• On voit bien, dans ces circonstances, le problème de fond: que nous sommes gouvernés par des pitres. Nous nous y étions habitués, même si nous râlions encore un peu pour le principe. Mais dès qu'on sort de la routine, ça devient dramatique.

    Le pitre ne pense pas, jamais. Il lit, ou, dans le meilleur des cas, récite des fiches. Toujours. Il tient ces fiches, qu'il conserve précieusement, de son passage à Sciences-Po.

    Face à un événement imprévu, où il est question de vies et de morts, le pitre a deux fiches. Une, sur le dessus de la pile, qui dit "Même pas peur. Il y a des irresponsables qui prétendent semer la panique. Montrons notre sérénité, et tout ira très bien Madame la Marquise". Quand il constate que tout ne va décidément pas très bien, il passe sans transition à la seconde "C'est horrible. Nous allons tous mourir. Je fais don de ma personne à la France. Je vais vous faire morfler bande de dégénérés irresponsables qui ne comprenez rien à la gravité de la situation".

    Nous y sommes.

    Bellegarde, 16 mars 2020.

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook

     


  • 1) Tout le monde, de tous les partis, semble bien réglé pour s'indigner qu'une question de vie privée puisse provoquer le retrait d'une candidature et hurler contre l'"américanisation" de la vie politique en France dont le malheureux Griveaux serait victime.

    C'est curieux. Personne à ma connaissance n'a publiquement demandé le retrait de Griveaux. C'est Griveaux lui-même (ou du moins ceux qui en tirent les ficelles s'il est vrai que ça n'a pas été aussi spontané qu'on le dit) qui a décidé d'annoncer que puisque la photo de sa bite se baladait sur internet, il renonçait noblement, tout en pleurant qu'il était une malheureuse victime.
    S'il y a un américanisateur, c'est lui, éventuellement aussi qui tire ses ficelles.

    2) On peut également s'interroger sur cette notion de "vie privée" si unanimement brandie, ce qui permet ensuite de réciter des fiches depuis longtemps établies à tant d'autres propos.
    On conviendra aisément que le fait que Griveaux se soit tripoté tel jour à telle heure relève de sa vie privée, que ce sont des choses qui arrivent dans les meilleures familles, et qu'il est très moche qu'une video en ait atterri sur internet.
    On ne s'étonnera pas moins que tout le monde, à force de hurler son indignation, semble avoir oublié que, d'après la version communément admise, c'était une idée à lui. Autant qu'on puisse le savoir, c'est lui qui a filmé son instrument en pleine activité, lui qui a envoyé via internet le résultat à une dame (Question intéressante pour juriste sérieux, s'il en est: peut-on porter atteinte à sa propre vie privée ? Si oui, doit-on en être puni, et comment ?)
    Du temps où il y avait un droit en France, il posait qu'un courrier était la propriété de son destinataire (uti et abuti, donc). On y a mis récemment des restrictions. On hésitera cependant, dans le cas précis, à invoquer une propriété intellectuelle ou artistique pour la chose en question. On n'est évidemment pas dans le cas du malheureux filmé à son insu par un tiers: il était autant qu'on le sache, seul, et s'est filmé lui-même. On est encore moins dans le cas que certains appellent curieusement revenge porn, d'autant plus curieusement quand il s'agit d'ennemis déterminés de l'américanisation, de deux personnes d'accord pour filmer leurs ébats, mais dont l'un diffuse ensuite le résultat contre la volonté se l'autre. Il a filmé et diffusé.
    Même si la légalité des poursuites était établie par un article du code récent et mal rédigé (c'est hélas à peu près un pléonasme) adopté dans le but de réprimer l'ainsi dit "revenge porn", on ne pourrait que s'interroger sur leur opportunité.
    S'il est vraiment possible, après avoir exhibé sa bite sur internet, de se plaindre qu'il y ait eu des gens pour la regarder, et de les traîner pour cela en justice, on n'a pas fini de rigoler, ou de pleurer.

     

    3) Cette histoire est tellement absurde qu'il est difficile de penser qu'il n'y a pas un truc. J'ai pu mettre un œil (j'ai dit: un œil) sur l'objet du délit, apparemment juste avant sa disparition. Ce n'est vraiment pas grand-chose. Une video de quelques secondes montrant un zob en activité, dont on nous dit qu'il est le sien (ce qu'il n'a pas démenti). Une conversation écrite bébête avec une fillette (qui, aux dernières nouvelles, n'en était pas une, si c'est bien elle), sans rien de torride ni même précisément sexuel (Certes, il est écrit "je vais me toucher", mais c'est apparemment une faute de frappe, qu'il rectifie à la ligne suivante).
    C'est assez ridicule, et c'est une belle preuve d'immaturité. Mais ni le ridicule, ni l'immaturité ne sont, dans le cadre du parlementarisme rationalisé accompli, des obstacles à une carrière politique (L'exemple vient de haut).
    D'ailleurs, à tout prendre, ses photos tout à fait officielles en train de faire des galipettes avec ses colistiers me semblent bien plus ridicules encore.
    Il faut donc qu'il y ait eu une autre raison au retrait de sa candidature.
    Mais qui peut bien avoir eu envie d'abattre un personnage aussi insignifiant que Griveaux, dont la candidature grotesque arrangeait finalement tout le monde ?
    A Hidalgo, elle garantissait à peu près sa réélection avec 25% des voix.
    A Macron, elle offrait un coupable idéal pour expliquer une défaite inéluctable.
    A la droite, elle offrait une deuxième place tout à fait inespérée, et la conservation de ses arrondissements.
    A Villani le rôle du dissident courageux qui fait presque jeu égal avec l'officiel (alors qu'il risque désormais d'être jugé en tant que macroniste le mieux placé).
    Je vois qu'il y a un truc, mais je ne vois pas le truc.

    Bellegarde, 18 février 2020.

     

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook


  • Une suggestion, comme ça. Ne serait-il pas sain d'arrêter de dire des conneries à propos de blasphème ? (Il est vrai que dans un monde jospinisé, souhaiter qu'on arrête de dire des conneries peut sembler blasphématoire.)

    En droit français (on parle bien sûr de la France de l'intérieur), le blasphème n'existe pas.

    Il n'y a pas, et c'est heureux, de délit de blasphème. Il n'y a pas non plus de droit au blasphème. Il n'y a certes pas, contrairement à ce que certains semblent piailler, de devoir de blasphème.

    Quand une furieuse ukrainienne ayant la manie de mettre ses seins à l'air fait des cochonneries dans une église, il serait sain, plutôt que de disserter sur le blasphème, de la traiter exactement comme si elle avait fait ça dans n'importe quel autre bâtiment public ou privé.

