• J'ai longuement hésité à m'exprimer sur la question des retraites, parce que, si je sais évidemment de quel côté je suis, le ton dominant du débat ne me plaît pas. Je le fais.

    Ce débat me déplaît parce qu'on voit voler de part et d'autres des milliards dans tous les sens, auxquels on ne comprend rien, d'autant moins qu'ils sont exprimés en monnaie allemande. D'un côté on martèle qu'il manque des milliards et qu'il faut donc tout changer. De l'autre, on répond qu'il y a assez de milliards, voire un peu trop et que puisque tout va très bien Madame la Marquise, il ne faut rien changer. Bien malin qui peut prétendre savoir qui a raison et qui a tort quant à ces milliards.

    L'ennuyeux quand on dit qu'il y en a bien assez, que ce soit vrai ou faux (je n'en sais décidément rien) c'est qu'on accepte la logique comptable du pouvoir, que le montant des retraites et l'âge du départ doivent être liés aux sommes disponibles, et qu'on dit aussi que s'il n'y avait pas assez il serait juste de toucher à l'un et à l'autre.

    On reconnaît aussi implicitement, et ce n'est pas moins ennuyeux, que toutes les mesures prises depuis 1993 pour repousser l'âge de la retraite et en diminuer le montant étaient justes (passage de 60 à 62 ans, de 75 semestres à 84, décote…), puisque que c'est grâce à elles qu'on parvient à cet équilibre revendiqué.

    On perd de vue ce qui justifie l'existence des retraites: le principe que le travail doit être rétribué, non seulement pendant la période d'activité, mais également ensuite, quand on ne peut plus travailler. C'est le point essentiel, que les revendications du droit au loisir, pour justes qu'elles soient, ne doivent pas faire oublier: il y a un âge auquel il est impossible de travailler (et l'augmentation réelle ou fantasmée de l'espérance de vie n'y change rien). À cet âge, on doit pouvoir conserver à peu près le même niveau de vie, ce qui suppose une rétribution éventuellement un peu inférieure (on a moins de frais) mais comparable à celle de la fin de la période d'activité.

    Avant 1993, la norme était pour l'âge soixante ans (généralisé en 1981, mais qui existait bien avant pour beaucoup de professions), pour la rétribution 75% (pour 75 semestres, chacun donnant droit à 1%). Il y avait bien sûr dans ce 60 et dans ce 75 une part d'arbitraire: ils n'en étaient pas moins raisonnables. Les réformes successives, avec l'augmentation de la durée de cotisation, le changement du mode de calcul, et, surtout, l'odieux système de décote, l'augmentation de l'âge du départ en fait d'abord, en droit ensuite, ont obligé à travailler plus longtemps pour toucher des retraites bien plus faibles, puisqu'il est quasiment impossible d'atteindre le nombre de semestres exigé, et que, la décote frappant sauvagement, le taux n'est plus fonction du nombre atteint. 

    La retraite est un droit, la cotisation (qui fait partie du salaire dû au travailleur) un moyen. Accepter de calculer le montant des retraites à partir des cotisations disponibles, et non d'ajuster les cotisations en fonction des besoins, c'est nier ce droit.

    Bellegarde, 4 décembre 2019.

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  • Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours.
    Le temps va ramener l’ordre des anciens jours.

     

     

    Le rapport introductif du 14e colloque du CERES, un texte de Didier Motchne à un moment décisif (1985)Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. J’y pensais depuis très longtemps. Si vous allez avoir la chance de lire ci-dessous le rapport introductif au quatorzième colloque du CERES, c’est que son texte avait été numérisé par Pierre Bréau pendant l’hiver 1998/99, parce que nous envisagions déjà de le diffuser dans le cadre du cercle Jules Guesde, lequel a eu si peu d’existence que seul Karl Joulain s’en souvient encore.

    Je l’avais découvert dans ce qui était alors le local national et parisien du Mouvement des Citoyens, au 9 rue du faubourg Poissonnière, au rez-de-chaussée à droite sur la cour, dans l’armoire qui était entre le bureau de Bernard et Marinette (aux jours heureux où ils étaient unis) et le débarras, où était aussi la collection de livres des années 1970 qui m’a permis de commencer la mienne, à une date que je ne me rappelle pas exactement. C’était avant la délocalisation vers le premier étage à gauche sur la cour, qui est arrivée durant l’année 95/96, après le moment où j’ai commencé à y avoir mes entrées, à l’automne 94. J’étais alors un bureaucrate. Je me rends compte aujourd’hui que cette propension à ouvrir les armoires qui étaient faites pour rester fermées était un signe que je ne le resterais pas longtemps.

    Il se présente comme une brochure de douze pages, trois feuilles A3 agrafées, la première consacrée au titre, tel qu’on le voit sur la photo ci-dessus, les onze autres imprimées en petits caractères sur deux colonnes Le rapport introductif du 14e colloque du CERES, un texte de Didier Motchne à un moment décisif (1985)séparées par un trait vertical continu, la dernière incomplète. Les merveilles de la technique moderne nous permettent de savoir qu’il fait 73958 signes, ce qui correspond environ à cinquante pages d’un livre normalement imprimé. En bas de la dernière page, en caractères encore plus petits, on lit « Imprimerie S.C.I.E. (62160 Bully-les-Mines) », ce qu’on trouve également sur les numéros de Volonté socialiste, le bulletin du CERES, à partir de 1983, et sur son successeur Socialisme et République, jusqu’en février 1989. Il n’y a là aucune date, ni non plus sur la couverture. La citation p. 12 de « Pierre ROLLE dans le dernier numéro d'En Jeu (avril 85) » permet seule de dater précisément l’écriture du texte, sinon son impression, puisque En Jeu, revue ayant paru, en vingt-six livraisons, d’avril 1983 à janvier 1986, dirigée par Didier Motchane et Jacques-Arnaud Penent, la plus belle qui ait jamais existé, était mensuelle, et que le 21 a été suivi par le 22 de mai.

    J’ignore tout à fait quels ont été son tirage et sa diffusion. Quand on trouve au fond d’une armoire dix ans après une très grosse pile d’une brochure, la première idée qu’on a est qu’elle a été abondamment tirée. À la réflexion, on se dit que c’est peut-être qu’elle a été fort peu diffusée. Elle aurait dû logiquement être envoyée à tous les abonnés de Volonté socialiste correspondant aux soutiens connus du CERES[1]. Mais elle ne porte pas la mention habituelle « supplément à Volonté socialiste », en principe nécessaire pour profiter du routage.

    Le titre, apparemment obscur, peut être éclairci. Le Centre d’Études, de Recherches et d’Éducation Socialistes a été créé à une date incertaine (antérieure en tout cas à l’officielle, janvier 1966) par Didier Motchane, Jean-Pierre Chevènement et Alain Gomez, rejoints ensuite par Georges Sarre puis Pierre Guidoni, comme, ce qu’indiquait son nom, un lieu de travail intellectuel, qui a obtenu le statut d’organisme associé au parti socialiste SFIO à une époque où les tendances y étaient strictement interdites (depuis la Libération, où on les avait rendu responsables, air connu, de tous les maux antérieurs). À ce titre, il s’est manifesté publiquement par l’organisation de colloques présentant ses travaux. Il est devenu progressivement un groupe politique officieux puis après Épinay (avec de subtiles nuances sur lesquelles nous passons) un courant officiel du Parti socialiste. Ses colloques évoluèrent parallèlement pour devenir à peu près ce qu’était un congrès pour un parti (mais sans vote, dans le cadre du « centralisme dialectique »). Ce n’est pas seulement par fétichisme qu’ils gardèrent ce nom, devenu paradoxal : si le PS a admis l’existence de « courants » comme conséquence de la représentation proportionnelle dans ses instances adoptée dans des conditions très acrobatiques à Épinay, il n’est pas revenu sur l’interdiction des tendances, nuance hypocrite qui permettait de réprimer toute manifestation des courants minoritaires hors des instances du parti. Les colloques furent annuels du sixième (1972) au douzième (1978) qui élabora la ligne pour le congrès de Metz et éradiqua l’hérésie pierretiste, puis l’habitude s’en perdit. Il y en eut un treizième, apparemment renommé « journées de réflexion » en juin 1982. Le quatorzième fut le dernier.

    Il n’est pas difficile de reconnaître dans ce texte la plume, inégalable, de Didier Motchane. Didier a un jour répondu à une question de ma part à ce sujet, du bout des lèvres, se rappeler l’avoir écrit, sans m’en dire rien de plus (j’y reviendrai). À ceci près, c’est un texte absolument dépourvu de contexte. La seule citation que j’en ai trouvée est, précisément, de Didier, dans une brochure de mai 1986 (j’y reviendrai aussi). Après avoir souvent essayé, sans succès, d’en savoir plus, j’en conclus qu’il faut le traiter comme je traiterais une inscription latine, trouvée dans un rempart (ici, une armoire) dont on sait que ce n’est pas l’endroit pour lequel elle avait été gravée. Peut-être cette publication permettra-t-elle de faire réagir certains (il doit bien en rester, quand même) qui en sauraient plus. 

    Une fois l’auteur identifié, il serait parfaitement inutile, car répétitif, de signaler que ce texte est excellent. Il l’est particulièrement. Il s’agit, à partir d’une analyse historique très serrée remontant à 1945 (avec quelques mots sur l’entre deux guerres), d’un jugement impitoyable sur l’action des gouvernements dirigés par le PS depuis 1981, qui porte implicitement le constat de l’échec de la démarche du CERES, d’autant plus fort (malgré quelques toutes petites restrictions sur la fin) qu’il vient d’un secrétaire national de ce parti et du principal responsable alors de ce courant, Jean-Pierre Chevènement étant ministre, suivi par une amorce de réflexion sur ce qu’il faudrait faire pour changer cela, à très long terme. Il est remarquable qu’il ait été écrit si tôt, dès avril 1985. Il l’est encore plus qu’il n’ait, après trente ans, rien perdu de sa pertinence, ni même de son actualité, ce qui montre l’extrême lucidité de son auteur, mais aussi, ce qui est moins réjouissant, qu’on n’a rien fait depuis pour porter remède aux maux qu’il dénonçait.

    Place au texte, donc, auquel j’ai ajouté quelques notes pour éclaircir certaines allusions à des choses qui ne sont peut-être pas familières à tout le monde aujourd’hui, que suivront mes modestes commentaires sur ce que je sais du contexte (ici) et ce que je crois pourvoir en déduire, puis quatre séries de textes (on a publié ces six différentes parties de telle sorte qu'elles apparaissent dans l'ordre dans le menu du blog)

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    EL

    Le rapport introductif du 14e colloque du CERES, un texte de Didier Motchne à un moment décisif (1985)

    La photo de Didier Motchane qui illustre l’éditorial d’En Jeu d’avril 1985

    14eCOLLOQUE DU C.E.R.E.S.
    RAPPORT INTRODUCTIF

    Préambule :
    Une crise avant la crise

    1920-1980 : l'histoire de la France contemporaine est à la fois celle de la faillite de ses classes dirigeantes et celle de la perpétuation de leur hégémonie.C'est donc, en d'autres termes, d'un double échec qu'il faut partir. L'échec d'une bourgeoisie dont la vitalité et la force historique auraient été ensevelies dans la première guerre mondiale comme dans un tombeau ; l'échec d'un mouvement ouvrier incapable de substituer sa direction à la sienne[2].

    Ce constat ne paraîtra sommaire qu'à ceux qui n'auront pas fait l'effort de prendre le recul nécessaire pour situer dans la continuité d'une perspective les fragments de l'analyse et les moments de la durée : il faut prendre du champ pour découvrir la courbe de l'horizon. La France a plus changé pendant les trente dernières années qu'au cours de la première moitié du siècle. On discerne dans cette accélération le poids accumulé des ralentissement antérieurs. Ils font comprendre combien les caractères distinctifs de la formation sociale française y ont coincé dans l'espace et dans le temps le capitalisme industriel entre la persistance d'une logique foncière qui l'atrophie et l'invasion d'une logique financière qui le désintègre et le mondialise. L'inertie des comportements patrimoniaux des classes dirigeantes transcende en effet une évolution qui vient seulement, avec le giscardisme, de faire en quelque sorte mûrir ensemble sous nos yeux la prépondérance de la bourgeoisie financière et le déclin industriel du pays. Tardives et concomitantes, cette assomption et cette décadence étaient assurément en germe dans l'épuisement séculaire d'une bourgeoisie demeurée, comme le marquent à courte distance la saignée de la Grande Guerre et l'écroulement de 1940, prisonnière du 19esiècle, malgré d'indéniables efforts pour maîtriser le nôtre.

    Moins sans doute dans un entre-deux-guerres tombé, malgré l'échancrure du Front Populaire, dans un malthusianisme sans faille que pendant l'entre-deux crises qui suivit la Libération, se déroule une sorte de course poursuite du temps perdu : de de Gaulle à de Gaulle et de Mendès à Pompidou, des commissions de modernisation du Plan Monnet à la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas, les classes dominantes du pays ou du moins leurs fractions dirigeantes - bourgeoisie industrielle et bourgeoisie d'État (de droite et de gauche) n'ont cessé de moderniser la France.

    Déploiement industriel et ouverture des frontières, décolonisation et recentrage commercial sur la communauté économique européenne, urbanisation massive et exode rural accéléré, telles furent, on le sait, les figures imposées de cette « modernité ». Mais les transformations considérables qu'elles ont induites ne doivent pas nous dissimuler, par leur ampleur et leur vitesse, une continuité plus profonde. La contrainte intérieure à laquelle elles obéissent est celle d'un conservatisme social qui fonctionne comme l'invariant fondamental de la société française. Ce conservatisme surmonte d'autant mieux sa tendance à figer les compromis de classe dont il a besoin qu'il lui faut en renouveler les termes pour les adapter à l'évolution du capitalisme. À travers l'enchevêtrement de ses modulations idéologiques et la succession de ses modalités institutionnelles, la modernisation de la France est restée l'enjeu de la « modernisation » de ses classes dirigeantes, et non l'inverse ; elle est restée l'enjeu de la perpétuation du pouvoir de sa bourgeoisie.

    En sorte que le modernisme, comme le remarque justement André GAURON « a été le contraire d'une pensée anticipatrice », parce qu'il ne procédait pas d'une volonté émancipatrice. « Ainsi s'est-il constamment défini par rapport au modèle fordiste américain. Il n'a pas pensé l'expansion : il a eu pour seule ambition de l'organiser en facilitant la régression et la modernisation de structures jugées archaïques… le conservatisme social n'a pas été la négation du modernisme économique : il s'est révélé être sa condition en permettant à la bourgeoisie financière de contenir la montée du salariat et de faire échec à tout partage du pouvoir, social et politique »[3]. Les classes dirigeantes avaient besoin du progrès économique pour établir avec le salariat les compromis qui préservent leur domination et leurs privilèges, et pour adapter les structures de leur hégémonie à cette fin. Loin de la rompre, le mouvement ouvrier et la Gauche, malgré une apparente montée en puissance, semblaient ne pouvoir la combattre que pour mieux y consentir, et disposer les salariés à lui donner leur acquiescement.

    Il faut rappeler ici comment la triple providence de la croissance, de la démocratie politique et de l'État a réussi, Sainte Trinité de la bourgeoisie moderne, à piéger progressivement la Gauche et le mouvement ouvrier dans un judo dont ils ne maîtrisaient pas les clefs. Car l'histoire actuelle de la Gauche est celle d'une crise avant la crise, celle d'une défaite culturelle et morale : comme si les « trente glorieuses » années de croissance l'avait laissée, après une amputation profonde et indolore, en panne d'intelligence et à court de volonté.

    Comment expliquer que le « progrès économique » et le déploiement mondial du capitalisme aient mis le mouvement ouvrier dans un secret désarroi au moment même où les exigences de l'accumulation intensive semblaient déplacer les rapports de force en sa faveur ?Jamais les syndicats et les organisations politiques de la Gauche n'avaient acquis autant d'importance en Europe et même aux États-Unis entre le new deal et la guerre froide - que dans la période de l'après-guerre. L'économie de guerre avait imposé des contraintes et des habitudes qui permettaient de soumettre au contrôle et à l'organisation de la conscience collective les développements de la socialisation clandestine de la production et des échanges opérée par le capitalisme. La période de la reconstruction économique de l'après-guerre fut celle de l'édification d'un système public de protection sociale dans les pays industrialisés européens. Et les idées de Keynes avaient fini par leur fournir une doctrine qui paraissait opératoire pour assurer, en faisant de l'État-providence et de la négociation collective l'instrument d'une régulation économique efficace, une continuité sans précédent de la croissance et de l'emploi. L'influence de la social-démocratie, entendue à la fois comme une pratique politique et comme une forme de société, semblait bien la promettre à dominer l'avenir. Même dans les pays où, comme la France, la Gauche faisait profession de refuser ce troc du pouvoir contre le bien-être qui compense un renoncement politique par de multiples et considérables gratifications, le compromis social-démocrate était à l'œuvre. Il fonctionnait comme l'opérateur invisible d'un consensus imaginaire (mais quel consensus, pour reprendre ce mot qui caractérise bien la démocratie bourgeoise, ne l'est-il pas ?) ; il munissait le pilotage social d'un horizon artificiel : ce degré zéro apparent de la lutte de classe qui sert d'alibi intelligent au conservatisme et lui permet de faire coïncider le maximum d'espérance avec le maximum de résignation.

    Ainsi la croissance, la croissance « forte et indifférente » des années soixante n'aura-t-elle pas seulement donné aux classes dirigeantes de la France, avec le jeu nécessaire pour rallier les uns et neutraliser les autres, le moyen de concilier la modernisation de leur pouvoir avec celle du pays ; elle ne leur a pas seulement permis de pacifier la société à leur avantage, elle leur a permis d'imposer au mouvement ouvrier un armistice dont il ne pourrait sortir que diminué. C'est en effet dans cette période que s'est nouée la crise de la conscience politique de la Gauche. À mesure que l'héritage de Staline confirmait aux yeux des générations nouvelles les impasses du communisme, le socialisme survivait de plus en plus difficilement au naufrage de ses mythes et ne semblait porter en lui partout ailleurs qu'une image désenchantée. Perverti à l'est, mais subverti à l'ouest, l'effondrement des espoirs successivement levés par la Révolution d'octobre, le Front Populaire et la Libération, les divisions du mouvement ouvrier - redoublées par le partage du monde, l'ankylose enfin de ses organisations et de ses cléricatures - l'exposaient gravement au travail de sape que les mercenaires, folliculaires et pelliculaires de l'impensé bourgeois menaient pour le compte de la nouvelle alliance de la bourgeoisie financière et des nouvelles couches de la petite bourgeoisie. On ne s'attardera pas ici sur le pacte libéral-libertaire qui scella d'une éclatante réussite le détournement des idées des révoltes et des mythes de Mai 68, l'enterrement en petites pompes du prolétariat et de la nation indéfiniment célébré par des revenants de la Révolution revenus de tout sauf du reste. Laissons les baladins de la gauche américaine au firmament médiatique qui leur fit préférer les délices de la société civile à celles de la guerre civile. Le capital symbolique dont ils se nimbent n'empêchera pas l'histoire de renvoyer ces histrions dans ses limbes. La lutte des idées étant au cœur de la lutte sociale, ces aventures de l'inintelligence n'ont de sens que par rapport à elle ; ce qu'il importe de décrire, et s'il se peut d'expliquer, c'est la décomposition idéologique de la Gauche qui en nourrit la moisissure et la crise du mouvement ouvrier dont elle est à la fois l'expression et le ferment.

    Pour prendre cette affaire au plus simple, ce renversement de l'échelle morale des valeurs, qui fait préférer l'attrait de l'irrationnel à l'effort de la raison et le repli sur la vie privée au déploiement des solidarités, ne fut pas le cri de Mai 68 - bien au contraire - mais le fait de sa dénaturation ultérieure. « Tout est politique », ce qui est d'ailleurs une assertion bien exagérée, fut l'une des inscriptions les plus redoublées sur les murs de Mai et les plus recouvertes quelque temps plus tard, dans l'esprit du temps, par son exact contraire. Mai 68 fut dans une grande mesure une révolte morale dont l'avortement politique convertit la ferveur en dérision. L'exaltation paranoïaque de l'individualisme - qui soit dit en passant est à l'extrême opposé du souci de la liberté personnelle et l'éloge obsessionnel de la différence - qui masque en réalité une anxiété grégaire tout à fait contraire au respect de l'identité - sont les enfants naturels de la déception et du désespoir. Et la dévaluation du travail industriel qui fut bien l'un des traits culturels de l'époque dont on se souvient qu'elle ignorait le chômage de masse qui devait suivre - doit beaucoup à la résistance de la classe ouvrière au taylorisme, et à l'angoisse provoquée dans l'ensemble de la société par l'accélération des mutations techniques et le sentiment d'une impuissance collective à les maîtriser. Bref, le déferlement de ce qu'on appelle aujourd'hui l'individualisme est moins une pulsion collective qu'un résidu, la réaction cumulée des hommes et des femmes encerclés par le sentiment de l'ataraxie sociale et isolés dans l'angoisse des solidarités désintégrées.

    Il ne suffit pas en effet de faire la psychologie de l'histoire pour rendre compte de l'histoire de la psychologie. Comme les représentations sociales ne sont pas le reflet pur et simple de la lutte de classe, mais l'agent et l'enjeu de celle-ci ; comme il n'est pas de valeur qui ne soit liée à des intérêts ni d'intérêts à des valeurs, l'esprit du temps comme celui de l'escalier ne s'éclaire, en fin de compte, que du sens de leurs permutations. Il en est donc des figures de la symbolique sociale - cette expression étant déjà un pléonasme - comme de celles de l'économie monétaire : elles impliquent la production réelle de la société et de l'économie qu'elles déplacent sans les remplacer.

    De l'après-Mai 68 à l'après-Mai 81, on sait ce que la succession des mouvements heurtés et des glissements feutrés d'images et d'idées donne à lire, ou plutôt à déchiffrer : une crise morale de la bourgeoisie dont la croissance économique ne l'a pas préservée, mais dont pourrait-on dire elle a réussi à se défausser sur le monde du travail à la faveur du chômage que la crise économique nous vaut depuis 10 ans. Cette crise qui détruit ou réduit les marges de compromis disponibles pour concilier le conservatisme social et le changement économique n'a pas seulement révélé l'incapacité du capitalisme français à tenir son rang ; elle a révélé l'impuissance actuelle du mouvement ouvrier à substituer son hégémonie sociale à celle d'une bourgeoisie défaillante,au moment même où la décadence de celle-ci était pourtant devenue manifeste. Le paradoxe n'est évidemment qu'apparent d'une gauche plus démoralisée en France par les conséquences de sa victoire politique que la droite ne l'avait été naguère au plus fort de l'expansion économique : mondiale mais aussi globale, la « crise » ne peut être comprise que d'un point de vue politique ; elle est d'ailleurs d'abord et toujours une crise de la conscience politique. Avant d'en rappeler les soubassements, c'est-à-dire l'agglomération simultanée des transformations géopolitiques et économiques du monde qui sont au croisement des changements en cours dans les rapports de production et ceux des États, il faut discerner les raisons pour lesquelles les forces sociales qui se reconnaissaient dans la gauche, en France comme dans les autres pays capitalistes développés, ont été défaites dans leur cohérence par la croissance avant d'être atteintes dans leur cohésion par la crise[4].

    L'idée selon laquelle l'expansion de la consommation de masse et celle de l'État providence - deux des conditions permissives du fordisme, c'est-à-dire du système de régulation sociale qui a permis la continuité de la croissance intensive des économies capitalistes après la guerre en ajustant la progression d'une demande solvable à la progression de la production - auraient provoqué l'embourgeoisement de la classe ouvrière et le développement d'une immense classe moyenne que son enflure indéfinie destinerait à occuper presque tout l'espace social est à la fois fausse et répandue. C'est un article de foi sociologique des libéraux, mais si Giscard continue d'en être un inlassable utilisateur (de Démocratie Française à 2 Français sur 3) la gauche radicale mais aussi socialiste n'est pas à l'abri de ses ravages. Il ne suffit pas, pour en faire reconnaître l'absurdité, de montrer que l'embourgeoisement des salariés c'est-à-dire l'incorporation dans la bourgeoisie de ceux qui ne détiennent pas d'outil de travail est une contradiction dans les termes[5], puisque force est bien de constater que le développement, de la consommation de masse expose le salariat à perdre subjectivement en compréhension - c'est-à-dire en conscience de classe - ce qu'il gagne en extension. Ce n'est pourtant pas la très relative uniformisation de la consommation des valeurs d'usage et des mœurs, dont on connaît les limites qualitatives et même quantitatives, qui pourra rendre compte de cette illusion. Si on peut l'imputer dans une certaine mesure au fait que l'impression d'une accessible abondance émousse la perception des codes et des statuts, elle est due surtout à la confusion entretenue chez les salariés entre mobilité et progression sociale par le redéfinition des postes de travail, la décomposition et la recomposition des savoir-faire[6], l'évolution des métiers : de même que le mouvement de la mer laisse sur place, mais à des hauteurs différentes, chacune des particules d'eau soulevée par les vagues, de même le double mais inégal mouvement de l'organisation fordiste de la production qui déqualifie une proportion croissante de la force de travail tout en valorisant la formation professionnelle et l'investissement culturel de ceux qui l'encadrent et la conduisent entretient chez les travailleurs l'illusion qu'ils pourront transcender individuellement leurs déterminations sociales.Une augmentation continue de leur pouvoir d'achat, l'accélération de la mobilité professionnelle et la recomposition interne d'un salariat grossi régulièrement par l'exode rural et par l'émigration ont conspiré fortement à persuader un nombre croissant des salariés que la stabilité sociale et l'émancipation individuelle étaient devenues compatibles, ce qu'un certain nombre de « promotions » sociales d'autant plus exemplaires qu'elles étaient exceptionnelles semblait confirmer à leurs yeux.

    Dans le même temps, l'implication du syndicalisme dans une négociation collective permanente de plus en plus centralisée tendait à estomper les perspectives politiques du changement social, donc à diluer le sens de classe des pratiques de masse. Cette tension inhérente à toute pratique syndicale favorisait, dans un tel contexte et dans la mesure où le développement de celle-ci apparaissait désormais coextensive à des mécanismes de collaboration de classe, les tendances réformistes du mouvement ouvrier. La gestion social-démocrate de la croissance économique émousse davantage la perception des antagonismes de classe chez les salariés que dans la bourgeoisie ; le soi-disant embourgeoisement de la classe ouvrière traduit ainsi la force accrue d'une aliénation culturelle qui utilise le mythe d'une société réconciliée pour masquer la réalité d'une colonisation sous les faux semblants de l'assimilation. Le fonctionnement de la protection sociale qui conduit les agents de l'État-providence à s'interposer régulièrement entre les patrons et les salariés dans la gestion du rapport salarial obscurcit encore la perception des antagonismes de classe, dès lors surtout qu'à la différence des crises antérieures du capitalisme, le reflux de la croissance ne laisse plus au salariat le patronat pour seul interlocuteur.

    Le glissement continuel produit à l'intérieur des classes sociales par l'extension et les différenciations internes du salariat a accentué la polarisation de la société alors même qu'il la rendait moins visible.Les changements intervenus dans la condition ouvrière joints à l'évolution des formations professionnelles, de la division technique du travail, et du recours croissant à une main-d'œuvre importée du monde rural français, européen et africain ont affaibli la conscience prolétarienne au fur et à mesure que s'accroissait la masse du prolétariat. Le développement de la consommation de masse, dont la diffusion des plus riches aux plus pauvres soutient chez ces derniers l'illusion d'une stratification sociale assez poreuse pour leur donner une chance de suivre le trajet inverse et de rejoindre les premières, anesthésie le ressentiment latent qu'engendre les déterminations sociales et par conséquent la conscience politique qu'il pourrait fortifier.

    Sans doute l'invasion de l'agriculture et du commerce par le capitalisme a-t-elle affaibli en même temps les couches sociales sur lesquelles la bourgeoisie traditionnelle prenait appui, elle a désarticulé l'alliance de classe sur laquelle reposait sa domination politique depuis le dix-huitième siècle. Mais la « modernisation » économique accélérée de la France depuis trente ans fut aussi le levier d'une restructuration des classes dirigeantes - et de leur hégémonie. L'éclatement du gaullisme et la période giscardienne correspondent à la nouvelle prépondérance du capital financier dans le bloc historique français. Le laminage de la petite propriété paysanne et marchande conduit  en même temps la bourgeoisie à rechercher, au-delà de ses tensions internes, le soutien de la plus grande part possible du salariat. Ainsi ce que l'on appelle la nouvelle petite bourgeoisie, c'est-à-dire les couches salariées qui fournissent l'encadrement technique, administratif et commercial de l'industrie, des équipements collectifs et des services, est-elle devenue un enjeu particulièrement disputé entre le mouvement ouvrier et la droite. Ces couches sociales sont le produit du développement et de la différenciation du prolétariat moderne. Exclues, pour l'essentiel, de la détention d'un patrimoine, mais extérieures à la condition ouvrière, elles sont le lieu d'une inconscience de classe qui les fait osciller constamment entre les leurres de l'embourgeoisement et la peur des conséquences de la prolétarisation. Selon que le passage de la croissance à la crise les dispose à monter ou à descendre une échelle sociale qu'ils ne parcourent jamais qu'à reculons, ces salariés que l'on rattache à une nouvelle classe moyenne bien incapable de se penser elle-même positivement, sont réduits à s'enfermer dans une dénégation de classe dont ils voudraient perpétuellement sortir, en rêvant alternativement d'une bourgeoisie sans prolétaires ou d'un salariat qui n'aurait rien de commun avec le prolétariat[7].

    La croissance fordiste aura donc été le théâtre d'une singulière méprise. La Gauche semblait y avoir installé son hégémonie culturelle, imposé son langage et fait prévaloir ses valeurs. La droite, c'est-à-dire les mandataires politiques et les fonctionnaires idéologiques du capital, pouvait continuer, en dépit de quelques défaillances, à dominer le jeu politique mais elle s'était fondue dans le décor de l'État-providence.

    Il y semblait admis que la solidarité devînt inséparable de la justice et l'égalité de la liberté. La responsabilité de la protection sociale, comprise dans un sens de plus en plus étendu, n'était plus, tout au moins dans son principe, sérieusement contestée à la puissance publique. Au delà de la diversité des interprétations, des réticences et des restrictions mentales, l'acquiescement majoritairement consenti au principe de l'État-providence attestait la force d'une culture politique de gauche dont l'hégémonie, traversant les péripéties électorales, semblait en train de s'établir.

    De cette époque vient l'illusion, encore à l'œuvre aujourd'hui dans certains esprits, selon laquelle la Gauche serait naturellement propriétaire de la culture de son temps. À entendre certains d'entre eux parler d'intellectuels de gauche, ce serait déjà pure redondance. L'occasion n'a pas manqué pourtant de s'apercevoir qu'il s'agissait plutôt d'un terme de remontrance, hier des intellectuels à la Gauche, aujourd'hui de la Gauche aux intellectuels. Côté cour ou côté jardin, les intellectuels français ne désertent guère, sauf s'ils sont poètes, le théâtre du pouvoir ; qu'ils y fussent plus souvent siffleurs que souffleurs tient parfois à un choix politique, plus souvent à la rareté de ce dernier rôle et à la répugnance de se contenter de celui de figurant.

    C'est à la Gauche en réalité que l'engagement politique des intellectuels a le plus souvent fait défaut, malgré l'éclat jeté sur celle-ci par quelques grands écrivains. C'est que la Gauche moins que la Droite ne peut s'accommoder du silence et que notre littérature plus que d'autres est restée fascinée par la cour, comme le montre parfois jusqu'à sa manière d'en détourner trop ostensiblement la tête.

    Les intellectuels magnifient leur fonction par l'idée qu'il leur appartient d'exprimer la voix de ceux qui sont sans voix. Certains en concluent que la culture s'opposerait par nature à l'ordre établi. Ce n'est pas l'expérience qu'on en fait.

    Il vaudrait mieux dire que la culture - et c'est en cela qu'elle s'identifierait à la Gauche - consiste dans la capacité de défier toute servitude. Mais l'exercice de cette liberté a toujours été intermittent. L'accroupissement demeure la posture éternelle du scribe devant le prince. Les scribes français, qui se recrutent nécessairement aujourd'hui dans ces grandes cléricatures que sont l'université, l'édition et le journalisme, en éviteraient plus efficacement l'ankylose s'ils témoignaient autant d'indifférence à l'égard du pouvoir médiatique qu'ils professent d'indépendance à l'égard du pouvoir politique.

    Si, en réalité, les relations tourmentées que les intellectuels - ces détenteurs collectifs du savoir - entretiennent avec la société et le pouvoir n'ont pas toujours l'importance dont ils se flattent, elles comportent généralement une signification qui leur échappe. La plupart d'entre eux sont, on le sait, plutôt des diffuseurs que des inventeurs d'idéologie. Il est donc inutile d'expliquer par leurs louvoiements ou leurs virevoltes les mouvements d'une conscience collective dont ils sont davantage l'instrument que la cause, et d'imputer à trahison ce qui pour les clercs n'est vraiment que traduction. On objectera que c'est injustice que de refuser aux fonctionnaires de la pensée l'honneur d'en être vraiment responsables ; mais n'est-il pas vrai que si tous en revendiquent le risque, il en est peu qui l'assument ? Ce qui importe ici n'est pas ce qui se passe dans chacune de nos consciences, mais les rapports de convictions qui se nouent entre toutes. À lire « Libération » on s'indigne de voir ses intellectuels trahir la Gauche ; à suivre le cours du gouvernement on se scandalise de voir la Gauche trahir ses intellectuels ; mais c'est encore et toujours confondre la cause et l'effet et ne discerner des mouvements de la mer qu'une trace laissée sur le sable.

    Discréditée en France par Vichy, mais non déracinée, la bourgeoisie avait dû devenir moderniste et keynésienne pour survivre, ou plus exactement confier les rênes de l'attelage à une technocratie d'industrie et d'État moderniste et keynésienne. Ainsi le capitalisme a-t-il trouvé son salut sur sa gauche, au fur et à mesure que les succès du fordisme consolidaient l'État-providence et les réformes lancées à la Libération - tout en en canalisant de plus en plus étroitement le cours. Ainsi les gouvernements de la Cinquième République donnaient-ils l'impression à la France que sa droite était devenue réellement progressiste et que sa gauche n'avait pas besoin d'être politiquement majoritaire pour être culturellement dominante. Beaucoup d'intellectuels de gauche ont contribué à cette illusion parce qu'ils l'ont partagée. Nomades d'Église foudroyés dans leur foi par une Troisième Rome criminelle et parjure, ou cherchant à la transporter de Pékin à la Sierra-Madre, le désenchantement d'un marxisme exténué par les contrefaçons politiques perpétuées en son nom les exposait plus que d'autres aux charmes de la bourgeoisie de gauche, cette suprême ruse de classe. Il ne fallait pas attendre de ceux que leur discernement conduisait au reniement qu'ils discernassent le mécanisme des pièges qu'ils n'avaient dénoncés sans les comprendre que pour mieux, aurait-on dit, se préparer à y tomber[8].

    Sur les ruines du marxisme - qui laissaient la Gauche sans garde-fou et Sartre et Foucault démunis - le règne intellectuel de Raymond Aron allait pouvoir s'exercer sans partage.

    À l'instant même où le dérèglement de la croissance fordiste coupait l'élan de la social-démocratie, celle-ci apparaissait comme l'horizon, parfois lointain ou inaccessible, mais toujours indépassable de notre temps, l'asymptote commune au capitalisme et au mouvement ouvrier. La Gauche croyait souvent gouverner tout dans la société, sauf la politique, elle n'allait pas tarder à penser - ou du moins cette moitié d'elle que sera la demi gauche - qu'elle pouvait après tout s'en passer. On a rappelé comment le chemin de la croissance avait nourri l'illusion d'une hégémonie culturelle de gauche ; comme si le capitalisme avait pris le mouvement ouvrier par la main pour le subvertir.

