européenne, et ont exigé un débat. Dans un régime parlementaire normal, cela aurait dû aboutir logiquement à une motion de censure constatant que le gouvernement menait des négociations en contradiction avec la volonté de la représentation nationale. La constitution le permet. Cela ne s'est pas terminé ainsi, mais par des pleurnicheries. En 2000, quand il s'est agi de « transposer » dans la législation française la directive sur la libéralisation du marché de l'énergie, la droite ayant trouvé un prétexte pour voter contre, les députés PCF, en faisant de même, pouvaient faire repousser le texte du gouvernement. Certes, ce vote leur était interdit par le traité de Rome, en tout cas par l'interprétation qu'en a donnée l'arrêt Nicolo du Conseil d'État. Il ne l'était pas par la constitution, et aurait pu provoquer une crise salutaire. Ils se sont abstenus.

    L'absence de contrôle parlementaire tient beaucoup plus dans le refus des députés d'exercer les pouvoirs que leur donne la constitution que dans la constitution elle-même. Pourquoi ce refus ?

    Le ressort du régime parlementaire était le désir, naturel et légitime, qu'avait le député d'être réélu. Aux temps heureux où un gouvernement pouvait tomber sur un discours à la Chambre, l'orateur et ses auditeurs se déterminaient en fonction de leur conviction propre, avec l'idée aussi que c'était aux électeurs de leur circonscription qu'il faudrait expliquer leur position sur le gouvernement. Ce temps-là n'est plus : les députés votent désormais uniquement en fonction de leur appartenance à un groupe, à tel point qu'on peut prévoir le soir des élections, à quelques unités près, le résultat de tous les votes qui auront lieu dans les cinq années suivant, ce qui devrait conduire à se demander s'il est vraiment utile de rétribuer cinq cent soixante dix-sept prébendiers là où trois ou quatre, disposant chacun du nombre de mandats donné à leur parti par les élections suffiraient.

    Ce n'est pas qu'ils n'aient plus envie d'être réélus : c'est que les mécanismes susceptibles de permettre leur réélection ont radicalement changé. Avant de dépendre des électeurs, elle dépend désormais de l'investiture de leur parti. Les dernières législatives à Paris l'ont fort bien illustré dans deux circonscriptions, la sixième et la onzième, où on a vu deux candidats sortants, réputés solidement implantés, dont rien n'indiquait qu'ils eussent particulièrement démérité, Georges Sarre et Nicole Catala, écrasés au premier tour par deux adversaires totalement inconnus, mais qui avaient obtenu l'investiture du PS et de l'UMP. Les deux cas ne sont certes pas symétriques : Nicole Catala a été victime d'un règlement de comptes interne, Georges Sarre de ses choix politiques, l'implantation de la première n'était pas comparable à celle du second. Mais les deux résultats sont édifiants : les électeurs ont clairement voté pour une étiquette, non pour un candidat.

    Dans ces conditions, le vote automatique du député est une condition nécessaire, sinon suffisante, de sa réélection. Sous la IIIe République, un député de la majorité qui contribuait à faire tomber un gouvernement qui menait une politique qu'il savait être odieuse à la majorité de ses électeurs avait de bonnes raisons d'espérer ainsi sauver son siège. Aujourd'hui, en soutenant un gouvernement odieux, il compromet sa réélection immédiate mais, en conservant la précieuse investiture, protège ses chances pour l'élection suivante. S'il vote contre le gouvernement, il ne fait que favoriser l'élection de son adversaire, et perdre tout espoir de revanche pour l'avenir.

    2– La personnalisation du pouvoir tue le régime parlementaire

    D'où vient un tel changement ? On ne peut l'expliquer par l'évolution de la psychologie du représentant du peuple, qui en est certes la conséquence plus que la cause, puisque les faits électoraux la justifient. Il n'y a pas non plus de raison que les électeurs aient fondamentalement changé en quelques décennies. L'explication est ailleurs, et paraît remarquablement simple, une fois qu'on y a pensé : pour l'électeur de la première moitié du vingtième siècle, le président du conseil était un nom, éventuellement une photo, très rarement plus ; il connaissait beaucoup mieux, ou en tout cas beaucoup moins mal, son député. Il se souciait donc de choisir un député en qui il ait confiance, charge à lui de contrôler ensuite le gouvernement : les notions de régime parlementaire et de démocratie représentative prenaient ainsi sens. L'électeur d'aujourd'hui a l'impression de beaucoup mieux connaître le président de la République, ou le chef de son opposition, que son député ou les différents candidats qui se présentent contre lui : il vote donc en fonction de l'investiture que ces deux-là leur donnent, non de ce qu'ils ont fait ou disent qu'ils feront.

    On retrouve ici le problème de l'élection présidentielle au suffrage direct, qui donne un poids énorme à l'élu, et institue aussi son principal adversaire comme chef de l'opposition. Elle contribue à la personnalisation de la vie politique. Mais en est-elle la seule cause ? Il suffit de sortir de nos frontières pour constater que non. En Allemagne, au Royaume-Uni, en Espagne, en Italie, où il n'y a pas de chef de l'État élu au suffrage direct mais un chef du gouvernement issu de la majorité parlementaire, nous trouvons une situation à peu près analogue : à chaque élection, deux chefs, l'un de droite, l'autre de gauche, autour desquels se focalise l'attention ; entre deux élections, deux camps au parlement votant systématiquement comme leur chef ; d'élection en élection, quel que soit le vainqueur, la même politique menée sans que le point de vue du travail puisse se faire entendre. L'électeur français vote pour un candidat UMP à la députation parce qu'il s'engage à soutenir Chirac, ou pour un du PS parce qu'il s'engage à s'opposer à Chirac. L'électeur anglais vote travailliste pour que Blair soit premier ministre, ou conservateur pour qu'il ne le soit pas. Autant les institutions sont différentes, autant le résultat est à peu près le même. La présidentielle au suffrage direct est sans doute un facteur aggravant, mais la cause essentielle doit être cherchée ailleurs.