    Quand une petite oie parle de mettre son doigt dans le trou du cul de Dieu dans une video publique sur internet où il était question de ses activités et préférences sexuelles, il serait raisonnable de conclure qu'elle a été très mal élevée, et aurait mieux fait de se taire, plutôt qu'en faire une réincarnation de Jeanne d'Arc (On rappelle à tous ceux qui n'ont pas fait d"études, ou alors récemment, que ce n'était pas vraiment à Dieu que Jeanne d'Arc en avait, ni, non plus, aux Arabes). Il serait bon de traiter exactement de la même façon les petits cons qui lui répondent en des termes aussi regrettables, plutôt que de voir là une occasion de relancer le fantasme de la guerre des civilisations.

    Je conclus en abordant le cas de ceux qui traitent courageusement tous ceux, dont je suis décidément, qui refusent d'acquiescer à leurs fantasmes et de participer à leurs chasses à courre, de lâches, avec une mention spéciale pour ceux qui brandissent une fois de plus le mot munichois. Ceux là sont des ordures et des imbéciles, qui considèrent que le courage est de brailler n'importe quoi quand on sait qu'on a pour soi la presse, la télévision, les juges, les procureurs et leurs substituts, le gouvernement et toutes ses "oppositions" officiellement autorisées.

    Aussi résolu qu'on soit à s'efforcer à vivre en bon chrétien, il est difficile de ne pas les haïr.

    Bellegarde, 9 février 2020.

     

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook


  • Le début de cette note est ici.

    Pourquoi 2019 ?A propos de la date de Noël (2)

    Il est à peu près entendu aujourd’hui que nous sommes en 2019 à cause de l’« erreur de calcul » d’un nommé Denys le Petit, moine du VIe siècle, alcoolique peut-être, qui, ayant eu l’idée saugrenue de compter les années à partir de la naissance de Notre-Seigneur, s’est lamentablement trompé. Le discours dominant est que notre belle science moderne a établi que Jésus était en fait né vers sept avant notre ère (Quand on traite de cette matière là, il est incontestablement préférable de ne pas dire « avant Jésus-Christ »).

    Il va bien sûr de soi que l’« ère chrétienne » n’est apparue que longtemps après l’événement qui nous intéresse ici. Tout le monde sait aujourd’hui (on l’espère, du moins) que César a été assassiné en quarante-quatre avant Jésus-Christ : ses assassins l’ignoraient bien sûr. Si le calendrier à l’intérieur d’une année est, comme on l’a vu, fondé sur des éléments naturels, combinés arbitrairement, le décompte des années ne peut être que totalement arbitraire, à partir d’un point de référence qui, jusqu’à il y a très peu, n’était pas le même pour tous. La conversion est en revanche beaucoup plus facile, du moment qu’on sait qui compte à partir de quoi. C’est rarement le cas dans l’Antiquité, où d’ailleurs le souci de compter les années ne semble pas avoir été dominant. Les Juifs n’ont commencé que beaucoup plus tard à utiliser comme référence la date de la création du monde calculée d’après les livres bibliques. Autant qu’on le sache, chaque cité grecque avait son ère propre, fondée sur un événement local, qui ne pouvait être utilisée que localement. Certains historiens grecs ont le bon goût de compter par olympiades, périodes de quatre ans à partir de la date, réelle ou supposée, des premiers jeux olympiques, 776 avant notre ère. C’est un système commode pour nous, mais très peu utilisé. On a souvent dit (c’est un peu passé de mode), que les Romains comptaient les années à partir de la fondation de leur ville, en 753. C’est parfaitement faux. Cette référence apparaît, tout à fait exceptionnellement, chez quelques auteurs seulement, toujours pour des événements très anciens, et jamais dans des actes officiels. Ils ne comptaient pas les années, mais les caractérisaient par les noms de leurs deux consuls, les deux principaux magistrats annuels, ce qui n’était sans doute pas simple pour eux, et évidemment inutilisable pour d’autres. Le principat a offert, à partir de Tibère (on y vient), mais non sous Auguste, un moyen pratique de compter les années dans tout l’empire, par règne, qui n’a cependant jamais eu de caractère officiel. Avant, les textes utilisent le plus souvent des datations relatives par rapport à un événement connu, un règne ou un gouvernement local, qu’on peut parfois convertir, parfois seulement, et rarement à l’année près.

    Il semble avoir échappé à tous ceux qui parlent si savamment de son erreur que ce Petit, si c’est bien lui, a fondé son calcul sur la seule date précise à l’année près qu’on trouve dans les quatre évangiles, chez Luc, non pas dans son récit de la nativité mais au début du chapitre trois,

    Ἐν ἔτει δὲ πεντεκαιδεκάτῳ τῆς ἡγεμονίας Τιβερίου Καίσαρος, ἡγεμονεύοντος Ποντίου Πιλάτου τῆς Ἰουδαίας, καὶ τετραρχοῦντος τῆς Γαλιλαίας Ἡρῴδου, Φιλίππου δὲ τοῦ ἀδελφοῦ αὐτοῦ τετραρχοῦντος  τῆς Ἰτουραίας καὶ Τραχωνίτιδος χώρας, καὶ Λυσανίου τῆς Ἀβιληνῆς τετραρχοῦντος ἐπὶ ἀρχιερέως Ἄννα καὶ Καϊάφα, ἐγένετο ῥῆμα θεοῦ ἐπὶ Ἰωάννην τὸν Ζαχαρίου υἱὸν ἐν τῇ ἐρήμῳ.

    (L'an quinze du principat de Tibère César, Ponce Pilate étant gouverneur de Judée, Hérode tétrarque de Galilée, Philippe son frère tétrarque du pays d'Iturée et de Trachonitide, Lysanias tétrarque d'Abilène, sous le pontificat d'Anne et Caïphe, la parole de Dieu fut adressée à Jean, fils de Zacharie, dans le désert). 

    Luc raconte un peu plus loin le baptême par Jean de Jésus (qui commence ainsi sa vie publique) et enchaîne en nous disant qu’il avait alors (il est le seul des évangélistes à parler de son âge) environ trente ans, ἐτῶν τριάκοντα (Lc 3, 23).

    Tibère est devenu prince en 14. Sa quinzième année commence donc en 28, en août si on retient la date de la mort de son prédécesseur Auguste, en septembre si on part de celle où il a officiellement accepté cette succession après s’être fait longtemps prier, et se termine en août ou septembre 29. Cela est tout à fait compatible avec la mention de Pilate, dont nous savons par l’historien juif Flavius Josèphe qu’il a gouverné la Judée entre 27 et 37 (Antiquité Juives, XVIII, 89 : il part pour Rome après dix ans de gouvernement, et Tibère meurt avant son arrivée. On est donc en mars 37), et celles des trois tétrarques (on oubliera ici Anne et Caïphe). Il s’agit du tout début de la prédication de Jean-Baptiste. Jésus a environ trente ans lorsqu’il se fait baptiser, un certain temps après, puisque Jean a déjà connu un grand succès (Luc dit que tout le peuple avait été baptisé, ce qui est évidemment une exagération). On arrive donc bien autour de l’an 1 pour sa naissance, avec deux approximations irréductibles, sur la durée de la prédication de Jean, sur ce que signifie exactement cet ἐτῶν τριάκοντα, environ trente ans. Denys le Petit (si c’est bien lui), n’était pas alcoolique, ou tenait fort bien l’alcool, et savait en tout cas compter.