    Sous couvert d'un armistice apparent qui était censé immobiliser les conflits dans une guerre de positions sociale, la bourgeoisie menait une guerre de mouvement idéologique qui prenait la Gauche à revers et la divisait contre elle-même : le savoir stigmatisé comme pourvoyeur des pouvoirs établis[9], la connaissance dévaluée par le désir, l'effort identifié à la servitude, la patrie à la guerre et la classe ouvrière au passé. Ce fut l'éboulement d'une culture, le parasitage d'un système de valeurs coupé de ses racines sociales et bientôt livré à la chimie de la culture hors-sol d'un capitalisme en mutation. On vient de rappeler comment l'expansion fordiste et son mode de régulation avaient favorisé ce glissement de terrain qui entraînait avec lui les partis et les syndicats d'un mouvement ouvrier coincé entre les impasses du léninisme et celles de la social-démocratie. Presque tous les éléments de cette culture de crise qui s'empara un peu plus tard des sociétés européennes s'y trouvaient déjà en germe dans cette période. Ainsi la crise culturelle de la Gauche aura-t-elle été couvée en quelque sorte par la croissance économique.

    La crise historique du mouvement ouvrier qui se déploie aujourd'hui est donc d'abord une crise de la conscience politique de ses organisations. Cette crise, qui a précédé la crise économique, avait miné à l'avance leur capacité à contester efficacement l'hégémonie des classes dirigeantes. De sorte que la crise économique, au lieu de leur ouvrir la possibilité d'y substituer la leur, allait les acculer à la défensive, à un combat en retraite pour la sauvegarde de la protection sociale, mais en les laissant sans force pour contrecarrer le retour en force de l'idéologie libérale dans la société. Cette idéologie semblait alors s'éloigner aussi vite que le souvenir de la crise des années trente : l'économie de guerre puis celle de l'État providence en avaient été les fossoyeurs. Mais le dérèglement de celui-ci, consécutif à l'épuisement de la croissance fordiste et les contradictions croissantes d'une accumulation dont la régulation étatique reste multiple alors même qu'elle s'effectue désormais sur une base mondiale ne permettaient plus de revenir à Keynes.

    Lorsque l'échec de la réplique néo-keynésienne, qui dans un premier temps fut celle des grands pays européens à la crise, laissa le champ libre au déferlement du monétarisme[10], les partis et les syndicats du mouvement ouvrier se trouvaient culturellement démunis pour livrer bataille. Ne disposant pas des armes politiques qu'exige la guerre économique (civile et internationale) qui les attendait, ils se laissèrent déporter sur le terrain de l'adversaire.

    La France cependant paraissait faire exception. La montée en puissance de la Gauche y était explicitement orientée par une perspective politique du changement social. Le programme socialiste du Parti d'Épinay[11]procédait d'une réflexion sur la transition socialiste, c'est-à-dire sur les points d'une inflexion décisive des rapports de classe à partir desquels la conjonction de la conquête et de la transformation démocratique de l'État - mouvement d'en haut - et de la réappropriation du travail et de l'organisation sociale par les travailleurs et par les citoyens - mouvement d'en bas - enclencheraient une transformation socialiste de la société. Le programme commun de gouvernement rassemblait des forces qui semblaient en mesure de l'engager[12]. Cependant la crise souterraine de la Gauche faisait en même temps son chemin. À partir de 1974, c'est-à-dire à partir du moment où l'élection présidentielle avait montré la vulnérabilité politique de la droite[13], cette crise de la Gauche commençait à provoquer une sorte d'involution de la dynamique de l'union. Cette dynamique, après avoir favorisé puissamment la rénovation du Parti Socialiste et la déstalinisation commençante du Parti Communiste, n'allait pas résister très longtemps à la remise en cause de l'une et autre. La résistance croissante rencontrée par le CERES dans le Parti Socialiste à partir de ces années 74 et 75[14]montrait bien comment celui-ci se détournait progressivement de la ligne d'Épinay.

    Déporté à droite par l'impatience sociale de sa nouvelle petite bourgeoisie militante[15], le Parti Socialiste n'était pas en mesure de faire évoluer d'une manière positive une crise de l'union de la gauche dont le rééquilibrage ne pouvait manquer de poser au Parti Communiste un problème d'identité. Sans doute le CERES a-t-il réussi, après l'échec des élections législatives de mars 78 à utiliser le levier d'un conflit de pouvoir interne pour ramener le Parti Socialiste à gauche, à travers le congrès de Metz, l'élaboration du Projet Socialiste et la désignation de son candidat à la présidence de la République[16]. Mais ce travail politique, qui permit d'aboutir à la victoire de 1981, était loin d'avoir poussé dans la conscience collective du socialiste[17]des racines assez profondes pour influencer suffisamment la suite. De même que la facilité avec laquelle une quasi unanimité du Parti s'était ralliée au Projet Socialiste[18]n'indiquait guère une adhésion réelle[19], de même on peut penser que, contrairement à l'apparence, sa mise en œuvre n'a pas été favorisée par l'ampleur de la victoire parlementaire remportée au mois de juin[20]. À la vérité, tous les choix décisifs du gouvernement de gauche, dès les premiers d'entre eux, ont procédé d'une logique différente (même si nombre des mesures prises y trouvaient leur référence). Le projet socialiste resta donc au vestiaire[21]. Comme il procède d'une analyse désormais vérifiée de la situation de la France et du Monde et qu'il comportait d'intéressantes anticipations, il est utile de mesurer aujourd'hui ce qu'elles comportaient d'avance - ou d'écart - sur l'événement.

    La première portait sur l'essoufflement de nos classes dirigeantes et sur leurs dissensions, comme sur la capacité de mobilisation et de rassemblement d'un Parti Socialiste perçu comme unitaire et porteur d'un projet de société. L'élection du 10 Mai 81 et celle aussi du premier tour, le 26 avril, la confirma.

    La seconde concernait le primat de la politique étrangère sur la politique économique, ou, pour l'énoncer plus précisément, la chaîne du raisonnement qui discerne dans la croissance une condition permissive de toute politique de gauche et dans l'indépendance, et notamment dans une maîtrise accrue des échanges extérieurs et dans l'élargissement consécutif de notre marge de manœuvre nationale la première des conditions permissives de la croissance, particulièrement dans un environnement mondial dominé par la droite et par la récession. Un an d'exercice du pouvoir - et d'hésitation à l'exercer - suffit à en faire, à contrario comme on sait, la démonstration[22].

    La troisième anticipation du Projet Socialiste est celle d'une recomposition de la Gauche à travers une crise historique à laquelle la victoire politique de Mai 81 devait servir de révélateur, crise qui sous le mot d'ordre d'une rupture avec le capitalisme était en train de faire du mouvement ouvrier le chaînon manquant d'un capitalisme ininterrompu. Les socialistes ne sont-ils pas sommés aujourd'hui de renoncer au socialisme, avec d'autant plus d'insistance que, depuis quelques années beaucoup d'entre eux n'ont pas eu besoin de se faire beaucoup prier pour cela ? Ce n'est pas par ceux-là que le vide créé par la faillite des classes dirigeantes françaises sera comblé. Comme la droite ne peut guère attendre sa revanche d'un regain d'intelligence ou de vitalité, mais des faiblesses d'une Gauche qui paraît avoir renoncé à lui disputer l'hégémonie, il semblerait que l'avenir de la France, l'avenir de la Gauche et du mouvement ouvrier ne soit plus à personne. C'est-à-dire qu'il appartiendrait à d'autres.

    Notre colloque vient à cette heure et pour commencer à relever le défi. Il reprendra le mot d'ordre de clarification à son compte, mais là où le vent dominant en fait un synonyme de normalisation intellectuelle et d'alignement politique, il affirmera la continuité de notre projet, celui d'une voie française à vocation majoritaire vers le socialisme. On ne peut cependant véritablement anticiper l'avenir en nous projetant comme le foyer de ce futur rassemblement qu'à la condition d'intégrer, au delà de l'idée d'un aléatoire résultat électoral en 1986[23], les raisons d'une impuissance politique déjà avérée par rapport à l'ambition première du « rassemblement populaire pour le redressement national »[24]et les moyens d'assumer le refus de la décomposition et le projet d'une recomposition démocratique de la société française.

    Nous savons que seuls pourront, le moment venu, être les artisans du redressement, ceux qui 

    - n'auront pas contribué à aggraver les périls de la Gauche,

    - sauront tirer les conséquences des deux évolutions majeures des dernières années que sont : la repolarisation accélérée du monde occidental autour des États-Unis- au plan économique, diplomatique, culturel, que ne remet pas (encore) en cause la montée de la sphère de la coprospérité asiatique du Japon ; la dévalorisation symboliquedu socialisme en France, la mystique s'étant dégradée en politicaillerie et la Gauche ayant, au nom des contraintes de la « gestion », perdu le sens de sa mission.

    Ceci, d'ailleurs, explique cela. L'enlisement actuel de la Gauche découle non seulement de son incapacité à vouloir résister au mouvement de polarisation dominant, mais plus fondamentalement à le penser. Rien de positif ne se fera à l'avenir, aucune contre-offensive ne s'amorcera sans une réarticulation de l'économique et du politique, du culturel et du stratégique, ce qui n'est pas sans conséquence sur les rapports entre classe et nation comme sur les relations entre la France et le monde.

    Chacun sait que la « contrainte extérieure » a servi d'alibi à la « rigueur »[25]. Mais l'accent a été trop mis, dans la critique de cette politique, sur ses retombées économiques et pas assez sur ses présupposés et ses conséquences politiques. Ce qui est en jeu en fin de compte avec la « rigueur », c'est tout ce qui pourrait remettre en cause l'attraction de la France vers le centre du système, empêcher la mobilisation des forces économiques du pays, entraver tout élan national, détendre la combativité des travailleurs chloroformés par la présence de la Gauche au pouvoir. La tournure presque exclusivement économique donnée à « l'autre politique »[26]fait écran à la portée sociale de ses choix et à la nécessité d'une nouvelle logique politique. Le débat sur la croissance ne doit pas se réduire à une question de chiffres, il doit être placé sur le terrain de la mobilisation.

    Il y a, de ce fait, une prévalence des lectures économistes de ce qu'on appelle la crise. À droite, elles camouflent l'apologie du retour à un « capitalisme sauvage » et au « darwinisme social ». « J'aime la crise », disait A. Minc au « Matin » « parce qu'elle me parait distinguer les bons des mauvais ». À gauche, elle fonctionne comme un trompe-la-faim. À force d'expliquer que la crise « est le produit des contradictions internes du capital » et que « la nouvelle DIT est la réponse du système à la baisse tendancielle du taux de profit » (ce qui est d'ailleurs vrai) on finit par oublier de se faire comprendre et, pis encore, par ne plus comprendre soi-même de quoi il retourne.

    Il est temps d'avancer une lecture géopolitique de la crise, comprise comme un conflit de stratégies géopolitiques au plan international. Cette lecture qui n'a rien de neuf, mais appelle quelques affinements (concernant par exemple la correspondance entre le système américain et le système des multinationales, les deux termes ne se recouvrant pas bord à bord) n'a jamais été transformée en discours de masse par la Gauche au pouvoir. Or un schéma politique articulé entre la polarisation et la résistance comporte l'incomparable avantage d'expliquer de quoi il retourne et d'indiquer en même temps la voie à suivre.

    Ce schéma montre la solidarité de destin qui lie vitalement désormais la classe ouvrière et la nation française. La même pression externe, la même poussée interne concourent à la décomposition du tissu industriel et à la désintégration de la France. Crise du socialisme et déclin du patriotisme expriment et précipitent le dépérissement de leurs bases sociales et l'avancée de la mondialisation du capital[27].

    La crise était politique avant même d'être économique. La réplique doit l'être aussi.

    L'ETAT DE LA CRISE
    LA CRISE DE L'ETAT

    Les analyses de gauche de la crise montrent toutes que celle-ci voit ses origines dans les rapports de production, au cœur même de l'organisation du travail, à la fois au sein de l'entreprise et dans l'ensemble de la société. L'objet de ce texte n'est bien sûr pas de refaire une telle approche théorique, mais d'en tirer les conséquences pour notre projet politique.

    Il faut partir de deux constatations. Le fameux épuisement des gains de productivité - un faible accroissement de la production en comparaison de l'importance des investissements - trouve sa source dans l'organisation « néo-tayloriste » du travail. Le fordisme des quarante dernières années, après avoir mis en place un dynamisme considérable de l'accumulation, vient buter contre l'étouffement de la créativité du travail qu'il implique. Parallèlement les sorties capitalistes envisagées pour la crise mettent l'accent, elles aussi, sur une modification du rapport au travail, à travers l'informatisation ou la robotique…

    Loin de concerner seulement les méthodes de production à l'œuvre dans chaque entreprise, ces contradictions du système résultent du mode de fonctionnement de la division du travail dans le monde capitaliste aujourd'hui. Car la logique de chaque processus de production n'existe qu'à travers un réseau complexe d'interventions, techniques, financières, sociales ou politiques, qui dépassent non seulement l'entreprise elle-même, mais aussi, bien souvent, le cadre national. Ainsi, la valorisation du capital, pour laquelle la production n'est qu'un moyen de dégager du profit, ne prend son sens, n'existe à l'heure actuelle, que dans une dimension à la fois toujours plus abstraite et plus mondiale. On y voit intervenir des capitaux, des financiers, une ingénierie, des producteurs, des sous-traitants et des marchés, éclatés chacun au sein de systèmes sociaux différents, et associés par une logique elle-même souvent contradictoire.

    Puisque les causes de la crise se situent là, la refuser c'est donc remettre en cause les rapports sociaux capitalistes, dont la forme a acquis cette complexité.

    Cette analyse, faite depuis quelques années déjà (!), nous avait conduit à orienter notre volonté de rupture avec la logique du capital autour de deux axes. La dimension autogestionnaire du socialisme que nous revendiquions avait pour objet de traduire concrètement un bouleversement des rapports sociaux, par l'intervention des travailleurs. Les nationalisations et l'impulsion démocratique de l'État dans la vie économique devaient assurer la remise en cause d'une logique de gestion, au service d'intérêts privés sans cohérence avec les besoins de notre pays.

    Du premier axe est demeuré un alignement sur une gestion capitaliste plus moderne, recherchant davantage d'intégration des salariés, et de meilleures relations dans l'entreprise. Du second on a oublié les deux dimensions essentielles. Le capitalisme dominant dans la France des années 80 impose sa logique de fonctionnement à toutes les entreprises, même si l'État en est propriétaire, dans la mesure où les critères de gestion retenus refusent de dépasser l'entreprise et de prendre en compte coûts et avantages pour la Nation. La place concrète des travailleurs est aussi fondamentale. Pas seulement dans les « nationalisés », mais dans l'ensemble des structures de décisions et d'organisation de l'économie, sans quoi l'étatisation n'est qu'une des formes de gestion de la crise dans une logique qui demeure capitaliste.

    Ce sont là des données connues. Elles méritent cependant d'être rappelées car le langage dominant aujourd'hui dans la Gauche a atteint un stade où ces propos sont à la limite de pouvoir être compris, avant même d'être contestés. Cette volonté de rupture, émoussée aujourd'hui pour beaucoup de socialistes, s'est heurtée depuis 1981 à deux obstacles bien difficiles à dépasser. L'état de la société française d'abord, après plusieurs années de recul idéologique de la Gauche et de dénigrement d'une problématique de volonté collective inspirée par l'analyse marxiste. Cette dimension plus politique et sociale de nos points faibles doit être approfondie dans d'autres textes. Mais elle joue un rôle considérable dans les limites imposées à l'action sur l'économie menée par les gouvernements de la France depuis Mai 1981.

    La concurrence internationale est venue quant à elle donner une caution « objective » à la timidité idéologique de ceux qui ne voulaient pas avancer. On en a beaucoup commenté les contraintes imposées à la politique économique (taux de change du Franc et Système Monétaire Européen, politique budgétaire et déficits extérieurs, endettement et compétitivité). Mais elle œuvre d'abord au sein de chaque entreprise parce qu'elle impose un certain type d'investissements, donc une certaine forme d'organisation du travail, à travers des normes de rentabilité et d'écoulement de la production sur des marchés dont la dimension est rarement circonscrite à notre pays, que l'on exporte ou que l'on soit concurrencé par des importations. Comme on l'a dit, la valorisation du capital impose sa logique mondiale, et les entreprises d'un pays dont les marchés sont aussi pénétrés que les nôtres ne peuvent s'y soustraire.

    On se retrouve alors dans un débat qui rappelle celui qui agitait le P.S. il y a quelques années : l'autogestion est une logique d'ensemble qui n'a pas de sens dans une entreprise dont l'environnement demeure capitaliste[28]. Doit-on transposer cette analyse dans le cas d'une France voulant rompre avec la logique de crise du système (ou avec ses tentatives de sortie de crise qui risquent d'enfoncer notre peuple pour des décennies dans la dépendance et les difficultés) ?

    Ce problème est très crûment posé dans la période actuelle d'hymne à la « modernisation »[29]. L'adhésion à une modernité technologique imposée par les courants porteurs des grandes multinationales à base américaine ou japonaise nous permet bien sûr de faire face à leur concurrence dans les secteurs que nous maîtrisons encore bien. Mais c'est en même temps un ralliement accentué à leur logique de production, à leur logique économique… et plus ou moins directement à leur modèle social et culturel.

    L'horizon est-il ainsi totalement opaque ? En fait, ces contradictions sont aussi riches de dépassements. C'est l'exploration de ceux-ci qu'il est nécessaire d'approfondir.

    Les bouleversements du procès de travail, c'est-à-dire tout ce qui se cache aujourd'hui derrière ce qu'on appelle dans le langage courant les « nouvelles technologies », peuvent conduire à une organisation du travail tout à fait différente. À l'occasion des changements profonds qu'ils impliquent, une place nouvelle des travailleurs doit être trouvée. Mais là aussi l'on ne peut s'en tenir à l'univers restreint de chaque unité de production. Car c'est l'ensemble des producteurs qui subissent ces modifications. La classe ouvrière ne peut plus du tout être analysée comme il y a cent ans. Les créateurs de plus value, les travailleurs productifs, peuvent aussi bien se trouver dans certains secteurs du tertiaire que dans les ateliers de production. En effet, la division du travail s'approfondit et l'informatisation de la production en développe encore les effets, accentuant la séparation entre conception et exécution, mais redonnant aussi sa composante intellectuelle au travail d'intervention directe sur la production, à travers les possibilités de modification de programmation d'outils de production « robotisés ».

    En même temps, ces orientations nouvelles de la division du travail donnent à la France des possibilités tout à fait intéressantes. Le rôle prépondérant du potentiel intellectuel, l'importance de la formation qui en découle, peuvent nous permettre de remettre en cause la marginalisation de notre pays à laquelle la logique de l'internationalisation du capital tend à nous conduire.

    Mais ces dépassements possibles, s'ils autorisent un peu d'optimisme, ne peuvent être portés que par un projet politique cohérent. Celui-ci a besoin de forces sociales alliées pour l'imposer. Or la crise se manifeste aussi par une profonde déstructuration du groupe formé par les salariés, et particulièrement de la classe ouvrière traditionnelle. Le poids de la « nouvelle petite bourgeoisie », mélange de groupes dynamiques pour la logique de modernisation du système et de groupes parasitaires (même s'ils sont « branchés » sur les nouveaux modèles dominants et essentiels à la souplesse sociale ou financière des multinationales) ou déjà archaïques, le dualisme de plus en plus marqué des structures sociales, encore accentué par une longue période de problèmes d'emploi, désagrègent gravement la cohésion des forces sociales capables de porter un projet de transformation.

    Le capital lui-même subit des modifications. Une quantité accrue des capitaux français fonctionne aujourd'hui selon une logique qui dépasse le cadre national. Il ne s'agit pas seulement de quelques multinationales françaises, d'ailleurs en partie nationalisées, mais d'un ensemble de producteurs et de financiers auxquels la rationalité de l'internationalisation du capital s'impose quotidiennement. La lutte entre fractions de classes, alliées pour conserver le pouvoir ou s'en emparer, est d'autant plus perturbée que son objet, l'État, est lui-même une structure progressivement dépassée par la mondialisation des problèmes économiques. Derrière l'apparence d'une place accrue dans l'économie française, que le débat débile sur le « poids des prélèvements obligatoires » a illustré, se cache une impossibilité grandissante pour l'État d'assurer son rôle de régulation du capitalisme. La politique budgétaire ne parvient plus à maîtriser des récessions ou des reprises d'abord conditionnées par les impulsions de nos partenaires étrangers. La politique monétaire se heurte aux contraintes des taux d'intérêt « gérés » par… les contradictions des États-Unis. Même la « gestion, de la force de travail », de l'École à la Sécurité Sociale en passant par les politiques de l'emploi ou par l'impulsion des négociations salariales, n'est plus envisagée qu'à travers de perpétuelles comparaisons avec les charges sociales allemandes, le niveau de formation des japonais ou la flexibilité des américains.

    Et parallèlement, le système productif français perd sa cohérence. Ce qui veut dire que nous n'avons plus nos propres ressorts d'accumulation : le dynamisme ou l'apathie de notre industrie dépendent d'évolutions mondiales que nous maîtrisons de plus en plus difficilement. C'est bien pourquoi la politique que nous pensions voir mener par la gauche depuis 1981 devait être d'abord une politique de reconstruction du système productif français, contre la logique de division internationale du travail à l'œuvre, mais sans pour autant commencer par remettre en cause les rapports sociaux. L'autonomie de notre économie est évidemment un préalable à cette remise en cause, même s'il apparaît aujourd'hui que le mouvement doit être davantage simultané pour réussir.

    Mais pour reconstruire notre système productif, nous devons nous appuyer sur un État autour duquel se cristallisent les alliances de classe à travers un projet politique. C'est ce qu'ont bien compris les courants dominants du capitalisme mondial. Leurs offensives concrètes, par des mesures économiques, diplomatiques et stratégiques, sont complétées par un combat idéologique contre les États, sous prétexte d'antitotalitarisme. Car les Etats nationaux demeurent, malgré leurs faiblesses, un des obstacles majeurs à la logique d'internationalisation du capital. En effet, ils sont le lieu privilégié des affrontements de classes et le maintien de la domination des groupes sociaux au pouvoir passe par la garantie de toutes ces archaïques rigidités qui représentent les derniers remparts des dominés contre une modernité d'abord destructrice.

    Mais le degré de résistance des États face à l'internationalisation dépend étroitement de la solidité idéologique et culturelle des nations qu'ils incarnent. Cette dimension essentielle agit beaucoup plus directement qu'on ne le croit sur la réalité économique. Notre faiblesse dans ce domaine accentue grandement la déstructuration de notre tissu social et industriel, en même temps que la difficulté à revendiquer un projet national autonome annule les quelques efforts entrepris pour redonner une cohérence à notre économie.

    Parce que la dimension internationale est prépondérante, il nous faut jouer sur les rapports de forces dans le monde et savoir tirer parti de certains de leurs aspects stratégiques pour chercher des alliances objectives avec d'autres pays. Parallèlement, un travail important d'internationalisation des luttes des travailleurs doit permettre de répondre - malgré le retard considérable qui a été pris - à la réalité actuelle du capital, déjà mondialisée.

    La cohésion, à travers l'État, autour d'un projet culturel, est un second axe déterminant. C'est l'État, dans un sens qui dépasse évidemment l'État central bureaucratique, qui doit cristalliser une cohérence économique et sociale face à la destruction engagée. Le plan peut y jouer un rôle essentiel, moins sous sa forme traditionnelle, que comme un lieu où sont posés les problèmes et leur gestion non au coup par coup, mais dans leur dimension nationale et globale, qui n'exclut nullement la décentralisation de leur résolution.

    Tous les thèmes habituels de nos débats sur la politique économique et nos possibilités de transformation doivent être resitués dans ces deux dimensions, cadre nécessaire pour donner une chance aux issues positives des bouleversements du procès de travail présentées dans les pages précédentes.

    Il paraît en particulier nécessaire d'approfondir nos réflexions autour des questions suivantes :

    — articulation entre remise en cause des rapports de production (mode d'intervention des travailleurs dans l'entreprise, du peuple dans les décisions économiques, etc.) et reconstruction de notre système productif par une modernisation imposée par nos concurrents.

    — étude des contradictions entre la défense des archaïsmes lorsqu'ils représentent les intérêts immédiats des travailleurs contre les menaces du capital et leur combat au nom de notre propre projet de modernisation.

    — analyse de classe à renouveler du fait des transformations subies par la division du travail (à la fois déstructuration, marginalisation, dualisme et modification du concept de producteur, développement possible ou actuel du travail créateur).

    — articulation entre division internationale du travail et guerre économique mondiale (la place et les marges de manœuvre de la France, les alliances possibles, l'axe Nord-Sud, le rôle de l'Europe et nos rapports économiques et politiques avec l'Allemagne).

    — lutte des classes et compromis, le rôle de l'État et la démocratie économique : nécessité d'une conception radicalement nouvelle de la planification, lieu d'arbitrages et de choix autour des problèmes posés dans leur globalité : problèmes liés à la décentralisation, rôle du système financier, des nationalisées…

    — l'économique dans notre projet culturel : comment replacer la modernisation ou l'hymne à l'entreprise dans un discours de combat contre le libéralisme, comment faire comprendre que notre conception de l'État et l'importance de la dimension collective représentent la lutte la plus efficace contre les « systèmes totalitaires ».

    LE MALAISE FRANÇAIS :
    L'HEGEMONIE EN QUESTION

    La période que nous venons de vivre - 1981/1985 - est donc celle d'une crise d'hégémonie. La crise économique permet de plus en plus difficilement aux classes dirigeantes de légitimer aux yeux des salariés leurs privilèges et leurs pouvoirs. La défaite de GISCARD en 81 aura été la conséquence politique d'un désenchantement. La gauche était appelé par elle à remplir un certain vide, et même, ce n'est pas exagéré de le dire, à rendre un sens, ou plus de sens, à la vie collective. On ne peut pas dire qu'elle ne l'ait pas pressenti, la tâche du CERES n'aura été rien d'autre que de l'y préparer. On a vu les raisons pour lesquelles ce travail n'a pu qu'être ébauché. Injures pour les uns, parures pour les autres, les idées du Projet Socialiste appelaient à une prise de conscience qui commençait à poindre mais trop lentement pour inspirer d'une manière décisive l'usage que la gauche allait faire du pouvoir. Il ne faut pas en oublier les mérites, même s'ils n'ont pas suffi à faire la démonstration que la France attendait.

    La faillite de la droite n'est pas effacée

    Alors que la France continue d'en supporter l'héritage, sa défaite politique n'a renouvelé en rien l'imagination défaillante de la droite. Aussi divisée que naguère, elle tente de donner le change de son renouvellement en partageant ses références idéologiques entre deux archaïsmes, celui d'un credo libéral sans consistance et celui d'un populisme facilement fascisant.

    « La guerre des chefs » à laquelle la défaite du giscardisme a donné libre cours est plus qu'un épiphénomène. Leur incapacité à s'unir autrement que dans la redite et dans la revanche est plus que le reflet de leur rivalité personnelle. La droite n'a pas et n'aura pas, d'ici 86, de projet politique positif parce que les conflits d'intérêts qui opposent les couches sociales qu'elle influence ne se sont pas relâchés. L'exercice du pouvoir par la gauche ne lui a sans doute pas encore acquis, dans l'esprit public, la légitimité historique à laquelle elle peut prétendre. Il n'a pas pour autant fait oublier les faillites qui l'ont précédé. Il faut même dire que si la gauche s'est démoralisée elle-même en cherchant trop souvent la mesure de ses actions dans une idéologie qui n'est pas la sienne, rien ne pourra lui enlever les mérites d'une alternance dont le premier, mais non le seul, aura été celui de la durée.

    L'idéologie libérale à laquelle la gauche consent des lettres de crédit que la France refusait à ses banquiers habituels, reflète la faiblesse, voire la désintégration de la société, et non pas sa force, comme aux États-Unis.

    En liant à ses thèmes et à ses symboles la légitimation de son pouvoir, la droite reconnaît implicitement qu'elle est incapable de prendre en charge l'avenir de la France : le libéralisme était il y a 100 ans l'idéologie de l'Europe moderne et bourgeoise, elle est aujourd'hui l'idéologie du déclin de l'Europe et de la bourgeoisie en France.

    Les socialistes ont raison d'imputer à la droite la banalisation de l'extrême-droite. Là encore, ils ne doivent pas oublier qu'il leur revient d'empêcher la gauche de banaliser la droite. Le Front National est assurément un produit de la crise, mais non un pur produit de la crise, puisque celle-ci n'est une fatalité que pour autant qu'elle est acceptée comme telle[30].

    Le libéralisme de REAGAN et de THATCHER sont aussi populaires en France que l'ignorance : ni plus, ni moins. La crise n'a pas affaibli l'attachement du peuple français aux principes de la protection sociale, c'est seulement l'absence d'un grand dessein collectif et l'anxiété qu'elle engendre qui font prendre à cet attachement les couleurs du corporatisme et dégradent les valeurs de la solidarité dans un besoin de sécurité passive.

    Le développement du système des media s'effectue bien entendu à l'intérieur du capitalisme. Il a profondément transformé le travail des représentations sociales et leur rapport symbolique aux forces sociales et aux institutions. Cette évolution, qui n'est pas liée aux techniques de la communication de masse mais à leur instrumentalisation par le capitalisme, a décuplé les possibilités d'une manipulation rationnelle de l'irrationnel. La gauche est mal armée pour disputer aux classes dirigeantes la maîtrise intellectuelle, opérationnelle et sociale des media. La presse, la télévision, la radio et l'édition constituent, en quelque sorte, les places de sûreté politique de celles-ci.

    À travers les media, les images sont aux idées ce qu'est la guerre chimique à l'arme blanche. Les socialistes ont donc raison d'accorder la plus grande importance aux problèmes de la communication politique, ils ont seulement tort d'oublier souvent que les problèmes de la communication sont toujours des problèmes de signification et que le rapport de force qui s'établit dans les ondes dépend autant du rapport de conviction qui s'instaure dans les têtes qu'il ne le produit[31].

    Tout revers a sa médaille
    ou la gauche a du bon

    Pour apprécier le bilan de la gauche au gouvernement, il faut se garder de deux illusions : la première consiste à ne mesurer sur action qu'au jugement de la droite et aux chances qu'elle laisse à celle-ci de revenir prochainement au gouvernement. La seconde consiste à les comparer aux exigences sociales des travailleurs, au Projet Socialiste, en oubliant que la pertinence d'une analyse fait de celle-ci une anticipation de la conscience collective que l'Histoire ne ratifie pas nécessairement en temps voulu.

    En gouvernant la France, et pendant quelques temps avec la participation des Communistes[32], la gauche a fait une démonstration qui n'est pas rien et qui pourrait resservir. Plus importante encore, elle a commencé à faire prendre aux Français l'habitude et peut-être le goût, de se projeter dans l'avenir, elle a commencé à les réveiller du sommeil du déclin et à préparer certaines des conditions d'un sursaut. La réanimation de la recherche et de l'action culturelle, la mise en chantier d'une profonde rénovation de l'Éducation Nationale montrent clairement que tout le temps n'a pas été perdu[33].

    Il est vrai que l'effort de justice sociale entrepris il y a 4 ans s'est ralenti et parfois arrêté. Il vrai surtout que dans l'ensemble l'exercice du pouvoir a révélé les faiblesses idéologiques de la gauche et la fragilité de ses desseins politiques. Les Socialistes ne pourront respecter la logique sociale de leur projet qu'en élargissant la marge extérieure de la France et qu'en appuyant cette démarche sur la recherche systématique de l'adhésion populaire et de la démocratisation de l'État. La gauche au gouvernement a pu atténuer les conséquences sociales de la crise, freiner le déclin du pays et poser les premiers jalons d'une renaissance, mais dans l'ensemble et pour l'instant le bilan que l'on doit tirer aujourd'hui est le suivant : 5 ans de gouvernement de gauche n'ont pas diminué la dépendance extérieure de la France, loin de démontrer aux Français la capacité de la gauche à conduire le changement social dans une bonne direction, ils ont obscurci et dévalué à leurs yeux les perspectives et les valeurs du socialisme[34].

    LES TÂCHES DE LA PERIODE

    C'est de ce constat qu'il faut partir pour recomposer la gauche, remobiliser le monde du travail, rendre à la France la maîtrise de son avenir et lui ouvrir par là la perspective du socialisme. Le Projet Socialiste n'était pas en retard mais en avance sur la conscience politique des socialistes. C'est à partir de ces analyses que le CERES a pu jouer un rôle décisif dans la victoire de 1981, mais une analyse juste ne fait levier qu'autant que son point d'application ne se dérobe pas. Mai 81 fut à la fois l'aboutissement de la ligne d'Épinay et le point d'épuisement de sa force propulsive. Dès 1978 d'ailleurs, à travers les déconvenues de 77 et de 78 le CERES avait tiré la leçon, dans l'élaboration du Projet Socialiste, des limites à la rénovation du Parti Socialiste que lui imposaient, à partir des années 74 et 75, les progrès de l'idéologie de crise et l'affaiblissement de la dynamique de l'Union de la Gauche en France.

    Aujourd'hui la conquête du gouvernement montre à la fois la peine que la gauche éprouve à prendre vraiment le pouvoir mais aussi, plus clairement, l'usage qu'elle pourrait en faire.Il est aisé de montrer entre la motion d'Épinay et le Projet Socialiste et les textes de 1981 une continuité sans faille. Mais entre le Programme Socialiste (et le Programme Commun et le Projet Socialiste) la crise économique avait commencé à révéler celle du mouvement ouvrier puis, après Mai 81 celle de la gauche. Si la visée du Projet Socialiste pour les années 80 n'est pas moins anticapitaliste que celle du Programme Commun, il est clair que la rupture avec le capitalisme n'y tient plus le rôle d'un mythe fondateur que lui donnait la motion d'Épinay. Dès l'été 81 (dans sa contribution au congrès de Valence) le CERES, tout en demandant d'accélérer le processus et l'usage des nationalisations et le changement de la législation sociale, rappelait explicitement que Mai 81 ne pouvait mettre le socialisme immédiatement à l'ordre du jour[35].

    C'est qu'il a toujours semblé à notre courant que le socialisme n'avait que faire d'un anticapitaliste seulement proclamatoire qui ne serait jamais, selon les cas, qu'un témoignage d'impuissance ou le pavillon de complaisance du néo-molletisme éternel[36]. Il y a deux manières de se résigner : changer de direction, ou la garder mais en s'y donnant des objectifs inaccessibles.

    Prendre aujourd'hui le socialisme au sérieux c'est définir et réunir les conditions d'un travail politique de masse qui redonne à la gauche son identité en conservant la sienne à la France.

    Si l'exercice du pouvoir par les socialistes a détruit dans une large mesure et aux yeux d'un grand nombre de travailleurs en particulier, la force symbolique du socialisme, cela ne veut pas dire que l'épuisement de la force propulsive d'Épinay disqualifie les idées d'Épinay. Cela veut dire que la nouvelle hégémonie ne se construira pas, aujourd'hui, au nom du socialisme.

    Définir et réunir les conditions d'un travail politique de masse implique pour l'essentiel que l'on redéfinisse la base sociale de la gauche, qu'on lui donne une cohérence politique à partir d'un mythe fondateur et d'un projet politique.

    Beaucoup de gens en viennent à penser aujourd'hui, à l'intérieur même de la gauche, que celle-ci, qui a précédé historiquement le mouvement ouvrier, pourrait lui survivre. Pour réfuter positivement cette information il faut 

    — redéfinir la classe ouvrière ou classe des producteurs à la lumière des changements survenus de leur rapport salarial du fait de la croissance intensive (fordisme) puis de la crise.

    — mettre en lumière que la gauche, aujourd'hui et demain comme hier, ne se constitue pas seulement par le choix de ses valeurs, mais par les choix de classe qu'il implique.

