• Le deyx parties précédentes de cet article sont ici
    Petits Santons I Le Santon bâtisseur d'Arc
    Petits Santons II Le cousin du rempart et III Le Santon vergobret 

     

    IV– Le Santon soldat

    Nous avons enfin un quatrième Santon, le troisième du rempart, indiquant une carrière digne d’intérêt

    .La première ligne est sauvagement coupée, mais on arrive à lire à peu près tout, sinon sur la photo, du moins sur la pierre. La transcription donnée par les ILAest

    C̣▴ỊṾḶỊỌ▴ẠG̣[ . ]ḌỊḶỊ[ . . . . . . ]Ạ ṂẠC̣ṚỌ▴[ . . . . . . . . . . ]

    SANT▴DVPLI⁽CA⁾RI⁽O▴⁾AḶẠẸ▴ATECTORIGIANAE▴[ . . . . . . . . ]

    STIPEN⁽DI⁾S▴EMERITIS▴X̅X̅X̅I̅I̅▴AERE▴IN⁽CI⁾SS⁽O▴⁾EVOCAT⁽Ọ▴⁾[ . . . . . . . ]

    GESATORVM▴D̅C▴RAETORVM▴CASTELL⁽O▴⁾IR⁽CAV⁾⁽IO▴⁾⁽CL⁾VP⁽EO⁾▴[---]

    CORONIS▴AENVLIS▴AVREIS▴⁽DO⁾NAT⁽O▴⁾A⁽CO⁾MMILITONIB[ . . . . . . ]

    IVLIA▴MATRONA▴F▴⁽C▴⁾IVL▴PRIMVLVS▴L▴H▴E▴T▴[ . . . . . . ]

    Il s’agit là aussi d’un monument funéraire fait pour le défunt, dont le nom est donc au datif, par sa fille et son affranchi, qui se nomment à la dernière ligne. C’est encore un Caius Iulius, dont le cognomenest Macer (Macro au datif), qui signifie maigre (même remarque que pour les trois précédents) et donne un nom gaulois pour son père, qu’on peut aisément restituer Ag[e]dili[us], relativement bien attesté par ailleurs. La tribu n’est pas lisible, hors un A, mais ce ne peut être, pour des raisons de place, la Voltinia : on s’accorde sur la Fabia. C’est une première originalité, qui n’est pas la principale, mais lui est sans doute liée.

    Sa carrière n’a en effet rien de commun avec les précédentes. Ce garçon nous dit qu’il a été trente-deux ans soldat (stipendi(i)s emeritis XXXII), et a le bon goût de préciser qu’il a été inscrit sur le bronze (aere incisso). Cette formule obscure est éclairée par un type très particulier d’inscriptions, qu’on appelle les diplômes militaires. Il s’agit de tablettes de bronze indiquant l’octroi de la citoyenneté romaine à un ou plusieurs soldats pérégrins, qui leur étaient apparemment remises à titre de preuve. Les plus anciennes que nous ayons ne remontent qu’à la fin du règne de Claude, mais la procédure est manifestement antérieure. Elles portent la mention « descriptum et recognitum ex tabula aenea quae fixa est Romae in Capitolio aedis Fidei populi romani parte dexteriore, « copié et vérifié d’après la table de bronze qui est affichée au Capitole à Rome, sur le côté droit du temple de la Fidesdu peuple romain »[1]. C’est à une telle table de bronze que fait évidemment allusion l’inscription, qui nous permet donc d’être certains d’avoir, cette fois ci, un néo-citoyen, né pérégrin, fils de pérégrin, ce que sa filiation ne pouvait nous assurer après les farces du pénible Victor. Fait citoyen en tant que soldat, il a été inscrit dans une tribu sans rapport avec son origine, au contraire des trois précédents.