    On aimerait s’arrêter là. Il y a malheureusement un souci. On sait que Luc lie la naissance de Jésus à une décision d’Auguste de recenser toute la terre habitée, ἀπογράφεσθαι πᾶσαν τὴν οἰκουμένην, par laquelle il explique le voyage de Joseph et Marie de Nazareth à Bethléem au moment de l’accouchement. Nous ne pouvons tirer de cette mention aucune indication chronologique extérieure, puisqu’aucune autre source ne le mentionne (de nombreuses tentatives ont bien sûr été faites pour le rattacher à des choses connues, dont aucune n’est sérieuse), ce qui ne prouve pas bien sûr qu’il n’ait pas eu lieu (il pose cependant de nombreux problèmes qui ne sont pas notre sujet aujourd’hui). Mais Luc en donne une, en indiquant qu’un nommé Quirinius gouvernait alors la Syrie. Nous ne connaissons pas, loin de là, la chronologie de tous les gouvernements romains de province, mais, grâce encore une fois à Flavius Josèphe, nous savons que celui-là, Publius Sulpicius Quirinius de son nom complet, a été légat d’Auguste propréteur de cette province entre 6 et 8 de notre ère. Il y a donc une contradiction majeure, dans ce même évangile de Luc, le seul décidément soucieux de datation par les noms des gouvernants.

    Mais nous sommes là encore plus loin de la date affirmée aujourd’hui par la science moderne. On connaît également par Josèphe, décidément précieux même si c’est ici pour nous empoisonner l’existence, la date de la mort du roi Hérode le Grand, qui gouvernait sous domination romaine la totalité de ce qu’on a appelé depuis la Palestine, quatre avant notre ère (Antiquités juives, XVII, 192 « il avait régné trente-sept ans depuis sa désignation par les Romains ». Le même, en XIV, XIV, date cette désignation par les consuls de l’année 40). 

    . Nous savons tous que dans le récit de la naissance de Jésus, ce roi joue le rôle du méchant. Apprenant par les mages, qui arrivent d’Orient guidés par une étoile, qu’un roi est né à Bethléem, il ordonne de mettre à mort tous les enfants de moins de deux ans de la région, Jésus y échappant parce que ses parents, avertis miraculeusement, l’emmènent en Égypte d’où ils ne reviennent qu’après la mort du roi. Il ne pourrait donc être né quatre ans après, en l’an 1, ni au moins dix ans après, quand Quirinius gouvernait la Syrie, mais au plus tard en quatre avant notre ère. (Affirmer péremptoirement que c’était en 7 ou en 8, comme c’est la mode aujourd’hui est en revanche absurde. Ça repose sur un contresens énorme sur le texte, qui parle d’enfants de moins de deux ans, Hérode voulant assurer son coup, et non d’enfants de deux ans, et ne dit donc rien de précis de l’âge de Jésus alors. Rien n’indique non plus la durée du séjour en Égypte).

    Il faut cependant préciser, ce qu’on sait moins, que l’histoire que nous venons de survoler n’est connue que par l’évangile de Matthieu, et totalement absente de celui de Luc. Les deux seuls récits que nous ayons de la conception et de la naissance de Jésus (Marc et Jean commencent au début de la vie publique, avec la prédication de Jean-Baptiste et sa rencontre avec Jésus) sont très différents, et largement contradictoires dans les détails, si l’habitude des récits de Noël est de les mélanger en gommant les problèmes. Chez Matthieu, il n’y a pas de recensement (pas de mangeoire, ni de bergers). Chez Luc, il n’y a pas de mages, pas de massacre des innocents, et Hérode le Grand ne joue aucun rôle. Il est certes cité une fois, tout au début, quand l’évangéliste dit que Zacharie, le futur père de Jean-Baptiste, était prêtre ἐν ταῖς ἡμέραις Ἡρῴδου τοῦ βασιλέως τῆς Ἰουδαίας, aux jours d’Hérode roi de Judée. Ce peut être une confusion avec son fils Archélaus (qui n’était pas roi, mais dont le domaine était limité à la Judée), voire un ajout postérieur. À cette mention près, le récit de Luc peut tout à fait être placé après la mort du roi. Décréter que Jésus est nécessairement né avant celle-ci, c’est choisir arbitrairement Matthieu contre Luc. C’est assez curieux de la part de la science moderne qui a d’autre part (scientifiquement) aboli la visite des mages et le massacre des Innocents, et donc ôté de l’histoire toute participation du roi.

    Alors que nous n’avions aucun élément sur le jour de la naissance de Jésus, nous en avons trois sur son année : sous Hérode, antérieurement à 4 avant notre ère selon Matthieu, sous Quirinius, entre 6 et 8 selon le deuxième chapitre de Luc, autour de l’an 1 selon le troisième chapitre du même. C’est beaucoup trop, puisqu’ils sont contradictoires. Aucun élément extérieur ne permet de trancher entre eux, puisqu’aucune source qui ne soit pas évidemment issue de ces deux évangiles ne parle de cette naissance. On en a parfois cherché une au plus haut des cieux, en identifiant à une comète périodique, en général celle de Halley, l’étoile que suivent les mages dans l’évangile de Matthieu, et en calculant la date de son passage pour connaître celle de la naissance de Jésus. C’est une trace du temps où on voulait concilier scientisme et inerrance de la Bible, en donnant des explications naturelles aux phénomènes ne l’étant point qu’elle mentionnait. C’est évidemment idiot. L’étoile que suivent les mages n’a clairement rien d’un phénomène naturel, mais est un signe que Dieu leur envoie pour les guider. Si on ne veut pas croire à de telles choses, il est plus simple de supposer que c’est une invention de l’évangéliste ou de sa source, que de décréter qu’ils ont vu la comète de Halley (ou une autre), qui par hasard les a conduits à Bethléem où par hasard Jésus venait de naître… et d’en déduire la date de cette naissance. Il vaut mieux rester au niveau du sol avec nos trois dates contradictoires.

    Les fondamentalistes n’ont pas manqué bien sûr pour entreprendre de « démontrer » qu’elles ne l’étaient pas. On s’en est pris à la quinzième année du principat de Tibère en observant, ce qui est vrai, que les Romains ne comptaient pas les années de règne des princes. Effectivement, sur les inscriptions, ils comptaient leurs années de puissance tribunicienne, ce qui correspond pour certains, mais pas pour tous, puisque des successeurs désignés l’ont eue du vivant de leur futur prédécesseur, et que c’est particulièrement le cas de Tibère, qui était dans sa quinzième puissance tribunicienne au début de l’année de la mort d’Auguste, en 14. Complètement raté : Jésus aurait eu « environ trente ans » en 15 ou 16. On a alors inventé une autre date de référence, en tirant horriblement sur une formule flagorneuse de Velleius Paterculusn celle où Tibère serait devenu prince à égalité avec Auguste, quelque part entre son adoption en 4 et la  mort de celui-ci en 14. Là, comme c’est un pur fantasme, on peut choisir la date qu’on veut pour donner une « démonstration » satisfaisante. C’est très pratique, mais ça ne signifie rien, puisque ça ne correspond à rien de connu. On comptait à Rome les puissances tribuniciennes, très rarement en Orient où on comptait plus simplement les années de règne.