    Cela posé, l'ennemi est facile à identifier. Il est malheureusement invincible.

    3– Le rôle déterminant du système médiatique détruit tout lien entre l'élu et l'électeur

    L'extrême personnalisation du pouvoir d'État, qui a radicalement changé le rapport entre l'électeur et l'élu, ne vient pas de la forme des institutions, mais de l'invention et de la diffusion de la télévision. C'est pour cela que l'électeur se trouve plus proche du président en France, du premier ministre en Angleterre, du chancelier en Allemagne, que du député à qui il est censé déléguer son pouvoir souverain. Comme c'est d'autre part le système médiatique qui présélectionne les candidats « crédibles », le verrouillage est parfait. L'électeur n'a le choix qu'entre deux ou trois noms, choisis selon les mêmes critères, et c'est ensuite du vainqueur que dépend la majorité parlementaire, du vaincu, ou du successeur qui lui est choisi de la même manière, que dépend l'opposition. On atteint cette année un sommet : il est clair pour tout le monde que le prochain président ne peut être que Nicolas Sarkozy ou Ségolène Royal, qui l'un et l'autre ont été imposés à leur parti par le système médiatique, de l'extérieur, qui ont des positions souvent analogues, lesquelles ont la particularité d'être en opposition avec ce qu'a exprimé, chaque fois qu'elle en a eu l'occasion, la majorité du peuple français. Peu importe. Le système médiatique fournit les candidats sérieux. Il fournit aussi, à l'usage des obstinés qui refusent délibérément d'être sérieux, des exutoires inoffensifs : la façon dont on a délibérément construit, sur la droite, Jean-Marie Le Pen à partir de 1983, côté trotskiste Arlette Laguiller en 1995 et Olivier Besancenot en 2002, l'illustre. Leur discours exclut toute perspective de rassemblement : l'extrême-droite dévoie l'opposition à l'Union européenne en racisme, les trotskistes la noient dans un pseudo-internationalisme. Ils sont là pour prouver que le système est démocratique, puisque ceux qui ne veulent vraiment pas du PS ni de l'UMP peuvent voter pour eux[7]. Mais il est entendu qu'ils ne peuvent pas gagner, et surtout, qu'ils n'auront pas de représentation significative au parlement, qui restera l'affaire exclusivement des gens sérieux.

    Bien évidemment, le système médiatique n'est pas neutre. Il est entièrement entre les mains du pouvoir, directement pour les chaînes privées et les journaux, indirectement, par le biais du pouvoir d'État, pour le supposé service public. On peut regretter l'heureux temps du monopole public sur l'audiovisuel, où l'information était directement et ouvertement contrôlée par le gouvernement : au moins, à cette époque, le téléspectateur pouvait facilement savoir à qui il avait affaire et en tirer les conséquences, éventuellement dans son vote. Depuis qu'on a inventé, à partir de 1981, les autorités indépendantes, les radios « libres » et les télévisions privées, le système fonctionne apparemment de façon autonome, en fait sans lien formel avec le pouvoir d'État mais directement entre les mains du pouvoir réel.

    La démocratie parlementaire n'est donc pas tant pervertie par les institutions, certes perverses, de la Ve République, que par le strict encadrement des élections par un système médiatique qui consacre la personnalisation du pouvoir d'État et préselectionne les candidats. Il est tout à fait absurde de se demander comment « arriver à bien passer dans les media », ce qui a été le souci dominant affiché par les collectifs antilibéraux pendant toute la joyeuse comédie qu'ils nous ont donnée. Les consternants efforts du PCF pour complaire au système depuis des décennies, et leur résultat, l'illustrent. Réciproquement, les gens de la LCR, plutôt que de remercier chaque soir et chaque matin le ciel de leur avoir enfin procuré, après quarante ans de prières, un « candidat médiatique », devraient se demander pourquoi il « passe bien » et ce que ça indique sur son positionnement politique et son utilité pour le pouvoir. Il serait plus rationnel, mais tout à fait vain, d'étudier les moyens de changer le système : la réponse évidente étant pour commencer, conquérir le pouvoir d'État, nous sommes ramenés au problème précédent. Il n'est pas plus sérieux de vouloir faire appel à la conscience des citoyens pour contourner le système médiatique, qui n'est pas contournable[8] : ceux qui comprennent n'ont et n'auraient, même majoritaires, d'autre choix que chercher le moins mauvais candidat à l'intérieur du système, ou s'abstenir.

    Il n'y a donc pas la moindre perspective de rétablir en France une démocratie parlementaire non pervertie, ni même moins pervertie que l'actuelle. Il faut en prendre acte, le dire, et expliquer pourquoi.

    Ce n'est certes pas une raison pour s'afficher comme nostalgique de cette forme institutionnelle. C'est là un piège dans lequel à peu près tout ce qui à gauche a essayé de réfléchir honnêtement à la question des institutions est tombé, à commencer par le PCF qui, bien avant de sombrer dans le n'importe quoi total, s'est consacré à étudier les voies d'une bonne démocratie parlementaire, sous différents avatars mais sans aucune possibilité de succès.