    Rien n'est plus important à cet égard que de pousser à son terme à l'intérieur de la gauche, le débat sur l'autogestion, dont le mot a trop souvent servi à couvrir le retour à l'obscurantisme. Comme si un Bien Commun pouvait s'établir spontanément au niveau de petites communautés de base, comme par l'effet de l'équilibre optimal procédant d'une main invisible, qui à défaut d'être celle de la divine providence ne saurait, bien entendu, en dernière analyse qu'être celle du marché : de l'autogestion ainsi détournée à la régulation par le marché il n'y a qu'un pas, vite franchi par une deuxième gauche qui s'expose de la sorte, parfois jusqu'à son insu, à n'être plus qu'une demi-gauche. Quand le CERES a importé le concept de l'autogestion au Parti Socialiste, ce n'était ni pour en faire l'alibi d'une technique néo-libérale de gestion ni pour réduire le socialisme à une vague généralisation du mouvement coopératif et de son idéologie. C'était pour marquer l'actualité, dans le monde du travail, comme dans la vie civique, des exigences de la démocratie et le rétrécissement que lui impose le fonctionnement des institutions, et la nécessité de prendre au sérieux le refus de la division capitaliste du travail.

    Puisque ce qu'on appelle la crise depuis 10 ans, a été en même temps que les transformations du mode de produire, l'histoire des tentatives faites par le capitalisme pour restaurer le taux de profit en rétablissant derrière les États-Unis, un mode de régulation efficace à l'échelle mondiale, il y a un lien très intime entre la lutte de classe et le rapport des puissances, entre les conflits sociaux et la compétition des États. La crise pose en même temps la question du déclin de la France et de l'Europe et celle de l'avenir de la Gauche et du mouvement ouvrier dans le Monde. C'est un fait aujourd'hui qu'une communauté de destin lie plus immédiatement que jamais l'avenir de la classe ouvrière et celui de la nation.

    La crise et le déclin de l'Europe suscitent dans le pays des résistances et des réactions éparpillées :

    — réactions ouvrières et syndicales (les refus de la flexibilité),

    — réactions patronales (certains segments du patronat broyés ou menacés par la nouvelle division internationale du travail),

    — réactions démocratiques (choix de voies ou de modes de vie alternatifs) qui se forment un peu partout dans la société, mais sont susceptibles de se retourner contre la démocratie une fois vérifiée l'impuissance du suffrage universel à infléchir le cours des événements,

    — réactions nationales par exemple entre l'Allemagne et la stratégie américaine de bataille limitée en Europe, ou la France et l'Angleterre par rapport à l'utilisation de défense stratégique de l'espace.

    Ces réactions sont non seulement dispersées mais fréquemment contradictoires, car elles expriment des intérêts différents mais exposés à des menaces communes. C'est pourquoi, pour organiser la résistance et refonder la gauche, il faut mettre partout la politique aux postes de commande.

    Il n'est pas question de nierles contradictions qui différencient le salariat, affrontent les salariés aux entrepreneurs. Mais l'action politique consiste justement à les déplacer, ce qui implique : plus d'État, et plus de syndicalisme, plus de solidarité et plus de croissance, plus de militants et d'entrepreneurs et moins de rentiers. Ce qui implique enfin - ou d'abord - un projet politique c'est-à-dire un Parti.

    Ce front de classe sera anti-libéralparce que si le libéralisme n'est pas et de loin la seule idéologie moderne produite par le capitalisme, il est le déguisement idéologique de la servitude et la bonne conscience dans l'asservissement, idéologie du déclin de l'Europe.

    Ce front de classe sera celui d'un rassemblement pour la démocratie, la justice sociale et l'indépendance.Ces exigences sont, au sein d'une société de classe à l'intérieur du capitalisme mondialisé, les ferments nécessaires du socialisme. C'est pourquoi la dynamique - et la dialectique - de la république et du socialisme doivent être celles de notre action.

    Ce n'est pas l'effet d'une concession ou d'un repli, mais la volonté d'une contre-offensive qui conduit le CERES à recomposer la gauche autour de la République. Veut-on, par les temps qui courent, mobiliser directement les masses pour le socialisme et leur annoncer la bonne nouvelle de la rupture avec le capitalisme ? Notre République ne remplace pas le socialisme, elle en est le point de passage obligé. Et tout autant que la République réelle qui est la condition du socialisme, nous savons bien que le socialisme est la république réalisée.

    Il y a donc à la fois continuité et discontinuité entre la république et le socialisme, et cette dialectique ne date pas d'aujourd'hui.

    — discontinuité : n'est-ce pas contre la majorité parlementaire des républicains que le mouvement ouvrier a dû lutter constamment pour pousser aussi loin que possible l'accomplissement de la révolution française et de la démocratie ?

    — continuité parce que comme on l'a rappelé, le socialisme est l'accomplissement de la République : l'antagonisme entre la République libérale et la République sociale est apparu au commencement du mouvement socialiste,

    — discontinuité parce que notre République doit rassembler les forces sociales dont certaines ne fondent pas comme nous les valeurs de la démocratie et de l'indépendance nationale sur une analyse et une perspective socialiste,

    — mais continuité parce que le rassemblement, au nom de la démocratie et de l'indépendance de ces forces sociales, est le seul chemin qui s'ouvre à elles pour réaliser leurs intérêts et leurs idéaux.

    Notre République n'est pas une cuvette, un crachoir à consensus, mais la ligne de crête qui fait clivage entre l'avenir de la démocratie et celui que nous préparent aussi bien les forces du mondialisme libéral que celles de la régression barbare (extrême-droite). La refondation de la gauche - si elle ne passe pas seulement par les seules forces qui aujourd'hui se reconnaissent dans ce qu'elle est - exige avant tout que celles-ci se ressourcent aux exigences fondamentales du socialisme, dont il faut rappeler qu'il ne sépare pas les choix moraux des choix sociaux.

    Comme l'écrit Pierre ROLLE dans le dernier numéro d'En Jeu (avril 85) : « La République ? Bien sûr, mais renouvelée, reconnaissant qu'elle est aujourd'hui constituée de relations capitalistes, ce qu'elle se refuse encore à faire, et entreprenant non plus de les limiter ou de les organiser, mais de les maîtriser ».[37]

    Si la gauche « au pouvoir », demain comme aujourd'hui, est l'expression politique de couches sociales subordonnées qui n'envisagent pas autre chose que leur subordination, éventuellement aménagée, alors la présence à la tête des institutions de dirigeants issus de ses rangs - en 2000 comme en 1981 - ne peut qu'être précaire : coupure avec la « base sociale », impuissance devant la logique du capital. De même, les gouvernements ne peuvent durablement porter seuls la volonté d'indépendance nationale si cette volonté n'existe pas dans le pays.

    Plus grave : si un gouvernement de gauche n'est pas un « comité de soutien au monde du travail, candidat au pouvoir[38] », alors ce gouvernement ne peut que :

    — faire le sale boulot que les dirigeants de droite sont, momentanément, incapables de faire,

    — donner des gages à la classe dirigeante pour mériter sa confiance, dont il ne saurait jouir profondément et durablement.

    Pour sortir de l'ornière, il est donc indispensable de révéler au monde du travail qu'il peut être « candidat au pouvoir ».

    À un horizon d'une quinzaine d'années cela peut prendre corps :

    — par le développement des forces productives et créatives,

    — par l'instruction publique et la formation professionnelle,

    — par « l'éducation politique des masses »,

    — par l'internationalisation du mouvement populaire.

    Ceci exige un parti qui se respecte, ce qui implique « le devoir d'irrespect » vis-à-vis des institutions (irrespect qui n'exclut pas le « respect des institutions »[39]). Élitisme républicain ou monarchisme républicain ce n'est pas la même chose.[40]

    Les éléments de commentaire supplémentaires sont ici
     

     

     



    [1]Dans le cadre du système des courants qui n’étaient pas des tendances (voir paragraphe suivant), il n’y avait pas en principe d’adhérents à un courant, mais des votants de chaque motion. Étaient traités comme tels ceux qui se dénonçaient, ou ceux qui avaient été repérés comme votant la motion. 

    [2]La date de 1920, plutôt que 1918 ou 1919 est bien sûr choisie en référence au Congrès de Tours, où la majorité du Parti socialiste SFIO unifié en 1905 a choisi de rejoindre la IIIe Internationale en fondant le PCF, la minorité de maintenir l’ancien parti. L’une des particularités du CERES est qu’il considérait, au contraire du PCF bien sûr qui la glorifiait, et de la plupart des socialistes qui la jugeaient salutaire, cette scission comme une catastrophe sur laquelle il faudrait revenir, le Programme commun étant vu dans cette perspective. On lira à ce sujet J.-P. ChevènementLes socialistes, les communistes et les autres, Paris (Aubier Montaigne), 1977.

    [3]Il n’y a pas de référence. J’ai trouvé grâce à Google que ça venait de André GauronHistoire économique et sociale de la Cinquième République, tome 1, Le temps des modernistes,Paris (La Découverte-Maspero), 1983, et que l’auteur était un conseiller à la Cour des Comptes (ce n’est pas alors un point de rencontre avec Didier Motchane, qui ne l’est devenu qu’en 1989) qui a fait partie des cabinets de Pierre Bérégovoy aux Affaires sociales (avant juin 1984, donc) et aux Finances (vraisemblablement alors). Je n’ai trouvé aucun lien entre lui et le courant : il semble donc s’agir d’une référence scientifique désintéressée, l’absence de référence étant un oubli.

    [4]Idée très forte, sur laquelle le texte revient ensuite : la période de prospérité a si bien désarmé les socialistes, tant elle contredisait tout ce qu’ils avaient appris sur la crise inéluctable du capitalisme, qu’ils ont été incapables de comprendre, la crise venue, qu’elle donnait raison à ce qu’ils avaient appris.

    [5]Le marxisme définit la bourgeoisie par la possession des moyens de production, non par un mode de vie (Bien sûr, aucune de ces deux définitions ne correspond à l‘étymologie du mot, qui ne dit souvent rien sur son sens).

    [6]Je supprime un s à savoir qui est manifestement une faute de frappe.

    [7]Ce sont ces catégories qui se sont tournées largement dans les années 1970 vers le PS, où elles n’étaient pas au moment d’Épinay, et y ont changé bien des choses.

    [8]Ce sont bien sûr les « nouveaux philosophes », Glucksmann, Lévy, Finkielkraut qui sont principalement, mais non exclusivement, visés par tout ce passage.

    [9]C’est évidemment pour Bourdieu et ses sous-ordres.

    [10]Une chose qu’on a à peu près oubliée. Le premier réflexe des gouvernants devant la crise de 1973 a été d’appliquer les recettes de Keynes, dont on leur avait appris à l’école qu’elles marchaient infailliblement (comme on a appris à leurs successeurs qu’elles ne valaient rien). C’est parce qu’elles n’ont pas marché qu’ils ont cherché d’autres gourous.

    [11]Changer la vie. Programme de gouvernement du parti socialiste,  Paris (Flammarion), 1972. Il s’agit d’un programme de législature (pour les élections de 1973, donc) adopté après le congrès d’Épinay, avec l’objectif explicite qu’il soit compatible avec celui du PCF dans le but d’aboutir au programme commun. La rédaction de l’avant-projet avait été confiée par la direction du PS à Jean-Pierre Chevènement, alors secrétaire national au programme et aux structures associées. On ne peut douter que Didier Motchane y ait mis la main. Il a été adopté par la convention nationale extraordinaire de Suresnes des 11 et 12 mars 1972. Il est publié avec une présentation de François Mitterrand, celle proposée par Jean-Pierre Chevènement, intitulée L’autogestion et l’ordinateurayant été refusée (elle sera recasée comme préface de Clefs pour le socialisme, de Didier Motchane, l’année suivante). C’est surtout, comme il est logique, une liste de mesures à prendre, où la perspective de transition ici évoquée paraît implicite.

    [12]Adopté à l’aube du 27 juin 1972 par les représentants du PS, du PCF et des radicaux de gauche.

    [13]On avait retenu de 1974 non la défaite de Mitterrand contre Giscard mais que, candidat de l’Union de la Gauche sur la base du programme commun, que tous les savants vouaient au désastre pour s’être coupé des centristes, il avait été très près de gagner, ce qui promettait la victoire pour 1978. Cette victoire n’a pas eu lieu. Entre-temps, le programme commun avait été rompu en septembre 1977, chacun des partenaires accusant l’autre de cette rupture.

    [14]Charmant euphémisme. Le CERES qui était une des trois composantes, avec le courant Mauroy-Defferre et le courant Mitterrand, de la majorité du congrès d’Épinay, et donc de la direction qui en était issue, puis de celle de celui de Grenoble (en étant passé de 8,5% à 21%, mais en cessant d’être indispensable, la coalition Mitterrand Mauroy Defferre, à laquelle s’était rallié Savary, ayant la majorité absolue) en a été exclu au congrès de Pau par François Mitterrand, qui a refusé d’envisager la synthèse entre les deux motions, après une longue période de polémique contre lui des mitterrandistes, sous l’accusation de constituer un parti dans le parti nourrissant des desseins monstrueux. Il est resté dans l’opposition, dans des conditions très dures, pendant quatre ans, contre une direction Mitterrand Mauroy Defferre Rocard (qui venait de quitter le PSU pour le PS) Poperen.

    [15]Analysée plus haut. Ce sont ces nouveaux militants qui ont fait le rocardisme, mais on en trouvait aussi dans les autres courants.

    [16]En 1979, Rocard s’est dressé contre Mitterrand, avec le soutien de Mauroy. Au congrès de Metz le CERES a à nouveau fait l’appoint pour Mitterrand, qui a pour cela bougé vers ses positions, et est ainsi revenu dans la majorité et au secrétariat national. On note que l’auteur n’a pas d’illusions sur les raisons de ce retour à la ligne d’Épinay, et n’éprouve plus, en 1985, le besoin de faire semblant d’en avoir.

    [17]Formule bizarre. Ne faut-il pas restituer « la conscience collective du <parti> socialiste » ?

    [18]La rédaction du Projet a été confiée à Chevènement après Metz comme celle du programme après Épinay, pour les mêmes raisons arithmétiques. Il ne faut surtout pas les confondre : c’est leur seul point commun. Alors que le programme était surtout un catalogue de mesures, et le rôle du rédacteur surtout celui d’un scribe, le Projet est principalement une analyse cohérente de la situation française et internationale et de la ligne politique à suivre (Seule la troisième partie, Agir est un catalogue de ce type, qui a fait généreusement place, par le système des amendements à presque toutes les obsessions de presque tous les militants, pour un résultat qui contraste avec les deux premières, Comprendre et Vouloir). Autre différence, le CERES a eu cette fois ci presque toute latitude pour y mettre ce qu’il souhaitait. La part de Didier Motchane y a été bien sûr été essentielle : il défend ici surtout, en tant que rapporteur anonyme du CERES, son œuvre publiée sous une autre identité.

    [19]Le Projet a été adopté par la convention nationale extraordinaire d’Alfortville des 12 et 13 janvier 1980, par (d’après son compte-rendu sténographique, lisible sur le site de la fondation Jean Jaurès) 5613 mandats (96,5% des exprimés, 85% du total) contre 198, avec 623 abstentions et 154 refus de vote. Neuf mois après Metz, qui s’était joué à 60 / 40, ce résultat sur un texte qui exprimait presque uniquement les positions de l’aile la plus radicale dde la majorité u congrès pourrait sembler miraculeux. Il ne l’était pas : Rocard (qui n’avait pas renoncé à être candidat à la présidence de la république en 81) et Mauroy avaient choisi de ne pas être minoritaires, sans se sentir engagés pour autant. Seul Delors, pourtant sur la motion Mitterrand à Metz, avait choisi de manifester bruyamment son horreur devant ce concentré de bolchévisme sanguinaire. On sait que ça n’a pas nuit à sa carrière ultérieure, au contraire peut-être.

    [20]On sait que le PS, avec 36% des voix au premier tour, a obtenu au second (à l’époque, c’était une surprise. Le seul précédent était l’UDR en juin 1968) la majorité absolue (266 sur 491) des sièges à l’Assemblée, ce qui lui a ôté tout souci du PCF (lequel a trouvé intelligent de lui manger dans la main, après avoir trouvé intelligent de faire presque ouvertement campagne pour la réélection de Giscard). L’auteur semble ici considérer qu’une majorité plus restreinte aurait été plus tenue par les engagements pris, peut-être aussi parce qu’elle aurait compté moins de députés totalement inexpérimentés.

    [21]Ce constat lapidaire peut surprendre aujourd’hui. Des mesures prévues par le Projet ont bien sûr été prises, mais hors de sa cohérence. La meilleure illustration en semble les nationalisations, auxquelles le rapport vient plus bas, faites tardivement, et sans que rien fût fait pour leur donner le sens prévu par le projet, puisque les entreprises nationalisées ont été gérées à peu près comme des entreprises privées.

    [22]On note qu’il n’est pas ici question du « tournant de 1983 ». C’est dès juin 1981 que l’exercice du pouvoir d’État est jugé condamnable. Le « tournant libéral » n’est devenu un dogme chevènementiste que plus tard (même si d’autres textes contemporains de Didier Motchane parlent d’un tournant en 83)

    [23]Au-delà d’une façon pudique de considérer la défaite comme inéluctable, une incitation à regarder beaucoup plus loin.

    [24]Formule de François Mitterrand pendant la campagne électorale de 1981.

    [25]C’est bien sûr du gouvernement Mauroy-Delors qu’il s’agit, qu’il aurait été dans ce contexte aussi malséant qu’inutile de nommer.

    [26]C’est celle prônée par Chevènement (et, un temps, par Fabius et Bérégovoy) début 1983, qui impliquait la sortie du franc du SME, dont le rejet par Mitterrand est devenu ensuite le fameux « tournant » déjà cité (On peut penser que c’est au contraire son adoption qui aurait été un tournant par rapport à ce qui était fait depuis 81), et entraina sa démission. C’est celle défendue par le CERES au congrès de Bourg-en-Bresse du PS en octobre de la même année. La critique ici formulée sur la façon dont elle est défendue vaut-elle pour le courant ?

    [27]C’était le thème principal du livre Le socialisme et la France, publié en avril 1983, par un Jacques Mandrin ressuscité sous lequel ne se cachaient même pas Didier Motchane et Pierre Guidoni.

    [28]C’était une particularité du CERES, qui avait repris à d’autres le mot d’ordre d’autogestion, mais ne l’envisageait que comme suite d’une rupture avec le capitalisme par la nationalisation en particulier, quand ces autres pensaient généralement qu’on pouvait autogérer dans le cadre du capitalisme et de la concurrence (voir la triste expérience des Lip de Besançon).

    [29]C’est le gouvernement Fabius, son chef surtout, qui est ici probablement visé en premier lieu. Dans l’éditorial du numéro 38, en octobre 1984 de Volonté socialiste, Didier Motchane demandait « Qu’est-ce que la modernisation ? L’électricité moins les Soviets ? L’informatique, moins la démocratie ? Des patrons sans ouvriers ? Des ouvriers sans travail ? », à propos d’un questionnaire envoyé aux militants socialistes à ce sujet. Plus tard, dans le numéro 51 (11 décembre 1985), il commence son dernier paragraphe par « Militants socialistes, soyez troublés à votre tour : quoi de plus pathétique chez un moderniste que de ne pas s’apercevoir qu’il est déjà démodé ? » Laurent Fabius s’étant déclaré « troublé » par la visite de Jaruzelski en France (dont il est question plus haut) la cible est évidente.

    [30]Le Front national venait alors d’émerger électoralement aux européennes de juin 1984 (après quelques bons scores locaux aux municipales de mars 1983) et le PS commençait à chercher son salut dans les clowneries antifascistes, et l’accusation portée contre la droite de vouloir s’allier avec lui (faute de pouvoir dire en quoi, hors ce soupçon, il se distinguait d’elle). Ça n’avait pas alors les dimensions que ça a pris par la suite, mais l’auteur voit déjà bien où est le problème.

    [31]Tout est dit sur l’obsession de bien passer dans les media, qui commençait également alors.

    [32]Le parti communiste avait participé aux trois gouvernements Mauroy, avant de refuser de le faire au gouvernement Fabius en juillet 1984.

    [33]On rappelle que Jean-Pierre Chevènement a été ministre de la Recherche de mai 1981 à mars 1983, et était alors ministre de l’Éducation nationale depuis juillet 1984. On ne touche pas au Chef, dont le bilan est toujours positif (l’Industrie ne compte pas puisqu’il a été poussé vers la sortie dès qu’il a voulu y faire quelque chose), ce qu’on retrouvera beaucoup plus tard à l’Intérieur, et quand on est parti, comme annoncé au début de cette partie pour parler de ce qu’il y a quand même de positif, pour ne pas faire trop mauvaise impression, on ne trouve à la fin que lui ou presque (la présence de la Culture est plus surprenante. C’est un fait cependant que Jack Lang est plutôt bien vu dans En Jeu. Sa photo fait même la une du dernier numéro paru).

    [34]Les bonnes intentions ne durent pas, malgré des efforts manifestes.

    On trouve presque la même chose dans l’éditorial de Volonté socialiste  44 (9 mai 1985), « Du point de vue de l'avenir, l'exercice du pouvoir par les socialistes depuis 1981 n'aura pas manqué de résultats positifs. L'alternance, c'est-à-dire concrètement la capacité de la gauche à prendre en charge les affaires de la France est entrée dans les faits, et, quels que soient les brouillards - et les brouillages - médiatiques, dans les têtes. Les grands chantiers ouverts dans le champ de la recherche, de la formation professionnelle, de l'école ont fait sauter des blocages anciens et commencé a disposer les mentalités à assurer l'avenir. Une bataille d'arrêt contre le déclin industriel a été engagée, et la construction d'un secteur public élargi a jets les bases d'une renaissance. La décentralisation et les lois Auroux en créant de nouveaux centres de responsabilité favorisent le développement de l’initiative.

    En même temps, il est vrai, d'autres éléments ont assombri l'action de la gauche. Une faiblesse de volonté dans la maîtrise des échanges extérieurs de la France a fait accepter un effort de croissance tout à fait insuffisant pour garantir notre indépendance et développer la justice sociale. Des choix de classe trop fragiles ont con¬uit de trop nombreux socialistes à mesurer le sens et les résultats de leur action aux raisonnements et aux critères des libéraux. Le redressement de la balance commerciale et la réduction de l'inflation ont été obtenus par des rééquilibrages vers le bas, et le poids de la dépendance extérieure, culturelle autant qu'économique, n'a guère été allégé. Les choix de politique économique opérés de 1981 à 1983 ont progressivement démobilisé une part croissante de la gauche, et, le Parti Communiste étant ce qu'il est, abouti irrésistiblement à la rupture de l'union. » C’est cependant beaucoup plus indulgent, avec e particulier les lois Auroux et la décentralisation, au positif. L’auteur aurait-il changé d’avis, soit spontanément, soit sur les remarques faites par des camarades, entre-temps ? On pourrait savoir dans quel sens puisque rien n’indique lequel de ces deux textes, datés du même mois, a été écrit en premier. Il est également possible qu’il ait choisi d’être plus modéré dans un éditorial signé de son nom et lu au-delà du courant que dans un texte interne et anonyme.

    [35]« L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République n’a pas mis immédiatement le socialisme à l’ordre du jour. Elle ne pouvait le faire. Mais elle met les socialistes au pied du mur. Un nouveau rapport de force politique a été créé. Seront-ils capables, avec leur parti, de s’en servir, pour orienter l’évolution du rapport des forces sociales dans le sens de leur projet, pour créer les conditions d’un passage au socialisme ? Ils ont quelques années pour le faire », troisième point de la contribution Agir aux travaux du congrès de Valence présentée par D. Motchane, P. Guidoni, M. Charzat, J. Besse A. Cheppy, M. Coffineau, G. Sarre, soient les membres du Bureau exécutif au titre du CERES qui n’étaient pas ministre, publiée par Le Poing et la Rose, 93 (août 1981), p. 12-17, en ligne sur le site des Archives socialistes http://62.210.214.184/cg-ps/documents/pdf/cong-1981-10-23-1-jnl.pdf. Ce congrès, tenu en octobre 1981 fut celui des réjouissances après la victoire (joyeusement caricaturées par la presse, d’ailleurs). Le CERES prit avec ce genre de propos tout le monde à contre-pied (Certains, poperénistes en particulier, lui ont longtemps reproché d’avoir été ainsi la cause du maintien du capitalisme en France). Comme ce fut un congrès avec une motion unique, personne ne souhaitant se compter dans ce contexte, on ne peut mesurer l’influence que cette contribution a eue.

    Le côté « Le CERES a toujours eu raison » de ce paragraphe peut agacer. Il est normal dans un texte s’adressant aux militants du CERES. Il ne faut vraisemblablement pas s’en tenir à cet éventuel agacement, mais observer qu’il n’est pas question d’après 1981, ce qui peut être une critique implicite, et que cela introduit en tout cas un ferme appel à changer.

    [36]La force de cette accusation, dans ce contexte, ne peut se comprendre qu’historiquement, dans le cadre d’un parti, le PS, qui s’était reconstruit à partir de 1971 sur le rejet du mollétisme, et d’un courant, le CERES, qui avait été le fer de lance de ce rejet dès la fin des années soixante (On lira le très méchant Socialisme ou Social-médiocratie, publié en mai 1969 (au Seuil) sous leur pseudonyme de Jacques Mandrin par Didier Motchane, Jean-Pierre Chevènement et Alain Gomez).

    Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le molletisme, aujourd’hui souvent caricaturé injustement en l’opportunisme le plus bas, se définissait d’abord par sa fidélité intransigeante à la doctrine marxiste la plus pure selon lui, celle de Kautsky, et son rejet féroce de tous les hérétiques qui n’étaient pas assez justement marxistes à son goût (c’est sur cette base qu’il avait pris le parti en 46 à Blum et Mayer qui, tout bien réfléchi, ne voulaient plus faire la révolution). La répression des grèves de 47 et 48, la guerre d’Algérie, le oui à De Gaulle en 58, le soutien à peine implicite à Poher en 69 n’ont été que les conséquences de cette conception exigeante de la pureté marxiste.

    [37]Chapeau d’un article intitulé Pour une démocratie salariale, En Jeu, 21 (avril 1985), p. 36-38, faisant partie d’un dossier nommé Notre Républiquequ’on trouvera intégralement en annexe. Pierre Rolle, universitaire, spécialiste de la sociologie du travail, a appartenu au comité de rédaction d’En Jeu du premier au dernier numéro.

    [38]On rappellera la distinction fondamentale, bien oubliée aujourd’hui, entre pouvoir et pourvoir d’État. Le second n’est, pour le moment, qu’une expression du premier, qui a bien d’autres formes. Le conquérir n’est pas « prendre le pouvoir ». Cela pourrait, aurait dû être, un moyen d’avancer vers sa conquête par la transformation des rapports de pouvoir dans la société.

    [39]Pieuse restriction pour éviter une fausse accusation. Le « respect des institutions » dont commençait déjà à se gargariser le PS pour justifier son impuissance est cette idée qu’on ne combat le capitalisme que poliment, dans le respect de la loi.  Il n’est effectivement pas incompatible avec ce « devoir d’irrespect » que réclame l’auteur, qui permet une critique de ces institutions, y compris dans leurs fondements.

    [40]Après la pieuse restriction, un gros coup sur la tête de Mitterrand pour terminer.


  •  Revenir à l'édition du texte du rapport

    Éléments pour tenter d’éclairer le contexte du rapport introductif
    (par E. L.)

    Le quatorzième colloque reste dans les mémoires, du moins celles de ceux qui ont encore quelque attention pour ces choses là (en recherchant colloque CERES sur Google, on constate qu’ils se font rares), comme celui qui, les 19 et 20 avril 1986, un mois après la défaite électorale du PS, a aboli le CERES pour le remplacer par Socialisme et République, ce qui a conduit, bien des années plus tard, un méchant à le sous-titrer Périr et trahir, en référence au titre du onzième (Ni périr, ni trahir), en référence aussi aux aventures de Duck Flappy telles qu’elles sont racontées dans le numéro 1159 de Spirou(extrait ci-contre). On voit à la date de ce texte, confirmée par la lecture des numéros contemporains de Volonté socialiste, le bulletin bi-mensuel (en principe) du courant, qu’il s’est étalé sur une période très longue, anormalement longue.

    Un colloque

    La première mention que j’en trouve est dans le numéro 43 daté du 15 avril 1985, à la fin de l’éditorial, de Didier Motchane, comme tous alors :

    « Pour cela, pour refaire le Parti Socialiste, rien ne remplacera l’expérience que nous promet le proche avenir. Le 14ecolloque du CERES, dont deux premières journées de travail ont commencé les 30 et 31 mars de nouer la réflexion, devra nous y préparer ».

    Le rapport introductif est donc postérieur à ce début des travaux. On trouve dans le numéro suivant, 44 du 7 mai, une retranscription partielle de « l’intervention de notre camarade Gilles Galade lors de la première partie du 14ecolloque du CERES », ces 30 et 31 mars apparemment, donc, sans rien de plus. L’éditorial ne parle pas de colloque mais, comme on l’a vu (note 34 sur le texte) est en certaines phrases identique au rapport introductif[1]. Il n’en est plus question dans les trois numéros suivant. Le 48, du 12 juillet, publie (sans mention dans l’éditorial), cinq textes avec lesquels, dit-il, « nous commençons à rendre compte de la 2epartie du 14ecolloque du CERES (22 et 23 juin) », une intervention de Michel Charzat, trois bilans de travaux de commission (la n¨5 sur les problèmes du syndicalisme, la n°1, politique économique, la n°3  État et institutions. Il y en avait donc au moins deux autres), et une intervention d’Hélène Goldet[2]. La promesse que semblait porter ce « nous commençons » n’est pas tenue. Le numéro suivant, 49, ne vient que le 15 octobre 1985, et rend compte du congrès de Toulouse du PS. Le 14e colloque est porté disparu durant tout l’hiver, et ne réapparaît qu’à la fin de l’éditorial du 55, 1eravril (ben oui) 1986, après donc les législatives du 16 mars et la formation du gouvernement Chirac : « Il nous appartient maintenant de prendre la mesure des temps nouveaux. C’est pourquoi la dernière phase, dans quelques jours, du prochain colloque du CERES - le 14e-. sera le signe d’un nouveau départ. ». On note qu’on a renoncé à compter les « phases » du colloque (c’est la troisième qui ait laissé des traces) et que la formule « prochain colloque » pour ce qui est déjà commencé depuis longtemps est surprenante. L’éditorial du 56 (25 avril), qui fut le dernier, le bulletin devenant ensuite Socialisme et République (le même méchant a observé à la même époque qu’on voyait bien là ce qu’on ajoutait, et ce qu’on enlevait), ne parle que de ça (sans qu’il soit question de phases précédentes) :

    « Le XIV• Colloque du CERES a réuni plus de 600 militants le samedi 19 avril. Il s'est terminé le lendemain avec la participation de nombreux invités. Comme les lecteurs de Volonté Socialiste l'ont appris, les grandes lignes d'un projet politique pour la gauche et la France y ont été définies ; pour être à la hauteur des exigences de cette période nouvelle et contribuer pleinement à façonner le Parti Socialiste qu'elle appelle, le CERES a décidé de céder la place à SOCIALISME ET REPUBLIQUE. Ce changement dont il est clair qu'il doit aller loin, répond à la nécessité de prendre au sérieux un engagement politique qui pour certains d'entre nous est antérieur au Congrès d'Epinay. En attendant les actes du Colloque Socialisme et République, une édition spéciale de ce journal portera très prochainement à votre connaissance un condensé des débats de ce colloque et des extraits des principales interventions. N.B. : sont intervenus notamment le dimanche Hubert VEDRINE, Henri FISZBIN, Henri NALLET, Jean POPEREN, Max GALLO, Michel DELEBARRE, Didier MOTCHANE, Jean-Pierre CHEVENEMENT, Roland CARRAZ, Jean-Marie BOCKEL, André DELUCHAT, Catherine COUTARD, Georges SARRE et Michel CHARZAT[3]. »

    En page 6 de ce numéro, il y a la copie d’une interview de Jean-Pierre Chevènement au Matin(sans indication de date), à ce sujet.

    Comme annoncé par cet éditorial, le compte-rendu des journées des 19 et 20 
    avril 1986 est donné par une brochure de vingt-quatre pages, sous-titrée supplément à ce Volonté socialisten°56 intitulée Socialisme et République(couverture ci-contre. On trouvera sa reproduction complète en annexe 1)Elle comprend dix pages d’un « rapport général », présentées comme de larges extraits (il y a effectivement quelques […]), puis des extraits d’interventions où on retrouve tous ceux cités ci-dessus (il ne s’agit donc que du dimanche) exceptés Hubert Védrine et Catherine Coutard (dont il y a néanmoins une photo) et avec en plus Claude Nicolet (l’universitaire, bien sûr)[4], dans un ordre curieusement différent[5]. En page 21, un texte annexe de Didier Motchane, intitulé Socialisme et République(une manie, décidément), puis une publicité pour un machin de Charzat sur le Centre national des indépendants et paysans (si !), et deux pages blanches.

    Ce « rapport général » est totalement différent du rapport introductif publié ci-dessus, et n’est clairement pas de la même main[6]. Il est bien sûr tout à fait normal qu’il y ait eu évolution en un an. Il n’est pas non plus tout à fait scandaleux que, dans un courant disposant en principe de beaucoup de beaux esprits, tous les textes fondamentaux n’aient pas été rédigés par Didier Motchane. La surprise vient de son caractère largement contradictoire, tant dans la démarche que dans les conclusions, avec le rapport introductif. Trois choses leur sont communes : l’idée d’une guerre économique mondiale, la nécessité de l’indépendance nationale, la république comme objectif à substituer au socialisme. Mais la perspective est totalement différente, tant dans les prémices, que dans la conclusion. Le rapport introductif part, on l’a vu puis on l’a lu, d’une très longue analyse historique, dont il tire des conséquences, après être passé par une étude sans pitié du bilan du PS au pouvoir d’État, mais également des conditions de sa conquête de celui-ci, et, avec à peine plus d’indulgence, du rôle du CERES dans ces deux phases. Le rapport général commence à poser l’existence de la « guerre économique mondiale » (I, 1) et « le déclin de l’Europe » comme sa conséquence (I, 2), décrète « le primat de l’indépendance nationale ». Il développe ensuite (II, III, IV) ce qui paraît un projet politique à court terme, où il est question d’Europe européenne, de croissance et de démocratie, et n’en vient à ce qui pourrait être une analyse historique qu’en cinquième partie (« Le moment est venu de faire le point des avatars du socialisme au XXe siècle ») pour rejeter violemment toute idée du socialisme comme alternative au capitalisme, et affirmer que tout ce qu’il y a de positif dans le bilan du mouvement socialiste a été fait malgré ce qu’il appelle « utopie », avant de conclure (VI et suivants) que l’objectif doit être désormais la « République moderne », parée de toutes les vertus qu’il refuse au socialisme, et sommer le PS et les syndicats de l’adopter. Le rapport introductif déduisait la nécessité de l’indépendance nationale du combat socialiste, et donnait clairement la république, dont il n’est question qu’à sa toute fin, comme quelque chose qui n’était pas, comme un objectif qui n’était pas la renonciation au socialisme, mais une étape vers lui. Il adoptait, de bout en bout, jusqu’à la conclusion voulant qu’un gouvernement de gauche fût un « comité de soutien au monde du travail, candidat au pouvoir », le point de vue du mouvement ouvrier que le général ignore d’abord, rejette avec mépris ensuite.

    Le rapport général commence par

    « Sur la base d'une analyse du passé, sans complaisance mais sans masochisme, le colloque « Socialisme et République » propose aujourd'hui aux socialistes et à toute la gauche le mouvement vers une position qui permettra demain une contre-offensive victorieuse. »

    Nous avons vu qu’on trouvait un peu de complaisance dans l’introductif. On y trouve beaucoup de masochisme, si c’est vraiment du masochisme que constater son échec et s’interroger sur ses causes. On n’y trouve pas de programme politique, mais des suggestions pour un sursaut qui n’est manifestement pas envisagé à court terme (« masochisme », encore ?), certainement pas comme un moyen de regagner en 88 ce qu’on allait perdre en 86. Comme on l’a vu, on cherche vainement dans le général cette analyse historique annoncée par la première phrase. Est-ce parce qu’on considère  qu’elle a été faite ? Il n’y a certes ni complaisance pour le passé du CERES, ni masochisme quant à son bilan : ils sont superbement ignorés. Nous avons d’un côté la volonté de poursuivre le combat du CERES en tirant les conséquences de son échec, avec un pessimisme incontestable sur les perspectives à court terme que ne parvient pas à tempérer l’évocation rituelle d’un avenir aussi radieux que lointain, de l’autre la négation tranquille de tout ce qu’a été le CERES, et la recherche d’un truc pour continuer à exister.