    Les ILArestituent ainsi sa carrière dupli⁽ca⁾ri⁽o ⁾aḷạẹ Atectorigianae [Gallorum] / stipen⁽di⁾s emeritis X̅X̅X̅I̅I̅ aere in⁽ci⁾ss⁽o⁾, euocat⁽ọ ⁾[Ḍiui Aug(usti)] / Gesatorum D̅C Raetorum, castell⁽o ⁾Ir⁽cau⁾⁽io ⁾, ⁽cl⁾up⁽eo⁾[---], /coronis, aenulis aureis ⁽do⁾nat⁽o ⁾a ⁽co⁾mmilitonib[us suis], et traduisent par « duplicaire de l’aile atectorigienne [des Gaulois ?], inscrit sur le bronze après trente deux ans de service, évocat [d’Auguste divinisé ?] de 600 Gésates Rhètes dans le castellum d’Ircavium, décoré par ses compagnons d’armes d’un bouclier …, de couronnes et d’anneaux d’or ». Nous ne nous risquerons pas à expliquer tout ça. L’étude, à partir de quelques attestations épigraphiques seulement, des grades subalternes de l’armée romaine inférieurs à celui de centurion, est un jeu appelé Rankordnung, qui, comme son nom l’indique, est allemand, inintelligible à qui n’a jamais porté le casque à pointe. On remarquera seulement qu’il est passé par au moins deux unités, l’une nommée sans doute d’après le nom de son chef (ou d’un chef précédent), apparemment gaulois, Atectorix (dont nous ne savons bien sûr rien de plus), l’autre plus exotique, des Rhètes, qui habitaient entre la Suisse et l’Autriche actuelles, ce qui indique que, dès cette époque, le recrutement ne correspondait plus nécessairement aux noms des unités auxiliaires.

    D’après l’ordre du texte, Macer semble avoir servi trente-deux ans comme auxiliaire dans l’aile atectorigienne, avoir pour ce service reçu la citoyenneté, puis rempilé chez les Rhètes pour un nombre d’années non précisées. On peut avoir un doute, car trente-deux ans de service, c’est déjà beaucoup. La norme était de vingt ans pour un légionnaire, vingt-cinq ans pour un auxiliaire. Elle était certes souvent dépassée, mais ces trente-deux ans, qui l’auraient porté au-delà de cinquante ans, semblent néanmoins un maximum. Il est possible donc qu’il s’agisse de son temps de service total, mal placé par le rédacteur de l’inscription ou par le lapicide.

    Une chose est sûre : le Monsieur a passé l’essentiel de sa vie très loin de Saintes, vraisemblablement sur le Rhin ou le Danube, et y est revenu pour se faire enterrer. On est surpris de constater que l’inscription précise qu’il était santon (sant(ono)ou [ex ciuitate] sant(onum), suivant l’interprétation de la partie manquante de la première ligne). Ce sont des choses qu’on fait quand on est loin de chez soi, comme Rufus sur l’inscription de Lyon, mais qu’on n’a en principe pas de raison de faire sur place. Peut-être est-ce simplement l’effet de l’habitude qu’il avait eue durant les décennies passées très loin d’indiquer son origine après son nom, maintenue post mortem. Il n’est pas impossible aussi que lui-même ou ses héritiers aient tenu à faire savoir sur sa tombe qu’il n’était pas là par hasard, mais était revenu chez lui, où il devait être bien oublié. On a même parfois supposé qu’il n’y était revenu que mort, voire que cette inscription serait une copie de sa véritable épitaphe, faite sur le lieu où il servait. Cela paraît invraisemblable. La mention de sa fille et de son affranchi comme auteurs du monument semble indiquer leur présence sur place, et donc qu’il était revenu à Saintes avec sa famille. On peut bien sûr, avec l’hypothèse de la copie, soutenir qu’ils lui ont fait le monument ailleurs, mais on ne comprendrait pas alors l’intérêt d’une telle copie dans une ville avec laquelle il n’aurait plus aucun lien.

    Le seul élément de datation, puisque nous n’avons rien de précis sur l’histoire des unités citées et que nous ignorons totalement où pouvait bien se trouver ce castellumd’Ircavium est le nom Caius Iulius. Il indique vraisemblablement une citoyenneté donnée par Auguste, le dictateur César n’étant pas envisageable à cause de la durée du service, puisqu’il est mort quatorze ans après être entré en Gaule chevelue. Macer serait alors mort à la fin du règne d’Auguste[2]ou au début de celui de Tibère, et serait contemporain de nos trois Santons précédents. Mais la citoyenneté pourrait aussi, malheureusement, venir du successeur de Tibère, qu’on a la bizarre habitude en France d’appeler Caligula, qui était un Iulius prénommé Caius (désigné couramment par ce prénom partout ailleurs qu’en France), prince de 37 à 41. Il aurait alors quitté Saintes pour se faire soldat dans la dernière partie du règne d’Auguste, et serait revenu y mourir après 37.