    Une démocratie parlementaire non pervertie permettrait, si elle était possible, aux travailleurs salariés, donc à la large majorité de la population, à qui devrait, si on s'en tient au sens du mot démocratie, appartenir le pouvoir, d'une part d'avoir quelques élus en nombre variable selon le mode de scrutin mais forcément minoritaires, choisis par elle et la représentant réellement, d'autre part, et surtout, de peser sur l'élection des autres, en somme d'arbitrer entre les différents candidats du capital. Ce n'est pas rien dans la mesure où le député qui veut être réélu doit tenir compte de l'opinion de ses électeurs, ce qui, comme on l'a vu, n'est plus le cas aujourd'hui.

    III– C'est le régime parlementaire qu'il faut mettre en cause

    La démocratie parlementaire non pervertie donne donc au travailleur un moyen de pression sur les décisions prises par le parlement, mais cela seulement : elle ne lui donne pas le pouvoir, ne peut le lui donner, et sert précisément à cela, empêcher, par le merveilleux système représentatif, la large majorité de la population d'envisager de prendre le pouvoir et de l'exercer.

    Il n'est donc pas faux de dire, avec Rousseau, que dans un tel système, le citoyen n'est libre, sur les quatre ou cinq ans que dure une législature, que le jour où il choisit ses députés, et cesse immédiatement de l'être jusqu'à l'élection suivante. Avec la démocratie parlementaire, le citoyen avait un jour de liberté tous les quatre ou cinq ans, et pendant tous les autres les seuls moyens de pression que lui donnait la perspective du retour, passé ce délai, d'un tel jour. Aujourd'hui, il n'a même plus ce jour de liberté, puisque son vote, décomposé en deux élections à deux tours, une élection leurre, la présidentielle, une élection réelle, la législative, et prédéterminé par la pression médiatique, ne peut être qualifié de libre. On peut le regretter, mais on ne peut en rester à ce regret, pour deux raisons dont chacune est suffisante, la première qu'il n'est pas envisageable de revenir en arrière, la seconde qu'un tel régime ne pouvait être considéré comme satisfaisant.

    1– L'imposture de la notion de représentation

    La démocratie parlementaire, pervertie ou non, pose en effet un problème de fond, celui de la délégation de pouvoir : le peuple, théoriquement souverain, remet pour une période donnée le pouvoir qu'il est censé détenir entre les mains de ceux qu'il élit, qui en disposent pour cette période. La justification théorique en est la notion de représentation : les élus représentent le peuple et donc quand ils agissent, c'est comme si le peuple tout entier agissait. Il y a, dans cette notion même, une évidente mystification, dans l'idée que celui ou ceux qui ont été choisis, à un jour précis, par une fraction relativement majoritaire, le plus souvent de très peu, du peuple, puissent incarner pendant plusieurs années, mieux que le peuple lui-même, sa volonté, et que donc, quoi qu'ils fassent, quel que soit le rapport entre ce qu'ils font après l'élection et ce qu'ils ont dit avant, le peuple gouverne à travers eux. De plus, ce sont les sortants qui organisent les élections suivantes : ainsi, ceux qui ont été battus dans les urnes le 29 mai 2005 et dans la rue par le mouvement contre le CPE peuvent-ils aujourd'hui nous proposer le choix entre Nicolas Sarkozy, alors ministre et/ou président du parti majoritaire à la Chambre, et Ségolène Royal, qui fut pour le oui en 2005, absente de la lutte en 2006.

    Il devrait être permis de se demander s'il était finalement moins rationnel de confier le pouvoir d'État, sans restriction, au « premier fils d'une reine », comme disait Pascal, qu'à celui au nom duquel on a trouvé on fond des urnes légèrement plus de bulletins qu'aux noms de ses adversaires. Dans les deux cas, il s'agit de faire admettre au peuple la légitimité d'un pouvoir, dans l'un par l'hérédité consacrée par le droit divin, dans l'autre par un mécanisme électoral d'où sortirait miraculeusement sa volonté pour plusieurs années. Dans les deux cas la comédie n'a qu'un but : faire croire au peuple qu'il est légitime que certains commandent et que la masse obéisse[9].

    Tout pouvoir repose sur une imposture, dans la mesure où il doit, pour exister, convaincre un grand nombre d'individus d'obéir à un seul ou à quelques-uns. La démocratie parlementaire, dans son principe même, ne fait pas exception. On peut même considérer qu'elle est la pire des impostures, en ce qu'elle est celle qui repose sur le processus le plus compliqué pour faire croire au peuple non seulement que c'est volontairement qu'il délègue sa souveraineté, mais en plus que par cette délégation il n'y renonce pas mais au contraire l'exerce. La plus belle performance des serviteurs du capitalisme mondialisé actuel est d'avoir réussi à imposer l'idée, que toute l'histoire connue de l'humanité contredit, que cette forme de supposée démocratie était naturelle et en soi fondatrice d'« États de droit », au point qu'il suffise, des Balkans en Afghanistan et en Irak, de poser des urnes sur les terres qu'on a bombardées pour que tout s'arrange, et que le résultat de l'exercice s'impose même à ceux qui ont désapprouvé les bombardements.

    La perversion actuelle de la démocratie parlementaire, par laquelle on est passé d'un régime qui se posait comme représentatif et s'efforçait de convaincre qu'il l'était, ce qui laissait aux supposés représentés quelques marges de manœuvre, à un régime qui s'assume de plus en plus comme, littéralement, anti représentatif, où l'existence du suffrage universel est de plus en plus ouvertement considérée comme un malheur dont il faut limiter au maximum les conséquences, ne doit pas conduire à négliger que le vice fondamental du système est dans la notion même de représentation, laquelle ne peut être qu'une fiction.