    Les interventions publiées après le rapport général n’aident pas à comprendre ce qui apparaît décidément comme un renversement total en un an. La plupart sont hors-sujet, si le sujet était bien la substitution de la république au socialisme. Max Gallo parle de la gauche, Georges Sarre du parti (comme il l’avait fait quinze ans plus tôt à Épinay), deux sujets tout à fait absents du rapport général, sans, chose remarquable, que le mot désormais magique république apparaisse dans leurs interventions (Était-ce délibéré ? Mystère). André Deluchat parle de syndicalisme, Bockel de christianisme de gauche, chacun dans son rôle, non dans le sujet. Roland Carraz semble ne pas avoir encore compris qu’il n’était plus (sous) ministre. Les invités servent leur soupe sans souci du menu, sauf bien sûr Claude Nicolet qui cause savamment de république. Les seuls dans le sujet sont Michel Charzat, clairement dans le reniement du marxisme et l’exaltation d’un machin où toutes les classes collaboreraient harmonieusement pour la grandeur de la Nation, qu’il appelle république, Jean-Pierre Chevènement qui explique comme c’est beau la république et comme le PS doit s’y rallier, avec une méchanceté lourde de sens pour la « classe ouvrière »,

    « A partir du moment où la classe ouvrière a cessé de se vivre comme la classe rédemptrice de la société tout entière, il n'y a pas de mérite particu-lier pour un parti qui se veut « de gouvernement » à borner son rôle à relayer les revendications même du plus estimable des corporatismes. […]Rien ne vaut, en définitive, pour un parti qui se veut de Gouvernement — et surtout s'il est dans l'opposition — la pensée de l'intérêt général. »

    (et l’affreux contresens sur le latin res publica[7]depuis habituel chez lui), en éprouvant quand même le besoin d’affirmer, en des termes curieux, la continuité avec le CERES, et Didier Motchane.

    Didier n’est pas le moins déroutant. Son intervention du dimanche (voir son texte annexe 1), dont il n’est pas besoin de dire qu’elle est excellente, s’inscrit tout à fait dans la ligne du jour, si elle lui donne une profondeur historique qu’on ne trouve pas dans le rapport général, ni chez Chevènement et Charzat. Il ne renie certes pas le socialisme, mais ne l’évoque qu’à peine. Vient ensuite en surprenante postface au compte-rendu un texte signé de lui d’un esprit fort différent, que voici

    « SOCIALISME ET RÉPUBLIQUE

    Du CERES à Socialisme et République le changement est-il de pure forme, c'est-à-dire d'impure concession à la seule mode de changer ? Marquera-t-il un fléchissement, voire un renoncement de notre « Volonté Socialiste »[8]? Ce serait mal connaître les militants d'Epinay (dont je rappellerai volontiers ici qu'ils se faisaient déjà accuser en 1971 d'avoir conclu des alliances à droite « contre nature »). En devenant Socialisme et République, le CERES ne perd rien de sa fidélité : il prend justement au sérieux l'affirmation selon laquelle une nouvelle période de l'histoire de la gauche, de la France et sans doute du monde a commencé. Il ne s'agit pas de se contenter de le dire, il faut le penser et en tirer les conséquences : comprendre la continuité des forces sociales à l'œuvre en France et dans le monde, c'est reconnaître les effets de la mondialisation du capital et le fait que partout désormais l'évolution des luttes de classes est modifiée par celle de la guerre économique mondiale. La première des priorités du mouvement ouvrier, c'est donc de se donner les moyens de conduire cette guerre, plutôt que de continuer à la subir. Dans le premier rapport introductif (1985) du 14e Colloque du CERES on disait que « l'histoire de la France contemporaine est à la fois celle de la faillite de ses classes dirigeantes et celle de la perpétuation de leur hégémonie ». Car si en France des circonstances exceptionnelles avaient permis à une gauche rassemblée de mettre en cause le système économique mondial — le capitalisme — et le système politique mondial — Yalta —la victoire politique finalement remportée en 1981 l'a été sur un fond de défaite idéologique, de désarroi culturel, de démobilisation sociale. La crise mondiale atteint autant le mouvement ouvrier que les classes dirigeantes européennes. Les bases de l'accumulation du capital en se mondialisant échappent à des régulations étatiques restées « locales » et l'hégémonie américaine tend à combler le vide ainsi produit. Cependant que le mode de produire se trouve progressivement bouleversé par une application directement productive de la science à l'industrie : dans un nombre croissant de cas le savoir et le travail antérieurement accumulés permettent de produire sans travailler, ou plus précisément sans travailleurs. Le chômage de masse et la crise de l'État ont donc bloqué les compromis sociaux qui fondent la « sociale démocratie » et c'est une crise historique de la gauche qu'ils révèlent. Crise historique, c'est-à-dire crise de direction, déficit de sens et manque de projet. Le projet socialiste pour les années 80 n'avait-il pas été passé sous silence d'abord par les socialistes eux-mêmes ? Comment les socialistes pourront-ils retrouver un langage de masse, la capacité de comprendre et de se faire comprendre, sans un projet historique ? « Socialisme et République », c'est en même temps ce projet et ce langage. Dans le droit fil d'un engagement qui a conduit le CERES et le Parti Socialiste du Congrès d'Epinay à 1981, Socialisme et République prend la mesure de notre récente histoire, ce qui est la première des conditions pour la porter plus loin. La volonté d'exister par soi-même, l'indépendance, est devenue la plus urgente des exigences de la démocratie. Démocratie qui constitue le but en même temps que le moyen de l'effort collectif, c'est-à-dire de la croissance. Des esprits distraits ont cru pouvoir opposer le Socialisme et la République l'un à l'autre. Ce serait faire bon marché de la devise de la République, ou n'en prendre qu'une vue abstraite, ce qui revient au même. Ce serait oublier cette rencontre entre le mouvement ouvrier et l'histoire de France que Jaurès avait su exprimer comme un précurseur; discernant dans l'accomplissement de la République le mouvement même du socialisme. Il y a un siècle déjà le mouvement socialiste s'attachait à dessiner les traits d'une république sociale contre les intérêts et l'hypocrisie des libéraux. Les hommes de la Renaissance n'avaient pas trouvé de raccourci plus sûr que celui de l'antiquité pour ouvrir la voie aux temps modernes. Ici et maintenant, notre république sera la renaissance du socialisme. »

    C’est la seule citation connue de moi (hors bien sûr les nombreuses que j’en ai faites bien plus tard) que j’évoquais en introduction, du rapport introductif, devenu le « premier », qui en reprend certains des thèmes principaux. On n’a pas l’impression qu’on exagèrerait en résumant ce texte par « Vous savez, tout ce qui précède, c’est de la blague : nous restons socialistes ». Il est difficile de ne pas se demander si les « esprits distraits » qui opposent socialisme et république sont à chercher seulement parmi les commentateurs du colloque, ou aussi, parmi les participants.

    Comme je l’ai déjà dit en introduction, j’ai, après avoir découvert ces deux brochures, saisi une occasion de demander à Didier par quel processus le rapport introductif, qui me paraissait tout à fait génial (il a confirmé mon impression en avouant l’avoir écrit) avait été remplacé par un texte qui ne l’était pas, et fort différent quant au fond. Il m’a répondu ne pas se rappeler comment s’était faite la substitution, ne pas avoir non plus souvenir que ces deux textes fussent si différents, puis a parlé d’autre chose. Quand Didier invoquait sa mauvaise mémoire, on ne savait jamais s’il était sincère, ou si c’était un moyen de se dérober. Peut-être avait-il, dialectiquement, fait de l’amnésie un principe, au point que cela devînt sincère, pour toutes les questions pénibles, tous ses désaccords avec Jean-Pierre Chevènement en faisant partie[9].

    Il semble bien s’agir de cela ici. À ma connaissance, Didier Motchane n’a jamais pris position publiquement contre Chevènement avant la présidentielle de 2012. Quand il n’était pas d’accord, il s’absentait, ou tentait d’introduire des nuances dans ses interventions orales ou écrites, où il suivait la ligne en l’infléchissant. Son intervention du colloque semble bien relever de cette méthode. Dans le texte postérieur, il y a bien plus qu’une nuance : s’il fait toujours comme s’il donnait la ligne, sans attaquer frontalement, l’écart est à hurler. La suite a bien sûr montré que la vraie ligne était du côté des « esprits distraits ». On constate d’ailleurs, dans les années qui suivent, un quasi retrait de Didier Motchane de la vie politique active, qui ne prend fin qu’avec la Guerre du Golfe[10].

    Un tournant

    La question est celle du « tournant républicain » du courant chevènementiste, dont ce colloque est le point d’inflexion, avec le changement de nom. Ce tournant a accompagné le tournant incontestablement droitier du chef d’abord, du courant ensuite, au point qu’ils sont logiquement assimilés. Le rapport introductif laisse cependant l’impression qu’un autre tournant républicain a été envisagé, point droitier du tout.

    Le point de départ est le constat de l’échec du CERES, qui avait cru jusque là voler de victoire en victoire. Parti d’un pari pour le moins surprenant sur la possibilité de rénover la SFIO alors qu’elle était justement discréditée (« Pour une idée saugrenue, c’en était une » : ainsi commence Le vieux, la crise, le neuf, la première des nombreuses versions que Jean-Pierre Chevènement a donnée, en 1974, de son autobiographie), et, par l’union avec le PCF, de faire de deux partis se proclamant révolutionnaires, dont chacun accusait l’autre (à raison) de ne pas l’être vraiment, une véritable force de changement, il avait toutes les raisons de considérer, après les péripéties malheureuses de la période entre Pau et Nantes, la victoire de 1981 comme étant d’abord la sienne. Tout s’est arrêté là. Le gouvernement, après une parodie de relance keynésienne sans rapport avec le projet socialiste, a constaté que ça ne marchait pas et qu’il fallait revenir aux recettes de Giscard et Barre (dont nous ne nous sommes toujours pas sortis). Le PS s’est consacré, montrant que toutes les réflexions antérieures sur le rôle du parti après la conquête du pouvoir d’État étaient vaines, à expliquer combien le gouvernement était grand, beau, et bon. Le PCF, après avoir presque ouvertement fait campagne pour la réélection de Giscard, ne savait plus que ramper devant le PS dans l’espoir, d’ailleurs vain, de se le faire pardonner. Les larges masses, dont le mouvement autonome devait assurer le succès du gouvernement de la gauche, avaient sans doute dans ses conditions des excuses pour ne rien faire : elles n’ont rien fait, sinon, pour une partie, renoncer à voter à gauche.

    Après une période d’hésitation bien compréhensible, le CERES a choisi la bagarre, sabre au clair. Jean-Pierre Chevènement démissionne du gouvernement, le 23 mars 1983, quand le refus de sortir du SME a montré que le choix du giscardisme était définitivement fait. Au même moment (heureuse coïncidence, ou préméditation ?), Didier Motchane et Pierre Guidoni publient, sous le vieux pseudonyme de Jacques Mandrin[11], mais en se nommant en quatrième de couverture, ce qui montre que le pseudonyme n’était pas pour se cacher mais pour enappeler au passé glorieux, un brûlot intitulé Le socialisme et la FranceEn jeuest lancé en avril, la première (et la seule) revue du courant qui prétende à la notoriété d’un magazine, et ait tout pour cela (on constate qu’il y avait de l’argent, à l’époque). Sa première couverture (ci-contre) montre bien quelle est sa démarche : feu sur le quartier général[12] ! Le numéro 5, de septembre 1983, publie sous le titre Réussir ensembleune très longue interview de Jean-Pierre Chevènement, dont la photo avec François Mitterrand fait la une, qui 
    critique violemment la politique menée depuis 1981 (voir son texte annexe 4). L’aboutissement naturel de cette offensive était le congrès du PS prévu pour l’automne, qui eut lieu à Bourg, et a laissé le souvenir d’un Reichshoffen en Bresse : une motion du CERES, intitulée Réussir ensemble[13], dont l’interview déjà citée a donc repris le titre, moins violente que ce qui avait été dit et écrit auparavant, plus technique que politique, mais prônant clairement une rupture, en 41 points dont le premier était une politique de change offensive (« l’autre politique », même ci cette expression n’y apparaissait pas), contre une grosse coalition Jospin Mauroy Savary Rocard Poperen chantant « Tout va très bien, Madame la Marquise » (Jospin ajoutant ensuite « On déplore une petite parenthèse »), avec une petite diversion, la motion ultra rocardienne Lienemann Richard Gonneau soutenant que le PS ne s’était pas encore assez renié[14]. On remarque qu’il n’est pas question de ce congrès dans le rapport introductif, dont l’historique du CERES s’arrête à Valence (sauf peut-être dans l’allusion à « tournure presque exclusivement économique donnée à l'autre politique » que nous avons relevée note 26), ce qui confirme que ce n’était pas un bon souvenir. (On se demande cependant ce qu’ils espéraient : il ne pouvait bien sûr être question d’avoir la majorité, et leurs dix-huit pour cent, quatre de mieux qu’à Metz, semblent un très bon score dans un parti où une partie des déçus avaient certainement déjà voté avec leurs pieds, dont la plupart des militants, qui ne voulaient pas être déçus, n’avaient pas du tout envie d’entendre que le rêve de leur vie était en train de tourner au cauchemar, et que beaucoup avaient rejoint après la victoire sans y avoir participé).

    La République arrive dans ce contexte, l’idée étant clairement de trouver quelque chose à quoi se raccrocher puisque le socialisme n’est décidément à l’ordre du jour. Il faut rappeler (on lit parfois des sottises à ce sujet), qu’elle ne faisait absolument pas partie des références du CERES jusque là. Quand Didier Motchane écrivait en 1973, dans Clefs pour le socialisme, « Michel Debré se proclame à juste titre l’héritier des Jacobins et la défense de la République est passée du vocabulaire de gauche à celui de droite » (p. 117), ce n’était pas pour chercher des convergences comme cela a été fait beaucoup plus tard, mais pour souligner que ce n’était pas le sujet pertinent. Elle était déjà un peu dans l’air avant Bourg. En jeuétait sous-titré Pour le socialisme et la république. Dans son premier discours après sa démission, à la convention nationale du PS du 29 mai 1983, Jean-Pierre Chevènement  dit « Il n’y a jamais eu de République sans républicains », sans s’attarder sur le sujet. Il n’en est cependant pas question dans la motion du CERES pour le congrès, presque pas dans l’interview de septembre  à En Jeucitée plus haut (un seul pour demander « une politique sans concessions inutiles, énergique, ferme, bref, pour tout dire, républicaine »), ni, d’après mon pointage et sous réserve d’un oubli, dans les interventions des délégués à Bourg au titre de cette motion, sauf une. On trouve en effet dans celle de Jean-Pierre Chevènement,

    « nous devons restaurer l’Etat républicain. […]L’Etat républicain, c’est le refus des clientèles, c’est le patriotisme, c’est la capacité de mettre au-dessus de tout l’intérêt public », « Avant d’être plus socialistes, nous devons d’abord être plus républicains », « Bref, si j’avais une exhortation à lancer à ce Congrès, chers camarades, ce serait : « Encore un effort, Socialistes, pour être plus républicains ! » », et enfin et surtout, en conclusion « Chers camarades, j’ai pris soin de n’indiquer que des objectifs accessibles. Je méprise plus que quiconque l’affreuse démagogie, il m’est arrivé de dire, on m’en a fait grief, que le Socialisme n’était pas à l’ordre du jour, mais aujourd’hui, c’est l’hégémonie des idées libérales qui est à l’ordre du jour et le problème est de savoir si nous sommes capables de combattre l’hégémonie des idées libérales et peut-être d’y substituer d’autres hégémonies qui ne seront peut-être pas celles des idées socialistes, mais celles des idées nationales ; celles de la France, celles d’une République moderne telle que la définissait Pierre Mendès France[15]. »

    La surprise du Chef ?

    L’idée de départ, fort juste, est que le socialisme, hors de quelques cercles intellectuels ou militants, ne dit plus rien à personne. On peut se demander cependant si la république en disait vraiment beaucoup plus, ou si elle n’en disait pas trop, tout le monde étant convaincu alors, et aujourd’hui encore, avec des arguments formels certains, de vivre en république. Il y a dans ce tournant républicain une ambiguïté fondamentale : s’agit-il de défendre la république telle qu’elle existe ? s’agit-il, dans une démarche réactionnaire, de restaurer une république qui, en fait n’existe plus, en invoquant Ferry, Clemenceau et un Jaurès expurgé ? s’agit-il, avec un Jaurès non expurgé, ou expurgé dans l’autre sens, de considérer que la république n’existe pas encore, la révolution française n’étant pas terminée, et qu’il faut l’instaurer ? L’adjonction de l’adjectif moderne ne permet pas évidemment de trancher cela. Le rapport introductif était clair, le texte de Didier Motchane suivant le compte-rendu du colloque d’avril 1986 aussi : la république sociale est un objectif, considéré comme une étape intermédiaire entre la situation présente et le socialisme, qui reste le but (elle semble donc avoir quelque parenté avec la « démocratie avancée » dont parlait le PCF dans les années soixante-dix, qui ne plaisait d’ailleurs pas du tout au CERES). Le reste ne l’est pas : à lire tous les autres, au colloque et par la suite, on ne sait décidément si on parle de défense de l’ordre établi, de retour à un passé mythifié, ou d’une nouvelle variante de l’avenir radieux, la pente éloignant manifestement de la troisième option.

    Il ne s’agit pas d’un problème de mot entre socialisme et république, mais de la volonté qu’on a, ou qu’on n’a pas, de transformer radicalement à terme l’ordre des choses existant, fondé sur la propriété privée des moyens de production et d’échanges et l’exploitation par un nombre de plus en plus restreint de détenteurs du capital du travail de presque tous les autres, de la conception qu’on a de l’action politique, comme moyen d’aller vers cette transformation ou de gérer le moins mal possible un système qu’on considère comme immuable dans ses principes. Les deux mots sont également ambigus : on peut appeler cette gestion socialisme comme on peut l’appeler république, tout comme on peut nommer république ou socialisme le résultat de la transformation attendue, ou une de ses étapes[16].

    Certaines formules du rapport introductif,

    « Les socialistes ne sont-ils pas sommés aujourd'hui de renoncer au socialisme, avec d'autant plus d'insistance que, depuis quelques années beaucoup d'entre eux n'ont pas eu besoin de se faire beaucoup prier pour cela ?»,

    « Notre colloque […]reprendra le mot d'ordre de clarification à son compte, mais là où le vent dominant en fait un synonyme de normalisation intellectuelle et d'alignement politique, il affirmera la continuité de notre projet, celui d'une voie française à vocation majoritaire vers le socialisme. »,

    « Notre République n'est pas une cuvette, un crachoir à consensus […]La refondation de la gauche - si elle ne passe pas seulement par les seules forces qui aujourd'hui se reconnaissent dans ce qu'elle est - exige avant tout que celles-ci se ressourcent aux exigences fondamentales du socialisme, dont il faut rappeler qu'il ne sépare pas les choix moraux des choix sociaux »,

    pourraient paraitre à qui ignorerait qu’il date de 1985 écrites en réponse au rapport général et à certaines interventions de la réunion d’avril 1986.

    Il semble clair que ce tournant républicain a d’abord été un tournant personnel de Jean-Pierre Chevènement, que le tournant droitier a accompagné, ou suivi de peu (il n’est pas évident dans son discours de Bourg). Après le congrès, il paraît se désintéresser de la lutte à l’intérieur du parti (Il dira plus tard avoir tiré les conséquences de son échec. Encore une fois, on se demande ce qu’il espérait à si court terme). En mars 1984, il fonde à assez grand bruit le club République moderne, ce qui est une façon de prendre sinon de la hauteur, du moins de la distance avec le PS, mais aussi et surtout avec le CERES (qui avait commencé dans les années soixante en pourfendant les clubs qui pullulaient alors au nom de la nécessité du parti). En juillet, à la surprise générale, il revient au gouvernement, à l’Éducation nationale, sous Fabius, ce qui vaut acceptation implicite de ce qu’il avait rejeté en quittant le gouvernement Mauroy. C’est à ce moment là que le grand public le découvre vraiment, et voit un obsédé de la République patriotard et plutôt réac là où on lui annonçait un dangereux bolchevique.

    Le contraste est alors frappant entre les déclarations du camarade ministre, heureux et fier, en outre, d’appartenir au gouvernement Fabius, et ce qu’on lit, hors ces déclarations qui y sont pieusement reprises, dans la presse du courant, le bulletin interne Volonté socialistecomme la revue ouverte sur l’extérieur En jeu, particulièrement sous la signature de Didier Motchane qui en donne le ton par les éditoriaux, et quelques articles plus longs, la différence d’ailleurs entre le premier où il est normal de s’en prendre aux adversaires de l’intérieur du parti, et la seconde où en principe on reste mesuré et allusif, déjà ténue, s’estompant encore. Didier poursuit nettement le combat commencé au printemps 1983, avec une férocité croissante, remplaçant le sabre au clair par la mitrailleuse lourde. Il manifeste en outre une hargne particulière, surprenante dans ce contexte, contre Fabius, au moins égale à celle que lui inspirait Delors. Nous en avons cité des exemples à propos de modernité dans la note 29 au texte du rapport. On peut ajouter, que plus tard encore, en octobre 1985, un long article intitulé Qu’est-ce que le « rocardisme » ?, s’en prenant donc en principe consensuellement à l’ennemi redevenu commun[17], concluait rageusement

    « Les socialistes […] savent, en tous cas depuis le congrès de Metz, qu'entre le plan et le marché doit se trouver un jour le socialisme. En attendant, c'est Fabius qu'on y voit, mais la réponse est-elle définitive ? »[18].

    Significativement, on ne trouve pas, sous sa plume, la république comme objectif politique avant le printemps 1985, donc le lancement du quatorzième colloque.

    Certains ont peut-être pensé à l’époque qu’il s’agissait d’une subtile répartition des rôles, épée, bouclier, tout ça. La suite montre que ce n’était pas ça du tout. Le plus probable est que Jean-Pierre Chevènement s’est totalement désintéressé du courant, tant il était heureux d’être ministre, et en a laissé les clefs à Didier Motchane, avant de retomber dessus brutalement, le congrès et les législatives approchant. Cette hypothèse, qui peut paraître absurde à première vue, ne l’est pas, parce qu’il s’est passé exactement cela dans la phase ministérielle suivante : Chevènement, occupé à la Défense, a totalement laissé le courant à Pierre Guidoni, d’où un retour certain sur le tournant droitier, dans un sens certes très différent de la ligne de 83/85, avant de débarquer à Rennes comme un chien dans un jeu de quilles. La différence est que Guidoni, qui ne poussait pas le culte du secret aussi loin que Motchane, l’a raconté ensuite.

    Le but du quatorzième colloque apparaît ainsi de faire converger ces deux lignes qui se développaient parallèlement et n’en divergeaient pas moins radicalement[19]. C’est à ce moment là que Didier Motchane opère, ou en tout cas manifeste, sa propre  conversion républicaine, avec ce rapport introductif, avec, juste avant apparemment, le dossier intitulé « Notre République » dans le numéro 21, d’avril 1985, d’En jeu(voir en annexe 3), avec une couverture (ci-contre) disant bien ce qu’il s’agissait de dire (C’est la deuxième fois qu’il a sa photo en couverture, la première, et la seule en 26 numéros, qu’il y est seul). Ce dossier comprend l’article d’André Rolle cité à la fin du rapport, suivi de deux autres de Gérard Althabe et Jacques-Arnaud Penent, précédé d’une interview de Jean-Pierre
    Chevènement, et d’un texte de Didier Motchane, intitulé Sur notre République.

    .

    L’article Qu’est-ce que le rocardisme ?, déjà cité, reproche à l’ennemi de « faire un contresens de la République ». Parallèlement, la République fleurit dans ses éditoriaux de Volonté socialiste. Il  y a une adoption soudaine du mot magique, un an et demi après qu’il eut été lancé à la tribune du congrès de Bourg par Jean-Pierre Chevènement. On ne sait, et on ne saura jamais, à quel point c’était volontaire (Dans sa préface au récent recueil de textes de Didier Motchane par Jean-Paul Pagès[20], Jean-Pierre Chevènement souligne si lourdement que ce le fut (« Didier était un marxien plutôt qu’un marxiste. Il n’eut pas de mal à épouser le nouveau cours ») qu’il est difficile de ne pas avoir l’impression qu’il suggère que ce ne le fut pas). Mais, comme on l’a vu dans le rapport introductif, il inscrit cette évolution dans la cohérence de l’histoire du CERES, ce qui le conduit à donner au mot un sens très différent, et à ne pas renoncer à s’en prendre aux gouvernements Mauroy et Fabius, bien au contraire. (Vous aurez peut-être remarqué que dans le rapport introductif, l’adjectif « moderne », décuplant la force magique du mot magique n’apparaît pas, où il n’est question de modernité que pour s’en gausser, ni non plus dans son intervention et sa postface à la dernière phase du colloque. Il est difficile de savoir s’il faut vraiment en tirer des conclusions, puisqu’il se trouve dans d’autres textes contemporains).

    Qu’il ait fallu un an pour conclure le colloque montre que les choses n’ont pas été simples. L’absence de traces de réunion entre juin 1985 et mars 1986 semble indiquer que, faute d’accord, on a laissé passer le congrès du PS, puis les élections législatives, avent de reprendre les travaux, dans une ambiance très différente puisqu’on pouvait invoquer la nécessité d’être uni contre l’affreuse droite revancharde pour éviter tout bilan sérieux de l’action des gouvernements de gauche. Mais la question essentielle était manifestement réglée dès l’été 1985. En mai 1985, le CERES (formellement : les sept membres du Bureau exécutif élus au titre de la motion 2 de Bourg, sans Chevènement donc) avait déposé une contribution pour le congrès de Toulouse, qui donnait une analyse historique et politique globalement dans l’esprit du rapport introductif, en moins violent cependant (ce qui était logique : on ne part pas à la pêche aux mandats dans un parti en insultant tout le monde), et, sans s’en prendre au gouvernement, proposait un programme politique très différent du sien, fondé sur l’objectif de République moderne (dont c’est la première apparition dans un texte officiel du courant). Elle dit ainsi

    « Il s'agit donc de construire, dans le monde tel qu'il est, non pas dès aujourd'hui le socialisme, mais une République moderne pour la France de la fin du XXe siècle. Une République conquérante, tendue vers les idéaux et les valeurs du socialisme. Qu'on ne s'y trompe pas : il ne s'agit pas d'en appeler, au nom de la république, à une vague confluence sans âme et sans principe. Tout comme au Congrès d'Epinay, le « contenu de l'unité » était la question décisive, le « contenu de la République » est aujourd'hui cette question[21]»

    ce qui correspond tout à fait à ce que dit le rapport introductif, et est probablement de la même main. Au comité directeur du 24 août, le CERES accepte (après bien sûr négociations haletantes sur quelques amendements) de signer la motion présentée par Lionel Jospin et soutenue par toute la majorité de Bourg, sauf les rocardiens[22]. On est donc allé à un congrès à fronts renversés par rapport au précédent, où la majorité Mitterrand [Jospin puisqu’il ne fallait pas dire que c’était Mitterrand, le « président de tous les Français »] – Mauroy et supplétifs, dont Poperen bien sûr, avait comme appoint Chevènement contre Rocard, et non plus Rocard contre Chevènement. C’était une nette rupture dans la ligne politique affichée jusque dans la contribution, puisque le CERES approuvait soudain ce que faisait le gouvernement. C’était aussi, surtout, une rupture avec la conception du parti qu’il avait toujours défendue, où chacun se comptait au vote « indicatif » des sections, puis négociait au congrès son éventuelle participation à une majorité. Dans son intervention au congrès de Nantes, Jean-Pierre Chevènement demandait « Qu’est-ce donc, chers camarades, que la différence entre un courant et un sous-courant ? Pouvez-vous me le dire, sinon celle qui sépare une pensée d’une arrière-pensée ? ». En ne présentant pas de motion qui lui fût propre, pour la première fois depuis Épinay (hors le cas très particulier de Valence), le CERES devenait un de ces sous courants qu’il avait tant brocardés (et donc une arrière-pensée)[23]. On cherche en vain l’explication de ce revirement dans Volonté socialiste, qui, pour bi-mensuel qu’il fût, a pris de très longues vacances, entre le numéro 48 du 9 juillet, et le 49 du… 21 octobre qui rend compte du congrès[24]. On n’a manifestement pas souhaité expliquer la synthèse préalable du 24 août (saint Barthélémy du CERES ?) aux lecteurs. Didier Motchane commence son éditorial de ce  numéro 49 par « Toulouse aura été un bon congrès », puis ajoute« et même le meilleur possible » avant quelques restrictions, beaucoup de coups sur Rocard et un peu sur Fabius. Quand il le conclut par « Et de même que Jean-Pierre Chevènement a ramené le chant de la Marseillaise dans nos écoles[25], le CERES ramènera celui de l’Internationale dans nos congrès », juste finesse dialectique certes, on a peine à croire qu’il le pense vraiment, et on se demande si c’est de ses lecteurs qu’il se moque ouvertement, ou de Chevènement, ou de lui-même.

    Un autre « tournant républicain » était-il possible ? L’affaire ne s’est pas réglée pat un débat public, encore moins bien sûr par un vote des militants, dont une bonne part n’ont vraisemblablement pas été conscients qu’il y avait un désaccord au sommet, mais à quelques-uns, probablement même, comme presque toujours quand il y a eu divergence entre Didier Motchane et Jean-Pierre Chevènement, en tête-à-tête, avec le même résultat que très souvent[26]. Il n’était pas dans les manières du premier d’en appeler à la base, ni même aux cadres, contre le second. L’eût-il fait, le résultat était certain, et pas seulement en raison du culte du chef qui avait déjà totalement remplacé celui de la direction collective. La direction proposée par le rapport introductif était incontestablement la bonne, mais elle ne pouvait convenir au CERES tel qu’il était devenu. Face au constat de l’échec, il s’agissait de repartir de zéro, forts de l’expérience acquise et en s’appuyant sur vingt ans d’élaboration de la doctrine, mais sans souci des bagages. Les élections ne sont clairement pas le souci, les législatives à venir balayées en quelques mots, la présidentielle même pas évoquée. La phrase, énoncée comme une évidence,

    « Nous savons que seuls pourront, le moment venu, être les artisans du redressement, ceux qui n'auront pas contribué à aggraver les périls de la Gauche »

    est terrible : elle n’autorise pas grand-monde à survivre parmi les vedettes du PS, hors CERES, naturellement présumé innocent. Dans la version qui triomphe logiquement, le constat d’échec est partagé, mais l’option choisie est de sauver les meubles quitte à s’asseoir sur la doctrine. Plus que dans les envolées lyriques sur la République, on trouve le fin mot de l’histoire dans l’intervention de Michel Charzat à la deuxième partie du colloque en juin 1985, qui a les mérites paradoxaux de la lourdeur

    « Nous sommes prêts à accepter une meilleure formule que République moderne. Mais qu’on nous la propose ».

    On ne saurait mieux dire que, puisque le mot socialisme ne fait plus recette, il en faut un autre pour faire tourner la boutique, et que celui-là semble faire l’affaire. Il y a alors une incompatibilité manifeste entre la doctrine et les intérêts électoraux à court ou moyen terme (Non, ça n’est pas toujours le cas. Ce ne l’était pas dans les années soixante-dix). Le rapport introductif se soucie de la première en méprisant superbement les seconds. Son insuccès ne peut décidément surprendre[27].

    Des regrets

    Il ne s’agit pas de faire de la morale de bas étage en opposant la pureté des uns et le carriérisme mesquin des autres. Il est évidemment très utile d’avoir des élus nombreux pour porter une doctrine, et sacrifier ses positions électorales pour maintenir sa pureté n’est pas nécessairement une bonne idée. C’est la suite de l’histoire, tant de la France et du monde que du mouvement ouvrier, et du courant chevènementiste en particulier, qui nous permet aujourd’hui d’affirmer sans hésitation que c’était le rapport introductif qui avait incontestablement raison.

    Le seul point commun, hors l’usage du mot république (le mot seul était commun, non le sens qui lui était donné) entre l’introductif et le général, était l’affirmation de la nécessité de l’indépendance nationale, portant le double rejet de l’hégémonie des USA et de toute « construction européenne » dépassant le stade de la simple coopération entre États souverains[28]. Ce serait une erreur d’interpréter le « tournant républicain » comme nationaliste en plus d’être droitier. Il n’y avait pas là matière à tourner : le nationalisme était explicite dans la doctrine du CERES depuis 1978 au moins, implicite avant (Le mot n’a jamais été employé, et souvent violemment rejeté. Mais, comme vous ne pouvez pas ne pas l’avoir remarqué en lisant tout ce qui précède, ma position est ici celle de l’historien impartial, et il me semble être celui qui convient). S’ils ont soudain donné l’impression d’être devenus beaucoup plus nationalistes, c’est que, tous les points de la doctrine ayant été abolis sauf celui-là, ils n’avaient plus d’autre sujet de conversation. Ce n’est pas par hasard que les rares interventions écrites ou orales de Didier Motchane dans les années suivantes portent presque exclusivement sur l ‘« Europe » : c’était la dernière ligne de repli du CERES.

    La guerre du Golfe et le traité de Maastrikt, à quelques mois d’intervalle, ont placé le désormais Socialisme et République, sur les deux points d’appui de sa ligne de repli, là où on voit le maçon. On a vu. Sur les 23 députés élus en juin 1988 signataires de la motion pour le congrès de Rennes en 1990, il en est resté huit à l’automne 1992, sept sortants aux élections de mars 1993[29], trois élus et trois battus en avril[30]. Les autres, Charzat en tête, constatant que le dernier point de doctrine conservé était à son tour devenu incompatible avec leurs positions électorales, l’avaient traité comme tous les autres. Ce fut la scission du PS, celle que le rapport introductif de 1985 portait (sans l’assumer), d’une partie seulement du courant qui avait déjà été réduit à 8,5% au congrès de Rennes, avec retour partiel sur le tournant droitier, mais non sur le tournant républicain en tant que débandade doctrinale, avec au contraire surenchère dans le folklore républicain. Il y eut ensuite le retour de Jean-Pierre Chevènement au gouvernement en 1997 sous Jospin, entrainant un ralliement d’abord implicite, puis explicite, à la monnaie unique et aux guerres américaines[31], puis l’aventure présidentielle de 2002 sur une ligne qu’on peut résumer par « Ni de droite, ni gauche. Ni nationaliste, ni européiste », conduisant à l’éradication totale de ce qui avait été un courant majeur de la vie politique française, qui n’a aujourd’hui aucun héritier visible et audible. Les derniers survivants s’en réclamant en sont à se vendre, à bas prix car c’est ce qu’ils valent, à Macron, à Mélenchon, au PS voire, pour les plus affligeants, aux derniers débris électoralistes du PCF muté, dispersion en soi très significative du genre de fidélité qu’ils ont tous à leur passé. En 1986, on avait choisi le maintien de l’organisation contre la cohérence de la doctrine. Moins de vingt ans plus tard, il n’y avait plus de doctrine. Il n’y avait plus d’organisation non plus.