    On s’en est pris, surtout, au malheureux Quirinius, dont l’obstination à n’être légat propréteur qu’en 6 de notre ère gâche tout. Pour combattre victorieusement cette obstination, on a décrété qu’il avait fort bien pu l’être deux fois, à deux moments différents, dont le premier, antérieur, serait le bon. On a même trouvé (la lutte paie) une inscription qui prouverait cela, un bout de carrière découvert à Tivoli (CIL, XIV, 3613)

    A propos de la date de Noël (2)

    On lit à la dernière ligne diui Augusti iterum Syriam et Pho. Ça permet de dater l’inscription : elle est postérieure à la mort d’Auguste, puisque celui-ci est nommé du nom de dieu qu’il a reçu après, mais le Monsieur a exercé sous Auguste la fonction dont il est question. Il est tout à fait raisonnable de restituer ce qui précède et suit immédiatement ainsi [legatus pro praetore] / divi Augusti iterum Syriam et Pho[enicen optinuit], « légat propréteur du divin Auguste de nouveau il gouverna la Syrie et la Phénicie », le mot magique étant bien sûr iterum, de nouveau. Le miracle n’est cependant pas complet, puisqu’il manque le nom du Monsieur, qui se trouvait beaucoup plus haut, dans la partie perdue. Peu importe, quand on a les yeux de la foi : ce ne peut être que Quirinius (dont rien n’indique qu’il ait eut le proconsulat d’Asie, cité à la ligne précédente, si rien ne prouve bien sûr le contraire). Il y a un autre souci, dans l’interprétation du mot magique iterum. On ne connaît aucun cas de sénateur romain ayant gouverné la même province deux fois, à plusieurs années d’intervalle : la carrière était ascendante, et on passait à chaque fois à une plus importante, jusqu’au sommet qu’était une comme la Syrie ou l’Asie. Il est donc à peu près certain que iterumporte non sur la Syrie, mais sur le titre de légat propréteur, et que le Monsieur, Quirinius ou pas, a commencé par l’être dans une province moins importante (citée sur la partie perdue de la pierre), puis a été proconsul d’Asie, puis iterumlégat, cette fois ci en Syrie. Même si on s’asseyait sur ces deux problèmes et admettait superbement que Quirinus a été une première fois légat de Syrie avant 6, et que c’est le moment de la naissance de Jésus, il en resterait un troisième : quand ? Il y a bien un trou dans notre liste des légats de Syrie où le caser, mais c’est malheureusement après la mort d’Hérode, la place étant alors occupée par Quinctilius Varus. Il faut donc aussi déplacer cette mort. Certains l’ont fait pour conclure triomphalement que Jésus est né en deux avant notre ère, peu avant la mort d’Hérode (date rectifiée), alors que Quirinius était légat de Syrie (pour la première fois, attention !) et avait trente ans peu après la quinzième année du règne (éventuellement rectifié) de Tibère. C’est encore plus rigolo que les tentatives pour prouver qu’il est né le 25 décembre. Il est moins drôle que de telles âneries persistent.

    Nous restons donc avec trois dates différentes. Avec un peu de bonne volonté, on peut certes en concilier deux, si on se demande ce que peut bien signifier cet ἐτῶν qui vient au chapitre trois de Luc nuancer l’affirmation que Jésus avait trente ans, et quelle est la marge qu’il indique. Peut-on dire d’un homme de trente-cinq ans qu’il a environ trente ans ? Peut-on dire la même chose d’un homme de vingt-quatre ? Tout ça se discute. On ne peut savoir si cette estimation est fondée sur son apparence, ou sur un témoignage, imprécis. Il est à peu près sûr que Luc n’a pas connu Jésus, et qu’il écrit sur le témoignage, direct ou indirect, de gens qui l’ont connu à ce moment là, pendant sa vie publique, ou peut-être avant, sa mère bien sûr, ou ses très fameux « frères » qui même s’ils n’étaient que ses demi frères ou ses cousins, devaient avoir une idée approximative de son âge. S’il avait trente-cinq ans, il peut être né avant la mort d’Hérode, comme le dit Matthieu, s’il en avait vingt-cinq, alors que Quirinius gouvernait la Syrie, comme le disait Luc au chapitre précédent. Mais Hérode et Quirinius sont radicalement incompatibles : il faut admettre une erreur de l’un ou l’autre. Une fois admise la possibilité d’une telle erreur, qui prouve que l’année de naissance de Jésus n’était pas connue clairement au moment où les évangiles ont été écrits, on ne peut exclure que les deux se trompent.

    On peut encore compliquer les choses en s’interrogeant sur la mention de la quinzième année de Tibère. C’est a priori la plus fiable, parce que la plus précise, parce que surtout elle relève de la vie publique de Jésus, dont Luc a connu directement, ou en tout cas par peu d’intermédiaires, des témoins, dont certains au moins devaient avoir des notions précises de la chronologie. Il est cependant curieux que l’évangéliste, ne donnant qu’une date précise, choisisse celle-là, qui ne concerne même pas Jésus, mais Jean-Baptiste. Il semble que s’il y avait une année à retenir, et à faire connaître, c’était plutôt celle de la crucifixion et de la résurrection. On ne peut exclure que, voulant placer une date au début du récit de la vie publique de Jésus (clairement distinct de celui de sa naissance et de l’épisode unique de son enfance qu’il raconte), il l’ait déduite de celle de sa mort. Or chez Luc, comme chez Matthieu et chez Marc, la vie publique semble ne pas durer plus d’une année, qui commence par son baptême par Jean-Baptiste, se poursuit par une prédication itinérante en Galilée et un peu autour, et se conclut par un unique séjour à Jérusalem pour la seule Pâque mentionnée, qui tourne mal, avec la crucifixion, mais finit bien, par la résurrection. L’évangile de Jean, celui, rappelons le, qui se présente comme un témoin des faits, est le seul à mentionner trois Pâques successives, et cinq séjours à Jérusalem. On lui donne naturellement raison, pour un motif évident auquel même la science moderne n’a apparemment rien trouvé à redire : on ne voit pas pourquoi il aurait inventé plusieurs années et plusieurs passages par Jérusalem, alors qu’on comprend très bien comment les trois autres, écrivant à partir de témoignages épars, ont pu regrouper les trois Pâques en une seule, les cinq passages par Jérusalem en un seul. On conclut donc que la vie publique de Jésus a, au minimum, duré un peu plus de deux ans (pas plus de trois si Jean n’oublie aucune Pâque, mais nous ne pouvons être certains de cela). Si donc il est mort au printemps 30 et que Luc, le sachant, en a déduit qu’il avait été baptisé au printemps 29, la quinzième année de Tibère, et placé le commencement de la prédication du Baptiste un peu avant la même année, il faut remonter cette date de deux ou trois ans. Il aurait eu environ trente ans autour de 27. Ça faciliterait la conciliation avec une naissance du vivant d’Hérode, mort en 4 avant, et serait fatal à l’hypothèse Quirinius, entre 6 et 8 après. Mais il serait tout à fait déraisonnable de conclure que nous avons là la solution. Il ne s’agissait que d’envisager une possibilité. Rien ne prouve en fait que Luc n’ait pas connu la date du début de la prédication du Baptiste. Il est également tout à fait possible qu’il ait fort bien su que la vie publique de Jésus avait duré plus d’une année, et ne l’ait pas dit faute de moyens d’établir une chronologie des éléments dont il disposait, regroupant les différents séjours à Jérusalem non par erreur, mais par un choix pratique. Ce détour ne fait donc que confirmer que rien n’est simple, sans apporter de réponse.