    2– Raisons et moyens de combattre la délégation de pouvoir

    Arrivé à ce point, il est une question qu'on ne peut éviter. Il est logique et sans doute juste de condamner la démocratie parlementaire comme fondée sur la délégation de pouvoir, il est possible de douter, ceci constaté, qu'elle soit en quoi que ce soit meilleure que tout autre régime politique. Mais peut-on considérer la délégation de pouvoir comme un mal en soi quand on ne peut citer aucun exemple, dans l'histoire de l'humanité, de communauté politique où elle n'ait pas été pratiquée ? Le communisme primitif est une construction intellectuelle de philosophes du XVIIIe siècle, reprise par Marx et Lénine : en fait, faute de sources écrites, il nous est impossible de dire si quelqu'un commandait dans les cavernes et, dans ce cas, par quels moyens. Le communisme final, prédit par Marx, envisagé par Lénine et Staline, promis à bref délai aux peuples soviétiques par Khrouchtchev et Brejnev, est au mieux une perspective à moyen terme, plus probablement à très long terme. Il va sans dire qu'aucun des régimes qui se sont réclamés ou se réclament du socialisme, dont tous ne méritent pas la condamnation imbécile qu'il est aujourd'hui de bon ton, de l'extrême-droite à la supposée extrême-gauche, de prononcer contre eux sans réflexion, n'a évité cette délégation de pouvoir.

    Peut-on envisager une organisation politique où le peuple dans son ensemble exercerait le pouvoir sans jamais le déléguer à quelque individu ou groupe que ce soit ? Il est difficile de ne pas répondre spontanément à cette question par la négative, un tel système n'étant visiblement, dans l'état actuel de nos sociétés comme dans tous les états précédents que nous pouvons connaître, ni imaginable, ni même concevable. Mais cette réponse quasi unanime est appuyée par deux types d'arguments, lesquels doivent être traités fort différemment.

    Pour beaucoup, pour ceux qui nous dominent et pour ceux, beaucoup plus nombreux, qu'ils influencent, il ne saurait être question d'un tel gouvernement parce que le peuple est par nature incapable de se gouverner, dominé qu'il est par ses passions et par ses intérêts immédiats. Il est donc nécessaire qu'il remette le pouvoir entre les mains de gens raisonnables, qui sauront mieux que lui, car ils sont mieux instruits, ce qu'il convient de faire en son nom. Cet argument a souvent servi à justifier la démocratie parlementaire. On en a vu une illustration extrême au point d'être ridicule quand l'illustre Noël Mamère, à qui quelqu'un parlait de démocratie le soir du 29 mai 2005, a répondu superbement qu'il était, lui, pour la démocratie, mais la démocratie représentative, ce qui signifiait manifestement pour lui qu'un parlement favorable à plus de quatre-vingt pour cent au traité dit constitutionnel avait raison contre le peuple qui venait de lui dire clairement non. En fait, l'argument est, foncièrement, antidémocratique et vient de gens qui considèrent, en l'avouant plus ou moins, le suffrage universel comme un mal, hélas inévitable, qu'il convient d'encadrer et de contourner le plus possible, dont l'idéal de gouvernement serait fort proche du despotisme éclairé qu'ont parfois prôné Voltaire ou Diderot, quand ils rampaient derrière Catherine ou Frédéric.

    Cette argumentation doit totalement être rejetée, par principe, au nom de l'exigence démocratique. Ce n'est pas qu'on doive poser, ce qui serait aussi une imposture, l'infaillibilité de principe de la masse du peuple quant à la définition de ses intérêts réels. Il est fort concevable qu'il existe, à tel ou tel moment, un ou des individus qui soient plus à même que la masse de comprendre quels sont les intérêts du peuple, et d'agir en conséquence en son nom. On pourrait sans doute en trouver des exemples dans l'Histoire. Nous n'aurions d'ailleurs aucune raison, surtout dans la position qui est aujourd'hui la nôtre, de faire de la politique si nous ne pensions pas être de ceux-là. Mais, cela admis, toute construction politique rationnelle qui voudrait en partir se heurte à un problème insoluble : par quel moyen désigner celui ou ceux qui seraient mieux doués que la masse du peuple pour gouverner dans l'intérêt du peuple ? Il est clair que le scrutin secret, majoritaire comme proportionnel, à un, deux ou trois tours, ne saurait le permettre, même à supposer qu'il ne soit point truqué : on voit mal comment un peuple inapte à se gouverner lui-même pourrait judicieusement choisir par ce moyen plus apte que lui. L'hérédité des fonctions qu'on pratiquait auparavant en France, ou la filiation divine connue sous d'autres cieux, voire la réincarnation qu'on utilisait au Tibet avant son annexion par la Chine populaire, ne sont pas des solutions plus crédibles. Force est de constater d'ailleurs que ni Catherine, ni Frédéric, ni les vingt-cinq gouvernements qui avaient adopté la constitution Giscard n'ont agi dans l'intérêt du peuple, et que l'argument de son incapacité à se gouverner lui-même a le plus souvent servi à justifier qu'il abandonne le pouvoir à une minorité, régnant dans son intérêt, non dans le sien. À ce compte-là, la délégation de pouvoir ne peut être juste que par accident, et est fausse dans son principe.