    Nous avons là, quoi qu’il en soit, un personnage contemporain au moins à une ou deux générations près des trois précédents, qui est comme eux santon et citoyen romain, mais avec un parcours très différent. Les autres, c’est certain pour les deux cousins, très probable pour Marinus, sont citoyens romains parce qu’ils sont issus d’une grande famille, dominante chez les Santons dès avant la conquête. Lui est parti de bas, puisqu’il s’est trouvé soldat auxiliaire très loin de chez lui. On peut se demander comment un Santon pouvait alors quitter ainsi sa cité pour aller servir Rome au plus bas niveau pendant des décennies, mais on ne peut trouver de réponse. Était-ce le fait d’un tempérament particulièrement aventureux ? Y avait-il à cette époque des levées de troupes obligatoires dans toutes la Gaule, qui expédiaient les malchanceux sur le Rhin ou le Danube pour très longtemps ? Nous n’en savons rien. Nous ne pouvons que constater que ce brave militaire a quitté sa terre natale en étant pérégrin, et y est revenu plus de trente ans après citoyen romain, suffisamment riche pour que ses héritiers pussent lui édifier un mausolée après sa mort, mais certainement sans commune mesure avec la fortune de Rufus, Victor et Marinus.

    Ces héritiers ne manquent pas non plus d’intérêt. Sa fille, Iulia Matrona, a la citoyenneté romaine, avec le nomende son père et un cognomenlatin qui évoque la maternité. Cela n’allait pas de soi. Soit il l’a eue après être lui-même fait citoyen, ce qui semble compliqué si c’est bien après trente-deux ans de service, mais non totalement impossible, soit, née pérégrine d’un père pérégrin, elle a reçu la citoyenneté romaine en même temps que son père. Le diplôme militaire déjà cité précise que Claude donne la citoyenneté ipsis liberis posterisque eorum, à eux-mêmes, leurs enfants et leurs descendants : c’est ce qui s’est vraisemblablement passé pour Macer. Il n’est pas question d’épouse, ce qui laisse penser qu’elle était morte avant son mari. Elle peut avoir été enterrée sur les bords du Rhin ou du Danube. Elle peut aussi avoir eu une tombe à Saintes, qui n’a pas été retrouvée.

    Iulia Matrona a pour cohéritier Caius Iulius Primulus, affranchi (l(ibertus)), soit un ancien esclave de Macer qui lui a donné sa liberté (s’il était l’affranchi d’un autre, il le préciserait) puis légué une partie de sa fortune. La pratique était assez courante que des affranchis héritassent de leurs anciens maîtres, quand ceux-ci n’avaient pas d’enfants : cela revenait à peu près à une adoption. Le cas est ici un peu plus original, puisque l’héritage est partagé, dans des proportions que bien sûr nous ne connaissons pas, entre la fille et l’affranchi. Celui-ci s’appelle logiquement, comme tout le monde dans cet article, Caius Iulius : l’esclave libéré prenait le prénom et le nom de son ancien maître, et gardait en général comme cognomenson ancien nom unique, comme d’ailleurs les pérégrins faits citoyens. Ce cognomen, Primulus, est tout à fait latin (ce qui ne signifie pas bien sûr que le personnage l’ait été lui-même). Primussignifie premier, le suffixe –lusindique en général la petitesse, ce qui va bien pour un nom servile (mais ça ne marche pas à tous les coups, pas du tout, par exemple, pour Romulus, premier roi de Rome). On peut noter au passage qu’il est possible que, pour une fois, ce nom ait une signification, contrairement à Rufus ou Victor : Macer peut l’avoir nommé ainsi parce qu’il était le premier esclave qu’il possédât. Il est vraisemblable qu’il s’agisse d’un prisonnier fait par lui sur le Rhin et le Danube, d’origine germaine donc, mais il peut aussi l’avoir acheté.

    L’affranchi avait tous les droits du citoyen romain, hors celui d’accéder aux magistratures romaines et, apparemment, locales, ce qui était une restriction importante pour ceux des grandes familles, sans grande signification pour tous les autres, dont les anciens maîtres en étaient également écartés. Le cas de Primulus vient nous rappeler un point qu’on oublie trop souvent quand on parle de diffusion de la citoyenneté romaine : tout citoyen romain, même récent, avait le pouvoir, qui paraît exorbitant par rapport aux règles de naturalisation aujourd’hui en vigueur, de créer des citoyens romains (les enfants des affranchis l’étaient sans restriction aucune). Dans les provinces où les citoyens romains étaient une minorité, cela a une conséquence étonnante : Primulus est ainsi passé du statut le plus bas, esclave, à une position privilégiée, supérieure de ce point de vue à celle de la plupart des Santons nés libres.