    Ce n’est pas dommageable qu’intellectuellement ou sentimentalement. Qui voit aujourd’hui l’état de la France, de la gauche, du mouvement ouvrier, et voudrait ne pas s’y résigner, ne peut qu’admirer un texte dont l’auteur, dès 1985, avait déjà compris parfaitement les enjeux et proposait comment y réagir, et se navrer qu’il soit passé totalement inaperçu. Il pouvait paraître folie de vouloir tout reprendre à zéro quand l’échec du parti socialiste n’était pas encore évident à tout le monde, qu’il s’apprêtait à se consoler d’une défaite certaine en se déclarant premier parti de France, que l’idée de la majorité des militants était que bien sûr les gouvernements de gauche n’avaient pas fait tout ce qu’il aurait fallu, que le contexte était particulièrement difficile, qu’on manquait d’expérience, et qu’on ferait évidemment beaucoup mieux la prochaine fois. Trente-quatre ans plus tard, quand on subit le règne de Giscard VI, dit Macron, et les pitreries de ses oppositions officielles, on ne peut pas ne pas avoir la conviction qu’il faut repartir de zéro, alors que toutes les bases idéologiques qui subsistaient encore en 1985 ont été liquéfiées. Si on l’avait fait plus tôt, on en serait indubitablement plus loin, et on n’aurait pas une pente aussi désespérante à remonter. La formule « seuls pourront, le moment venu, être les artisans du redressement, ceux qui n'auront pas contribué à aggraver les périls de la Gauche » était terrible en 1985. Elle est plus évidemment juste, mais encore beaucoup plus terrible aujourd’hui.

    Il a paru utile de replacer ce rapport introductif dans son contexte, de faire, pour reprendre une de ses formules l’histoire de la psychologie en usant de l’insuffisante (mais nécessaire) psychologie de l’histoire. Mais il doit être clair, ce travail achevé, que son intérêt principal n’est pas d’éclairer l’histoire du CERES finissant (on n’ira pas jusqu’à parler d’ « aventures de l’inintelligence ») ni du PS, ni même des années 1980, mais ce qu’il nous dit  aujourd’hui (ici et maintenant, comme on disait jadis), avec une puissance étonnante, des causes de l’effondrement de la société française et des moyens d’y porter un remède, moyens dont l’efficacité ne peut être espérée qu’à long terme. Peut-être avez vous remarqué qu’on y parle ni de droits des minorités, ni de féminisme, ni de voile, ni de laïcité, ni de péril écologique. Il ne faudrait pas voir là le signe qu’à l’époque on n’avait pas « pris conscience » de toutes ces « urgences ». Ces vieilles idées neuves avaient déjà commencer à polluer, certes moins qu’aujourd’hui, le débat public. Mais certains avaient conscience de la juste place à leur accorder par qui refusait de séparer les choix moraux des choix sociaux.

    Il s’agit du dernier grand texte ouvertement marxiste de Didier Motchane (qui a toujours ensuite pensé en marxiste, mais sans l’afficher), d’un marxisme vivant dont on use comme moyen de penser la réalité et les moyens de la changer, non comme d’une religion de substitution ou d’une matière à ratiocination universitaire. Il permet encore aujourd’hui de comprendre bien des choses sur notre présent, et sur la façon dont nous sommes arrivés à cette triste situation. Il montre aussi, par l’exemple, ce qu’il faudrait faire pour penser à nouveau politiquement de façon efficace.

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    ANNEXES

    On trouvera aux liens ci-dessous les principaux textes cités ou évoqués par le commentaire, à l’exception de ceux qu’on peut trouver dans les archives socialistes de la fondation Jean Jaurès : les contributions ou motion aux congrès de Valence, de Bourg et de Toulouse, et les interventions dans les réunions du PS.

    1) Le compte-rendu de la dernière phase du quatorzième colloque, publié en brochure sous le titre Socialisme et République, supplément au numéro 56 de Volonté socialiste, et l’interview de Jean-Pierre Chevènement au Matinreprise par ce numéro

    2) Les échos des deux premières phases dans les numéros 44 et 48 de Volonté socialiste

    3) Le dossier Notre Républiquepublié par En jeuen avril 1985

    4) L’interview de Jean-Pierre Chevènement publiée sous le titre Réussir ensemble, dans le numéro de septembre 1983 d’En jeu.



    [1]Ces deux textes, et les cinq du numéro 48 dont il est question ensuite sont publiés en annexe 2.

    [2]Charzat, qui fut le traître, était alors la personnalité la plus en vue du CERES hors les fondateurs (Motchane, Chevènement, Sarre, et Guidoni qui n’était plus là puisqu’il était ambassadeur en Espagne), secrétaire national du PS depuis Metz (1979), député de Paris (XXe) en 1981 (réélu jusqu’en 1993, puis de 1999 à 2007. Maire de l’arrondissement de 1995 à 2008) rapporteur de la loi sur les nationalisations en 1982, auteur de nombreux livres dont, en 1977, une histoire de CERES. Il fut le traître en 1991, en prenant partie pour la Guerre du Golfe, et en créant un machin appelé « Espace socialiste » pour s’opposer à ceux du courant qui étaient contre, puis en étant le rédacteur d’un projet socialiste adopté au congrès de l’Arche en janvier 1992, heureusement oublié, et en votant Maastrikt. Bien évidemment, personne à l’époque ne savait qu’ils serait le traître. Il n’en est pas moins difficile de lire ses interventions alors sans y penser.

    Gilles Galade était alors membre du comité de rédaction d’En jeu, où il a publié plusieurs articles. Il n’était pas de ceux des précédentes, et n’apparaît pas dans République, qui fut un ersatz de suivante. J’ignore totalement ce qu’il est devenu par la suite.

    Les lecteurs attentifs de ce blog ont pu lire la discussion entre Hélène Goldet et Didier et Motchane, où elle parlait entre autre de son expérience aux JCR, dans la publication de la conférence de Didier sur le trentième anniversaire de mai 68. Elle était encore dans la mouvance chevènementiste alors. J’ignore quelles étaient ses éventuelles responsabilités à l’époque. Elle est l’auteur d’articles dans En Jeu, puis dans République.

    Il est surprenant que dans ces deux comptes-rendus n’apparaissent, hors Charzat, aucune des vedettes du courant, et seulement deux militants qui n’en étaient pas.

    [3]Cette liste appelle sans doute quelques précisions. Elle mêle membres du courant, et « invités » qui n’en étaient pas. Henri Fiszbin, qui avait été exclu du PCF en 1981 après avoir dirigé la fédération de Paris et été candidat à la mairie en 1977 à ce titre, était le seul non socialiste. (mais député apparenté PS des Alpes-Maritimes depuis le 16 mars. Il adhérera deux ans plus tard) Delebarre, ancien directeur de cabinet de Mauroy à Matignon, ancien ministre du Travail sous Fabius, et Nallet, ancien et futur ministre de l’agriculture, étaient des sous-fifres du courant dit Mitterrand-Mauroy du PS, qui faisait manifestement le service minimum, Védrine complétant en tant que larbin personnel du président, On ne connaît que trop Jean Poperen.

    Côté CERES, Charzat, qui fut le traître, a déjà été présenté plus haut. Roland Carraz, député de la Cöte d’Or (élu en 81, battu en 93, réélu en 97), maire de Chenôve, avait été secrétaire d’État de 1983 à 1986, sous Chevènement à partir de 1984, sera l’un des plus ardents à rompre avec le PS à partir de 1991, l’un des deux seuls députés PS à voter à la fois contre la guerre du Golfe et contre Maastrikt, et restera au MdC jusqu’à sa mort en 1999 (mais assez discrètement à partir de sa défaite législative de mars 1993). Jean-Marie Bockel est bien connu pour ses fantaisies sarkozystes de 2007, mais beaucoup ont oublié qu’il fut du CERES, partisan de la rupture avec le capitalisme en cent jours à Pau en 1975, jusqu’en 1991 où il fit partie des charzatistes. Il était au CERES le chrétien de gauche de service, un des rares qui fût resté après la brève ruée du milieu des années soixante-dix. André Deluchat était le syndicaliste CGT de service (membre du bureau confédéral depuis 1982, et jusqu’en 1995, où il était le socialiste de service) au CERES, puis au MdC, dont il a disparu dans le grand hiver 1994/95. Je trouve qu’il est aujourd’hui maire-adjoint Zinsoumis de Chevilly-Larue. Catherine Coutard venait alors de commencer au CERES sa carrière de jeunette de service, qu’elle poursuit aujourd’hui encore en d’autres lieux. Enfin, si Max Gallo est fort connu, tout le monde ne sait peut-être pas qu’il officialisait alors son ralliement au courant chevènementiste, dont il avait été plus tôt l’adversaire (et parfois une des têtes de Turc). Il sera le premier président du Mouvement des Citoyens, de septembre 1992 à la scission officielle d’avril-mai 1993, rompra avec lui dans des conditions d’obscure violence début 1995, avant de revenir pour l’aventure présidentielle de 2002, s’en allant définitivement, mais sans bruit, dès le mois de juin.

    [4]Claude Nicolet, mort en 2010 à 80 ans, a été le grand homme de sa génération pour l’histoire romaine, auteur d’une thèse sur l’ordre équestre à l’époque républicaine, puis de nombreux livres et articles sur l’histoire politique de cette période, avant de se tourner vers des choses plus compliquées, économiques et fiscales, professeur à Paris I puis directeur de l’École de Rome. Il avait été aussi mendésiste étant petit, et avait publié une bio-hagiographie intitulée Pierre Mendès France ou Le Métier de Cassandre, (Paris, Julliard, 1959). Fort de sa juste notoriété dans son domaine, il sortit en 1982 un très long pensum sur L'Idée républicaine en France : Essai d'histoire critique (1789-1924),(Paris, Gallimard, 1982). Étranger, voire radicalement (c’est le cas de le dire) hostile au socialisme, il était normal qu’il vînt à ce colloque, par l’odeur alléché. Il est resté assez longtemps compagnon de route du chevènementisme. Certains le confondent parfois avec un homonyme ex conseiller régional du Nord, actuellement candidat à la mairie de Dunkerque.

    [5]Il est net que les interventions ne sont pas publiées dans l’ordre où elles ont été prononcées. Charzat cite celle de Bockel, reproduite ensuite. Celle de Didier Motchane se conclut par l’annonce solennelle du changement de nom, et ne peut donc avoir été faite qu’en début ou en fin de séance. L’ordre donné par VSest possible : tous les invités (Max Gallo étant encore considéré comme tel) auraient parlé d’abord, puis les membres du courant, Didier en premier, puis Jean-Pierre Chevènement.

    [6]On a souvent parlé du rôle dans tout ça du rôle de Philippe Barret, normalien, ex maoïste reconverti dans la politologie, qui n’avait jamais été du CERES (ce qui pourrait expliquer certaines choses) mais avait une grande influence sur J.-P. Chevènement via ses cabinets ministériels successifs (et a d’ailleurs remis ça en 1997. J’ignore si on est allé jusqu’à lui confier la rédaction du rapport.

    [7]Sur la res publica, je renvoie à tout ce que j’ai publié à ce sujet quand j’était petit et universitaire.

    [8]Allusion bien sûr au titre, en cours de changement (était-ce déjà décidé ?) du bulletin.

    [9]Je suis tout à fait conscient que le travail de dissection auquel je me livre ici n’aurait pas plu du tout, à Didier, en tout cas au Didier que je fréquentais assidument entre 1993 et 2001 ou 2002. Lorsque je l’ai revu en juin 2015, pour la première fois depuis neuf ans, pour notre première conversation depuis juin 2002, il m’a paru, étant loin de la vie politique active, moins crispé sur ces sujets. Je n’ai pas néanmoins osé évoquer le quatorzième colloque, de peur de gâcher une si heureuse reprise de contact. Ce fut hélas notre dernière rencontre. Je suis tout aussi convaincu que publier ce texte en tentant d’éclairer son contexte est un moyen de lui rendre une petite partie de l’hommage qui lui est dû.

    [10]Au congrès de Lille du PS (1987) où il n’intervient pas, il quitte le secrétariat national, dont il était depuis Valence (1981) et, surtout, le bureau exécutif dont il était depuis Grenoble (1973). Il reste membre du comité directeur, mais n’y intervient presque pas jusqu’à celui du 6 juillet 1991 [À cette époque où le PS était un parti sérieux, le comité directeur en était la direction théorique, composé à la proportionnelle sur la base du vote (dit curieusement indicatif) des sections sur les motions de congrès. Le bureau exécutif en était une formation restreinte, la véritable direction, d’une trentaine de membres, avec la même proportionnelle. Le secrétariat national était en principe technique, et ne comprenait que des représentants des courants ayant approuvé la motion finale du congrès (soit tous de 1981 à 93, mais non avant)].

    Il apparaît très peu dans le nouveau bulletin Socialisme et République(certains éditoriaux jusqu’à Lille, presque plus rien ensuite). En Jeuavait disparu (mystérieusement) fin 85. Ce n’est qu’en août 1987 que réapparaît une revue liée au courant République, dirigée par Pierre Guidoni, beaucoup mois ambitieuse (trimestrielle) : il y est très peu présent (je compte quatre articles sur les dix premières livraisons, presque tous à propos d’Europe). Dans La lettre de République moderne, lancée en mai 86 par Jean-Pierre Chevènement (où défilent tous les élus du courant à partir de septembre 88), sa signature apparaît pour la première fois dans le numéro 56, de janvier 1992 (pour un long article sur Maastrikt qui a été repris sur ce blog). Il est bien sûr impossible de savoir dans quelle mesure ce retrait a été volontaire.

    Le Mondea publié le 12 février 1991 un long article intitulé « Didier Motchane, l'homme du divorce Pour l'idéologue de Socialisme et République, les choix de M. Mitterrand dans la guerre du Golfe mettent en cause l'indépendance nationale », écrit manifestement pour faire peur, ce qui était un bel hommage, signalant son grand retour, qui montre que son absence avait été remarquée. On peut en lire le début ici https://www.lemonde.fr/archives/article/1991/02/12/didier-motchane-l-homme-du-divorce-pour-l-ideologue-de-socialisme-et-republique-les-choix-de-m-mitterrand-dans-la-guerre-du-golfe-mettent-en-cause-l-independance-nationale_4157825_1819218.html (plus si on est riche, et généreux avec la presse bourgeoise).

    [11]C’est celui qu’avaient utilisé les fondateurs du CERES, Motchane, Chevènement et Gomez, haut-fonctionnaires et donc soumis au devoir de réserve, qui était alors chose sérieuse, pour publier L’énarchie, en 1967, puis Socialisme ou Social-médiocratieen 1969.

    [12]Dans un autre contexte, cette photo avec ce titre aurait pu être une flagornerie pour le prince. Après le refus de sortir du SME, son sens est clair. [Signalons en bas à droite de cette couverture l’annonce d’un article particulièrement stupide dont la présence et, de plus, la valorisation à la une, a surpris et navré tous les lecteurs ayant appris à lire dans Langelot]

    [13]Publiée par Le Poing et la Rose, 104 (septembre 1983), p. 19-28, qu’on trouvera sur le site des archives socialistes de la Fondation Jean Jaurès.

    [14]Marie-Noëlle Lienemann a répondu fermement, voici un an (à l’université de rentrée de « Nos causes communes », le 9 septembre), à Coralie Delaume qui citait, sans le nommer, « un de ses amis Facebook » qui disait que nous avions  Giscard depuis quarante-cinq ans « Mitterrand n’était pas Giscard ». Était-ce une réminiscence du temps où elle lui reprochait de ne point l’être assez ?

    [15]On peut lire cette intervention, et celle à la convention nationale, sur le site des archives socialistes de la Fondation Jean Jaurès, ici pour le congrès, http://62.210.214.184/cg-ps/documents/pdf/conv-1983-05-28.pdf pour la convention nationale.

    [16]Didier Motchane a lui-même renoncé, dans les années suivantes à parler de socialisme, mais sa république a de plus en plus pris les traits de ce qu’était avant chez lui le socialisme, avec comme principe l’exigence de l’égalité, et comme objectif (« asymptotique », disait il parfois, de l’atteindre. On pourra lire sur ce blog ce qu’il en a dit dans la conférence qu’il a donnée en 1995 à ma demande sur Que reste-t-il du socialisme ?, que j’ai publiée il y a deux ans.

    [17]Michel Rocard avait démissionné du gouvernement en avril, en prenant pour prétexte l’adoption du scrutin proportionnel pour les législatives, et présentait sa propre motion pour le congrès de Toulouse, alors en cours.

    [18]En jeu, 25 (octobre 1985), p. 8-9.

    [19]On doit pouvoir trouver une géométrie non euclidienne où cette proposition ne soit pas aberrante. Si Antoine Ducros me lit, je compte sur lui pour faire une suggestion.

    [20]Didier Motchane,Ni trahir, ni périr, Paris (Cerf), juin 2019. La préface est datée du 18 juillet 2018.

    [21]Publiée par Le Poing et la Rose, 112 (mai 1985), p. 17-20, lisible en ligne sur le site des archives socialistes de la Fondation Jean Jaurès http://62.210.214.184/cg-ps/documents/pdf/cong-1985-10-11-jnl.pdf

    [22]On rappelle aux plus jeunes qu’en ce temps où le PS était un parti sérieux, l’objet d’un de ses congrès était théoriquement en premier lieu d’élaborer un texte qui définît son action jusqu’au prochain congrès, dans un deuxième temps d’élire une direction pour l’appliquer. Dans un premier temps, tous les adhérents étaient appelés à rédiger des contributions sur ce que devait être ce texte. Dans un deuxième temps, on les confrontait lors d’un comité directeur de synthèse, où on cherchait à s’entendre, dont le but était qu’il n’y ait qu’un seul texte proposé au vote des sections. Si l’accord n’était pas trouvé, il y avait plusieurs motions soumises à ce vote. En fait, il y a avait deux sortes de contributions : celles de ceux qui étaient du début décidés à se rallier à la motion d’autres, qui causaient du temps qu’il faisait pour faire semblant d’exister, celles de ceux qui étaient décidés à se compter, qui faisaient un peu semblant de chercher la synthèse préalable avant de déposer comme motion le texte de leur contribution. La contribution du CERES pour Toulouse semble être une exception à cette règle générale.

    [23]Comme on l’a vu plus tôt, le Parti socialiste d’après Épinay interdisait les tendances, mais reconnaissait les « courants de pensée » fondés sur le vote des sections sur les textes de proposition de motion. Dès le congrès de Pau (1975), certains de ceux qui avaient signé le texte Mitterrand dans le cadre d’une grosse koalition anti CERES tenaient à exister néanmoins en tant que tels entre deux congrès. On a donc inventé l’expression a-statutaire et a-règlementaire, de sous-courant pour les désigner. C’est ainsi que, pour prendre un exemple au hasard, Jean Poperen a pu avoir une existence propre reconnue sans avoir jamais rien présenté au vote des sections entre Grenoble (1973) et Rennes (1990).

    [24]La seule trace d’une discussion à ce sujet est dans l’intervention de Charzat à la session de juin du colloque, où il dit « Aussi, la question de la motion doit-elle rester ouverte. Nous devons nous tenir prêts, moins par des déclarations définitives, que par une réelle capacité à proposer et à entrainer les socialistes. » Dans un courant où le dépôt d’une motion propre à chaque congrès faisait partie des dogmes fondateurs, ces phrases sybillines signifient évidemment « Nous ne devons pas déposer de motion ».

    [25]On se rappelle que parmi les mesures tapageusement républicaines du camarade ministre, il y avait l’apprentissage de la Marseillaise à l’école.

    [26]J’écris « très souvent » par précaution. Je n’ai aucun exemple où Chevènement ait perdu à ce jeu là (et beaucoup d’exemples inverses, dans la période que j’ai vécue).

    [27]On est cependant surpris par la jubilation dans le reniement que manifeste la réunion d’avril 86. Il n’aurait pas été difficile, certains textes antérieurs le font d’ailleurs, de maintenir le socialisme comme un objectif lointain. Ça n’aurait rien changé au fond, et aurait permis au CERES de mourir dans une relative dignité. La dignité n’était manifestement pas plus à l’ordre du jour en 86 que le socialisme en 81.

    [28]Mais non forcément du libre-échange.

    [29]Le huitième, Jean-François Delahais, n’était que le suppléant d’Ewige Avice. Il avait été l’un des deux seuls députés PS, avec Roland Carraz, à voter à la fois contre la guerre et contre Maastrikt, mais c’était contre l’avis de sa titulaire, contre laquelle il ne pouvait se présenter.

    [30]D’une part Jean-Pierre Chevènement à Belfort, Georges Sarre à Paris et Jean-Pierre Michel en Haute-Saône, d’autre part Roland Carraz en Côte d’Or, Jean-Pierre Fourré en Seine et Marne, Michel Suchod en Dordogne. Hélène Mignon, battue en Haute-Garonne, est finalement restée au PS (et, curieusement, a voté oui au référendum de 2005).

    [31]La ligne Accroche toi au nationalisme, j’enlève le socialismeétait tout à fait théorisable, si elle n’a jamais été vraiment théorisée. L’ennuyeux est ce qui arrive quand on enlève aussi le nationalisme, ce qu’ont fait Charzat et consorts en 91/92, puis ceux qu’ils avaient alors trahis entre 97 et 2000. On voit alors qu’elle était surtout dans leurs esprits « Accroche toi à ton siège, j’enlève le plancher », ce qui n’est pas le meilleur moyen de rester assis.


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    La brochure Socialisme et République

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    Autres annexes:
    2) Les échos des deux premières phases 
    3) Le dossier Notre République
    publié par En jeuen avril 1985
    4) L’interview de Jean-Pierre Chevènement
    dans le numéro de septembre 1983 d’En jeu.

     

    On reproduit ici au format PDF la brochure parue comme supplément à Volonté socialistedonnant le compte-rendu de la dernière phase du 14ecolloque du CERES (samedi 19 et dimanche 20 avril 1986). On a transcrit ci-dessous les trois interventions du dimanche qui nous paraissent en rapport avec le sujet qui nous intéresse, celles de Didier Motchane, Jean-Pierre Chevènement et Michel Charzat, dans l’ordre donné par l’éditorial de VS, où elles ont apparemment été prononcées (qui n’est pas celui de la publication) et  le rapport général (La postface de Didier Motchane est entièrement transcrite dans le commentaire du rapport introductif). On trouvera enfin, en annexe à cette annexe, une interview de Jean-Pierre Chevènement au Matin, telle qu’elle est reproduite par le numéro 56 de VS. Elle n’est pas datée, mais sa parution est manifestement de peu postérieure à la réunion, du 21 ou du 22 avril donc, et a probablement été donnée sur place.

     

     

    1) Intervention de Didier MOTCHANE le dimanche 20 avril

    Nous discernons désormais clai­rement les contours d'un projet poli­tique pour la gauche des 15 ou 20 prochaines années. Certains d'entre vous pourraient penser que c'est là une très grande prétention, que c'est un exorde un peu emphatique.

    Mais prendre un engagement politique, « faire de la politique » a cette ambition ou n'est rien. En tout cas, rien qui vaille.

    La guerre économique — qui est une vraie guerre, car son enjeu est la survie ou la destruction, la domina­tion, la pire des dépendances... — a pris désormais des caractères absolu­ment nouveaux.

    La mondialisation du capita­lisme est telle que les vitesses et les contraintes de ses mouvements sont sans commune mesure avec ce qu'elles étaient. C'est la raison pour laquelle notre premier devoir, c'est de préserver ou de reconquérir nos possibilités d'exister, d'être nous­ mêmes, d'être libres... l'espace de la liberté, l'espace de la démocratie... Cela nous a conduits à cette idée que — si nous regardons notre histoire récente, celle du monde aussi bien que celle de la France — ce qu'on appelait traditionnellement le mouve­ment ouvrier et que représentait poli­tiquement la gauche en France et ail­leurs, s'était accoutumé, en quelque sorte, à être soumis à cette guerre économique. Le retournement qu'il s'agit d'opérer, c'est de cesser de subir pour conduire.

    Si la gauche ne prend pas la tête de ce mouvement, elle n’a plus de sens, car les possibilités d'être soi-même, les possibilités de la démocra­tie — à plus forte raison, un jour, cel­les du socialisme — n'ont plus de sens.

    Croissance... L'activité, c'est le moyen de tout faire. C'est la leçon que nous pouvons tirer assez simple­ment de ces cinq dernières années : ceux qui ne se donneront pas les moyens de la croissance tomberont dans une dépendance accrue, rapide­ment irréversible. La croissance, ce sont les moyens de l'indépendance et ce sont aussi les moyens de la démo­cratie.

    La démocratie, c'est le but de la croissance. Mais c'est aussi, dans la mesure où les individus sont des citoyens responsables, des gens « dans le coup », la condition qui fait que, dans le monde d'aujourd'hui, la croissance peut redevenir possible.

    Cette relation réciproque — dia­lectique — entre démocratie et crois­sance, comme entre indépendance et croissance, entre indépendance et démocratie, il est facile de la décliner dans tous les secteurs, dans tous les domaines de la politique et, au-delà, de la vie collective.

    Démocratie, qu'est-ce à dire ?

    C'est la démocratie sociale, c'est la justice sociale, c'est la solidarité. C'est la responsabilité, c'est-à-dire la possibilité de se déterminer soi-même et de concourir à la décision et à la vie collective.

    Il ne convient pas de parler de ces valeurs dans le ciel de l'abstrac­tion. Ces valeurs ne sont pas en-dehors, au-delà de l'histoire. Elles ont une couleur ; elles ont un sens ; et, dans notre pays, elles ont une his­toire propre... Cette histoire, c'est celle de la République. Et ces valeurs, ce sont celles de la République, de notre République.

    La République est le courant dominant d'une récente histoire qui lie inextricablement celle de notre pays et celle du mouvement ouvrier. La République, c'est l'histoire du mouvement socialiste, des efforts et des combats du mouvement socialiste pour donner toute sa force, tout son sens, toutes ses conséquences à la Révolution française dont le principe l'emportait très au-delà du point où les tenants de la République libérale voulaient l'arrêter. C'est l'histoire de ce qu'on appelait la Sociale, la Répu­blique sociale. C'est la conception du monde et de la société que Jaurès a le mieux exprimée et qu'il a développée à travers un grand nombre de formu­les dont je ne rappellerai que l'une des plus célèbres : le Socialisme est l'accomplissement de la République.

    Faire du combat de la gauche le combat pour la République, le com­bat pour la construction de la Répu­blique, c'est prendre notre engage­ment de socialistes véritablement au sérieux. C'est prendre la vraie mesure de ce qu'est la France, de ce qu'elle peut et de ce qu'elle ne peut pas — et des chemins qui conduiront à élargir sa liberté, l'espace de notre politique.

    Un projet est indispensable. Il n'y a pas de stratégie sans projet. Il faut évidemment une stratégie : ce sont les moyens de la politique. Mais il faut d'abord un projet politique... Ce que nous en avons dit hier, c'est que, là aussi, la période sera nou­velle.

    Zone de texte: 19Les militants qui sont dans cette salle sont de ceux qui ont lutté avec le plus d'acharnement pour l'union de la gauche, pour que la gauche se ras­semble elle-même, seul moyen de rassembler plus largement une ma­jorité dans ce pays. Il est clair qu'aujourd'hui, les voies de ce ras­semblement seront nouvelles.

    Il ne m'appartient pas — il ne nous appartient pas — de préjuger l'avenir, y compris en ce qui concerne le destin du parti communiste fran­çais. Certains de nos camarades com­munistes pensent encore pouvoir sor­tir ce parti de sa crise historique et le rénover. D'autres, assez nombreux semble-t-il, ont cessé ou cessent de le penser et discutent des moyens —pour que le « courant » communiste, ou la « culture » communiste, ou la « sensibilité » communiste continue à jouer le rôle dans la gauche et pour la gauche. Je pense que notre tâche à nous, socialistes, est de faire tout notre possible pour que ce courant, puisse jouer effectivement son rôle là où il sera...

    La gauche rassemblera dans la mesure où — je le répète — son pro­jet apparaîtra comme le seul projet rassembleur — car c'est la seule réponse pour la survie de la démocra­tie et de la France. Et vous savez qu'en France, nous avons un mot, un seul, qui manifeste cette confluence, cette jonction, c'est celui de Républi­que.

    Il est clair que la vieille devise de la République — quand on regarde ce qu'elle veut dire — n'a jamais été plus moderne. Il est clair qu'elle n'a jamais été plus exigeante...

    Comme vous le savez, le Centre d'Études, de Recherches et d'Éduca­tion Socialistes a décidé de tirer les conclusions — en ce qui le concerne — de cette affirmation qu'une nou­velle période commence. Il a donc décidé de changer de forme et de changer de nom.

    C'est prendre conscience des transformations et des efforts de rénovation qui sont nécessaires. En même temps, je ne pense pas que cela puisse être ressenti comme un adieu. Tout au contraire. Ce n'est pas un adieu à son combat. C'est la conclu­sion raisonnable de la nécessité de se mettre à la hauteur des exigences de ce temps.

    Cette proposition a été faite hier — elle était d'ailleurs, à la suite de circonstances fortuites, connue depuis quelques jours. C'est en fait la discussion que je vous ai résumée qui en a préparé la conclusion.

    2) Intervention de Jean-Pierre CHEVÈNEMENT le dimanche 20 avril

    Le 16 mais la droite a remporté une victoire mais elle n'a pas gagné la France.

    La mode ultralibérale se brisera sur le caractère national, et cela d'autant plus sûrement que la politi­que engagée par M. Chirac va à l'encontre des nécessités de la moder­nisation : elle favorise à nouveau la terre et la pierre — par clientélisme — et découragera l'industrie qu'elle privera d'argent frais à travers les dénationalisations qui assécheront le marché financier au profit de l'État.

    La mode « ultra » (je veux dire ultralibérale) passera. Ce n'est donc pas aujourd'hui le moment pour le parti socialiste de devenir un parti libéral.

     Tout au contraire il lui appar­tient de restaurer l'État républicain, garant des libertés individuelles, outil de justice sociale, comptable de l'ave­nir national.

    La République c'est la démocratie éclairée, c'est le citoyen rendu res­ponsable grâce à l'instruction que dispense l'école, qu'on n'appelle pas pour rien en France « l'école de la République » : c'est qu'elle a pour première mission de former des citoyens, c'est-à-dire des hommes et des femmes capables de penser par eux-mêmes.

    A partir du moment où la classe ouvrière a cessé de se vivre comme la classe rédemptrice de la société tout entière, il n'y a pas de mérite particu­lier pour un parti qui se veut « de gouvernement » à borner son rôle à relayer les revendications même du plus estimable des corporatismes. Cela ne nous a d'ailleurs pas réussi : quand, dans notre action au Gouver­nement, nous avons voulu satisfaire les revendications certes anciennes et quelquefois consacrées mais insuffi­samment élaborées de certaines de nos clientèles, nous avons rencontré le mur des réalités et dû rebrousser chemin. Rien ne vaut, en définitive, pour un parti qui se veut de Gouver­nement — et surtout s'il est dans l'opposition — la pensée de l'intérêt général.

    Le Parti socialiste a tout à gagner s'il veut fonder solidement —y compris dans l'opposition — sa cul­ture de gouvernement, à reprendre à son compte le concept exigeant de la République. L'intérêt général — la Res Publica — est certes chose malaisée à dégager. La République impli­que non seulement le respect d'une éthique scrupuleuse mais aussi désintéressenent, abnégation, hauteur de vue.

    Cette forme française de la démocratie qui s'appelle la Républi­que est une belle et glorieuse tradi­tion. L'exacerbation des égoïsmes et le règne des corporatismes à l'inté­rieur, comme la montée des empires à l'extérieur redonnent aujourd'hui à l'idée républicaine fraîcheur et actua­lité.

    Zone de texte: 14Appuyons-nous sur la tradition pour construire l'avenir !

    On me dira que la République n'est en France l'apanage de per­sonne et que l'identité des socialistes ne peut se ramener à un Républica­nisme. Mais c'est une vue statique des choses : la République de la droite est une République arrêtée. D'ailleurs la droite ne s'est ralliée à la République, il y a un siècle, que con­trainte et forcée. Elle a fini par en accepter les conquêtes successives : de l'école laïque à la retraite à soixante ans. Mais elle ne l'aime pas. La République est au contraire por­tée par la gauche. Notre République est une République conquérante, affamée de donner corps à sa devise. Que la gauche défaille, et 1a Républi­que s'effondre. Cela s'est vu : la République sans la gauche cela donne Vichy. Et qui ne voit que le socia­lisme peut se décrire comme recher­che de la liberté réelle, de l'égalité.

    Les socialistes qui avaient fait du plan un des fondements de leur pro­jet, mesureront à travers cet exemple que la République n'est pas en deçà du socialisme. Mieux vaut une Répu­blique efficace qu'une idéologie bavarde, une langue claire qu'un jar­gon exotérique. Se faire comprendre c'est déjà commencer à agir. Pour rassembler une majorité de progrès autour de lui le Parti socialiste a tout à gagner et rien à perdre à œuvrer dans le cadre de la République et à partir de ses idéaux.

    Mieux même, le concept de la République est à la fois le meilleur garde-fou contre la culture d'opposi­tion, c'est-à-dire la critique irrespon­sable, systématique, en dehors de tout projet politique sérieux, et le meilleur antidote contre le libéra­lisme c'est-à-dire l'idéologie de ceux qui sont les plus forts sur le marché mondial et qui sont nos adversaires les plus redoutables dans la compéti­tion économique internationale.

    Pour rester fidèle à soi-même il faut savoir changer. Le CERES s'était créé au début des années soixante sur la base d'un pari qui anticipait largement sur l'évolution de la gauche et de.la société fran­çaise : refondation d'un grand parti socialiste, création, sur la base de l'union de la gauche, d'une dynami­que majoritaire, réformes de structu­res de grande ampleur.

    Nous devons être capables d'effectuer à nouveau des choix à longue portée, d'anticiper sur l'évé­nement, de nous redéfinir par rap­port aux enjeux de l'an 2000. Et naturellement parce que la période est différente nous devons conduire la plus profonde refonte qu'un mou­vement politique soit capable de s'imposer à lui-même. Ce faisant nous travaillons pour le Parti socia­liste tout entier et pour l'avenir démocratique de la France.

    Mais bien entendu si « Socia­lisme et République » est le titre du nouveau chapitre qui succède au pré­cédent dont « CERES » était l'inti­tulé, c'est toujours le même livre que nous entendons écrire. Nos valeurs n'ont pas changé : c'est l'amour indissociable de la France et de la démocratie, le sens de la justice sociale, la foi en la raison, la con­fiance en l'homme créateur de lui-même.

    Nos grands objectifs restent l'indépendance nationale et euro­péenne, la construction d'une société solidaire sans laquelle la République ne peut offrir qu'un visage mutilé.

    Pour construire l'Europe comme une confédération de nations libres nous avons besoin d'une France forte, indépendante et frater­nelle. Pour moderniser notre pays, nous avons besoin de toutes les forces de la France. Mais parce que les travailleurs, à la différence des capitaux ne peuvent pas déménager, nous pen­sons que ce rassemblement ne peut s'effectuer qu'à partir de la gauche. Certes, l'union de la gauche telle que nous l'avions conçue est aujourd'hui derrière nous, par le fait des choix opérés par la Direction du Parti communiste. Mais nous continuerons d'œuvrer à l'union des forces popu­laires.

    La véritable unité des socialistes repose en fait sur la clarté de leur projet.

    Pour faire fructifier ce précieux capital qu'est, pour la gauche tout entière et pour la démocratie, l'exis­tence d'un grand parti socialiste, sachons lui donner de l'horizon. Il en a besoin car il ne pourra l'emporter dans les prochaines batailles, adossé sur son seul bilan.

    Notre rôle c'est de constituer autour du Parti socialiste la majorité de progrès dont François Mitterrand a besoin.

    Le laminage du PC peut ne pas être notre intérêt tant que le relais n'a pas été pris, mais l'effondrement de l'influence électorale du PC ne fait que traduire celui de sa stratégie.

    L'erreur pour les socialistes serait de croire que les « réserves » n'existent qu'à droite ou plus exacte­ment au centre.

    Elles existent aussi à gauche et d'abord chez ceux qui ont choisi l'abstention le 16 mars 1986. Le Parti socialiste pour vouloir être un parti de gouvernement ne doit pas pour autant cesser d'être un parti popu­laire.