    Il reste cependant un autre type d'objection, d'ordre cette fois-ci pratique, et auquel il est difficile d'échapper. On ne voit pas comment un peuple entier peut gouverner ensemble. Il ne s'agit pas ici, comme ci-dessus, de contester la capacité de chaque individu pris séparément à juger, mais de constater que des millions d'individus ne peuvent délibérer ensemble de façon satisfaisante. Le peuple d'Athènes délibérait de ses lois sur la Pnyx, et chaque citoyen comptait pour un. Il ne s'agissait alors que de quelques dizaines de milliers d'individus, et on ne peut pourtant dire qu'il n'y avait aucune délégation de pouvoir. Un peuple beaucoup plus nombreux peut certes répondre par oui ou par non à une question, mais encore faut-il que quelqu'un la lui pose, et l'ait auparavant formulée, ce qui implique déjà une délégation ; encore faudrait-il que chacun de ceux qui finalement se prononcent ait eu la possibilité de participer pleinement au débat, ce qui est loin d'aller de soi. On ne peut poser l'impossibilité théorique d'un gouvernement du peuple par l'ensemble du peuple, sans délégation aucune, mais on ne peut nier non plus qu'un tel gouvernement supposerait que chaque citoyen ait d'une part une conscience politique suffisante pour y consacrer une attention totale, bien plus grande évidemment que celle qu'y consacrent ceux qui en font aujourd'hui profession, d'autre part, et surtout, les moyens matériels de le faire, ce qui demanderait que son travail lui en laisse le temps. De telles conditions ne pouvant être réunies à un terme raisonnable, il faut revenir, l'anarchie totale écartée, bien sûr, comme une plaisanterie, à l'idée qu'il ne peut y avoir de société organisée sans que quelques uns y soient chargés de se consacrer à son gouvernement, à la place de tous les autres qui se trouvent occupés principalement à la production.

    Pour cette raison, et cette raison seulement, on ne peut revendiquer l'abolition de toute délégation de pouvoir. Mais cela ne suffit certes pas à enlever toute validité à la critique qui précède.

    Deux points sont ici primordiaux.

    D'abord, accepter la nécessité de cette délégation n'est pas accepter les différentes impostures qui ont prétendu, prétendent ou prétendront la justifier. Toutes, et en particulier la prétendue démocratie parlementaire, n'ont jamais eu qu'un but, sacraliser le délégué par rapport au délégataire. Il faut au contraire affirmer hautement que, si on ne peut éviter totalement la délégation, le délégué, quelle que soit la manière dont on l'a désigné, qu'il soit l'oint du Seigneur, la réincarnation du Bouddah ou l'élu des urnes, n'a aucune autre légitimité que cette nécessité pratique, et donc aucune supériorité, de quelque nature qu'elle soit, sur le délégataire, aucune bonne raison, donc, de lui interdire de porter sur lui un jugement et de le manifester.

    Le deuxième point s'en déduit : il ne devrait y avoir de délégation légitime qui ne soit révocable. C'est un assez grand prodige que l'idéologie de  la démocratie parlementaire ait pu faire admettre cette idée proprement aberrante que non seulement le peuple pouvait exprimer sa volonté dans les urnes, mais que surtout cette volonté n'était pas ponctuelle, ayant une durée en années fixée par la loi. On a pu ainsi voir François Hollande expliquer en plein mouvement contre le CPE, au moment où il était patent qu'une large majorité du peuple n'avait plus la moindre confiance dans le gouvernement et la majorité parlementaire, qu'il n'était pas question de demander des élections anticipées, parce que la démocratie impliquait « le respect des échéances ». On sait bien qu'il disait cela parce qu'il pensait, à juste titre, que des élections dans un tel contexte de crise n'auraient pas été favorables à sa conception de l'alternance, mais qu'il ait pu le dire, et en ces termes, montre à la fois l'absurdité de cette conception de la démocratie et la force de cette aberration dans certains milieux. Le problème principal, aujourd'hui, n'est pas tant le principe de la délégation de pouvoir, à laquelle on voit mal comment échapper, que son irrévocabilité, qui interdit au peuple de juger comment ses délégués utilisent sa délégation, pendant cinq années, et les laisse organiser l'élection de leurs successeurs ce délai écoulé.

    3– La solution n'est pas dans des retouches aux institutions, mais dans la remise en cause du régime

    Revendiquer une véritable démocratie n'est donc pas méditer sur l'amélioration des formes que prend le choix des délégués, mais affirmer la supériorité du peuple délégataire sur ses délégués, et donc son droit de principe, dont les modalités resteront bien sûr à fixer, de retirer la délégation de pouvoir qu'il a consentie.

    C'est pourquoi on a jusque là délibérément évité la question du mode de scrutin. On peut discuter à l'infini sur les avantages et les inconvénients du scrutin majoritaire uninominal et du scrutin proportionnel dans leurs différentes variantes. L'impossibilité de définir un mode de scrutin incontestablement équitable peut être d'ailleurs un argument de plus contre le régime représentatif : tel système avantagera tel ou tel en fonction des circonstances, mais aucun ne sera pleinement satisfaisant, et tous laisseront entier le problème de la délégation de pouvoir. Il semble donc nécessaire de rompre avec l'obsession proportionaliste qui depuis longtemps caractérise le PCF. Cette obsession, avant de devenir un dogme[10], est née de circonstances précises : le traumatisme de 1958, quand avec dix-neuf pour cent des voix il n'a obtenu que dix députés et, par la suite, l'idée, plus ou moins juste, que c'était le mode de scrutin qui l'obligeait à des alliances avec le PS. Le fait est que la proportionnelle a permis sous la IVe République à un parti révolutionnaire, subissant l'opposition de tous les autres, d'avoir une forte représentation parlementaire, élément dont on peut discuter l'importance, mais non nier totalement l'utilité. Mais le permettrait-elle aujourd'hui ? Si on reporte sur une éventuelle élection proportionnelle le résultat du premier tour de la dernière élection présidentielle, on obtient une Chambre fort différente, certes, de celle de juin 2002, mais non plus réjouissante. La proportionnelle n'était utile dans les années cinquante, et ne l'aurait été dans les années soixante, que dans la mesure où existait en France un parti communiste pouvant compter sur plus d'un cinquième de l'électorat, ce qui permettait au monde du travail d'avoir une représentation autonome. En l'absence d'un tel parti, faute de représentant crédible du monde du travail, elle n'aurait aucun intérêt, sinon d'obliger à des alliances qui, loin d'être contre nature, seraient révélatrices. Mais d'une part on ne peut justifier ainsi sa revendication, d'autre part c'est bien précisément pour ça qu'elle ne peut être satisfaite : il est clair que le pouvoir choisit le mode de scrutin en fonction de ses intérêts (on peut d'ailleurs rêver à ce qu'aurait donné l'application d'un scrutin majoritaire à la Libération, quand il a choisi la proportionnelle) et ne le changera que s'il le juge utile. On peut ajouter que la proportionnelle a au moins trois défauts qui semblent, dans le contexte actuel, décisifs. D'abord, elle accentue encore la soumission de l'élu au parti qui le présente, aux dépens de sa responsabilité devant l'électeur, ce que le PCF a pu trouver naguère positif, mais à une époque qui n'est plus. Ensuite, elle exclut toute idée de révocabilité des élus, sauf à supprimer le secret du vote. Enfin, et surtout, la revendication proportionaliste a ceci de malsain qu'elle est, et ne peut être, que celle d'une minorité résignée à rester minoritaire.