    On a une trace, encore par un bout de mausolée inclus dans le rempart, d’un autre affranchi se rattachant à notre dossier[3]. On lit sur le fragment ci-contre C(aii) Iul(ii) Victoris l(ibert?) To : il s’agit d’un affranchi d’un Victor, le nôtre, son fils ou quelqu’un des siens, qui s’appelait évidemment Caius Iulius, dont nous n’avons malheureusement que le début du cognomen, qui aurait été instructif car vraisemblablement non latin (on en connaît très peu commençant par To).

     

    *

    *        *

    On peut conclure, puisqu’il faut conclure parce que nous avons été élevés à ça avant la loi d’orientation Jospin et le traité de Maastricht, que ce dossier exceptionnel, répétons le, nous donne un aperçu qui ne l’est pas moins sur ce qu’on appelle couramment les « élites » de la cité des Santons autour de l’an 1 de notre ère, ce qui nous ramène heureusement à Noël. Nous avons là trois hauts personnages, tous citoyens romains, tous d’origine gauloise, qui ont eu le bon goût, si rare, de nous laisser des informations sur leurs carrières et leurs filiations. Nous en avons aussi un quatrième, qui n’est pas un haut personnage, mais a, pour ce qu’on nous dit de lui, de nombreux points communs avec eux, et deux affranchis qui se promènent parmi ceux-là.

    Le total donne ainsi une idée de la grande diversité des positions sociales alors parmi les citoyens romains de Gaule chevelue, tous Iulius et presque tous Caius. Ils avaient en commun qu’eux-mêmes ou un de leurs ascendants avaient reçu cette citoyenneté d’un Iulius, le conquérant qui les avait soumis à Rome, ensuite dictateur puis assassiné, son fils adoptif, qui a réussi à fonder un régime stable pour longtemps sans se faire assassiner, éventuellement l’arrière petit-fils de celui-là, rapidement assassiné d’ailleurs, et en tiraient des privilèges judiciaires et fiscaux. Ça n’en fait pas un groupe social homogène, puisque nous voyons là des membres de grandes familles gauloises qui l’ont eue dans les premiers temps de la conquête, qui l’ont donc héritée, un soldat parti de bas qui l’a méritée par ses années de service, et deux affranchis, d’un des uns et de l’autre, qui la tiennent de leurs anciens maîtres. Il est clair que pour tous la citoyenneté romaine était une amélioration importante de leur statut antérieur. Cela ne signifie qu’elle les faisait appartenir à un groupe dominant dont tous les autres étaient exclus. Il y avait certainement des Santons un peu moins chics, par leur extraction et leur fortune, que Rufus, Victor et Marinus, qui étaient alors pérégrins, mais participaient à la vie de la cité. Leur statut social dans celle-ci était-il inférieur à celui de Macer, revenu citoyen après des décennies de service très loin, ou de son affranchi ? Il est évident que non. Ceux-ci avaient pourtant des privilèges que ceux-là n’avaient pas. Ces choses là sont rudes.

    Il y a cependant un point commun entre les quatre vedettes des inscriptions que nous avons tenté d’étudier. Ils ont tous des cognominaparfaitement latins, banalement latins même, Rufus, Victor, Marinus, Macer, et ont nommé de la même façon leurs enfants, quand ils sont cités, Victor comme son papa, Marina, féminin du sien, Matrona, et, s’agissant de Macer, son esclave ensuite affranchi, Primulus, alors qu’ils ont tous des ascendants, pourtant citoyens romains dans trois des quatre cas, avec des noms à coucher dehors. Cela semble indiquer que nous sommes à un moment où les Santons adoptent des noms totalement romains, qui ne correspond pas avec celui de l’acquisition de la citoyenneté. Les pères de Rufus et Victor l’avaient, la tenant apparemment de leur père Agedomopas, mais gardaient chacun un cognomengaulois, comme celui de Marinus dont on ne sait pas s’il était citoyen par son père ou non. Inversement, et c’est le plus intéressant, Macer était né pérégrin, d’un père avec un nom gaulois, mais avait néanmoins reçu à sa naissance ce nom latin, devenu des décennies plus tard son cognomende néo-citoyen. Nous voyons donc, avec ces inscriptions, le moment où les Santons adoptent des noms romains, ou du moins son résultat, puisque l’idée venait normalement de leurs parents. Ils n’en ont pas pour autant honte de leur ascendance gauloise, qu’ils affichent, en modifiant pour ce faire la règle normale quant à la mention de la filiation, qui la limitait au prénom du père, Caius pour trois des quatre. On a beaucoup parlé, ces dernières décennies, de romanisation, en ayant rarement le souci de se demander de quoi il s’agissait. Nous avons là une romanisation incontestable des noms, postérieure d’une génération à la romanisation juridique pour les trois premiers, antérieure pour Macer, mais revendiquant une continuité avec le passé. Il serait bien sûr très dangereux d’en tirer des conclusions au-delà de ce fait établi, même en matière de langue. Que ces Santons aient reçu des noms latins de leurs parents, et fassent des inscriptions latines ne suffit pas à prouver qu’ils se soient parlé couramment latin entre eux, que leurs pères aient eu des noms gaulois ne prouvent pas non plus qu’ils parlaient gaulois. Nous ne voyons là qu’une étape sur un point précis d’un processus qui nous échappe largement, hors son résultat, que le français d’aujourd’hui doit presque tout au latin, à peu près rien au gaulois, ce qui prouve que le second s’est effacé devant le premier, à un rythme que nous ne pouvons sérieusement prétendre mesurer.