    Rien n'est plus important dans la période qui vient que l'enracine­ment de notre Parti dans le monde du travail, en particulier à partir des sec­tions et des groupes d'entreprises.

    Le Parti socialiste, tout en res­tant attentif à l'évolution du Parti communiste et sans rejeter ceux de ses militants qui conçoivent encore leur avenir dans la gauche, doit par­ler un langage que ses électeurs peu­vent comprendre.

    Là encore la référence à la Répu­blique est essentielle. Car c'est elle qui fonde théoriquement notre « cul­ture de gouvernement » par la réfé­rence constante à « l'intérêt géné­ral » et c'est elle aussi qui permettra de nous faire comprendre.

    C'est seulement en assumant la République que le parti socialiste ras­semblera la majorité de progrès dont la France a besoin et fondera dura­blement autour de lui cette « alliance pour le progrès » — à la fois con­fluent de sensibilités et rassemble­ment de forces politiques et syndica­les — qui est nécessaire pour que la réussite de la modernisation soit aussi celle de la démocratie.

    L'enjeu c'est le visage de nos sociétés en l'an 2000 : n'hésitons pas à opérer une vigoureuse translation ! Un changement de coordonnées ! Nous sommes à un moment où l'ouverture est le meilleur gage de la fidélité.

    3) Intervention de Michel CHARZAT le dimanche 20 avril

    Le moment est venu de prendre toute la mesure des temps nouveaux. Cette guerre économique mondiale que nous vivons, que nous subissons, confronte en effet moins des entre­prises que des systèmes sociaux qui organisent la mobilisation du savoir, des capitaux et du travail. Cette com­pétition mondiale met en cause la hié­rarchie des peuples et des cultures.

    Socialisme et République, dans cette perspective, propose à la gauche française une tâche exaltante. Tâche exaltante qui consiste à faire prendre au mouvement ouvrier la tête de la guerre économique, à rassembler une majorité de progrès en cimentant l'alliance des productifs contre les forces du déclin — et ainsi, comme l'indiquait J.-M. Bockel à l'instant donner corps à l'idée d'une Europe européenne, d'une confédération d'états capables de proposer une alternative à cet ordre bipolaire entré en crise et de favoriser par là-même le développement des pays du Tiers-Monde.

    C'est donc ici, avant la fin de ce siècle, que doivent être relevés ces formidables défis, que doivent être sauvegardées l'identité de nos nations et d'abord l'unité de la société fran­çaise.

    Mais, en revanche, depuis cinq semaines, c'est une France qui s'engourdit à nouveau. C'est une France qui emprunte à nouveau le chemin de la facilité, qui commence à écouter de nouveau les sirènes du cor­poratisme. Le printemps libéral, c'est le printemps des privilégiés. C'est aussi l'éternel retour de cette vieille France inerte, rentière, égoïste, indif­férente au monde du travail, indiffé­rente au monde productif. Il suffit, à cet égard, de souligner ce que repré­sente le collectif budgétaire. La droite fait en effet une éclairante leçon de choses politique qui doit bien davantage à l'esprit de Vichy qu'à l'esprit progressiste et construc­teur de la Résistance, qu'il s'agisse des faveurs pour l'or, pour la pierre, pour la terre ; qu'il s'agisse à contra­rio de ces coupes sombres dans les crédits en faveur de la recherche, de la culture, de l'industrie ; qu'il s'agisse du bradage du patrimoine national pour financer les cadeaux électoraux à ses clientèles et aux cor­porations du passé... (vifs applaudis­sements). Ce n'est pas ainsi qu'on prépare la France à se battre pour gagner ! (applaudissements). Ce n'est pas ainsi qu'on aide la France à mobiliser ses ressources — et d'abord ses ressources humaines, au premier rang desquelles se place la jeunesse. Ce n'est pas non plus avec cette poli­tique sécuritaire à la Pandraud que l'on peut véritablement assurer la cohésion et l'unité nationale, qu'on peut identifier — comme nous le demandait Fernand Braudel — la France au meilleur d'elle-même.

    Pourtant, comme en 1792, comme en 1871, comme pendant la dernière Guerre mondiale, le parti du mouvement et le parti de l'indépen­dance nationale ne font aujourd'hui qu'un. Car si les capitaux n'ont pas de frontières, n'ont pas de patrie, les travailleurs, les citoyens, eux, en ont une.

    Ainsi, en prenant la tête de la guerre économique, la gauche pourra d'abord isoler les forces du déclin, ses classes dirigeantes rétrogrades et complices de la mondialisation. Elle pourra rassembler le peuple au-delà même de ses frontières naturelles.

    « Socialisme et République » s'adresse en effet à tous et à toutes, car sans rien renier de son passé, le CERES pense qu'à temps nouveaux doivent correspondre des formula­tions nouvelles, des analyses nouvel­les, des objectifs non pas neufs, mais adaptés aux conditions historiques de la situation en France et dans le monde.

    La gauche, à cet égard, doit pro­poser des compromis sociaux dyna­miques à l'ensemble des producteurs, à tous ceux qui créent des richesses par leur travail, leur savoir et leur talent. Mais elle doit également ouvrir des perspectives à tous ceux que la crise marginalise, exclut, prive d'avenir. C'est ce que nous appelons une large alliance des productifs.

    Cette alliance, certes, ne mettra pas fin aux antagonismes sociaux. Mais elle peut matérialiser, dans des compromis dynamiques — qui sont d'ailleurs des compromis autant poli­tiques que sociaux — les forces vives de la nation. Ces compromis, c'est d'abord la priorité à la formation et à la qualification. C'est ensuite la modernisation des relations sociales dans l'entreprise, avec le rôle nou­veau pour les syndicats, le renouveau de la planification.

    Cette alliance pour le progrès appelle — on l'a dit — un projet d'indépendance, de croissance et de démocratie. Si cette alliance permet­tra d'aller vers plus de justice sociale, vers plus d'égalité des chances, elle n'ouvrira pas pour autant la voie, dans une perspective brève, au socia­lisme. Mais, néanmoins — et c'est fondamental pour nous — elle don­nera un sens socialiste à la majorité que nous voulons rassembler.

    La République, c'est l'oxygène de la démocratie. C'est le moyen de l'indépendance nationale. Elle fait respirer aux socialistes un air plus salubre, plus tonique. Elle peut nous permettre — à condition que nous soyons effectivement de vrais répu­blicains — d'assumer et l'héritage du mouvement ouvrier et l'avenir de notre pays.

    4) Le rapport général, tel qu’il est publié

    Nous publions ci-dessous de larges extraits du rapport général soumis à la discussion de notre 14e Colloque.

    Sur la base d'une analyse du passé, sans complaisance mais sans masochisme, le colloque « Socialisme et République » propose aujourd'hui aux socialistes et à toute la gauche le mouvement vers une position qui permettra demain une contre-offensive victorieuse.

    Un projet clair et mobilisateur pour la période prochaine est indispensable pour fixer l'horizon de notre combat et donner corps à une entreprise dont François Mitterrand définissait récemment les raisons d'être internationales : « L'indépendance nationale, l'équilibre des blocs militaires dans le monde, la construction de l'Europe, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, le développement des pays pauvres ». (François Mitterrand : réflexions sur la politique extérieure de la France). C'est ce projet qui est présenté dans les pages suivantes.

    PRENDRE L'INITIATIVE DANS LA GUERRE ÉCONOMIQUE MONDIALE

    I. L'INDÉPENDANCE.

    1. La guerre économique mondiale, choc de stratégies.

    Il se trouve de bons esprits pour contester la pertinence du concept de « guerre économique mondiale ».

    Pour l'orthodoxie libérale il n'y a, en effet, qu'une « compétition internationale » entre les entreprises, et que le meilleur qui gagne.

    Un peu de mémoire fait rapidement justice de cette vision réductrice des choses. Les entreprises ne sont pas seules en compétition, mais des systèmes productifs, et à travers eux des sociétés entières, à l'intérieur desquelles l'articulation des entreprises, de l'État, de l'appareil bancaire, de la recherche scientifique, du dispositif d'enseignement est décisive.

    Parler de guerre économique signifie donc tout simplement mettre à jour les stratégies de conquête, de résistance ou de contre-offensive collectives qui structurent les relations économiques internationales face à la crise du monde capitaliste.

    Dès le début des années 70 s'enclenche une stratégie de réaffermissement du leadership américain, menée par les milieux financiers américains selon une cohérence globale qu'il convient de remettre en perspective. 

    De Nixon en Carter et de Carter en Reagan, se dessinent, au-delà des profils psychologiques et de la diversité des « administrations », les lignes de force d'un redressement idéologique et technologique impressionnant. En retirant les États-Unis du guêpier vietnamien, R. Nixon et H. Kissinger, bien loin d'affaiblir l'Amérique, lui permettent d'engager une alliance stratégique de revers avec la Chine communiste contre la Russie soviétique. J. Carter est le promoteur de l'idéologie des « droits de l'homme » comme entreprise de réarmement moral de l'Occident contre le totalitarisme. R. Reagan, enfin, restera peut-être comme l'artisan du regain technologique des États-Unis.

    En Russie soviétique, après vingt années d'immobilisme brejnévien, la Pravda appelle encore à « mettre fin aux excès bureaucratiques, au népotisme, â l'art de vivre fastueusement aux frais de l'État » (Le Monde du 15.2.86). La « force propulsive d'Octobre », pour reprendre l'expression d'Enrico Berlinguer, est bel et bien « épuisée ». Le « paradis du socialisme » s'est transformé en un astre éteint. Experte à tirer parti des faux-pas de ses antagonistes sur la scène internationale, la Russie soviétique est aux prises avec de redoutables problèmes de blocage internes dont le dépassement hypothétique est sans doute l'enjeu principal du « modernisme », à la Gorbatchev.

    La capacité de manœuvre du Japon dans cette guerre de mouvement a saisi les esprits. On trouve, dans le cas de cette société passée sans transition du féodalisme au capitalisme de monopole, non seulement une intégration sans équivalent des différentes stratégies internes projetées sur le monde extérieur mais aussi un pilotage très fin de la variable monétaire au service de cette projection. La forte sous-évaluation du yen dans un premier temps, a servi à la fois à un gigantesque transfert de technologie vers le Japon et à un déferlement de produits japonais bon marché à l'étranger. Puis, une fois les pôles de compétitivité dans l'électronique en voie de constitution, la remontée du cours du yen a permis au Japon de bénéficier de « termes de l'échange » favorables.

    Dans ce rapport Ouest-Ouest, les pays du Sud apparaissent trop comme des enjeux, encore que la dernière période voit poindre quelques géants tels le Brésil ou l'Inde, juxtaposant à l'intérieur de sociétés dualistes de vastes zones arriérées avec des secteurs à technologie avancée qui ne fonctionnent pas de façon extravertie mais sur une base nationale. Il reste que c'est le Tiers-Monde qui supporte les fardeaux les plus lourds.

    Bref, la crise est toujours devant nous et la guerre économique ne s'achemine pas, à ce jour, vers une trêve.

    2. Le déclin de l'Europe, enjeu majeur de la guerre économique mondiale

    La question est aujourd'hui de savoir si l'optimisme de la volonté aura raison de l'europessimisme de l'intelligence. Le déclin — crise lente dont on ne sort plus — s'étale sur la durée de plusieurs générations.

    Il s'inscrit dans une tendance séculaire ponctuée, au XXe siècle, par deux conflagrations mondiales nées au cœur de l'Europe et par deux crises générales qui l'ont affecté avec une particulière virulence. Autant de marches d'un escalier que l'Europe semble descendre tandis que les États-Unis et le Japon le gravissent.

    La crise en cours accuse encore la tendance. Le défaitisme devant la croissance, attitude mentale strictement européenne, en est un triste symptôme. « Si la croissance américaine continue à un rythme supérieur à 4% pendant encore 3 ou 4 années — écrivait Jean Ribout, financier et industriel international, dans Le Monde du 26 février 1985 — alors que l'Europe stagnerait entre 0 et 1%, il n'y aurait plus à proprement parler d'industrie européenne. Quelques vestiges épars au milieu des grands mouvements de l'histoire et des plages pour touristes américains et japonais ».

    L'approfondissement de la dépendance qui retire à une société la maîtrise de ses processus de décision est la voie assurée du déclin. C'est sous ce jour — géopolitique — que la fameuse question de la « contrainte extérieure » mérite d'être posée.

    La contrainte extérieure renvoie en fait moins à l'ouverture qu'à la dépendance plus ou moins grande d'une économie. Ce n'est pas un hasard si, au Nord, la crise affecte davantage les pays d'Europe nettement plus ouverts au commerce mondial que les États-Unis ou le Japon, mais aussi énergétiquement, technologiquement plus dépendants. (De 1975 à 1983 : production CEE + 12%, USA + 22%, Japon + 41% ; emplois industriels CEE – 4%, USA + 5 %, Japon + 21% ; part du marché mondial CEE – 6 % , USA – 6%, Japon + 25%).

    La dépendance extérieure comporte deux origines : les handicaps internesde chaque pays, qui relèvent de son histoire et les stratégies de domination extérieurequ'il subit et s'avère plus ou moins capable d'identifier. Ainsi, la suzeraineté des États-Unis se manifeste-t-elle par l'absence de contrainte extérieure monétaire puisque leurs paiements à l'étranger se font avec leur monnaie nationale. Il y a donc quelque chose de suspect chez ces zélateurs de la « contrainte extérieure » qui, loin de se borner à en faire le constat, la fétichisent comme un bienfait, un progrès de la civilisation internationale, épargnant aux peuples des égarements fatals et se perdent en prosternations devant cet autel où la latitude d'action des États est sacrifiée. Le fétichisme de la « contrainte extérieure » est dans les pays d'Europe occidentale un sûr indice de la présence d'un parti du déclin épars dans tout le corps social.

    L'aliénation de l'Europe qui se manifeste de moins en moins insidieusement dans l'ordre socio-économique et technologique, est éclatante dans l'ordre militaire et stratégique. L'épisode des euromissiles entre 1979 et 1983 en a été l'illustration flagrante.

    3. Le primat de l'indépendance nationale

    Certains se posent la question de savoir s'il n'est pas déjà trop tard... Une chose est sûre : la pente du déclin ne sera pas remontée sans que des forces sociales nombreuses en Europe se décident de prendre l'initiative. On ne marquera pas de points dans la guerre économique mondiale sans se battre. Encore faut-il exister et d'abord pour cela résister à l'entraînement de la pente. La capacité d'agir par soi-même est la première condition de la lutte contre le déclin de la France et de l'Europe. Cela suppose qu'il y ait en Europe un pôle de décision indépendant sur les plans technologique culturel et militaire. C'est en ce sens que doit être posé le primat de l'indépendance nationale, comme objectif et comme levier. Or, la gauche moderne n'a jamais tiré vraiment au clair ses rapports avec le concept de nation et ne s'applique nullement, dans sa majorité, à démêler ce qui distingue le nationalisme du patriotisme, dans un pays « où l'on est à la fois chauvin sans connaître son pays et cosmopolite sans penser mondial » (Régis Debray). Comme s'il fallait laisser la France à Le Pen dont il a d'ailleurs été très bien dit qu'il en « usurpe les symboles et en piétine les valeurs ».

    La « question nationale » a toujours été l'impensé du mouvement ouvrier international qui, sous l'influence du marxisme, vouait le capitalisme à périmer rapidement le fait national et exaltait l'internationalisme du prolétariat qui « n'a pas de patrie ». Sauf rare exception, comme l'austromarxiste Otto Bauer au début du XXe siècle, mais, il est vrai, au sein de l'empire austro-hongrois agité par de brûlants problèmes de nationalités. Or cet impensé, tout au long du siècle, n'a cessé de « faire retour » et un retour fracassant. L'explosion des nationalismes dynamite, dès le début de la première guerre mondiale, la « deuxième internationale ». La « troisième » s'est trouvée n'être que l'instrument du nationalisme grand russe.

    Enfin, c'est d'abord comme étendard de mouvements de libération nationale que la rhétorique du « socialisme » s'est diffusée dans le Tiers-Monde exprimant l'alliance de masses populaires et d'une bourgeoisie nationale contre les impérialismes. Processus qui ont souvent débouché sur des régimes rien moins que démocratiques ou sociaux.

    La « question nationale » doit être aujourd'hui repensée à la lumière de la conjoncture contemporaine, par rapport à cette Europe « fin de siècle » en perte de vitesse relative, dans un monde en mutation où les cartes se redistribuent rapidement. Or, en cette matière, il n'y a pas d'absolu. La « nation » accaparée en France par la droite était née à « gauche » dans la foulée de la Révolution française. La nation, en Europe, peut redevenir un concept progressiste.

    Il serait absurde de nier la dimension des grands problèmes : pour ne prendre qu'un exemple, la conquête spatiale dépasse les moyens des États d'Europe séparés, tout comme la stratégie militaire à l'échelle de l'espace. Mais la question de l'indépendance, celle des marges de manœuvre, mérite toujours d'être posée et si ce n'est au niveau national, elle doit l'être dans le cadre d'une alliance de nations. L'alternative ne peut être fixée qu'au niveau du défi. L'interdépendance oblige à penser mondial.

    La locomotive du capitalisme multinational a déjà quitté la station « Nation » et elle a brûlé, sans s'y arrêter, la station « Europe ». « Lorsque la classe des capitalistes —écrivait Otto Bauer — incline vers un grand État multinational dominé par une seule nation, la classe ouvrière soutient la vieille idée bourgeoise de l'État national indépendant. »

    Il y a désormais solidarité de destin entre le sort des travailleurs —l'immense majorité du pays — et la nation française. La même pression externe, la même poussée interne, concourent à la fois à la désintégration du tissu industriel, de la classe ouvrière, et à la désintégration de la France. L'indépendance nationale est le cadre privilégié, la condition même, de la démocratie. Tout projet national manquerait singulièrement de souffle mais d'abord de crédibilité, s'il ne considérait la France comme point d'appui pour le levier d'une plus vaste ambition.

    La France, par sa devise Liberté-Égalité-Fraternité et avec ses moyens (qui ne sont ni ceux de la « grande nation de 1789 », ni le petit « 1% de la population mondiale » à quoi feignait de la réduire Giscard) n'a aujourd'hui d'avenir comme valeur qu'en se donnant pour mission d'être le point de catalyse d'énergies encore diffuses, mais qui pourraient donner naissance, dans les vingt ans à venir, à un véritable équilibre multipolaire du monde. 

    II. CROISSANCE-DÉMOCRATIE

    1. CROISSANCE.

    La mobilisation économique, ressort de la croissance.

    Les diatribes contre le « produc­tivisme » se sont heureusement tues. Ce sera un des mérites de la période gouvernementale de gauche d'avoir fait définitivement litière d'une série de poncifs des années 70 sur la société « post-industrielle », et les mérites d'une croissance « douce ». La gau­che a commencé à se réconcilier avec l'impératif industriel tant il est vrai qu'aucun des grands problèmes de notre société ne peut trouver de solu­tion durable, si la base productive s'affaiblit (...).

    L'analyse de la « contrainte extérieure » le démontre : force, indépendance et croissance se nour­rissent l'une l'autre ; à l'inverse, dépendance et sénescence économi­que ont partie liée. On ne gagne de marges de croissance comme de mar­ges d'indépendance qu'en renforçant la cohérence et l'intégration du système productif.

    On discerne ainsi derrière la dénonciation du « volontarisme », ce pont-aux-ânes de l'idéologie du déclin, une pernicieuse « volonté de dépendance » qui s'applique à entra­ver la mobilisation des forces produc­tives et milite, de ce fait, pour une sorte de désarmement économique unilatéral (...).

    La lutte contre le déclin exige une stratégie nationale et internatio­nale, qui, au-deçà de l'antagonisme des intérêts, ne peut reposer que sur une concertation minimale des prota­gonistes sociaux et la prise de cons­cience, à côté des enjeux de conflits, d'intérêts supérieurs communs. En France, cela s'appelle un plan. Les contrats régionaux resteront un acquis pour la coopération entre l'État et les Régions, mais le « plan intérimaire » a connu le sort de ses devanciers, tandis que l'intention des « contrats de plan » industriels —innovation essentielle de la période — s'est arrêtée en chemin. En réalité la « mentalité économique » en France est à la fois trop timide sur le « marché » — par sous-estimation du rôle des entreprises — et sur le « plan » — par culpabilité d'éta­tisme. Il nous faut à l'avenir réaliser une solide alliance du plan et du mar­ché, autour d'objectifs clairs et peu nombreux.

    2. DÉMOCRATIE

    Moderniser la France par des compromis sociaux dynamiques.

    a) La nécessité de moderniser la France procède de la dureté des temps. Il s'agit d'une exigence vitale pour la mobilisation de l'intelligence, du travail, de la technologie, de la ressource humaine.

    Notre pays, héritant d'une double tradition anté-industrielle — le mépris aristocratique du « com­merce », le discrédit d'origine catho­lique jeté sur le profit — a été facile­ment dominé par une mentalité anti­industrielle. L'inspiration industria­liste de Saint-Simon, le premier « socialiste utopique », a tourné court.

    Si l'on ajoute que l'enseigne­ment technique a toujours été le parent pauvre de notre dispositif édu­catif et que les milieux d'entreprise et le monde enseignant se sont observés pendant des décennies depuis des pla­nètes hostiles, on constate que la société française se complaît dans le cloisonnement là où pourrait jouer une synergie dynamisante. C'est en quoi réside son archaïsme : un système de relations industrielles, profondément contraire, non seule­ment aux valeurs de la démocratie, mais aussi aux exigences de la guerre économique.

    b) La gauche, en ouvrant, pen­dant cinq ans, tant de grands chan­tiers de l'avenir a eu le mérite d'affronter directement ces facteurs d'archaïsmes, elle a su oser ce que les gouvernements précédents n'avaient pas entrepris parce qu'elle a commencé à réimpliquer dans la dynami­que de la décision des forces long­temps tenues à l'écart du pouvoir.

    Il n'empêche que de nouvelles règles du jeu claires et stables n'ont pu être fondées ni avec les dirigeants d'entreprise, ni avec les syndicats.

    Les grandes tendances d'évolu­tion de la société française n'ont en effet pas été inversées (...).

    — Les nationalisations de pôles industriels et du système financier n'ont modifié en profondeur ni les processus de décision, ni l'influence des milieux d'affaires internationaux sur l'économie française.

    — Surtout l'éclatement lent du monde du travail entre un secteur relativement protégé et un vaste domaine où l'emploi est hautement précarisé se poursuit.

    La crue du chômage que la gau­che avait fait promesse d'endiguer résulte au total de la difficulté à pren­dre à contrepente des tendances lour­des à l'œuvre depuis longtemps.

    c) Ces tendances ne peuvent être redressées qu'au prix de nouveauxcompromis sociaux mobilisateurs.

    Les bases objectives d'unealliance des productifscontre le déclin existent dans ce pays.

    1) La notion de travail produc­tif ne peut plus rendre compte de l'imbrication du sous-système indus­triel dans les systèmes productifs développés. Que devient la fonction ouvrière dans les processus de fabri­cation et de conception assistées par ordinateur où l'ingénieur d'étude programme lui-même les gammes de fabrication 7

    Les salariés de la production matérielle qui représentent aujourd'hui comme il y a trente ans 42% de la population active, ne cons­tituent plus qu'une petite moitié du nombre des salariés contre 70% en 1854 et 90% en 1851. (...)

    Il ne peut plus être soutenu, sauf à tomber dans l'ouvriérisme, que la classe ouvrière au sens étroit du terme, constitue un groupe central en expansion, doté d'une influence croissante et d'une claire vision d'une « mission historique ».

    2) Au-delà des classifications empiriques ou des définitions théori­ques, c'est par rapport à un projet historique qu'une classe ou une alliance sociale se constitue dans la pratique.

    Face à l'enjeu historique de la guerre économique mondiale et du déclin de la France et de l'Europe, une partie des élites de la classe diri­geante a lié son sort au nouvel ordre économique mondial et accélère déli­bérément les évolutions qui minent la société française. Mais d'autres for­ces peuvent réagir dans une situation où les facteurs d'éclatement du corps social semblent l'emporter sur les facultés de cohésion.

    Un compromis social dynami­que permettrait une riposte à la mesure de l'enjeu.

    L'organisation du travail, l'organisation de l'entreprise, deux points de vue, sur une même ques­tion, sont au cœur du compromis à passer entre les forces vives de la société d'où pourrait naître l'alliance des productifs.

    L'alternative se dessine claire­ment. Au plan de la société, une imbrication compétitive des divers sous-systèmes qui concourent à la productivité de l'ensemble (recher­che, formation, circuits financiers, production). Au plan de l'entreprise, une polyvalence accrue de travail­leurs plus qualifiés, formés à des familles de métiers, assurent des tâches multiples d'entretien, con­trôle, assistance.

    Il y a place pour un type d'entre­prise moderne, transparente à l'inté­rieur, ouverte sur son environne­ment, traversée par un dialogue social équilibré dans lequel les diri­geants auraient compris que les sala­riés et leur représentation syndicale doivent avoir toute leur place et les délégués syndicaux que l'entreprise est un cadre d'action collective, qui crée les richesses en même temps qu'elle les répartit.

    La double reconnaissance de la légitimité du pouvoir syndical et de la nécessité du profit d'entreprise opé­rera une petite révolution de la men­talité économique en France.

    Une modernisation de la France fondée sur un tel compromis à la fois productiviste et démocratique revêt donc des aspects culturels, économi­ques et sociaux autour d'un équilibre plus avancé de la société française.

    S'excluent d'elles-mêmes de ce rassemblement deux types de forces. D'abord celles, puissantes dans les médias, l'université, le monde des affaires, les milieux politiques passés « sous influence », qui ont un intérêt matériel ou intellectuel à ce que la France et l'Europe deviennent un Québec au carré, ou encore soit la proie d'un processus de « panamisa­tion » et acceptent une irrémédiable vassalisation. N'y a pas sa place, d'autre part, le courant xénophobe, raciste, ultra conservateur que les ligues des années 30 ont exprimé, « fascisme à la française » qui ressur­git aujourd'hui, non seulement autour de J.-M. Le Pen, mais à l'intérieur même des droites françai­ses traditionnelles.

    III. Une Europe libre et indépendante est le deuxième cercle de l'action pour un ordre plus démocratique du monde

    L'idée d'une Europe vraiment européenne commence à venir à l'ordre du jour, parce que le cours de la guerre économique atteint la subs­tance même de nos contrées et menace de transformer un rêve d'avenir en nostalgie irrémédiable. Risque alors de disparaître ce qui fait la spécificité des vieilles nations d'Europe, en particulier une échelle de valeurs dont la question est de savoir si elle mérite d'être défendue. Le goût de la liberté qui nous distin­gue bien sûr des pays de l'Est, mais aussi du Japon. Le sens de l'égalité sociale, l'exigence de solidarité qui dessinent une société différente de celle du modèle américain. Notre his­toire, l'empreinte profonde qu'y ont laissé le mouvement ouvrier et les lut­tes sociales, confèrent aux sociétés d'Europe un équilibre propre et une tension réelle vers des exigences d'égalité et de justice dont on pour­rait trouver la marque aussi bien dans les régimes de protection sociale que dans le rôle assigné à l'État ou le régime des libertés publiques.

    La France est, par sa position géographique, sa tradition politique et culturelle, son poids scientifique, économique et commercial, en posi­tion décisive pour peser dans le sens d'une Europe qui, comme disait le général De Gaulle, « en soit une ».

    Au nationalisme chauvin s'oppose le patriotisme comme l'affirmation des valeurs d'une répu­blique moderne qui fonde, sur le rejet des dominations étrangères, le vérita­ble internationalisme. En ce sens, on peut dire que le patriotisme français a la tâche de forger le consensus de la communauté de destin qui, seule, peut unir .les peuples d'Europe.

    Avec la France, l'Allemagne occupe une position stratégique et, depuis trente ans, à travers les alter­nances de régime, le couple franco-allemand a toujours joué le rôle moteur dans la marche en avant. Tout affaiblissement de ce couple pénalise l'Europe, tout resserrement des liens la renforce.

    La construction d'un centre de décision indépendant en Europe, avec une technologie, une culture, une défense propres deviendra de plus en plus le point de clivage déter­minant de la vie politique des pays du vieux continent, entre une alliance des productifs déterminés à se battre et le parti du déclin, prêcheur de rési­gnation.

    Pour peser, en effet, l'Europe doit être mue par une volonté propre qui suppose que les Européens apprennent à travailler ensembledavantage.

    Disons-le clairement : nous vou­lons aller vers une confédération européenne. Mais nous refusons les mirages d'une supranationalité qui dissoudrait la France sans faire exis­ter l'Europe autrement que comme l'alibi de décisions prises ailleurs en fonction d'intérêts qui ne sont pas européens. Dans ce sens, la coopéra­tion franco-allemande, aussi difficile que décisive, sera le môle d'une véri­table construction européenne.

    FONDER UNE NOUVELLE HÉGÉMONIE INTELLECTUELLE

    IV. La prise de conscience des impostures de la dogmatique libérale est le commencement du salut public 

    A la bourse aux valeurs idéologi­ques, ces dernières années l'« indi­vidu », le « privé », l'« entreprise » enregistrent une hausse record. Déva­lués le « collectif », le « public », le « syndicat », le « Parti », la « Nation », l'« État ». La gauche, on l'a suffisamment dit, est arrivée au pouvoir en 1981, sur un fond de défaite idéologique. Mais les cinq années qui ont suivi, ne l'ont pas vu reprendre l'initiative sur ce terrain. La culture n'a pas rattrapé la politique, la seconde s'est plutôt alignée sur la première (…).

    Un vent idéologique violent venu d'Outre-Atlantique, et complai­samment relayé dans les médias fran­çais a fait des ravages (...).

    La mouvance socialiste même, qu'elle soit politique ou syndicale, n'est pas épargnée par l'hégémonie du libéralisme. Le thème de l'auto­gestion qui avait un sens comme la maîtrise consciente de la société par elle-même — peut-être fondée sur l'utopie d'une transparence du pou­voir social — a subi une trajectoire idéologique saisissante pour se méta­morphoser en régulation des autono­mies par le marché.

    Le libéralisme étant devenu une dogmatique, au nom de quoi une poi­gnée d'intellectuels normalisés, fer de lance du parti du déclin dénonce comme totalitaires en puissance toute ambition théorique de penser la société autrement qu'en miettes et toute volonté politique d'imaginer l'avenir autrement que dans le sillage de la première puissance mondiale, la prise de conscience des impostures de cette dogmatique doit être le com­mencement du salut public pour les forces prêtes à relever le gant de la guerre économique mondiale.

    Car non seulement l'hégémonie du libéralisme se fonde sur une triple imposture, mais elle n'est la solution d'aucun de nos problèmes devant l'Histoire.

    Morale prêchée par les plus forts à l'usage des plus faibles, en réalité, la dogmatique libérale désarme moralement la France et l'Europe, est un facteur de diminution de notre vitalité nationale et sociale parce qu'elle met en danger notre aptitude à nous défendre et à prendre cons­cience de ce qui est à défendre. La conscience des vrais enjeux (guerre économique, déclin de l'Europe, éclatement de la société française et vassalisation de la France) disparaît. L'intérêt national se dissout, l'intérêt général même devient le sous-produit du marché. La solidarité sociale n'existe plus (...).

    La gauche n'en doit pas moins balayer devant sa porte. Il ne suffit pas de dévoiler les ambiguïtés du « moins d'État ». L'administration où elle trouve une part de sa base sociale fonctionne mal. L'incompé­tence et la tracasserie tâtillonne don­nent souvent une image déplorable de l'État. Avons-nous su annoncer dans les années 70, avec suffisamment de force, réaliser dans les années 80, avec suffisamment d'efficacité, la modernisation de l'État, sa débu­reaucratisation ?

    Il y a là un défi à une saine con­ception de la République. Y répondre ne conduit pas à succomber aux sirè­nes du libéralisme. Encore faut-il pour les faire déchanter, être au net sur le bilan du socialisme et sur les conditions qui peuvent permettre aux socialistes de rassembler le pays.

    V. Le moment est venu de faire le point des avatars du socialisme au XXe siècle

    Jamais dans l'Histoire de la France les forces de la gauche n'avaient exercé le pouvoir plus de quelques mois (...).

    Or, l'alternance a résisté. Les socialistes se sont installés psycholo­giquement dans la durée.

    Ils ont, ce faisant, rencontré leur propre réalité, sociologique, intellec­tuelle, politique. Rien ne sera plus dans les esprits comme avant.

    L'erreur serait de considérer le « socialisme » comme une « Idée », à la mode de Platonil y a 2 500 ans, une essence dans le ciel, une idée « fixe » intemporelle et « inoxyda­ble », à travers l'histoire. Marx disait du communisme qu'il est le mouve­ment réel de la société. Le socialisme n'existe pas indépendamment des socialistes, sauf à considérer avec le philosophe marxiste allemand Ernst Bloch que « le socialisme est aussi vieux que l'occident, et, avec l'archétype qui le soutient sans cesse, celui de l'âge d'or, encore plus vieux que lui ». De même que la France n'est rien d'autre que le peuple fran­çais, à travers les siècles, dans sa con­tinuité, le socialisme ne peut préten­dre s'identifier à rien d'autre, ici et maintenant, qu'à l'évolution du mouvement socialiste.

    Le bilan des acquis est immense. Les grandes avancées sociales du XIXe siècle et du XXe siècle qui ont allégé la peine des hommes au travail se sont faites sous l'égide du socia­lisme. Il a été l'instrument par lequel les travailleurs ont quitté une situa­tion de misère et de servitude si bien évoquée par Zola ou Hugo pour devenir des salariés qui comptent parmi les mieux protégés et les plus instruits du monde. Il a permis que des millions d'hommes et de femmes voient aujourd'hui leur dignité reconnue et leur niveau de vie porté à un niveau élevé, même si de nom­breuses inégalités demeurent ou apparaissent.

    Le mouvement socialiste est donc depuis toujours, le levain de l'amélioration de la condition ouvrière et, plus largement, du monde du travail.

    Zone de texte: 7Si la démarche pratique a fait ses preuves, l'utopie rédemptrice, à l'œuvre dans le socialisme de la libre association des égaux, a subi l'éro­sion de l'Histoire. Face aux décep­tions du réel, on peut toujours dire que le socialisme « ce serait autre chose »... Mais la force d'entraîne­ment de ce postulat s'amoindrit à mesure que naissent et meurent les générations. L'espérance d'octobre 1917 se levant au milieu des carnages de la « grande guerre » fut gran­diose. Elle s'est aujourd'hui perdue dans les pesanteurs de la bureaucra­tie, la dureté de la répression.

    En 1986, il n'est plus possible —notre crédibilité se joue ici — de dire que le socialisme n'est que la longue histoire de successives trahisonsou plus prosaïquement de répéter que, « ce sera mieux demain », car pour la première fois dans l'Histoire, nous sommes apparus avoir le temps à nos côtés.

    Car, remarquons-le, la gauche fran­çaise n'a obtenu le pouvoir, même fugacement, que sur des thèmes de rassemblement. Les querelles qui avaient occupé et divisé les socialistes perdaient leur sens lorsque la gauche sut poser les vraies questions au bon moment, lorsque la gauche sut ras­sembler : contre le fascisme et pour « le pain, la paix et la liberté » en 1936, contre le retour des forces sociales discréditées et pour une France nouvelle à la Libération, pour la croissance et pour l'emploi en 1981.

    La période commencée le 16 mars 1986 ne prendra donc figure de parenthèse qu'à une double condi­tion : que les socialistes soient capa­bles de proposer le projet clair et mobilisateur d'un rassemblement majoritaire mieux qu'ils n'ont su le faire ; qu'ils surmontent leur crise d'identité avivée par l'exercice du pouvoir ; autrement dit qu'ils réus­sissent, pour leur propre compte, la réforme intellectuelle et morale qu'ils entendent proposer au pays. De là naît le projet d'uneRépublique Moderne.