    Une autre idée est apparue ces dernières années, qui était auparavant rejetée avec la même horreur que le scrutin majoritaire et pour les mêmes raisons, celle du référendum. Le score inespéré du non à Maastricht, puis, surtout, la victoire du 29 mai 2005, ont conduit beaucoup d'entre nous à considérer que le principe du plébiscite n'était pas aussi anti démocratique qu'ils le répétaient depuis décembre 1851 puisque il avait pu donner au mouvement ouvrier sa première victoire significative depuis des lustres. Cette impression n'est certes pas fausse, mais il y aurait danger à en déduire que le référendum est une solution en soi. Il nous a permis, quand Chirac l'a convoqué, de dire, pour une fois, non, au lieu de choisir entre ceux qui disaient oui. Nous ne le regrettons certes pas. Il ne peut en revanche être un moyen de gouvernement régulier, car il ne peut servir qu'à rejeter, non à élaborer. L'idée qu'il faudrait réserver certains sujets essentiels au référendum et laisser le reste au parlement ne peut être satisfaisante : elle apparaît dans un contexte où on pense, certes à raison, que tout ce qui vient du pouvoir d'État est mauvais, et où on cherche les moyens de le rejeter. On arrive à une conclusion qui n'est qu'apparemment paradoxale, que l'innovation référendaire relève en fait de la même erreur que la vieille lune proportionaliste : elle ne peut venir que d'une classe résignée à être toujours écartée du pouvoir et qui cherche des moyens institutionnels de limiter la capacité du pouvoir de lui nuire, recherche vaine car celui-ci n'aura évidemment jamais aucune raison de les lui accorder.

    La revendication ponctuelle d'un référendum sur un sujet précis peut être utile et nécessaire, ne serait ce que pour souligner le décalage entre l'opinion de peuple et le vote de ses prétendus représentants. Mais s'il est un moyen de contester la délégation de pouvoir, il ne peut être un moyen d'en sortir.

    Face à la crise du régime parlementaire, l'heure n'est pas à la recherche d'améliorations techniques, mais à la contestation radicale de ce régime. Pascal, déjà cité, parlait du premier fils d'une reine pour écrire

    « Les choses du monde les plus déraisonnables deviennent les plus raisonnables à cause du dérèglement des hommes. Qu'y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un État, le premier fils d'une reine? L'on ne choisit pas pour gouverner un bateau celui des voyageurs qui est de meilleure maison. Cette loi serait ridicule et injuste ; mais parce qu'ils le sont et le seront toujours, elle devient raisonnable et juste, car qui choisira-t-on ? Le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d'incontestable »[11]

    et, de son point de vue, n'avait certes pas tort. Il était parfaitement irrationnel de déléguer ainsi la souveraineté à une dynastie, se la transmettant de père à fils aîné, mais à cette époque tous les Français ou presque l'acceptaient parce qu'ils considéraient cela comme parfaitement naturel, incontestable. L'argument a perdu tout sens au XVIIIe siècle quand le principe monarchique, face à la contestation d'abord d'une minorité, puis suite à quelques échecs significatifs, s'est finalement trouvé désacralisé aux yeux du peuple. C'est ainsi qu'il fut remplacé par le principe électif, qui somme toute a régné de la même façon. Nous arrivons aujourd'hui, après trente ans d'alternances sans changement de politique, après le référendum du 29 mai, à un stade où le principe électif est à son tour en voie de déconsidération, au vu de ses résultats. Tous les Français qui ont pris les Tuileries le 10 août 1792 n'avaient certes pas pris en compte tous les éléments rationnels de contestation du principe monarchique, mais savaient qu'ils ne pouvaient plus désormais accepter la monarchie, car ils ne croyaient plus à son caractère sacré : c'était l'aboutissement d'un processus. Nous n'en sommes pas encore à ce point, mais les millions de Français qui refusent désormais d'aller voter, malgré toute l'infâme propagande qu'on leur fait sur l'utilité essentielle de cet acte supposé magique, montrent que nous sommes entrés dans un processus comparable de rejet[12]. L'enjeu est bien sûr que ce rejet soit accompagné d'une prise de conscience, afin que le processus aboutisse le plus rapidement possible, et n'aboutisse pas à la fabrication d'une nouvelle imposture, mais à la fin de l'imposture. C'est à partir de cet enjeu que nous devons nous demander quelles sont nos tâches pour la période présente.