    Nous avons décidément là un dossier tout à fait exceptionnel dans le contexte de la Gaule chevelue, exceptionnel par son ampleur, exceptionnel par sa cohérence, exceptionnel aussi par sa date, très haut dans le premier siècle, alors que la plupart des inscriptions aussi intéressantes que nous ayons ailleurs datent du deuxième ou du troisième siècle. Il est aussi totalement exceptionnel, et c’est moins réjouissant, à Saintes même. Sur les 118 inscriptions santonnes publiées par le récent Corpus, nous n’avons en effet aucune autre trace de fonctions publiques exercées par des Santons, locales, provinciales ou romaines, et seulement quelques morceaux de carrières militaires, qui n’ont pas l’intérêt de celle de Macer. Les deux cousins, Rufus et Victor, sont les deux seuls prêtres santons du confluent connus, Marinus, le seul magistrat et le seul prêtre local, ce qui est beaucoup plus étonnant : on ne peut douter qu’il y en ait eu chaque année, pendant au moins quatre siècles, à Saintes plusieurs, quel que fussent leurs titres. Nous passons de l’abondance pour ces années là à un dénuement total. Il serait dangereux d’en conclure de la première que les Santons étaient exceptionnellement prospères au début de la période, de la seconde qu’ils ont ensuite connu une décadence inéluctable. Ce serait oublier de faire la part du hasard des découvertes : nous avons l’inscription de l’arc parce qu’il est resté debout, les autres parce que des Santons postérieurs ont eu la bonne idée de démolir des mausolées à peu près contemporains de l’arc pour récupérer leurs pierres pour bâtir le rempart. Les Santons n’ont certainement pas cessé de faire des monuments funéraires ensuite : il faut croire qu’ils les faisaient ailleurs, dans d’autres nécropoles qui n’ont pas été transformées en morceaux de rempart, ni retrouvées. Ce contraste n’en est pas moins troublant.

    Pour terminer, voici les textes et traductions complets des cinq inscriptions principales que nous avons disséquées :

    1) C(aius) Iuli[us], C̣(aii) Iuli(i) C[a]ṭuạṇẹụni(i) f(ilius), Rufụṣ, C(aii) Iuli(i) Ạgedomo[patis] nepos, Epoṭsọrọuidi(i) proṇ(epos), Ṿ[ol(tinia)], [sacerdos Romae et Au]gụṣtị [ad a]ṛam qu[a]ẹ esṭ ad Conflụenṭ[e]ṃ, prạefecṭus [fab]ṛu[m], d(e) [s(ua) p(ecunia) f(ecit)]

    Caius Iulius Rufus, fils de Caius Iulius Catauaneunus, petit-fils de Caius Iulius Agedomopas, arrière petit-fils d'Epotsorovidus, prêtre de Rome et d'Auguste à l'autel du confluent, préfet des ouvriers, [a fait ce monument à ses frais ???] (inscription de l'Arc de Saintes, ILA, Santons, 7)

    [Pro salute] Ti(berii) Caesaris Aug(usti) Amphitheatr [ ???] odio C(aius) Iul(ius) C(aii) f(ilius) Rufus sacerdos Romae et Aug(usti) [ ???] ilii f et nepos ex ciuitate Santon(um) d€ s(ua) p(ecunia) fecerunt.