    VI. Indépendance/croissance/démocratie, c'est le projet d'une Républiquemoderne, le seul qui puisse rassembler une vaste alliance pour le progrès

    Le tryptique : « croissance/indépendance/démocratie » détermine des clivages dont l'inter­section, en excluant à la fois le cou­rant mondialiste et le courant xéno­phobe,trace les contours de ce que pourrait être une vaste alliance pour le progrès à vocation majoritaire.

    Le programme minimum d'une réponse progressiste aux défis de la crise ne manque pas d'être, pourtant — qui pourrait en douter à son seul énoncé ? — d'une ambition extrême. C'est le programme d'une Républi­que Moderne.

    Les valeurs de la République en effet, la liberté, l'égalité, la frater­nité, sont modernes en ce qu'elles res­tent à conquérir ; plus que jamais à l'ordre du jour parce que menacées par le déferlement du mondialisme.

    La République s'identifie à la Nation, solide rempart contre tout alignement sur les grandes puissances quelles qu'elles soient. L'indépen­dance restera encore longtemps la possibilité d'un espace de liberté.

    Dans l'ordre économique, l'idée républicaine, sans nier les sujets par­ticuliers — le consommateur, l'entre­prise, la corporation — remet chacun à sa place en fonction de l'expression d'une volonté générale. Il n'est pas de meilleur fondement aux idées de planification et de politique indus­trielle pour que s'y adosse la crois­sance.

    Dans l'ordre social, la Républi­que appelle la défense du service public, partout où il est utile au peu­ple ; elle n'interdit nullement sa remise en cause dans ses abus, mais elle impose un devoir de solidarité, ce nom moderne de la fraternité parce qu'elle refuse l'exclusion sociale, revendique la justice sociale.

    La démocratie qui s'étiole dans le repli sur les égoïsmes individuels et les corporatismes de groupe, s'épa­nouit au contraire dans la participa­tion active des citoyens aux affaires qui les concernent. Voilà pourquoi la planification, selon cette conception, se qualifie de démocratique. C'est le sens moderne de la « Res publica ».

    Ainsi la République est-elle aujourd'hui une idée positive, une idée de reconquête, une idée d'avant-garde. Loin de traduire une conces­sion, une posture défensive dans la bataille des idées, une sorte de ligne de repli devant le reflux du pouvoir d'entraînement du « socialisme ici et maintenant », la République moderne est le seul terme capable de dresser une alternative face au libéra­lisme dominant — antinational, anti­démocratique, socialement régressif — et de mettre la France, et l'Europe avec elle, sur la bonne voie.

    Cette nouvelle synthèse de la République et du socialisme actua­lise, dans le contexte des années 80, l'intuition de Jaurès, lequel avait bien compris que l'éternel débat des « réformistes » et des « révolution­naires » n'est pas l'un des moindres responsables de l'inactualité du socialisme.

    CONSTRUIRE L'AVENIR DE LA DÉMOCRATIE

    VII. Le parti socialiste doit devenir le grand parti républicain de notre temps

    La voie est tracée clairement devant les socialistes : agir afin de donner vie à une alliance majoritaire pour le progrès de toutes les forces décidées à se battre contre le déclin.

    L'union de la gauche « modèle 72 » (« pour ouvrir la voie du socia­lisme » avec le programme commun de gouvernement) révisée 81 (« pour le redressement national ») est défunte.

    Le rétrécissement du PCF n'est d'ailleurs pas, en soi, une bonne chose pour le Parti socialiste car nombre de militants ou d'électeurs communistes, en rupture de ban, ne s'y retrouvent pas et sont perdus pour la gauche. Mais le fait est là et il faut en tenir compte.

    Bien entendu, le PS conserve sa vocation au rassemblement des for­ces populaires. Quels que soient les scénarios de l'évolution des commu­nistes, c'est à partir de ce constat qu'ils se retrouveront nécessairement un jour ou l'autre face à leurs respon­sabilités.

    Rien ne serait plus néfaste aujourd'hui pour le PS que de se réfugier dans le confort d'une culture d'opposition et de se rétracter sur un discours purement revendicatif.

    Nous parviendrons à rassembler au nom d'une République Moderne, contre le déclin. Les socialistes doi­vent approfondir une véritable « cul­ture de gouvernement », c'est-à-dire affirmer la supériorité de l'intérêt général sur les intérêts particuliers. .

    L'intérêt général prend corps dans un projet et le parti socialiste doit par priorité être un projet capa­ble de fédérer les énergies. Rien ne sert de proclamer rituellement la nécessité d'un « parti de masse » si le carburant intellectuel du moteur fait défaut. Sauf à se perdre, le PS ne saurait devenir un simple parti de gestion : c'est ce que veut dire le refus d'un « Bad Godesberg à la française ». Pas plus ne saurait-il se transformer en une plate-forme de lancement pour prétendants à la pré­sidence de la République, configura­tion molle imprimée par la « média­cratie ».

    Répétons-le, l'avenir du PS passe par une volonté de mouvement animée par une culture de gouverne­ment.

    La question des institutions doit être abordée avec le même souci.

    Il n'y a de démocratie que si le citoyen peut peser directement sur ses choix. L'évolution vers un régime véritablement présidentiel comporte­rait l'avantage, tout en consacrant le rôle directeur de l'élection du Prési­dent de la République au suffrage universel direct, de permettre, mieux qu'aujourd'hui, au Parlement d'exercer ses prérogatives essentiel­les : élaborer la loi, contrôler le gou­vernement. Cette évolution pourrait commencer par la réduction à cinq ans du mandat présidentiel, rythme normal des choix offerts au citoyen dans une démocratie moderne. Elle pourrait s'accompagner de la désué­tude du droit de dissolution et serait définitivement consacrée dans les tex­tes par l'abandon de la responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée Nationale. Rappelons qu'un vérita­ble régime présidentiel est en effet tout le contraire du présidentialisme.

    VIII. La responsabilité des syndicats sera cruciale pour la construction d'une alliance pour le progrès

    Jamais l'espace d'action ouvert aux syndicats français n'a été aussi grand qu'entre 1981 et 1986. Pourtant la crise du syndicalisme, antérieure à 1981, n'a pas été enrayée depuis.

    La crise du syndicalisme est un des éléments du déclin de la France. Une société de progrès a besoin de syndicats puissants et responsables. Ni la croissance, ni l'indépendance, ni avant toute autre considération la démocratie, ne peuvent se construire et se renforcer en France et en Europe sur l'abaissement des syndicats, la désagrégation des solidarités entre les travailleurs.

    Une République moderne implique l'affirmation de la responsabilité sociale et culturelle des syndicats dans l'entreprise et dans la nation. Car si l'entreprise reste le cœur de la contradiction sociale, elle est en même temps le lieu de la création des richesses et, comme telle, elle doit se renforcer dans son caractère propre.

    Les syndicats doivent savoir jouer simultanément leur rôle traditionnel de contre-pouvoir, de défense des intérêts des salariés, y compris de manière conflictuelle, tout en développant une fonction nouvelle de coresponsabilité et d'influence sur les choix stratégiques tant des entreprises que des grands secteurs économiques où ils se meuvent.Un tel renouvellement de la conception du travail des syndicats apparaît aujourd'hui comme la condition nécessaire pour la remontée de leur influence.

    La légitimité du « pouvoir syndical » doit donc être reconnue, dans l'intérêt public, dans l'intérêt des entreprises. La répartition des gains de productivité(comptes de surplus), la mise en place des plans de formation professionnelle,l'introduction négociée des nouvelles technologies: voilà trois espaces majeurs pour le dialogue social et le déploiement d'une conception renouvelée et dynamisante des relations du travail.

    Dans un pays tel que le nôtre, l'action syndicale demande un débouché politique. On a pu expérimenter les inconvénients de subordonner la première au second, au cours de la période dite « du programme commun » (1972-1977). Mais les secteurs les plus vivants du syndicalisme ont besoin d'une perspective politique. Celle que leur propose le projet d'une République moderne fondée sur 'une alliance pour le progrès est sans doute la seule aujourd'hui qui permette d'empêcher la transformation de la crise du syndicalisme en débâcle historique.

    IX. L'avenir de la démocratie ne se conçoit qu'à l'échelle du monde

    « Le développement (écrivait le pape Paul VI dans l'encyclique Populorum progressio) est le nouveau nom de la paix ». Et aussi celui de la démocratie.

    L'avenir se joue dans le Sud, avec ses démographies galopantes, ses peuples d'enfants et d'adolescents, l'héritage, en Asie, au Proche Orient, en Amérique Latine, de civilisations brillantes, sa misère.

    L'émergence d'un troisième pôle européen est la seule voie qui permette d'aller vers un desserrement de la logique des blocs. Enjeux des rivalités des grandes puissances, les États du Sud, qui voudraient jouer le jeu du non-alignement ne trouvent pas où s'appuyer. De quel poids pèserait pour l'émancipation du Sud une diplomatie européenne indépendante !

    Les efforts pour le désarmement et la sécurité collective ne valent pas seulement pour écarter du monde la menace de la guerre, mais aussi pour permettre de consacrer au Sud des ressources aujourd'hui stérilisées dans la dépense militaire, ce mal nécessaire dans un monde de violence et de menace.

    Le « marché » ne porte pas en lui la solution de ces problèmes. L'inspiration mise un moment en avant par la France du codéveloppement trouve là son fondement, puisqu'il s'agit en principe d'une sorte de coplanification d'un développement concerté. Les périodes de .stabilisation des marchés ont toujours joué un rôle bénéfique, mais leur organisation s'effondre aujourd'hui à tour de rôle, l'étain et le cacao étant les derniers exemples en date.

    Le codéveloppement pour s'édifier sur une base multinationale (voir les difficultés de la réforme de la Banque mondiale) a besoin d'un rapport de forces et de points d'appui qui ne peuvent se consolider que sur une base bilatérale. C'est donc avec des pays comme l'Algérie, le Mexique, l'Inde, le Brésil qu'une diplomatie économique pourrait aller vers des accords à long terme significatifs.

    La stratégie du dialogue des cultures s'inscrit aussi dans l'idée d'un rééquilibrage et d'une démocratisation de l’ordre du monde.

    Culture, économie, même combat ! s'exclamait Jack Lang. L'écho de la politique culturelle du gouvernement français entre 1981 et 1986 a aussi pour cause son ouverture à toutes les cultures du monde, du Tchèque Kundera au Colombien Garcia Marques, au Japonais Kurosawa, etc. A travers l'exigence culturelle consacrée, c'est la dignité de tous les peuples qui est exaltée.

    L'alliance pour le progrès, qui peut naître en France, aurait des répercussions internationales, non pas à l'image de celle que J. Kennedy. proposait à l'Amérique du Sud, perdue dans le désert des bonnes intentions, mais comme la base d'une alliance de nations pour un nouvel ordre plus équilibré et démocratique du monde.

    5) Entretien de J.P. Chevènement au « Matin», repris (sans date) par Volonté Socialiste, 56 (25 avril 1986)

    Socialisme et République.

    On lira ci-dessous un entretien accordé par J.P. Chevènement au « Matin ».

    LE MATIN — Entre les positions qui étaient celles du CERES et les thè­ses de Socialisme et République, y a-t-il rupture ou continuité ?

    JEAN-PIERRE CHEVENEMENT —Le CERES a été créé en 1966, il y a vingt ans. Tout mouvement politique doit savoir évoluer. Pour cela, il doit s'inter­roger en permanence sur ce que sont ses objectifs et ses moyens. Quand le CERES a été créé en 1966, il anticipait sur les transformations très profondes de la société qui ont eu lieu ensuite, en mai 68 ou en 1981. Les moyens que nous préconisions étaient l'union de la gauche et la naissance d'un grand parti socialiste. Nous l'avons réalisé par la création du parti d'Epinay, le Pro­gramme Commun de gouvernement, la victoire de François Mitterrand en 1981, et les transformations de structures les plus profondes que la France ait con­nues depuis la Libération.

    Mais nous sommes aujourd'hui dans une période entièrement nouvelle. Nous sommes au coeur de ce qu'on appelle « la crise ». C'est en fait une guerre économique entre les Etats-Unis, le Japon et l'Europe. Sur le plan inté­rieur, le paysage a changé : l'union de la gauche, modèle 1972, est définitive­ment derrière nous. Quel est donc l'objectif aujourd'hui ? L'avenir de la démocratie en France et en Europe à l'horizon de l'an 2000. Saurons-nous résister aux tendances à l'éclatement de notre société ? A la vassalisation de notre pays au sein d'un vaste empire ? Dans ce contexte, la gauche, en France et en Europe, ne doit pas subir mais conduire la guerre économique. Mais en fonction de ses valeurs : amour de la démocratie, justice sociale, volonté de défendre l'indépendance nationale. Plus profondément, sur un plan philosophi­que, nous gardons une approche ratio­naliste de la société. Nous avons foi en la raison humaine, foi en l'homme créa­teur de lui-même. Notre objectif est de construire une société démocratique solidaire dans une Europe et dans une France indépendantes. Ces objectifs ne sont pas différents de ceux que le CERES se donnait dans les années soixante. C'est la période qui a changé. Il faut savoir changer pour rester fidèle à soi-même. Quand une armée se trouve dans une plaine marécageuse, il faut savoir lui faire gagner le sommet de la colline pour lui permettre de remporter de nouvelles batailles.

    Ne craignez-vous pas que votre volonté d'enraciner les valeurs du socialisme dans celles de la Républi­que ne soit un peu difficile à com­prendre pour les Français, les jeunes en particulier ?

    Dans une société livrée aux indivi­dualismes et au corporatisme, l'idée de République est une idée très moderne. Les jeunes eux-mêmes commencent à se fatiguer de n'entendre parler que de réussite individuelle et de projets étri­qués. Il ont besoin d'inscrire leur réus­site personnelle dans la réussite collec­tive. Il y a des intérêts qui réussissent, des causes communes au-delà des divergences. On a connu une situation analogue dans les années trente contre l'esprit de soumission. Il a fallu que le pays réagisse : ce fut la Résistance. La République est une idée qui peut nous permettre de rassembler. Qu'est-ce d'ailleurs que le socialisme sinon la devise républicaine : « Liberté, égalité, fraternité » réalisée ?

    Il est vrai que beaucoup de gens peuvent se reconnaître dans cette « famille républicaine ». Est-ce à dire que vous vous adressez à tou­tes les familles politiques sans exclusive ?

    Au départ, nous n'excluons per­sonne. Mais il y a des gens qui s'excluent d'eux-mêmes : ceux qui acceptent l'éclatement de la société, ceux qui acceptent l'existence d'une société duale, ceux qui précisément ne sont pas prêts à donner son sens au mot République. Le rassemblement auquel nous aspirons doit se faire à par­tir de la gauche, d'un Parti socialiste populaire, enraciné dans les entreprises, à partir du monde du travail. Nous n'excluons personne a priori, mais vingt ans d'expérience nous apprennent qu'il y a des réalités de classe « incontourna­bles ».

    Précisément, vous faisiez allusion à l'approfondissement de ce qu'on appelle « la crise » dans la dernière période. N'avez-vous pas le senti­ment que cet approfondissement ait radicalisé les différences plutôt qu'il n'a effacé les clivages ?

    Au contraire. Je crois que depuis 1981 on a mieux mesuré l'importance de la notion -de « travailler ensemble ». Les liens affirmés entre recherche et indus­trie, entre école et entreprise, par exem­ple l'importance du dialogue social au sein de l'entreprise, sont des éléments décisifs dans la modernisation de la société. La planification moderne reste à inventer pour orienter l'évolution de la société. C'est une notion fondamentale­ment républicaine. Pierre Mendès France en parlait déjà il y a vingt ans. Les socialistes n'ont pas été capables à ce jour de relever le plan. Il faudra inventer une planification moderne, ouverte sur le marché mondial. C'est l'une des tâches d'une République moderne. Comme vous le voyez, les socialistes ne sont pas forcément en avance par rapport à la République...

    N'y a-t-il pas dans ce rassemble­ment que vous préconisez autour de la notion de République le risque d'une de ces illusions que le CERES a dénoncées dans le passé ?

    Nous sommes suffisamment ins­truits par l'expérience pour savoir dis­cerner les fausses solidarités des solida­rités justes. Nous savons que la moder­nisation ne sera possible que dans la justice sociale, et par l'approfondisse­ment du dialogue social. Mais ce n'est pas parce que la référence à l'intérêt général a pu être détournée de son sens que l'intérêt général n'existe pas. Nous proposons au mouvement socialiste d'en prendre la tête. Il a acquis suffi­samment de maturité pour se fixer un objectif aussi ambitieux. Ou on pense que le Parti socialiste est à la hauteur d'une telle ambition dans la période qui vient, et on prend des risques, ou on reste minoritaire en refusant de prendre des risques.

    En résumé, il s'agit de fonder soli­dement la culture de gouvernement des socialistes, à la fois sur le plan théori­que, par la référence à la République, et sur le plan politique, par rapport aux grands enjeux du XX. siècle. Il s'agit de dépasser définitivement les tropismes minoritaires. Le Parti socialiste doit être capable de rassembler une majorité de la France pour la conduire sur le chemin du progrès.

    Les espoirs que vous semblez placer dans l'édification européenne pour la promotion du socialisme vont surprendre. Compte tenu de ce qu'est actuellement l'ensemble européen, n'est-ce pas une illusion ?

    Nullement ! Nous affirmons que l'Europe est la dimension dans laquelle nous devons construire notre indépen­dance. Mais celle-ci ne peut revêtir que la forme d'une confédération de nations libres. La priorité est de forger dans cha­que pays une conscience de l'identité européenne et une volonté d'indépen­dance par rapport aux empires. L'exis­tence d'une France forte et indépen­dante est un levier essentiel pour la réussite de cette entreprise. Nous ne tombons donc pas dans les illusions de la supranationalité qui, dans l'état actuel des esprits, serait un frein pour l'affirmation de l'Europe. Avançons résolument, mais an mettant un pied devant l'autre : ne séparons pas l'indé­pendance nationale de l'indépendance européenne. Ne donnons pas congé au patriotisme français avant qu'il existe un patriotisme européen qui ne saurait d'ailleurs être que son prolongement.

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  • Les premières sessions du quatorzième colloque
    dans Volonté socialiste (printemps 1985)


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    Autres annexes:
    1) Le compte-rendu
    de la dernière phase du quatorzième colloque,

    3) Le dossier Notre République
    publié par En jeuen avril 1985
    4) L’interview de Jean-Pierre Chevènement
    dans le numéro de septembre 1983 d’En jeu.

     

    I– Numéro 44 (7 mai 1985)Annexe 2
     

    1) L’éditorial de Didier Motchane

    La période qui s'achève sous nos yeux aura été marquée par la victoire remportée par la ligne d'Epinay sur la droite mais aussi sur le sectarisme d'une direction communiste qui n'avait pas supporté de voir la maîtrise de l'union de la gauche lui échapper.

    Du point de vue de l'avenir, l'exercice du pouvoir par les socialistes depuis 1981 n'aura pas manqué de résultats positifs. L'alternance, c'est-à-dire concrètement la capacité de la gauche à prendre en charge les affaires de la France est entrée dans les faits, et, quels que soient les brouillards - et les brouillages - médiatiques, dans les têtes. Les grands chantiers ouverts dans le champ de la recherche, de la formation professionnelle, de l'école ont fait sauter des blocages anciens et commencé à dispo­ser les mentalités à assurer l'avenir. Une bataille d'arrêt contre le déclin Industriel a été engagée, et la construction d'un secteur public élargi a jeté les bases d'une renaissance. La décentralisation et les lois Auroux en créant de nouveaux centres de responsabilité favorisent le développement de l'initiative.

    En même temps, il est vrai, d'autres éléments ont assombri l'action de la gau­che. Une faiblesse de volonté dans la maîtrise des échanges extérieurs de la France a fait accepter un effort de croissance tout à fait insuffisant pour garantir notre indé­pendance et développer la justice sociale. Des choix de classe trop fragiles ont con­duit de trop nombreux socialistes à mesurer le sens et les résultats de leur action aux raisonnements et aux critères des libéraux. Le redressement de la balance commer­ciale et la réduction de l'inflation ont été obtenus par des rééquilibrages vers le bas, et le poids de la dépendance extérieure, culturelle autant qu'économique, n'a guère été allégé. Les choix de politique économique opérés de 1981 à 1983 ont progressive­ment démobilisé une part croissante de la gauche, et, le Parti Communiste étant ce qu'il est, abouti irrésistiblement à la rupture de l'union.

    En bref, la période que nous venons de vivre aura marqué à la fois l'aboutisse­ment de la ligne d'Epinay et l'épuisement de sa force propulsive. Faute d'avoir fait passer dans les têtes, et pour ce faire d'abord dans les leurs, les analyses et les valeurs du projet socialiste, les socialistes, réduits à leurs seules forces, doivent faire face à une puissante contre-offensive réactionnaire» Au fond, le choix de la propor­tionnelle, et l'installation d'un régime présidentiel de fait, est assez largement une conséquence de ce qui vient d'être résumé et de la rupture de l'union de la gauche. Mais dans la période que nous vivons, l'avenir de la gauche dépendra largement de celui du Parti Socialiste.

    D'aucuns considérant que le Parti d'Epinay a vécu, qu'il doit accomplir son « Bad Godesberg » c'est-à-dire renoncer à l'analyse et à la perspective socialiste, pactiser avec les forces du déclin, s'abimer dans un social libéralisme mondialiste et s'apprê­ter à ressusciter des alliances type « troisième force ».

    Ce n'est ni notre appréciation ni notre choix.

    Nous considérons que le Parti est d'autant moins perdu que la partie ne fait que commencer.

    Le Parti Socialiste doit, dans la période qui s'ouvre, constituer le môle de ras­semblement contre toutes les forces du déclin. Ce rassemblement ne se fera pas, dans un premier temps, au nom d'un socialisme dont l'image s'est aujourd'hui brouil­lée aux yeux des masses à l'ouest comme à l'est. Personne ne peut aujourd'hui mobi­liser les travailleurs au nom du socialisme et personne ne le pourra avant que l'his­toire ne redonne « un sens plus pur au mot de la tribu ». Voilà pourquoi c'est à la République que nous demandons les thèmes et le langage de masse capable de ras­sembler. Mais qu'on ne s'y trompe pas il ne s'agit en rien d'appeler à un vague ras­semblement sans âme et sans principe. Le contenu de la République est aujourd'hui la question décisive, tout comme l'était au congrès d'Epinay « le contenu de l'unité ».

    La République moderne, notre République s'identifie à trois exigences fonda­mentales : Démocratie sociale, Croissance, Indépendance.

    2) L’intervention de Gilles Galade à la « première session » (30-31 mars ?)

    L’ALTERNATIVE

    On lira ci-dessous l’intervention de notre camarade Gilles GALADE Tire de la première partie du 14ecolloque du CERES.

    .… Je ne sais pas si ce colloque va être historique, en tout cas, il sonne triste. (...) On croirait des gens qui voient que le jugement dernier va arriver et qui se demandent s'il y aura une résurrection. Je me suis dis qu'il fallait quand même essayer de parler un  peu de résurrection, c’est-à-dire de notre avenir et de savoir s'il y a pour nous un avenir. Et lequel.

    Sur le constat, tout le monde est d'accord sur le fait que la gauche a emporté en 1981 une victoire à la Pyrrhus. Mais la question qui se pose  au-delà de ce constat c'est de savoir si la morale de cette triste histoire c'est qu'il n'y a pas d’alternative plus mobilisatrice que, soit un retour en masse de la droite, soit la fuite en avant dans les alliances centristes et dans la politique de troisième force. Si c’est  ça l'alternative, la seule, pour le pays - et donc pour nous. S'il n'y a pas d'autre alternative à construire. Un camarade a dit tout à l'heure que la société duale a progressé depuis 4 ans...

    Ce qu'on appelle la société duale, c'est une alliance de classe pour revenir à notre langage accoutumé. C'est l'alliance de classe qui caractérise la situation des pays colonisés. C'est l'alliance entre une bourgeoisie qui est vendue à l'étranger et les groupes sociaux qu'elle a rassemblés autour d'elle et puis tout le reste qui est désintégré, qui est dominé, qui n'a aucune perspective d'avenir. L'enjeu de la société duale, cela reste, aujourd'hui comme hier, l'alliance entre la bourgeoisie multinationale et ce que nous avons appelé des fractions de la nouvelle petite bourgeoisie intégrée dans un système mondialiste, et puis le reste éclaté, désintégré, (...). Voilà quelle est la réalité pour la France actuellement et dans les années qui viennent. J'essaierai d'ordonner mon propos autour de 2 idées.

    La première idée c'est que, par rapport à l'enjeu principal qui est l'extension du mondialisme et de l'hégémonie de son idéologie d'accompagnement (le dogmatisme libéral ou le libéralisme mondialiste) il est nécessaire de fixer une ligne de conduite, un discours, des alliances, un programme - et j'essaierai de montrer que le mot d'ordre de République moderne, c'est le point d'appui - et on peut, bien sûr, discuter de ce qui le sous-tend. Mais c'est le point d'appui face à l'expansion du mondialisme et du dogmatisme libéral. La deuxième idée, c'est qu'adopter ce mot d'ordre de République moderne, cela ne signifie pas pour nous le fait de cesser d'être socialiste, mais le fait qu'on n'a pas cessé de l'être.

    En fait, mes chers camarades, il faut savoir tourner la page pour ne pas rester coincé entre les feuillets, et surtout pour pouvoir écrire d'autres pages. Mais cela, beaucoup de gens en France le pensent. Il est vraisemblable que le Président de la République le pense. Mais le problème c'est que ces autres pages que nous devons écrire, si nous en avons encore le temps, il faut qu'elles soient dans la continuité de notre propre histoire. L'enjeu de ce colloque, l'enjeu des mois qui viennent, c'est bien cela : nous devons tourner la page pour ne pas rester coincés entre les feuillets - certains resteraient coincés, je le sens avec tristesse - mais aussi d'écrire d'autres pages dans la continuité de notre histoire passée, en s'adaptant à des conditions nouvelles. Et quand je dis cela, je ne pense pas seulement au courant, mais à la gauche toute entière...

     Le mondialisme a le vent en poupe. On pourrait dire, d'une certaine façon, que c'est un autre nom pour l'impérialisme. Mais c'est un monde qui s'uniformise sous une seule hégémonie, sous un pouvoir que nous connaissons. L'idéologie mondialiste est ce qui fait que l'on acquiesce à ce processus, que l'on dise que c'est une bonne chose... Par rapport à cela, le mot d'ordre de socialisme autogestionnaire lui-même porte le poids du discrédit et de l'imposture - l'imposture, c'est de dire une chose quand on en fait une autre - qui a consisté à gouverner au nom du socialisme pour ne pas remettre en cause la logique du mondialisme et de la colonisation progressive de la société française, économique, sociale, intellectuelle.

    Est-ce que le mot d'ordre du socialisme est aujourd'hui face à la marée du mondialisme un point d'appui qui nous permet de résister et de repartir à l'offensive ? Personnellement je pense que le passage de la gauche au pouvoir - quelle que soit d'ailleurs l'issue des élections de 1986 - comporte, au moins pour les 15-20 années qui viennent un coup très dur à l'impact symbolique, à la possibilité d'hégémoniser une société au nom du socialisme. Le mot d'ordre de République moderne, qu'est-ce qu'il signifie ? Je ne dirai pas en soi, parce que les mots ne veulent rien dire en soi. Evidemment, les mots ont un passé -et du passé, ils tiennent une certaine charge -, mais ce qui compte, c'est la charge que nous leur donnons aujourd'hui. Qui se souvient encore que le Front National, c'était le nom d'un rassemblement érigé par le Parti Communiste à la libération ? Le mot d'ordre de République moderne par rapport à la marée du mondialisme, qu'est-ce qu'il signifie ? D'abord, l'intransigeance sur l'indépendance nationale - indépendance économique, indépendance culturelle - et sur sa capacité politique de constituer un espace de choix collectif autonome. S'il n'est pas possible de faire respecter cette indépendance dans le seul cadre d'une nation, il faut construire le cadre d'une alliance de nations. C'est le problème de l'Europe. Indépendance d'abord. Ensuite, la question de l'affirmation d'une volonté politique autonome. C'est la question de l'Etat. Quand je dis la question de l'Etat, je ne veux pas dire la question de l'administration de l'Etat - on a trop vite fait de passer muscade en confondant l'administration - c'est-à-dire l'Etat dans son apparence - et puis la notion d'Etat comme foyer d'une volonté politique. Dieu sait qu'il faut rénover, l'administration, la démocratiser - c'est quelque chose de terrible les pesanteurs administratives ; ce n'est pas le Leviathan, c'est une espèce d'escargot géant - mais, dans cette administration, il y a aussi des forces qu'on peut utiliser pour le renouveau. Il ne faut pas caricaturer. Pourtant, quand on parle de l'Etat, le problème, ce n'est pas le sort de l'administration ; c'est la capacité d'une volonté politique autonome à se focaliser autour d'un appareil d'Etat. Ceux qui attaquent l'Etat au nom de la lutte contre la bureaucratie, mais en fait parce que cette attaque contre l'Etat fait le jeu du mondialisme, parce que l'Etat, ce n'est plus seulement la bureaucratie, c'est une structure d'appartenance, de solidarité collective qui s'oppose à la marée du mondialisme - ceux-là savent très bien ce qu'ils font. Leur adversaire, ce n'est pas la bureaucratie, c'est une capacité autonome de choix collectif dans un monde dominé par la tendance du développement mondialiste.

    Donc d'abord, l'intransigeance sur l'indépendance. Ensuite, la position du problème de l'Etat comme pôle de volonté autonome Et troisièmement, ce que j'appelle rai le problème des solidarités.

    Le dogmatisme libéral met l'individu au pinacle. Ce n'est pas l'individu comme tel qu'il met au pinacle, évidemment, mais. la destruction de toutes les structures.de solidarité collective : les syndicats, les partis, l'Etat, la nation… Or il y a des solidarités sociales, entre groupes sociaux, entre classes d'âge, entre groupes ethniques… que seule la gauche peut aujourd'hui porter et que la mondia isation détruit sans retour. Tout cela est concret. Le débat sur l'école, le débat sur l'audiovisuel, le débat sur la sécurité sociale, mettent aux prises ces deux conceptions.

    Donc on ne peut pas parler du mot d'ordre de République moderne dans l'abstrait... Le problème est de définir une perspective stratégique avec la symbolique, les mots d'ordre, le discours et si nous devons donner ce sens à notre engagement, il faut voir pourquoi le mot d'ordre de République moderne est en phase avec la situation que nous allons vivre dans les toutes prochaines années.

    J'en viens ainsi à la deuxième idée sur laquelle je voudrais faire quelques considérations, de savoir que si on adopte ce mot d'ordre, de République moderne, ce n'est pas parrce qu'on a cessé d'être socialiste, mais parce que, précisément, en n'a pas cessé de l'être. Vous remarquerez que le débat sur l'autre politique n'a pas été un débat gauche/droite. C'est que l'autre politique, ce n'était pas une politique socialiste. J'ai eu l'occasion de le dire au colloque que nous avons eu à Paris : l'autre politique, était un moyen, en ouvrant un espace d'activité accru, de lutter contre le chômage qui démobilise les travailleurs, qui désagrège les structures dans lesquelles ils peuvent se reconnaître. En ce sens, l’autre politique, c'était notre intérêt. Naturellement, nous n'étions pas les seuls à penser cela. Il y avait des gens de droite qui pensaient cela, bien entendu... Il suffit de lire certains articles, d'écouter certains discours... je ne parle pas des politiciens de droite, mais de gens qui, en tant que journalistes intellectuels, économistes... se situentnt dans la mouvance traditionnelle de la droite. Et puis il y avait des gens de gauche, qui étaient évidemment contre l'autre politique - et vous remarquerez que toute leur argumentation était puisée dans le à malices du dogmatisme libéral.

    Il faut réfléchir à cela. Parce que quand on dit : le socialisme ce n’est pas à l'ordre du jour, cela fait sursauter. La lutte pour le socialisme sera toujours à l'ordre du jour. Si on avait décidé dès le départ que était une République moderne qu’on voulait faire - en 1981 - cela aurait peut-être évité un certain nombre d'ambiguïtés et de déconvenues.

    Quel rassemblement peut-on voir sous le mot d'ordre de République moderne ? Quel est le rassemblement social qui nous permette de défendre l'indépendance, de préserver la capacité de dégager une volonté politique autonome, appuyée sur un Etat, et de lutter contre la désagrégation des solidarités sociales et de créer de nouvelles solidarités ? Quel est ce rassemblement? Est-ce qu'il existé aujourd'hui ? Non. Si on y réfléchit, il me semble qu'il ne faut pas y réfléchir en termes uniquement logiques, mais aussi en termes culturels et intuitivement, je dirai qu’un rassemblement c'est ce qui exclut et ce qui regroupe. Et qu'est-ce qu'il faut exclure dans la France des 20 années qui viennent. Deux types de forces - au sens large : d’abord les forces qui acceptent l’abandon au mondialisme, celles qui acceptent que nous devenions une colonie, une sorte de Québec...

    Ce sont des forces puissantes dans l'Université, dans les media, dans le monde politique, évidemment, dans le monde des chefs d'entreprises, le patronat, les fractions qui ont un intérêt de classe à ce que nous soyons complètement vassalisés. Et puis il y a d'autres for,: ces qui n'ont pas place dans ce rassemblement. Ce sont toutes celles que produit la décomposition du tissu social, le regain de ce vieux courant xénophobe, raciste, ultra-conservateur que les ligues dans les années 30 ont exprimé, fascisme à la française en fait, et que Le Pen aujourd'hui symbolise - et que d'autres que Le Pen symboliseraient si Le Pen n'existait pas. Parce que ce n'est pas un effet personnel, mais un effet de structure. Ça c'est l'archaïsme au sens vrai du terme. Non pas l'ancien par rapport at nouveau. Mais ce qui est dessous, ce qui est au fondement, une sorte de sauvagerie qui naît de la désagrégation du bien social. Archaïsme qui existera toujours et contre lequel on construit une civilisation.

    Le mouvement ouvrier, dans ce rassemblement, je ne dirai pas seulement qu'il y a sa place, je dirai que c'est sa seule chance de survie historique. Comme la définition d'une perspective stratégique est aujourd'hui la seule chance de survie historique de la France.

    La place du mouvement ouvrier est centrale dans ce rassemblement. 1...1.

     


     

    II– Numéro 44 (7 mai 1985)

    On lira ci-dessous 5 textes avec lesquels nous commençons à rendre compte de Annexe 2
    la 2• partie du 14. colloque du CERES (22 et 23 juin). 3 d'entre eux résument les débats qui se sont déroulés en commission le 22 juin.

    1) intervention de Michel Charzat

    Les fonctions de notre colloque sont triples :

    - vérifier le consensus entre nous

    - approfondir et actualiser notre analyse politique

    - déduire une tactique au service de cette ligne.

    Nous trouvant au cœur de la discussion, nous sommes conduits à resserrer le débat sur l'essentiel.

    Nous devons être clairs avant 1986, afin de surmonter la situation du printemps 86.

    A cet effet, trois nécessités complémentaires s'imposent à nous :

    - anticiper collectivement

    - préserver notre cohésion

    - clarifier.

    I - Anticiper :la force du CERES réside dans sa capacité d'anticipation, de synthèse, de proposition d'une logique au service d'un projet.

    Les trois grandes séquences de notre trajectoire commune attestent de notre capacité à déterminer l'essentiel et à proposer concepts et analyses opératoires :

    1965-1974: Unité et Rénovation, Programme Commun de Gouvernement et Autogestion.

    1975-1985 : Contenu de l'union : les communistes, les socialistes et les autres, gauche « américaine » et restructuration idéologique de la droite, projet socialiste et enfin autonomie du P.S. (Bourg).

    1985... : Comment laisser ouverte la question du socialisme et desserrer les contraintes en France et en Europe ?

    Continuité et novation doivent inspirer notre démarche actuelle. Des acquis existent, car beaucoup a été fait, qu'il s'agisse de l'analyse de la société française, de la crise, du bilan des dernières années.

    Des remises en perspective, certaines réévaluations s'imposent. Nos analyses sur l'Europe, la Défense, le Tiers-Monde méritent d'être concrétisées.