    Il faut revenir à Hérode et Quirinius pour observer qu’ils ont, chez Matthieu et chez Luc, une fonction analogue : expliquer pourquoi Jésus, connu comme de Nazareth, est né à Bethléem, une centaine de kilomètres plus au Sud. Leurs deux explications sont, ce que, curieusement, on ne dit pas souvent, totalement contradictoires. Pour Luc, c’est le fameux recensement qui oblige Joseph à quitter Nazareth, où il habitait, avec une femme près d’accoucher, pour aller se faire inscrire à Bethléem, parce qu’il tait un descendant du roi David, originaire, comme chacun sait, de ce village. Pour Matthieu, il n’y a pas de recensement, et il n’est pas question de Nazareth avant la naissance de Jésus : il dit qu’il naît à Bethléem en considérant manifestement que ses parents y habitaient. C’est parce que le vilain Hérode veut tuer leur enfant, et fait tuer tous les autres dans ce but qu’ils quittent Bethléem pour l’Égypte et, après la mort du roi vont s’installer à Nazareth plutôt que revenir à leur point de départ. Luc ignore totalement la visite des mages, le massacre des innocents et la fuite en Égypte : dans son évangile, Joseph et Marie présentent Jésus au Temple de Jérusalem quarante jours après sa naissance, puis retournent à Nazareth, chez eux, dont ils n’étaient partis qu’à cause du recensement.

    Nous avons déjà dit que nous ne traiterions pas ici des nombreux problèmes que pose ce recensement. Ils sont tous solubles avec un peu de bonne volonté, sauf un, décisif : s’il est tout à fait possible qu’Auguste ait souhaité recenser tous les habitants de son empire, il est totalement absurde qu’il ait exigé de chacun qu’il se fît inscrire non là où il habitait, mais dans la ville de ses ancêtres, de ses très lointains ancêtres. S’il est connu que le roi David était de Bethléem, il l’est tout autant qu’il l’a quitté très jeune pour aller à la cour du roi Saül, puis prendre sa place et régner finalement à Jérusalem, environ mille ans avant notre ère. À ce compte-là, Rome ayant été fondée bien après, Auguste lui-même aurait dû aller se faire recenser à Albe, d’où venaient officiellement les Iulii, voire à Troie d’où était parti son ancêtre Énée à peu près à l’époque où David quittait Bethléem. À tout prendre, la version de Matthieu, de la fuite devant Hérode qui conduit, via l’Égypte, à Nazareth, est plus crédible. Cela ne signifie pas nécessairement qu’elle soit la bonne. Une fois qu’on a constaté que l’un des deux évangélistes pouvait se tromper totalement, on ne peut exclure que l’autre se trompe aussi, puisqu’il apparaît décidément que les circonstances de la naissance de Jésus étaient obscures aux premiers chrétiens. Si Luc (ou une de ses sources) a inventé une histoire justifiant la naissance de Jésus à Bethléem, Matthieu (ou idem) peut avoir fait de même (Notons au passage, bien que ce ne soit pas notre sujet, qu’il serait audacieux d’en conclure que Jésus n’est pas né là. Il est tout à fait vraisemblable que l’un et l’autre aient cherché une explication parce qu’ils savaient, sans forcément savoir pourquoi, qu’il l’était. On trouve des gens pour dire que c’est parce que le Messie devait naître à Bethléem qu’on a caché méchamment qu’il fût né à Nazareth. C’est oublier que cette affirmation n’est tirée que de l’interprétation que donne… Matthieu d’une phrase du prophète Michée. Un tel raisonnement est suspect d’être circulaire).

    Après nous être amusés à ce jeu de massacre, que pouvons-nous dire de l’année de naissance de Jésus ? Nous pouvons être certains, aussi certains du moins qu’on peut l’être en histoire (Il est bien sûr toujours possible de douter de tout, de supposer que toutes les sources sont le produit d’un vaste complot pour nous tromper. Quand on est arrivé à une telle conclusion, on conclut que toute connaissance historique est impossible, et on s’occupe à autre chose. On n’écrit pas des livres pour dire que tout est faux, puis décréter une vérité qui n’a aucun autre fondement que l’imagination de l’auteur) d’une chose : Jésus a été crucifié alors que Ponce Pilate gouvernait la Judée. Nous savons par Josèphe (même remarque) que ce gouvernement a duré de 27 à 37 de notre ère. La mention par Luc de la quinzième année de Tibère, avec les réserves que nous avons vues, pousse à exclure les dernières années de ce gouvernement, et au moins les deux premières pour placer la crucifixion entre 29 et 34.

    Nous n’avons pas de raison sérieuse de contester Luc quand il dit que Jésus avait environ trente ans au début de sa vie publique, bien qu’il soit le seul à donner cette information, puisqu’on ne voit pas pourquoi il aurait inventé une telle chose. Cela signifie au moins que ceux qui l’ont connu alors, dont Luc a recueilli directement ou indirectement le témoignage, ont eu l’impression d’être face à un homme d’une trentaine d’années, qui aurait deux ou trois ans de plus au moment de sa mort. Reste l’incertitude que porte cet « environ ».

    Jésus est donc vraisemblablement mort (et ressuscité) autour de l’an 31, alors qu’il avait deux ou trois ans de plus qu’« environ trente ans ». Nous en revenons à l’an 1 pour sa date de naissance, mais avec une incertitude de quelques années, de part et d’autre, au moins cinq, peut-être un peu plus. On est porté à écarter la référence de Luc à Quirinius, parce qu’elle est liée au recensement, parce qu’elle le ferait vraiment très jeune, à moins de vingt-quatre ans, pour un homme d’« environ trente ans » la quinzième année de Tibère, mais il est impossible d’avoir une certitude à ce sujet. La version de Matthieu, qui le fait naître avant la mort d’Hérode, paraît moins invraisemblable : on ne peut non plus exclure tout doute.