    [Pour le salut] de Tibère César Auguste. Caius Iulius Rufus, prêtre de Rome et d’Auguste […]fils et petit-fils (???), de la cité des Santons, firent à leur frais […] amphithéâtre (inscription trouvée à Lyon, à l'amphithéâtre des Trois Gaules, ILTG, 217).

    2)Caio Iulio Congonnetubni f(ilio) Volt(inia tribu) Victori, Ag[ed]omopatis nepoti, praefecto fabrum, tribuno militum cohortis) [ ???] arum, sac[e]rd(oti) Romae et Aug(usti) ad confluentem, C(aius) Iulius Volt(inia tribu) Victor f[il]ius

    À Caius Iulius Victor, fils de Congonnetodubnus, de la tribu Voltinia, petit-fils d'Agedomopas, préfet des ouvriers, tribun des soldats de la cohorte [???], prêtre de Rome et d'Auguste au confluent, Caius Iulius Victor, de la tribu Voltinia, son fils (ILA, Santons, 18)

    3)C(aio) Iuli(o) Ricoueriugi f(ilio) Marino [flamini ? augus]tali primo, c(uratori) c(iuium) r(omanorum), quaestori, uerg(obreto), [Iulia ?] Marina filia

    À Caius Iulius Marinus, fils de Caius Iulius Ricoveriugus, de la tribu Voltinia, premier flamine (?) augustal de la cité, curateur des citoyens romains, questeur, vergobret, Iulia Marina, sa fille,. (ILA, Santons, 20)

    4) C(aio) Iulio Ag[e]dili[i filio Fabi(?)] Macro [ ???] duplicario alae Atectorigianae [???] santon(us ?) stipendis emeritis XXXII aere incisso, euocato[???]  Gesatorum DC Raetorum, castello Ircauio, clupeo [???],  coronis, aenulis aureis donato a commilitonib[us ???] Iulia Matrona f(ilia), C(aius) Iul(ius) Primulus l(ibertus) h(eredes) e(x) t(estamento)

    À Caius Iulius Macer, fils d’Agedilius, de la tribu Fabia ( ?), Santons, duplicaire de l’aile Atectorigienne […], inscrit sur le bronze après avoir fait 32 ans de service évocat de 600 Gésates Rhètes dans le castellumd’Ircavium, décoré par ses compagnons d’armes d’un bouclier, de couronnes et d’anneaux d’or, Iulia Matrona sa fille et Caius Iulius Primulus, son affranchi, ses héritiers, selon son testament. (ILA, Santons, 14)

    Bellegarde, décembre 2018.

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook

     

    [1]Corpus Inscriptionum Latinarum, XVII, 1, datée de 52. Le temple cité varie par la suite.

    [2]La mention dans le texte du Diuus Augustus, Auguste divinisé après sa mort, pourrait indiquer que l’inscription est postérieure à cette mort (août 14)… si ce n’était pas une restitution largement arbitraire.

    [3]ILA, Santons, 43. http://petrae.huma-num.fr/160101200160, d’où nous tirons la photo.

     


  • Le début de cet article est ici
    Petits Santons I Le Santon bâtisseur d'Arc

    la fin ici
    Petits Santons IV Le Santon soldat

    II– Le cousin du rempart

    On trouve en effet à Rufus un correspondant épatant parmi les bouts de mausolées retrouvé dans l’enceinte que nous avons évoqués beaucoup plus haut. D’après les morceaux qu’on a retrouvés, on a pu conclure que la même inscription existait en quatre exemplaires, certainement sur les quatre faces. Ces sympathiques Santons semblent avoir prévu les difficultés de lecture des épigraphistes modernes, et avoir voulu les aider. Ça ne suffit malheureusement ici à nous permettre de reconstituer le texte complet. Nous avons une inscription complète aux trois quarts, un quatrième bloc manquant à gauche, et une lettre par ligne entre le premier et le deuxième bloc[1]

    Petits Santons (2)

    une deuxième, que je donne d’après le Corpus des Inscriptions Latines (CIL)complète à droite mais avec un trou mal placé avant par rapport à la première, qui permet d’ajouter quelques lettres précieuses (les majuscules sont ce qui est sur la pierre, les italiques ce qu’on déduit du texte précédent, ou suppose), mais non d’avoir la totalité du texte[2]

    Petits Santons (2)

    une troisième qui n’apporte rien de plus, et une quatrième qu’on peut oublier puisqu’il ne s’agit que de quelques cailloux avec une ou deux lettres qui sont dans les précédents, publiés au XIXe siècle mais apparemment perdus depuis.