    La stratégie économique et sociale de sortie de crise doit tenir compte des évolutions, nous ne sommes plus en 1974 ni même en 1982.

    Surtout, des enjeux nouveaux se précisent :

    - la restructuration du champ politique est à réaliser. Il faut lutter contre l'atrophie, l'anémie sociale, la dilution des valeurs collectives.

    - il faut aussi restaurer un clivage droite-gauche opératoire, ni passéiste à l'instar de la laïcité ringarde ou de l'ouvriérisme rétro ; ni moderniste à l'image de cette fuite en avant technologiste et économiste. Le socialisme ce n'est pas un Bad Godesberg plus l'ordinateur.

    A cet égard, le rôle du Parti Socialiste demeure décisif. Il lui revient d'ouvrir des perspectives, de conduire le débat dans la perspective d'une hégémonie à construire autour de son projet, afin de sélectionner son candidat à l'élection présidentielle.

    Le rôle du CERES consiste à être le logiciel commun d'une gauche sérieuse, capable de diviser le bloc adverse, au lieu d'être, comme c'est le cas, affaiblie par le libéralisme.

    Nous devons, en somme, être les acteurs autonomes d'un jeu, dont nous ne maîtrisons pas toutes les règles et, pour ce faire, être capables de peser à tous les niveaux du débat.

    Parmi les enjeux nouveaux, il convient aussi de mentionner le débat institutionnel.

    Les problèmes institutionnels sont, sans doute, à réévaluer à la lumière de l'éclatement du champ politique et de l'instauration du système proportionnel qui en accentue les dangers.

    Dans ce domaine, le choix se situe entre régime présidentiel et présidentialisation accrue.

    Nous devons être capables, après 1986, de maintenir un clivage droite-gauche opératoire, de faire prévaloir l'intérêt national, la pérennité des choix en dehors des pressions et des appétits des groupes charnière, et de faire fonctionner une alternative dans l'alternance.

    L'évolution vers un régime présidentiel peut, en restaurant le Parlement dans ses prérogatives, préserver les impératifs de stabilité et de contrôle démocratique.

    II - Préserver notre cohésion

    Il faut regarder au-delà de 1986, pour ne pas être broyé par les événements ; il ne faut pas, pour autant, passer 86 par profits et pertes.

    Notre survie politique est subordonnée à l'anticipation, à la capacité de rebondir collectivement. La tactique demeurant soumise à la stratégie, il importera de ne pas céder à des pulsions, à des velléités.

    Aussi, la question de la motion doit-elle rester ouverte.

    Nous devons nous tenir prêts, moins par des déclarations définitives, que par une réelle capacité à proposer et à entrainer les socialistes.

    A cet égard, le conflit Fabius-Jospin constitue un événement à ne pas négliger...

    Nous n'avons à jouer ni les Sherpas, ni les Ponce-Pilate.

    L'essentiel consistera à donner un contenu à la notion de souveraineté du Parti qui vient d'être opportunément, mais tardivement, affirmée.

    Nous ne sommes pas neutres, même s'il convient de prendre conscience que nous ne sommes pas les acteurs de ce conflit.

    Tout au plus pouvons-nous exiger une solution positive à cette situation qui divise davantage le courant A que le - Parti.

    En clair, si les problèmes tactiques sont correctement gérés, dans les mois à venir, nous préserverons nos forces intactes, pour peser efficacement le moment venu. Nous disposerons, alors, d'une influence non négligeable dans le Parti Socialiste, et d'une proposition de ligne politique pour la gauche toute entière.

    III - Clarifier

    Pour pouvoir rebondir, il importe, préalablement, de clarifier ce qui doit l'être.

    - Le débat novation-continuité relève du faux débat. Si nous travaillons pour le socialisme éternel, il n'y a pas de nouvelle période.

    En revanche si nous travaillons pour les 10 ans à venir, force est de constater qu'il existe aujourd'hui des données différentes de celles des décennies 60 et 70.

    Laisser ouverte la question du socialisme ne signifie pas brader le socialisme, mais chercher à éviter la marginalisation ou l'écrasement, chercher à articuler le court terme au moyen terme.

    - Le débat République moderne / Socialisme appartient aussi à la liste des problèmes mal posés. Ce qui est en cause, c'est le contenu de la République.

    La République correspond, en France, à la forme historiquement spécifique de la démocratie, c'est une utopie positive.

    Le Socialisme ne se construira pas en dehors de la République (Jaurès), mais comme son accomplissement.

    De ce point de vue, nous sommes prêts à accepter une meilleure formule que République moderne. Mais qu'on nous la propose.

    - La relation courant/Chevènement est également souvent mal traitée.

    Nous faisons de la politique en France, en 1985. L'action de Jean-Pierre Chevènement et celle du courant sont complémentaires. Lui, c'est lui, nous c'est nous, et la somme des deux donne le CERES.

    Nous ne voulons plus servir de force d'appoint, de Sherpa intellectuel, ou de Harkis pour les temps difficiles.

    A ce propos, le détour institutionnel doit être pris en compte si nous ne voulons pas qu'il nous impose d'autres choix.

    Un projet, un candidat, des militants sachant où ils vont, définissant une perspective commune. Forts de notre accord, la confiance mutuelle fera le reste.

    2) Intervention d'Hélène Goldet

    Je ne parlerai pas de la contribution[1].

    (—) Même si cette contribution se situe largement dans le long terme, elle est, pour tous les responsables CERES, un outil politique dans une bataille de court terme.

    Les quelques remarques qui suivent concernent le syndicalisme mais je m'efforcerai de ne pas adopter pour autant un point de vue de syndicaliste.

    Il y a deux manières d'être ouvriériste :

    Il y en a une qui est frileuse, timorée et qui consiste à escamoter la dimension politique des luttes sociales.

    De Bergeron à Rocard et même à Krivine, une vaste palette s'offre à ceux que tente cette démarche facile et manipulatrice.

    Il y en a une autre qui constitue le squelette des analyses du CERES et que l'on peut résumer ainsi : la gauche ne survivrait pas à la disparition du mouvement ouvrier.

    Mais, et c'est là, me semble-t-il, le cœur des nouveaux problèmes que nous avons à affronter, la décomposition de l'ensemble des projets politiques qui structurent la gauche et bien sûr d'abord - mais non exclusivement - l'Union de la Gauche comme projet, comme exigence et comme rêve crédibilise un projet autrement plus dangereux : celui d'un mouvement ouvrier qui survivrait à la gauche.

    Ce n'est pas là une situation totalement nouvelle dans notre pays. Ce phénomène est récurrent partout où, comme en France, ne domine pas la social-démocratie. De 1927 au début des années 50, après 1958 et, dans une certaine mesure aussi, de 1977 à 1981 les mêmes tendances ont été à l'œuvre.

    A moins de rêver d'un bouleversement politique considérable, il est évident, pour qui prend la peine de réfléchir, que cette perspective ne mène nulle part.

    Une autre manière, moins abstraite, de décrire ce qui se joue ici est de dire ceci : le désarroi manifeste des équipes qui dirigent les grandes confédérations syndicales -mais aussi nombre de grandes associations et mouvements populaires -donne une responsabilité, un espace considérable à un courant comme le nôtre : celui d'offrir, peut-être pas immédiatement mais lorsque les circonstances seront

    favorables, des raisons décisives d'être à gauche.

    Ce qui ne veut pas dire réduire la gauche à ces équipes et à ceux qui sont sous leur influence. La gauche n'est pas le secteur politique des confédérations syndicales, nous ne sommes pas dans la Grande-Bretagne travailliste des années 50.

    La lutte contre le chômage, la démocratie ouvrière, dont l'autogestion n'est qu'une image d'Epinal, la démocratie économique et politique à qui nous avons redonné le beau nom de République sont bien les thèmes qui nous engagent dans cette voie.

    Mais prenons garde de conserver en permanence la volonté consciente d'y parvenir et de dégager les moyens nécessaires faute de quoi, comme toujours en politique, rien ne se fera.

    Pour conclure mon intervention, j'aimerais rappeler une évidence : ce n'est pas sur nos idées, ou grâce à la séduction personnelle - toujours subjective - de certains dirigeants du CERES ou de République Moderne, que nous construirons dans le pays un élan quelconque. Un tel ralliement de forces sociales et politiques diverses, y compris - pourquoi pas - parmi les dirigeants d'entreprises qui constituent le résidu d'une bourgeoisie française non compradore, ne s'opérera que si nous pesons politiquement, et nous ne pèserons que parce que les forces vives de ce pays, c'est-à-dire le mouvement ouvrier, se retrouveront majoritairement dans notre projet politique.

    Il n'y a pas aujourd'hui plus qu'hier, même si c'est vrai que la période a changé avec le départ des communistes, de contradictions entre notre engagement à la tête du mouvement ouvrier et notre volonté de rassembler toutes les forces de progrès dans ce pays.

    Il y a une synergie à trouver et je souhaite que, malgré leurs insuffisances, la contribution et l'ensemble des textes qui engagent actuellement notre responsabilité collective nous permettent d'y parvenir.

     

    3) Commission n°5 Problèmes du syndicalisme

    La discussion en commission s'est articulée autour de 3 points :

    a) une présentation d'actualité sur chacune des organisations

    b) les caractéristiques de l'action syndicale aujourd'hui

    c) les thèmes de réflexion et d'action que notre courant et le Parti doivent proposer aux militants et organisations syndicales afin de faire avancer notre projet.

    A. L'actualité sur chacune des organisations :

    La C.F.D.T. : son congrès vient de se terminer et l'on peut dire, sans se tromper, que celui-ci n'a rien réglé. Malgré son succès sur le quitus, le secrétaire général apparaît isolé ; les idées du courant dit moderniste ne sont pas passées au congrès ; les négociateurs qui ont mené la négociation sur la flexibilité ont été les plus mal élus à l'élection du Bureau National.

    Annexe 2

    Le débat reste donc ouvert au sein de l'organisation notamment au sein de la majorité mais aussi au sein de la minorité en particulier sur l'adaptation du syndicalisme et les réponses syndicales les plus adéquates à la période et au problème majeur : celui de la résorption du chômage et de la création d'emplois.

    La C.G.T.: prépare à son tour son congrès qui se déroulera en novembre prochain. A la C.G.T. le tournant peut être daté en 1978, au 40. congrès de Grenoble. Celui-ci avait suscité des espérances et des ouvertures tant sur le fonctionnement que sur l'unité d'action.

    Celles-ci furent sans suite.

    Une lutte d'influence et d'appareils s'est déroulée. Séguy a été mis sur la touche, sa démarche d'ouverture a été condamnée car estimée non payante pour la C.G.T. Krasucki a été l'homme de cette situation même si aujourd'hui il apparaît, comme secrétaire général de la C.G.T., quelque peu en décalage par rapport au P.C.

    En fait, il convient d'analyser la situation de la C.G.T. d'abord à partir de la situation du P.C. et notamment à la lumière du 25° Congrès de celui-ci marqué par une nette régression quant à la place qu'il estime occuper dans la société française.

     Le débat, public maintenant, semble porter davantage sur des questions tactiques que l'on peut ainsi résumer :

    - la C.G.T. doit-elle être le fer de lance du P.C. (voir S.K.F.) ?

    - ou bien faut-il d'abord préserver l'unité de la C.G.T. et de ses diverses composantes : communistes - socialistes - Òsans parti ?

    Ces questions devraient réapparaître dans la préparation du congrès et sans nous immiscer dans la vie interne de cette organisation, cette situation pourrait donner à nos camarades du parti et du courant un espace d'expression supplémentaire.

    F.O. : F.O. s'est servi de la C.F.D.T. et de la C.G.T. comme repoussoirs afin d'apparaître comme le seul syndicat indépendant et libre.

    Cela s'est traduit pour cette organisation par des succès électoraux aux élections sociales (v. sécurité sociale), un peu moins aux élections professionnelles. Ceci n'a pas pour autant entraîné un développement de son implantation dans les entreprises.

    En réalité, le syndicalisme est aussi en crise à F.O.

    En effet, l'anticommunisme - qui fonde l'identité de F.O. - tend à se banaliser, après s'être généralisé, de même aujourd'hui l'image d'un P.C. super-puissant ne correspond plus à la réalité.

    Par ailleurs le flou des positions de F.O. lui permet de recruter dans un éventail large qui va des R.P.R. aux trotskistes mais ceci ne peut durer qu'un temps : pour trouver un nouveau souffle, F.O. devra choisir. Choisir entre la lutte idéologique à laquelle, d'une certaine manière, il se refuse et passer également en son sein des compromis, par exemple sur le pouvoir d'achat : choix qu'il se refuse encore à faire.

    Faut-il encore rajouter que F.O. n'est pas, n'est plus, l'interlocuteur privilégié des pouvoirs publics qu'il rêvait d'être et, en cette période, n'a plus même le monopole de la contestation.

    Bref, le moment va se rapprocher pour F.O. d'opérer enfin des choix.

    F.E.N.: cette organisation connaît à son tour une érosion syndicale. Elle est passée de 550 000 adhérents en 76 à 460 000.

    Dans cette érosion, il y a des situations contrastées une baisse importante au S.N.I., une progression parmi les professeurs d'éducation physique.

    Mais globalement, cette baisse atteint toutes les sensibilités qui composent la F.E.N.

    Ceci est sans doute dû à des causes de plusieurs natures :

    - un embourgeoisement du corps enseignant

    - une déception, après 81, sur le problème de la laïcité

    - une sclérose, voire un corporatisme, de l'organisation.

    D'un autre côté, la F.E.N. a des atouts :

    - sa puissance, son organisation entre autres à travers des mutuelles

    - son caractère largement unitaire dans son milieu professionnel.

    Encore faut-il noter que F.O. conteste maintenant sa représentativité et que la C.G.T. est à son tour également tentée de le faire.

    Dans la période qui vient, on peut donc assister de la part de la F.E.N. à un durcissement afin de préserver, sauvegarder son outil syndical.

    B. Les caractéristiques de l'action syndicale aujourd'hui

    Les caractéristiques tiennent - comme pour l'ensemble du courant - à une bonne analyse de la période.

    Faut-il rappeler, préciser :

    - que la période d'unité d'action C.F.D.T./ C.G.T. des années 60/70 ; des défilés unitaires Bastille-République, Frachon puis Séguy Dascamps [sic] a, dans les formes de la décennie passée, vécu.

    Ceci ne veut pas dire qu'il ne faille pas aujourd'hui relancer, dans des formes appropriées, l'unité d'action.

    − que la période de forte croissance des mêmes années a aussi vécu.

    Ce qui ne veut pas dire non plus qu'il ne faille pas remettre la croissance à l'ordre du jour, comme le propose d'ailleurs notre contribution.

    − faut-il préciser encore que les perspectives politiques mobilisatrices fortes du .programme commun n'existent plus aujourd'hui. Ce qui ne veut pas dire, là non plus, qu'il n'y ait pas nécessité de proposer un projet politique mobilisateur.

    Mais bien entendu à situation différente propositions nouvelles, différentes, adaptées à la période, même si les finalités restent identiques.

    Tout ceci pour dire qu'unité d'action - ou convergences intersyndicales -, croissance, perspectives politi ues influent sur la dynamique syndicale et sociale.

    D'autres facteurs jouent également un rôle :

    - les modifications des conditions de la production et des services

    − les modifications de l'organisation du travail et de la diffusion des technologies dans tous les secteurs d'activité - une attitude souvent ouvrièriste vis-à-vis des techniciens et cadres

    − les politiques sociales du patronat lequel se trouve fréquemment à l'initiative. - le développement du chômage et 14, difficulté pour les organisations syndicales de rester en lien avec les chômeurs

    −la difficulté à organiser, à syndicaliser les travailleurs des PME qui représentent pourtant la moitié de la population active, ainsi qu'à nous situer positive ment dans le secteur très diversifié d, l'économie sociale.

    Mais ne cultivons pas la sinistrose syndicale.

    Si l'on peut regretter que l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 n'ait pas permis de donner le coup de pouce souhaitable, la désyndicalisation n'est pas propre à la France et dans notre pays elle ne date pas de 1981. Si les effectifs syndiqués et les conflits du travail ont baissé, si le syndicalisme dans les entreprises appartient encore à une minorité, la situation n'est pas partout identique.

    Il faut par exemple observer, noter l'augmentation sensible des créations de sections syndicales dans les entreprises.

    Pour syndicaliser, resyndicaliser, il faudra - comme pour le Parti - en étant en prise sur les réalités, donner un espoir, un avenir à la classe ouvrière, bref tracer des perspectives politiques.

    C. Les thèmes de réflexion et d'action, de notre parti et du courant, sur le syndicalisme :

    Il convient de dire tout d'abord que le syndicalisme nous intéresse. Par nature celui-ci est de gauche et la Gauche sans cette partie organisée du mouvement ouvrier dans les entreprises, services, administrations, serait en somme en état de manque !

    Le syndicalisme nous intéresse et il est bon que les militants socialistes soient engagés dans les syndicats.

    Il est bon qu'en toute autonomie sur les fonctions, l'action, les stratégies, les propositions en présence soient l'objet de discussions fraternelles.

    Pour nous ceci ne peut se faire sans un certain nombre de principes qui guident notre action habituellement :

    - lier la lutte de classe avec la lutte de masse

    - favoriser, étendre - comme le propose notre contribution - la démocratie économique et sociale.

    Ceci permettra de donner un contenu concret à la République Moderne : - développer la notion de solidarité contre le repli, c'est-à-dire contre le déclin et l'éclatement de la classe ouvrière

    - valoriser, renforcer le rôle des organisations syndicales et leur capacité d'action et de négociation à tous les niveaux.

    Finalement, le syndicalisme n'est pas en crise.

    Il est, comme lieu de médiations, dans la crise ou plus exactement au cœur des mutations.

    C'est pourquoi il doit s'adapter au monde qui bouge.

    C'est pourquoi la mutation qu'il doit lui-même opérer sur sa fonction le conduit à passer d'une situation de contestation à une situation plus complexe, plus risquée de proposition.

    Ainsi la nature même de la revendication se trouve modifiée et la fonction du syndicalisme devrait s'en trouver renforcée, crédibilisée.

    Ceci peut se faire dès maintenant.

    Les problèmes concrets sur lesquels s'appuyer ne manquent pas : développement de l'initiative économique, création d'entreprises et comités d'emploi au niveau local ou régional, élaboration des plans d'entreprise et de formation, etc… 

    Du vieux on peut tirer du neuf mais ce qui est le plus important, le plus significatif c'est le passage d'une période à une autre. 

    Ce qui est difficulté aujourd'hui peut devenir richesse demain. Il en est ainsi de la désyndicalisation qui peut permettre un renouveau syndical Alors, puisque le syndicalisme nous intéresse, portons maintenant le débat à partir du « V.S. » spécial et des travaux de ce colloque dans les fédérations. Ainsi nous aurons tous ensemble pro­gressé. 

    4) Commission n°1 Politique économique

    But approfondir certains points en discussion et non établir un catalogue de mesures cohérentes. Sur ce plan, beaucoup de ce qui a été fait pour élaborer nos propositions économiques à Bourg-en-Bresse demeure valable -comme on le retrouve au sein du texte « Avant projet pour quelques orientations essentielles ». 

    Cinq points ont été développés et sont présentés ci-dessous : 

    1 - Une période s'achève

    2 - Démocratie dans l'entreprise

    3 - Planification et financement

    4 - Croissance et durée du travail

    5 - Projet économique européen

    1 - Quand on dit qu'une « période s'achève irrémédiablement », c'est aussi celle d'une problématique économique posée essentiellement en terne de « rupture avec le capitalisme », parce que posée essentiellement dans le cadre national. Or, le cadre national n'est plus un espace suffisant pour une rupture avec les logiques fondamentales du capitalisme : il n'est plus en effet le lieu central de l'accumulation, s'il est bien le lieu de résistance contre la mondialisation. 

    A ce propos, deux remarques prin­cipales ont été faites : 

    - au-delà de cet énoncé théorique glo­balisant, la réalité est plus complexe selon les secteurs, l'accumulation est régionale, nationale ou mondiale. C'est cette diversité de la réalité capitaliste d'aujourd'hui qui nous permet de jouer sur ses contradictions, et qui donne un sens à une politique industrielle natio­nale, à une planification décentralisée, comme à des projets européens... - si la « rupture avec le capitalisme » n'est plus à l'ordre du jour, c'est sans doute d'abord pour des raisons politi­ques : le recul du mouvement ouvrier des années 70 aux années 80. 

    2 - Comment appuyer ce projet d'indépendance pour la France et l'Europe sur l'élargissement de la démocratie dans l'entreprise, alors que la modernisation nécessaire, pour l'essen­tiel imposée par la concurrence interna­,: tionale, se traduit par des technologies et une organisation du travail confor­mes à la logique du capital ? L'élargisse­ment des droits des travailleurs est pourtant une dimension essentielle. 

    L'accent a été mis sur le contrôle de la formation et de l'investissement, c'est-à-dire l'utilisation productive de la plus value. 

    Mais, au-delà des mots, il semble qu'un véritable contrôle des travailleurs ne corresponde pas aux réalités sociales de la période. Ce qui est important c'est d'être animé par une démarche de com­promis social (et non de dialogue social, terminologie de droite). 

    Cette démarche se présente diffé­remment selon les secteurs (privé/public, PME/grandes entrepri­ses, industrie/services, etc...). Elle trouve sa cohérence dans le cadre glo­bal de négociations sur la répartition des gains de productivité et l'orientation des investissements. 

    Ce qui nous renvoie au troisième point, sur le Plan.

    3 - Pour réfléchir sur la planification on part d'un triple constat : 

    - l'existence d'outils techniques très performants (ce n'est donc pas là qu'est le problème), 

    - l'absence totale de volonté politique, - qui explique sans doute l'absence de structures permettant une planification moderne et démocratique. 

    Il paraît nécessaire de s'inspirer à la fois des expériences de planification très concrètes des grandes entreprises, et des exemples de concertations dyna­miques réussies comme le Colloque sur la Recherche. Le débat permet de poser les problèmes et d'assurer un soutien aux choix des responsables politiques, qui tranchent en établissant des priori­tés réelles et contraignantes. 

    Nous allons mettre en place un groupe de travail car ce point est essentiel. 

    Le débat a montré qu'il était néces­saire parallèlement, pour permettre une planification efficace, de débureaucrati­ser l'économie française : 

    - en transformant le système bancaire et financier pour le sortir de sa logique d'institution, 

    - en redéfinissant les modalités de mise en œuvre et d'attribution des comman­des publiques, 

    - en redéployant l'Administration vers les problèmes économiques (surtout au niveau des collectivités locales). 

    Un des terrains privilégié de l'exer­cice d'un véritable Plan dans la période à venir est constitué par les problèmes du système de protection sociale. C'est en tout cas dès aujourd'hui un secteur mobilisateur de résistance aux projets libéraux. 

    4 - Mais la planification permet aussi de faire des choix quant au con­tenu de la croissance. 

    Si nous ne pouvons nous en tenir à revendiquer la croissance sans nous mobiliser pour une croissance « forte et différente », ces différences sont difficiles à appréhender en termes de produits et d'organisation de la production étant donné les incertitudes actuelles sur la, ou les, sorties de crise possibles. En termes par contre de politique industrielle et de priorité à l'investissement, les enjeux sont plus évidents. Mais certains camarades s'inquiètent d'une priorité à la modernisation au détriment éventuel du pouvoir d'achat. 

    Indépendamment des conséquences socio-politiques éventuelles, c'est, au plan de notre économie, accepter une dualisation entre un secteur de pointe constitué par les biens d'équipement et certaines branches des biens intermédiaires et un secteur de production des biens de consommation qui subirait des reculs dramatiques pour le marché intérieur français. Ça risquerait d'être le cas également de la construction, alors que la France pourrait avoir beaucoup d'atouts dans ce domaine - et a un retard à combler au plan des besoins à satisfaire.

    Par ailleurs, sans sombrer aucunement dans la recherche de la réduction du temps de travail comme alternative à la croissance pour régler les problèmes d'emplois, nous avons tenu à mettre les choses au point sur ce plan :

    a) le problème ne peut être posé de façon globale.

    b) en aucun cas nous ne devons en faire un tabou : si la croissance peut seule donner un contenu social dynamique à la réduction du temps de travail, tant qu'il y a un nombre élevé de chômeurs, la réduction du temps de travail sur le total de la vie active (pour les jeunes et pour les préretraités) paraît plus dangereuse qu'une réduction annuelle ou hebdomadaire qui serait reliée au développement de la formation des travailleurs.

    5 - II paraît évident que nous ne pouvons envisager une Europe dont la compétitivité s'appuierait sur des salaires proches de ceux de l'Asie du Sud-Est ou une organisation sociale à la japonaise par exemple. C'est pourquoi, même s'il est tissé de compromis avec les bourgeoisies au pouvoir enEurope, parce que leurs intérêts sont en partie contradictoires avec ceux des concurrents américains ou japonais, notre projet de développement pour l'Europe doit s'appuyer sur les travailleurs et la gauche européenne. Ce sont les mouvements ouvriers européens qui, même dans l'opposition, peuvent construire les rapports de force qui nous feront avancer vers une Europe sociale ou une Europe industrielle.

    Sur ce plan nous ne pouvons nous en tenir à l'action par la C.E.E. et sa mécanielue institutionnelle, essentiellement favorable au libéralisme. Il faut lancer des dynamiques dont les bases sont d'abord nationales.

     

    5) Commission n°3  Etat et Institutions

    On peut résumer les points forts de notre analyse de l'Etat en s'appuyant notamment sur deux idées du Projet Socialiste (partie VOULOIR) :

    1. La liberté a besoin d'un Etat légitime.

    2. Les socialistes ne sont ni étatistes ni anti-étatistes.

    Le groupe s'est également interrogé :

    3. sur le rôle des administrations, et plus particulièrement des grands corps.

    4. sur le régime présidentiel préconisé dans la contribution du courant.

    5. sur les institutions européennes.

    1. Non seulement l'Etat et la liberté ne s'opposent pas nécessairement, mais la liberté, l'égalité et la solidarité ont besoin d'un Etat légitime. Cet Etat doit exprimer, de manière claire pour les citoyens, le refus de se soumettre au cours des choses, c'est-à-dire aux puissances établies et aux inégalités.

    2. Il s'en déduit que nous ne sommes pas anti-étatistes, ni d'ailleurs étatistes.

    a) Anti-étatistes, évidemment pas si l'on considère l'offensive libérale contre l'Etat, offensive qui vise à une remise en cause des compromis que les classes dominantes avaient dû concéder à la libération et dans les années qui ont suivi.

    Anti-étatistes, nous ne pouvons non plus l'être face à un individualisme sans principes, profondément régressif et destructeur. On trouve par exemple, dans le courrier des lecteurs d'un journal régional, la question suivante : « pourquoi paierais-je des impôts pour l'école, alors que je n'ai pas d'enfants ? ». Face à de tels dérapages, qui ne sont pas rares, nous devons affirmer avec force le sens de l'Etat, les valeurs du civisme, du patriotisme et de la solidarité. A l'inverse des libéraux, nous ne pensons pas que la poursuite de leur intérêt égoïste par chaque individu ou groupe puisse constituer l'intérêt général. A l'inverse de Jacques Chirac, nous n'estimons pas que « le seul moteur de l'activité humaine est le profit » (forum de l'Expansion - octobre 84).

    b) Nous ne sommes donc pas antiétatistes, mais nous ne sommes pas non plus étatistes, si l'étatisme signifie la vénération de l'Etat en soi ou l'immobilisme vis-à-vis de l'Etat tel qu'il est aujourd'hui.

    A cet égard, les gouvernements qui se sont succédés depuis mai 81 ont entrepris, partiellement, la décentralisation, qui était nécessaire et que la droite a été incapable de promouvoir. Mais ils ont été trop timides en matière de planification et, d'une manière générale, l'impulsion politique a souvent fait défaut. En l'absence d'un vrai plan, le secteur public élargi n'a pas pu jouer suffisamment le rôle moteur qui doit être le sien. De même, la politique de répartition a certainement manqué de profondeur et de cohérence : le débat sur ce qu'on appelle, mal à propos, les « prélèvements obligatoires » a été mal conduit ; celui, à venir, sur le financement des retraites se présente mal.

    Seul un débat large et clair, sur la politique de la répartition et dans le cadre de la planification, permettra de dépasser les corporatismes et de fonder une nouvelle croissance. La lutte contre les forces du déclin exige aussi une participation active des citoyens : à la vie locale, dans l'entreprise.

    3. Vis-à-vis de l'administration, la démocratisation a été fort limitée : la troisième voie de l'ENA est une réponse insuffisante et ambiguë, de même que les changements de dirigeants à la tête des administrations centrales ou locales. La démocratisation des administrations passe par un vigoureux effort de formation, nécessaire de toute façon face au développement des nouvelles technologies informatiques et bureautiques. La démocratisation passe par la reconnaissance réelle de la fonction publique territoriale, à parité avec celle de l'Etat, ce qui est par ailleurs nécessaire pour se donner les moyens de réussir la décentralisation et la déconcentration administrative.

    Les tendances bureaucratiques et technocratiques ne peuvent être surmontées que si les (hauts) fonctionnaires se voient clairement définir leur mission, au service de la République. Ceci exige une impulsion politique forte, dont le colloque de la Recherche a fourni un exemple, et la cohésion de l'Etat.

    En effet, l'autonomisation de la Fonction Publique, le jeu des grands corps se fonde aussi sur un exécutif à la fois peu cohérent (multiplication des instances d'arbitrages qui facilitent les manœuvres) et sur une prééminence abusive de l'exécutif : l'abaissement du Parlement ne lui permet pas de jouer son rôle de législateur, ni de contrôler efficacement l'exécutif et les administrations.

    Ceci nous conduit à réfléchir sur des réformes constitutionnelles.

    4. La contribution « Indépendance, Croissance, Démocratie » envisage une évolution vers un régime présidentiel. Cette évolution s'opposerait au présidentialisme qui a prévalu jusqu'à présent, mais il apparaît nécessaire d'en préciser le contenu afin de lever tout malentendu. Cette proposition se fonde sur un postulat, un constat et une anticipation.

    Le postulat : le principe de l'élection du Président de la République au suffrage universel direct ne sera pas remis en cause à un horizon visible. On raisonne donc sur cette base, sans forcément l'admettre comme éternelle...

    Le constat : le régime parlementaire, qui est censé être le nôtre, est largement fictif. De fait, l'exécutif domine totalement le processus législatif. Même la procédure d'engagement de responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée est bien plus un pouvoir supplémentaire de l'exécutif vis-à-vis de l'Assemblée que l'inverse. Le présidentialisme d'avant 1981 ne s'est pas atténué. L'anticipation : la Constitution de la V. risque fort de vieillir très vite, et mal, à partir de 1986. L'instauration de la proportionnelle pour les législatives, notamment, est de nature à accentuer les pouvoirs du Président tout en affaiblissant l'autorité de l'Etat (tractations permanentes pour constituer à l'Assemblée des majorités à géométrie variable ; « dictature de marginaux d'extrême-droite »).

    Le souci de revaloriser le rôle du Parlement et de rationaliser l'efficacité de l'Etat conduit donc à préconiser l'instauration d'un véritable régime présidentiel : suppression du droit de dissolution ; suppression de la responsabilité du gouvernement devant l'Assemblée ; raccourcissement à 5 ans du mandat présidentiel ; suppression de l'article 16 ; suppression de la fonction de Premier Ministre (1).

    Est-il opportun d'avancer aujourd'hui de telles propositions ? Ont-elles une chance d'aboutir ? Cette proposition revêt des aspects tactiques, mais ils sont loin d'être dominants : notre démarche consiste à poser des problèmes de fond qui se posent et qui, en outre, peuvent évoluer très vite. Un parti, un courant, devraient-ils s'interdire d'aborder les questions constitutionnelles, même si - pour l'instant - nous ne disposons pas encore des moyens de faire aboutir ces propositions (2) ?

    Pour résumer politiquement nos propositions, on peut observer :

    • que l'organisation des pouvoirs centraux assurait, dans une certaine mesure, la stabilité au détriment de la démocratie.

    • que l'instauration de la proportionnelle risque de remettre en cause la stabilité institutionnelle sans développer la démocratie.

    • qu'il s'agit donc d'assurer la stabilité et la démocratie. Un régime présidentiel, qui serait de nature à revaloriser le rôle du Parlement, le permettrait.

    5. Le patriotisme est souvent caricaturé, confondu avec le nationalisme chauvin, et opposé à l'ouverture internationaliste. Rien n'est plus faux, Jaurès l'avait déjà souligné avec force. Aujourd'hui, un enjeu décisif est d'élargir la volonté d'indépendance, le patriotisme, à l'Europe.

    La reconnaissance d'une communauté de destin peut fonder un patriotisme européen à trois conditions :

    • ne pas confondre le patriotisme et le nationalisme xénophobe qui est sa version superficielle et, en fait, son contraire.

    • ne pas opposer un patriotisme européen aux patriotismes de chacun des pays européens. Au contraire, l'affirmation d'une volonté nationale - notamment en France - est indispensable à l'essor d'une volonté commune.

    • ne pas confondre volonté et ignorance des réalités : l'Europe n'est pas encore ressentie comme une communauté de destin par les peuples qui la composent. « L'européisme », qui chercherait la solution dans une fuite en avant supranationale, exposerait l'Europe au renforcement des tendances centrifuges, et à l'éclatement.

    Au plan institutionnel, c'est vers une Europe confédérale qu'il faut aller. Le « droit de veto » devrait être redéfini, afin de correspondre véritablement aux intérêts vitaux du pays qui l'exerce. Son utilisation « libérale », qui découle de ce qu'un pays non producteur a intérêt à s'approvisionner directement sur le marché mondial, ne se fonde pas sur « l'intérêt vital » mais conduit à l'impuissance. Par contre l'abandon pur et simple de la règle de l'unanimité ne serait pas acceptable, ni réaliste... En tout état de cause, l'équilibre institutionnel existant doit être maintenu en faveur du Conseil des chefs d'Etat et de gouvernement, qui doit rester (ou devenir) l'instance de décision. Le rôle de contrôle de l'Assemblée européenne peut être étendu, mais pas son rôle législatif pour l'instant.

    Au plan monétaire, l'ECU doit s'affirmer face au dollar. Il ne sera solide que si le SME est rationalisé, de manière à éviter les crises périodiques.

    La coopération technologique entre les pays d'Europe est indispensable. Afin de ne pas risquer de renforcer le caractère dual des économies européennes (chômage, développement inégal des régions...), il sera également nécessaire d'assurer un développement régional équilibré et d'harmoniser par le haut les politiques sociales.

    En fait, les progrès de la construction européenne dépendent pour beaucoup de la capacité de « l'eurogauche » et du mouvement ouvrier européen à s'organiser, notamment face aux multinationales américaines et japonaises. C'est là une priorité fondamentale (3).

    Conclusion

    Le Parti ne doit pas craindre de poser les problèmes institutionnels devant le pays. A cet égard, le conflit Jospin-Fabius ne permet pas une clarification des enjeux. Seul un projet, fondé sur l'indépendance, la croissance et la démocratie, peut nous permettre de régénérer le débat démocratique dans le pays et de contribuer ainsi à l'affirmation d'un Etat légitime, compris comme tel par les citoyens.

     

    (1) La note de Jean-Paul PLANCHOU, intégrée au dossier <, Etat et Institutions », décrit de manière plus détaillée les propositions et l'argumentation.

    (2) Seule la réduction à 5 ans du mandat présidentiel, votée en termes identiques par les deux Chambres, pourrait être décidée sans délai ni obstacle, par voie de référendum.

    (3) Bien que ce sujet soit traité par un autre groupe de travail, il est nécessaire de souligner que la question de la sécurité a été considérée comme très importante par notre groupe, en ce qu'elle est décisive pour définir une communauté de destin. La sécurité, outre le volet militaire, implique notamment une coopération économique et culturelle active à l'Est.

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    [1]Il s’agit manifestement de la contribution du CERES pour le congrès de Toulouse du PS (NdE).