    Il faut se résigner à ne connaître ni le jour, ni l’année, sinon à une dizaine près, de la naissance de Jésus.  Le choix du solstice d’hiver pour la fêter est un beau symbole. Quand on a voulu, quatre siècles plus tard, compter les années à partir d’elle, il n’est pas étonnant qu’on ait choisi pour la calculer l’allusion à la quinzième année de Tibère au troisième chapitre de Luc : il était assez facile de savoir quelle était cette année, tandis que l’allusion de Matthieu à la mort d’Hérode, celle de Luc au chapitre précédent à la légation de Quirinius ne pouvaient qu’être obscures. Nous ne pouvons que reconnaître à cette date l’avantage, certes non prévu par ceux qui l’ont fixée, d’être au milieu de la période possible.

    Cette incertitude peut étonner qui pense que tout a toujours été comme aujourd’hui, où on ne peut pas rester longtemps sans avoir à donner sa date de naissance à une administration quelconque, qui la conserve. Parmi les personnages connus de l’Antiquité, Jésus n’est pas sur ce point un cas particulier. On ignore tout autant, par exemple et pour prendre au plus près, l’année de naissance d’Hérode le Grand, qui avait ce point commun avec lui de ne s’être fait connaître qu’à l’âge adulte. Celle de Tibère, dont on ne savait pas alors bien sûr qu’il serait prince mais qui est né dans une des plus grandes familles romaines n’est connue que par une seule source, sa biographie par Suétone, qui avoue cependant une incertitude à un an près de part et d’autre selon ses sources.

    [Une dernière chose : nous ignorons bien sûr également l’heure de la naissance de Jésus. Matthieu n’en dit rien. Luc ne dit qu’une chose, que les anges sont allés l’annoncer aux bergers dans la nuit, ce qui semble indiquer qu’il est né de nuit. Si tel est le cas, on voit mal quel moyen auraient pu avoir les témoins de mesurer précisément l’heure, faute de soleil. Je ne trouve pas d’où vient l’idée de le faire naître à minuit, qui correspond tout à fait au symbole du solstice d’hiver, au cœur de la nuit. Mais il y avait évidemment une autre raison de célébrer la messe à cette heure, le jeûne eucharistique. Dès le Moyen-Âge (on ignore à quand remonte exactement cette règle), il fallait pour pouvoir communier ne rien avoir mangé depuis minuit. Célébrer la messe à cette heure là était donc un moyen simple de respecter cette obligation (Les assistants avaient le moyen encore plus simple de ne pas communier. Pas le célébrant). C’est donc tout à fait logiquement qu’on s’est mis à célébrer cette messe plus tôt quand l’obligation du jeûne a été réduite à trois heures par Pie XII, puis une seulement par saint Paul VI.]

    Bellegarde, dernier vendredi de l'Avent.

    Pour  commenter, c'est ici, sur Facebook


  • Puisque c’est de saison, nous allons parler de la date de Noël.A propos de la date de Noël (1)

    On commencera par le plus facile : non, Jésus n’est pas né, comme on le lit ou l’entend beaucoup trop souvent encore (compris dans des documents de catéchisme à caractère officiel, hélas), le 25 décembre de l’année zéro à minuit, et pour une raison évidente (les plus tristement drôles sont ceux qui déclarent péremptoirement que « les exégètes », voire « les théologiens » ont récemment démontré qu’il ne l’était pas contrairement à ce qu’on croyait jusque là), qu’il n’y a pas eu d’année zéro. Comme chacun devrait savoir, le zéro est une invention bien postérieure des mathématiciens arabes, inconnue de l’Antiquité. L’année d’un événement était donc l’an un, la précédente l’année avant, la suivante la deuxième année, et ainsi de suite. C’est pourquoi, soit dit en passant, il est abominable de parler de « moins » pour les années avant notre ère (ou toute autre d’ailleurs), puisqu’il ne s’agit absolument pas d’algèbre, et pour cause. On peut raisonnablement penser que quiconque oserait, dans une société convenablement civilisée, proférer une horreur telle que « César a été assassiné en moins quarante-quatre », devrait être passible du plus horrible des supplices.

    Pourquoi le 25 décembre ?

    Il paraît aussi que la science moderne a démontré que Jésus n’était pas né un 25 décembre. Une chose est aussi certaine qu’il est possible de l’être en matière historique : ce n’est pas parce qu’il est né un 25 décembre que nous fêtons Noël ce jour là. Les premières traces que nous ayons d’une célébration liturgique de la naissance de Notre-Seigneur (natalis dies, d’où Noël) datent du milieu du IVe siècle, à Rome (Nous n’en avons aucune de sa création). Elle s’est rapidement généralisée à toute la chrétienté, mais était manifestement inconnue des siècles précédents.

    Il peut sembler curieux que les chrétiens n’aient pas pensé plus tôt à fêter ça. Un fait peut l’expliquer, au moins en partie : aucun des quatre évangiles, ni aucun des textes contemporains ou immédiatement postérieurs, n’en donne la date. Ce n’est pas surprenant : on connaît fort peu de dates de naissance de personnages de l’Antiquité, toujours de grands hommes, presque toujours d’hommes que leur naissance destinait à être grands. Les Romains semblent y avoir attaché une importance particulière, d’ordre religieux, contrairement à la plupart des autres. On ne les connaît néanmoins, presque toujours par une seule source, que pour ceux dont nous avons une biographie ou, pour les princes et leurs familles seulement, par les sacrifices pour leurs anniversaires (qui ne sont connus que par des inscriptions les signalant, donc très partiellement, en fonction du hasard des conservations et des découvertes).

    Les évangiles ne donnent d’ailleurs aucune date précise de l’année, hors celle, par le lien avec la fête de Pâque, de la mort de Jésus (nous en parlerons peut-être sur ce blog au printemps). Chez Marc et Matthieu, c’est la seule : aucun des autres évènements qu’ils rapportent n’est situé dans l’année, même en référence à une saison. Luc ne se distingue d’eux qu’en citant une autre Pâque, l’année des douze ans de Jésus, seul épisode connu de sa vie entre sa naissance et le début de sa vie publique vers ses trente ans. Jean, qui est le plus précis, en cite deux autres pendant la vie publique, et fait également référence à d’autres fêtes juives, qui permettent, pour son évangile seulement, d’établir une chronologie approximative sur trois années.

    Cette imprécision se comprend fort bien vue la façon dont ont été probablement écrits les évangiles, tardivement, à partir de récits des témoins transmis d’abord oralement. Que le seul évangéliste qui se donne comme un témoin visuel, Jean, (même si la science moderne a bien sûr contesté cela) soit le moins imprécis paraît également logique, mais il écrit longtemps après les faits qu’il raconte.