    *

    * *

    Essayons donc, pour conclure, de déduire de ces longs détours quelques pistes pour l'action dans les semaines à venir.

    Il semble que la priorité dans ce contexte de campagne électorale soit de diffuser cette idée principale : ces élections n'ont rien de démocratique parce que le régime qui les organise n'a rien de démocratique. S'il est assez difficile de décrire précisément ce que serait une démocratie véritable, il est fort simple de démontrer qu'il n'est pas sérieux de parler dans la France d'aujourd'hui de gouvernement du peuple : il suffit de constater, ce qui est en même temps l'occasion de diffuser les éléments d'un programme politique, qu'aucun des candidats en présence n'a la moindre volonté d'aller dans le sens que souhaite manifestement la majorité des Français sur quelques questions décisives : l'augmentation des salaires, la garantie des retraites et de la sécurité sociale (donc l'abrogation des réformes Raffarin-Fillon), des mesures sérieuses pour empêcher les délocalisations (donc la rupture avec le libre-échangisme), la restauration et l'extension du secteur public, une opposition cohérente à la politique impérialiste des USA, impliquant d'abord le retrait de la France de l'OTAN où Chirac, Juppé et Jospin l'ont fait rentrer, et bien évidemment le respect du vote du 29 mai 2005, comprenant non seulement le refus de toute nouvelle tentative de constitution européenne, mais aussi qu'on revienne sur les traités antérieurs que celui-ci reprenait, à commencer par celui instituant la monnaie unique.

    Sur les problèmes institutionnels, c'est d'abord sur ce dernier point, la fonction anti démocratique de l'Union européenne, qui permet aux gouvernants de se placer hors de toute souveraineté populaire, qu'il faut insister, en s'appuyant sur les acquis de la campagne pour le Non à toute constitution européenne. Il faudrait aussi dénoncer, comme son complément, la décentralisation, celle de Raffarin mais d'abord celle de Defferre. Il est bien sûr utile de dénoncer le rôle de l'élection présidentielle au suffrage direct, pourvu qu'on n'en fasse pas la cause unique de tous les maux, et de suggérer un autre moyen d'élection ou même, ce qui serait plus logique, plutôt que s'accrocher à la foutaise du président arbitre, la suppression pure et simple de la fonction de président de la République, inventée dans les années 1870 par des admirateurs du modèle anglais pour se consoler du refus de l'héritier des Capétiens d'être un roi soliveau. Il faudrait aussi pouvoir parler du rôle du Conseil constitutionnel, et de toutes les autorités « indépendantes ». Il semble moins opportun de reprendre la vieille lune de la suppression du sénat, qui n'intéressera pas grand monde parce qu'elle ne changerait pas grand-chose.

    Il ne faut pas, enfin, perdre de vue le problème de la délégation de pouvoir, mais avancer les problèmes théoriques qu'elle pose, et la question de la révocabilité des élus, sans cacher qu'elle n'admet pas de solution simple. Une piste serait peut-être à explorer : à défaut de la révocabilité à tout instant, pourquoi ne pas poser la question de la réduction de la durée des mandats, qui réduirait d'autant la portée de la délégation ? Une telle interrogation aurait en outre l'avantage de désacraliser le quinquennat, proclamé, sans qu'on nous dise pourquoi « respiration naturelle de nos démocraties » au moment du référendum de 2000. Une élection annuelle des députés changerait complètement leur rapport aux électeurs, dans un sens incontestablement positif. Cela ne peut être une revendication susceptible d'être satisfaite rapidement, mais a l'avantage de poser une question concrète redoutable pour le système de la démocratie parlementaire.

    Il est en tout cas clair, et il faut s'arrêter là, que tout révolutionnaire conscient, tout démocrate cohérent, doit clairement, dans le contexte de la France d'aujourd'hui et sans que cela ait valeur universelle, placer son combat résolument hors du système institutionnel, où il n'a rien à gagner, et contre lui.

    Bellegarde, décembre 2006-janvier 2007

    Emmanuel Lyasse

    Relecture faite, persiste.

    Bellegarde, 22 novembre 2016

     

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    [1] Annales, IV, XXXIII, 1 (« toutes les nations et villes sont gouvernées soit par le peuple, soit par les grands, soit par un seul »).

    [2] [Note de novembre 2016 :Bien sûr, il n’est pas question ici de leurs évolutions ultérieures]

    [3] Si on omet ici l'article 16, redoutable formellement, c'est que son efficacité pratique n'est jamais apparue, et qu'on a fini par l'oublier. [Note de novembre 2016 : avec le délire de la « guerre contre le terrorisme, c’est beaucoup moins sûr aujourd’hui]

    [4] Il est amusant de noter que ce point précis n'est pas dû au général De Gaulle, qui s'y est heurté, mais aux partis de la IVe République ralliés en 1958, qui ont jugé, comprise la SFIO, qu'une chambre constitutionnellement à droite était le meilleur rempart contre le pouvoir personnel du général. Avant la réforme de 1962, c'étaient d'ailleurs les mêmes grands électeurs qui élisaient le président de la République, avec le même résultat garanti une fois De Gaulle retiré.

    [Note de novembre 2016 : L’affirmation que le sénat ne pouvait être qu’à droite a depuis été démentie par une parenthèse de trois ans, due à une réforme du mode de scrutin, qui atténuait, sans le supprimer, l’avantage donné à la droite, et à un contexte très particulier, les succès massifs du PS aux municipales, le rejet de Sarkozy par beaucoup d’élus locaux « apolitiques » et donc votant toujours à droite jusque là, qui les a conduits à choisir un PS fort peu à gauche d’ailleurs. Ça ne change rien au problème de fond]

    [5] Remarquons au passage que le seul changement concret que proposait la motion NPS pour la VIe République du congrès du Mans était l'adoption du système allemand dit de la défiance constructive, qui oblige le parlement à désigner un nouveau chef de gouvernement en même temps qu'il renverse le précédent, ce qui revenait à restreindre encore sa possibilité de censurer le gouvernement.