    On voit au premier coup d’œil que ce garçon a été préfet des ouvriers et prêtre de Rome et d’Auguste au confluent, tout à fait comme notre Rufus. La ressemblance ne s’arrête pas là. Il s’appelle, comme lui, Caius Iulius, avec un cognomenbanalement romain, Victor, qui signifie vainqueur, ce dont il ne faut pas tirer plus de conséquences que de Rufus, Philippe et André, est comme lui de la tribu Voltinia, donne comme lui une filiation avec des noms à coucher dehors. Ce nom est au datif car il est la vedette, comme Tibère, Germanicus et Drusus de l’arc, de ce monument funéraire que lui dédie son fils, qui s’appelle exactement comme lui (au nominatif, à la fin). Comme Rufus, il place sa filiation après son nomen, et en rajoute, un peu moins puisqu’il n’y a que son grand-père, après son cognomen.  Son père s’appelle Congonnetubnus, un nom qu’on trouve dans la Guerre des Gaules, au livre VII, où c’est celui d’un des Carnutes qui massacrent des Romains à Genabum au début le la grande révolte de 52[3]. Ce n’est évidemment pas le même, mais ça confirme que ce nom à coucher dehors est bien un nom gaulois. Le nom du grand-père, bien qu’incomplet, nous rappelle, quand nous ramassons les petits morceaux, quelque chose : nous avons A, G ou C, un trou, OMO puis, à la ligne suivante, PATIS. Il est difficile de ne pas conclure que ce grand-père était AGEDOMOPATIS, génitif d’AGEDOMOPAS, le même, comme on se retrouve !, que celui de notre connaissance précédente Rufus. Ces deux là étaient donc cousins germains (Des Germains santons, non des Germains bretons. Il faut donc d’autant moins leur taper dessus qu’ils ne le demandent pas apparemment).

    Ce cousinage n’a été découvert que très récemment. Jusque en 1980, on lisait sur l’inscription de l’Arc, d’en bas, Gedomon ou Gedemon pour le cognomen du grand-père de Rufus, et on concluait que ce Gaulois avait vraiment un nom à coucher dehors, même pour un Gaulois. On le lisait d’autant plus qu’un bien intentionné avait, à une date indéterminée, peint les lettres pour qu’elles fussent plus lisibles, et l’avait fait d’après cette version officielle (qu’on voit donc bien sur la photo que nous avons reprise dans la première partie)[4]. C’est Louis Maurin qui a pu lire le véritable nom sous la peinture, et réunir cette belle famille longtemps dispersée.

    Cette heureuse réunion a cependant une conséquence traumatisante pour l’épigraphiste. Le lecteur aura peut-être remarqué que l’inscription de Victor, à la différence de celle de Rufus, ne donne que les noms gaulois de ses ascendants. On sait désormais que le grand-père s’appelait Caius Iulius Agedemopas, d’où on déduit que le père était Caius Iulius Congonnetubnus, et que nous avons une lignée intéressante de citoyens romains remontant aux débuts de la domination de Rome sur la région. Avant la relecture de la généalogie de l’Arc, on croyait logiquement que Victor était un néo-citoyen et ses ancêtres des pérégrins, et on opposait cet homme nouveau à l’aristocrate Rufus. Ça montre l’extrême fragilité de nos connaissances. On a toujours considéré, depuis qu’on fait de l’épigraphie, qu’un personnage dont la filiation était indiquée avec un nom pérégrin unique était un fils de pérégrin fait citoyen romain : nos petits Santons nous donnent, assez méchamment, la preuve du contraire. On voit là que Victor fils a jugé préférable, comme Rufus, de citer ses ancêtres par les noms sous lesquels ils étaient connus que de les appeler Caius comme tout le monde et, contrairement à Rufus, inutile de signaler qu’ils étaient citoyens romains, ce que tout le monde savait probablement à Saintes. Ça donne de forts doutes sur tous ceux, en Gaule, qu’on classe comme néo citoyens parce qu’ils donnent une filiation pérégrine, sans avoir de point de comparaison comme on en a finalement trouvé un ici.