    Elle a une autre raison, qui nous ramène à notre sujet, la diversité des calendriers à cette époque. On oublie facilement aujourd’hui, alors que nous avons un calendrier à peu près universel, le chrétien, issu des Romains, qu’utilisent dans la vie courante même ceux qui ont un autre calendrier religieux, qu’une date est toujours ke résultat de choix arbitraires, même s’ils ont en général fondés au moins partiellement sur la combinaison d’éléments naturels. Au premier siècle, le calendrier romain (d’ailleurs horriblement compliqué) était utilisé par les Romains seulement. Les Juifs, comme tous les autres peuples, avaient le leur. Si les témoins de la vie de Jésus avaient retenu certaines dates, c‘était selon ce calendrier là. Il se trouve aujourd’hui de braves chrétiens pour dire que Marie avait évidemment retenu la date de l’anniversaire de Jésus, et l’avait certainement donnée aux Apôtres. Ce n’est pas si évident que ça : on n’a pas de trace de gâteaux à bougies à cette époque dans cette région. Même si c’était le cas, elle n’aurait pu retenir qu’une date du calendrier juif, ne signifiant rien dans un milieu grec ou romain.

    Il n’y avait pas non plus de conversion possible. Presque tous les calendriers connus sont fondés sur la combinaison de trois éléments naturels, le jour, qui correspond à la durée de la rotation de la Terre sur elle-même, le mois, à celle de la rotation de la Lune autour de la Terre, l’année, à celle de la Terre autour du Soleil (Certes, à cette époque, c’était le Soleil qui tournait autour de la Terre. Ça ne changeait rien aux nuits et aux jours, et on n’en connaissait pas moins le cycle des saisons). Étaient totalement arbitraires, et forcément variables selon les peuples, le moment du début de l’année, et le décompte des années, ce qui ne nous concerne pas encore (on y viendra quand on parlera de l’année de la naissance de Jésus). L’étaient, à plus forte raison, les moyens de faire correspondre ces trois données. Il y a dans l’année solaire environ douze mois lunaires (d’où l’importance symbolique accordée à ce nombre chez les Juifs comme chez les Romains, et à peu près partout, d’où aussi le découpage du jour en douze heures par analogie), mais non exactement, et un peu plus de 365 jours. Au moment de la naissance de Jésus, les Romains avaient adopté le calendrier dit julien, du nom du dictateur César, qui divisait l’année de 365 jours en douze mois de longueurs inégales (supprimant donc tout rapport avec les phases de la lune), et en rajoutait un 366tous les quatre ans, calendrier qui est aujourd’hui le nôtre à un détail près. Ils étaient apparemment les seuls. Partout ailleurs, et donc chez les Juifs, on continuait à faire ce qu’avaient fait les Romains avant : on avait des années de douze mois lunaires, incomplètes donc, et quand le décalage avec l’année solaire commençait à se voir vraiment, on rajoutait des jours, ou un mois à l’année en cours pour le compenser.  Le calendrier officiel ne correspondait ainsi au soleil et à la lune que l’année suivant la rectification, et s’en éloignait ensuite jusqu’à la suivante. C’est pourquoi nous sommes incapables également (certains essaient bien sûr) de donner dans notre calendrier la date de la mort de Jésus : les évangiles, en citant la Pâque, donnent le 14 ou le 15 (il y a désaccord entre Jean et les trois autres sur ce point) du mois juif de nisan, ce qui est proche de l’équinoxe de printemps, mais ne peut être précisé à un mois près, puisque bien sûr nous n’avons aucune trace des rectifications opérées. 

    On a décidé tardivement, à Rome, de fêter la naissance de Jésus. Il n’est pas impossible que cela ait un rapport avec l’importance, déjà évoquée, que les Romains accordaient au dies natalis. Malgré tous les efforts et tous les calculs tordus faits par des obstinés à prouver que Jésus est vraiment né le 25 décembre, à partir de l’alternance des classes de prêtres au Temple[1]voire du passage de la comète de Halley, l’hypothèse d’une date de naissance réelle pieusement conservée et transmise oralement seulement (comme la recette de la potion magique ne l’est que de bouche de druide à oreille de druide) jusqu’à cette décision au milieu du IVe siècle n’est décidément pas tenable. On peut être certain, autant qu’on peut avoir une certitude en histoire, que cette date a, faute de date réelle connue, été fixée arbitrairement.

    L’opinion dominante aujourd’hui est que l’Église de Rome a choisi cette date pour faire concurrence à une fête païenne, ce qui permet à beaucoup de gloser sur Noël comme méchant complot clérical contre sainte Laicité (le paganisme étant bien sûr laïc). Ceux qui affirment  cela ne précisent pas, le plus souvent, de quelle fête il s’agissait. On sait que l’empereur (entre 270 et 275) Aurélien avait créé à cette date du 25 décembre la fête de Sol inuictus, le soleil invaincu. C’était récent, et n’a pas beaucoup duré. On parle parfois des Saturnales, beaucoup plus anciennes, qui ont cet inconvénient qu’elles ont lieu quelques jours avant. On ne peut dire que cela est impossible. On ne peut que constater que nous n’avons aucun texte de cette époque disant une telle chose.

    La connerie étant la chose au monde la mieux partagée (puisque personne ne s’est jamais plaint d’en manquer), il s’est trouvé récemment de bons catholiques, très savants (savants comme on l’est aujourd’hui) pour entreprendre de réfuter savamment cette accusation en trouvant une autre explication. Certains l’ont trouvée, qui racontent que chacun sait que dans l’Antiquité on croyait qu’un grand homme vivait un nombre d’années exact, et mourait à son anniversaire. Ils ne disent pas d’où ils sortent cela, ayant pour principe de ne jamais citer leurs sources, et je ne trouve (mais peut-être cela m’a-t-il échappé), rien de tel nulle part. Il est pourtant certain que Jésus n’est pas mort en décembre. Les mêmes ajoutent aussitôt que la vie commence à la conception, donc neuf mois avant, donc le 25 mars, que Jésus est certainement mort un 25 mars, et qu’ainsi tout s’explique. On croyait naïvement jusque là que la fête de l’Annonciation avait été placée dans un second temps neuf mois avant Noël, comme cela semble logique. Ces grands savants nous démontrent que bien au contraire, on a commencé par fêter l’Annonciation le 25 mars parce que c’était le jour de la mort de Jésus, et qu’on en a déduit ensuite, en ajoutant neuf mois, la date de sa naissance. On constate une fois de plus que la recherche historique permet des découvertes stupéfiantes depuis qu’on a découvert qu’il était vain de se soucier des sources. Cela n’est pas propre aux catholiques, mais ils ont remarquablement su adopter les nouvelles mœurs (on trouve aussi des merveilles sur la question du célibat des prêtres, tant de la part de ceux qui « démontrent » qu’il remonte aux apôtres, voire en deçà, que de ceux qui « prouvent » qu’il n’a été institué qu’avant-hier).

    Si on s’en tient aux anciennes mœurs, et prend ces aventures de l’inintelligence pour ce qu’elles sont, le choix du solstice d’hiver pour fêter, faute de date connue, la naissance de Jésus est assez facilement explicable. C’est le moment où la nuit est la plus profonde. C’est aussi celui où le jour commence à regagner sur elle. On ne saurait trouver de plus beau symbole pour signifier la naissance du sauveur qui vient apporter la lumière à l’humanité plongée dans l’obscurité. C’était le sens de la fête païenne de Sol inuictusdont nous avons parlé plus haut : le soleil, après avoir longtemps reculé devant la nuit, reprend le dessus. Rien ne permet cependant de parler de concurrence, si rien non plus ne permet de l’exclure. Plutôt que de voir là un méchant calcul commercial que rien, décidément, n’atteste, on peut plus vraisemblablement supposer une coïncidence. La plupart des religions connues fondent des fêtes sur les phases du soleil, les chrétiens situant déjà (d’après les Juifs avant eux) Pâques en fonction de l’équinoxe de printemps : il n’est pas étonnant qu’il y en ait plusieurs, à la même époque, pour marquer le solstice d’hiver.