    [6] Ce principe pose la supériorité des traités, une fois ratifiés, sur les lois nationales, ce qui est logique. L'aberration est ici de considérer que des normes qui n'étaient pas dans le traité ratifié, mais ont été produites en application de celui-ci, ont la même supériorité.

    [7] Le cas du PCF est particulier, qui a fait des efforts pathétiques, depuis les années soixante, et de façon frénétique à partir de 1994, pour gagner son intégration au système dans un de ces rôles de bouffons, mais qui en reste rejeté, chaque concession étant saluée mais déclarée insuffisante, comme si le passé qu'il a renié faisait encore peur. [Note de novembre 2016 : la quasi disparition du PCF, résultat presque final de sa tendance suicidaire, semble avoir résolu le problème et permis au système de trouver avec Jean-Luc Mélenchon un parèdre « de gauche » de Le Pen plus efficace,  plus durable et plus satisfaisant pour lui que les Laguiller et Besancenot de naguère]

    [8] Le slogan Fermez la télé, lisez l'Humanité a montré ses limites quand L'Huma n'était pas à Bouygues et Lagardère. Il n'aurait évidemment aucun sens aujourd'hui.

    [9] La meilleure formulation de constat a été donnée par Didier Motchane (préface à L. Praire, C. Pierre, Plan et autogestion, Paris, 1976) : « Dans le cours ordinaire du temps, l'ordre établi, par sa seule présence, s'impose à l'imagination des hommes comme le seul possible. Si, dans l'imaginaire social, le travail de la matière s'identifie à une lutte contre la nature, c'est la société elle-même qui se donne comme une nature. L'ordre de Dieu portait en lui celui des flics, des prêtres, et des rois. La laïcisation du pouvoir et le développement de l'idée de démocratie n'ont pas rompu la continuité d'une illusion qui est l'illusion d'une continuité. Ce n'est pas par hasard que, d'un même souffle, les peuples nomment « révolution » le cours des astres et le retour de la justice, la suite des saisons et la poursuite de la liberté, les
    dénouements de l'histoire et la volonté du bonheur. C'est par le mandat du ciel que l'on gouverne l'empire du milieu. Tous les empires sont du milieu, mais toutes les légitimités sont sans partage. Sous des espèces différentes, celles que l'on invoque aujourd'hui ont le même statut métaphysique que celles d'hier : le suffrage universel ou le sens de l'histoire, la démocratie bourgeoise ou le sacre révolutionnaire sont des procédures ou des références dont la fonction est identique, pour peu qu'on les regarde en face, à celles du soleil-roi d'Égypte ou des empereurs incas. Pour peu qu'on les regarde en face toute l'efficace de
    chacune de ces figures divines du pouvoir tient justement à leur aptitude à nous en empêcher. Qu'elle la perde, l'histoire l'efface et passe à la suivante.

    Rappeler cette évidence heurterait peut-être le sentiment républicain des Français, comme le confort de certaines convictions militantes. Pour obtenir des prolétaires qu'ils acquiescent à son pouvoir, la bourgeoisie impose son image comme le modèle d'une classe universelle, déguisant la volonté de Dieu sous la nécessité de la raison. Telle est, en effet, raisonnable ruse de l'irrationnel, la fonction scientiste de la science, l'asservissante vertu de l'humanisme, le rôle policier de la « démocratie ». Le rationalisme n'a arraché le déchiffrement du monde à la pensée magique que pour rendre plus subtilement opaque l'ordre social à la raison. Car il ne suffit pas de savoir que la science existe pour penser rationnellement; la certitude du savoir des autres intériorise, au contraire, la servitude, et l'illusion technocratique couvre la violence du pouvoir de la présomption révérencieuse des vérités révélées. Ainsi la société bourgeoise transforme-t-elle - plus sûrement encore que l'Empire romain celui des esclaves - l'asservissement de la classe des travailleurs en destin. »

    [10] C'est un des rares auquel le PCF n'ait pas, à ce jour, renoncé. Pourtant, il doit au système électoral actuel d'avoir une importance sans rapport avec son nombre d'électeurs en étant l'un des quatre partis disposant d'un groupe à la Chambre, tandis que la proportionnelle lui donnerait sans doute encore moins de députés, en tout cas un rang moins appréciable. C'est une preuve de plus que Newton avait raison contre Aristote : l'effet peut durer quand la cause a cessé. [Note de novembre 2016 : Périmé. La seule chance désormais des derniers débris de ce qui fut le PCF serait le scrutin inversement proportionnel]

    [11] Pascal, Pensées, Br. 320 bis. Son authenticité est d'ailleurs contestée par certains commentateurs. Mais qu'il soit de Pascal ou de Nicole ne change rien pour nous.

    [12] [Note de novembre 2016 : le taux de participation à cette élection présidentielle de 2007, et à la suivante, a prouvé que cette affirmation, fondée sur les élections entre 2002 et 2007, était d’un optimisme exagéré. Si les électeurs se désintéressent des élections locales, à plus forte raison de l’« européenne », ils ont continué à participer beaucoup plus (même si c’est moins qu’avant) à celle qui est pourtant la plus monstrueusement bidonnée, mais que les media présentent comme essentiel. Nous verrons au printemps prochain si cela dure]

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