    Reste une question : pourquoi Noël, fêté le 25 décembre, doit-il être lié au solstice d’hiver, que chacun sait être le 21 ou le 22 ? Un  point est très simple : le 25 décembre était alors la date officielle du solstice à Rome. Il est moins simple d’expliquer pourquoi : il faut pour cela  replonger dans l’histoire compliquée de notre calendrier. On a vu que le calendrier dit julien alors en vigueur (et pour longtemps) était le premier calendrier perpétuel harmonisant le rapport entre jours, mois, et années sur un cycle de quatre ans, avec une année de 365 jours un quart. Il y avait là une petite erreur, ou approximation ; d’un peu moins d’un centième de jour, ce qui était bien peu par rapport aux errements précédents, mais créait un décalage d’un peu moins d’un jour par siècle entre l’année officielle et l’année solaire. Cela explique le décalage entre solstice officiel et solstice réel au IVe siècle. Pour expliquer qu’il soit resté le même aujourd’hui, il faut en venir à la rectification du calendrier julien faite à la fin du XVIe siècle par le pape Grégoire XIII, à un moment où le décalage était devenu énorme, et où les progrès de l’astronomie permettaient de l’analyser. Dix jours ont été ainsi supprimés : on est passé à Rome directement du 4 octobre 1582 au 15 octobre. Pour éviter le retour du décalage, on a supprimé un peu moins d’une année bissextile par siècle : la dernière année du siècle n’est bissextile que si le nombre formé par ses deux premiers chiffres est lui-même divisible par quatre (ainsi, 1600 et 2000 ont eu un 29 février, mais non 1700, 1800 et 1900).

    Il ne vous aura pas échappé que cette rectification ne comblait pas totalement le décalage accumulé depuis l’époque du dictateur César, mais ramenait seulement à la situation du IVe siècle. Le solstice est donc à sa date réelle de l’époque, et non à sa date officielle qui a été choisie alors pour fêter Noël. C’est qu’au XVIe siècle, le souci n’était pas le rapport entre la date de Noël et le solstice, qui était arbitraire, mais celui entre celle de Pâques et l’équinoxe de printemps, qui ne l’était pas, puisqu’il remontait à la fête juive autour de laquelle les évangiles placent la mort et la résurrection de Jésus. Sa date avait été fixée, également au IVe siècle (on attribue en général cette décision au concile de Nicée de 325), au premier dimanche après la pleine lune suivant l’équinoxe, celle-ci étant placée à sa date réelle alors, le 21 mars. Le but de Grégoire XIII était donc qu’elle y revînt.

    On se demande certes pourquoi, en fixant les dates des deux fêtes d’après la position du soleil à quelques années d’intervalle, on a utilisé pour l’une la date réelle, pour l’autre la date officielle. On ne le saura pas. On ne peut qu’émettre des hypothèses. La querelle sur la date de Pâques semble avoir été tranchée en milieu grec, où le calendrier officiel romain n’avait pas la même importance qu’à Rome. C’était une querelle : jusque là, on fêtait Pâques à des dates différentes selon les lieux, chacun ayant interprété à sa manière le rapport avec le calendrier juif, et l’harmonisation a été âprement négociée pour arriver au système compliqué toujours en vigueur, ce qui peut expliquer, aussi, qu’on ait eu le souci de mesurer et de retenir la date alors exacte de l’équinoxe. Personne n’avait jamais, autant que nous le sachions, fêté l’anniversaire de la naissance du Christ : la fête a été créée d’abord à Rome, imitée assez rapidement par toutes les autres églises, sans qu’il y eût matière à controverse sur la date, puisqu’elle était arbitraire.

    On signale au passage qu’il n’y a jamais eu, et qu’il n’y a toujours pas de controverse sur la date du 25 décembre. On entend parfois certains, qui tiennent manifestement à passer pour des imbéciles, affirmer que la preuve que cette date est le fait d’un horrible complot romain contre une fête païenne est que les Églises schismatiques d’Orient fêtent la naissance du Christ le 7 janvier. Elles la célèbrent en fait le 25 décembre du calendrier julien, auquel elles sont restées obstinément attachées (considérant que le soleil ne pouvait qu’avoir tort du moment qu’il était d’accord avec le pape), soit actuellement treize jours plus tard que celui du calendrier grégorien, les dix de 1582, et les 29 février maintenus de 1700, 1800 et 1900 (De même pour Pâques, la divergence porte sur la date de référence du 21 mars, ce qui entraine des variations beaucoup plus compliquées).

    On peut donc conclure qu’il est tout à fait certain que la date du 25 décembre a été choisie sans rapport avec la date réelle de la naissance de Jésus, alors inconnue, même s’il serait bien audacieux d’affirmer qu’il n’est pas né le 25 décembre : il peut l’être ce jour là, comme n’importe quel autre. Il est on ne peut plus probable qu’on l’ait choisie parce qu’elle était alors la date officielle du solstice d’hiver, le moment où le jour commence à regagner sur la nuit. Rien n’indique, même si on ne peut évidemment totalement l’exclure, qu’on l’ait fait dans le but de concurrencer la très récente fête païenne de Sol inuictus, moins encore les Saturnales qui n’étaient pas à cette date (leur origine avait certainement aussi un rapport avec le solstice, mais c’était bien avant le calendrier julien). Il est surprenant que des gens dont certains au moins sont apparemment raisonnables mettent tant de fureur à s’écharper sur ce qui est somme toute assez simple.

    Nous envisagerons dans la suite de cette note la question de l’année de naissance de Jésus, un sujet sur lequel on dit encore plus de bêtises, et verrons que c’est très différent, puisque nous avons beaucoup plus d’éléments, mais pas de solution raisonnable.

    Bellegarde, deuxième dimanche de l’Avent.

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook

     



    [1]Comme chacun sait, l’évangile de Luc commence par l’annonce faite au prêtre Zacharie, alors de service au Temple, de la conception de son fils Jean (qui sera le Baptiste), dont on apprend ensuite qu’elle a précédé de six mois celle de Jésus. Les prêtres étaient réparties en classe, chacune officiant à tour de rôle. Comme Luc précise que Zacharie était de la classe d’Abia, il s’est trouvé des dangereux pour entreprendre de calculer le moment de la date où elle était de service, d’où la date de la conception de Jean, d’où, quinze mois plus tard, celle de Jésus. On ne sera pas surpris que de tels calculs donnent systématiquement le résultat qu’on voulait atteindre en les entreprenant.