    Si nous ne savons décidément pas si la fonction de praefectus fabrum, dont Victor, comme Rufus, mentionne le titre, était effective ou seulement honorifique, il a, contrairement à son cousin, exercé un commandement militaire réel, celui de tribun de cohorte. Ces tribuns là n’ont rien de commun avec ceux de la plèbe dont nous avons parlé récemment[5] : il s’agit du titre porté par ce qu’on appellerait aujourd’hui les officiers supérieurs de l’armée romaine. Celle-ci est alors composée, à parts apparemment à peu près égales, de légions, ne comprenant que des citoyens romains, et de troupes auxiliaires, en principe formées de pérégrins, mais commandées par des citoyens romains. Les plus importantes des unités auxiliaires sont commandées par un tribun : Victor était de ceux-là. Aucun des fragments conservés ne nous permet de savoir de quelle cohorte il s’agissait. On ne lit que la fin de son nom arum, qui semble la fin d’un génitif pluriel, logique puisqu’elles étaient souvent nommées par le nom du peuple ou de la région où elles avaient été recrutées. On a proposé Belgarum, qui est paraît-il la seule unité connue dont le nom puisse remplir la lacune (Que Victor ne soit pas belge mais aquitain n’est pas un problème, puisqu’il commandait en tant que Romain), mais, comme on est très loin de les connaître toutes, ce ne peut être qu’une hypothèse.

    On aurait tort cependant de faire de Victor un militaire, et de l’opposer sur ce point à son cousin civil, à partir de cet unique commandement de haut niveau. Il a fort bien pu ne l’exercer que quelques années seulement, et très certainement sans être passé auparavant par des fonctions moins importantes. L’armée romaine sous Auguste et ses successeurs a cette particularité qu’alors qu’elle est devenue entièrement professionnelle pour ce qui est de la troupe et de l’encadrement subalterne, recrutés pour une vingtaine d’années, elle reste commandée par des amateurs, choisis en fonction de leur rang social et qui y consacrent rarement toute leur vie.

    Ce titre nous donne en revanche une information essentielle sur la position sociale de Victor : pour être tribun, il fallait être chevalier. Pour comprendre ce dont il s’agit à Rome et dans l’empire romain, il importe de mettre de côté tout notre imaginaire d’origine médiévale. À l’origine, les citoyens étaient classés selon leur rang dans l’armée, lui-même lié à leur fortune, puisque d’elle dépendait leur armement. Les chevaliers, qui combattaient à cheval, étaient ainsi les plus riches, parmi lesquels étaient choisis les magistrats, donc les sénateurs, anciens magistrats. Le cheval leur était fourni par la cité, charge à eux de l’entretenir, d’où l’expression equo publico ornatus, doté du cheval public, qui désigne encore les chevaliers à notre époque. On a ensuite progressivement séparé deux ordres, les sénateurs et les chevaliers, ceux-ci étant alors les plus riches des citoyens, sénateurs exceptés. Enfin, sous Auguste, la richesse n’est plus une condition suffisante : il est nécessaire de posséder au moins 400 000 sesterces, mais il faut aussi avoir reçu du prince le titre de chevalier. C’est donc un titre honorifique qui distingue un groupe de citoyens fortunés, qui ne sont pas sénateurs. C’est aussi, à l’époque, le rang le plus haut que puisse atteindre un citoyen romain originaire des Trois Gaules, comme Victor, puisque on sait que le sénat ne leur sera ouvert que sous Claude[6]. Il est en pratique héréditaire : pour devenir chevalier, il faut avoir été distingué par le prince, ou recommandé à lui, pour cesser de l’être quand on est fils de chevalier, il faut s’être fait remarquer fâcheusement, ou avoir perdu sa fortune.

    Il est important de souligner, car l’habitude de traiter savamment de carrières sénatoriales et de carrières équestres fait souvent oublier cette différence de nature entre les deux ordres, que le titre de chevalier n’est pas lié à l’exercice de fonctions. Certaines leur sont réservées, mais tous n’en remplissent pas, loin de là. C’est parce que notre ami Victor était chevalier qu’il est devenu tribun, non parce qu’il a été tribun qu’il était chevalier. C’est vraisemblablement parce que, du fait du tribunat, son appartenance à l’ordre équestre était évidente que son inscription funéraire ne la mentionne pas explicitement.

    Le cas de la préfecture des ouvriers, et donc celui du cousin Rufus, est moins simple. La plupart de ceux qui la mentionnent sont chevaliers, soit qu’ils le disent, soit qu’ils aient, comme Victor, exercé ensuite des fonctions évidemment équestres. Mais il est difficile de savoir si elle en était elle-même une, ou une étape préalable vers le titre de chevalier. Dans le premier cas, Rufus l’est, et ne le précise pas parce que c’est évident, dans le second il n’est que juste en dessous, moins chic que son cousin. Il est possible que Victor ait été le premier de la famille à recevoir le cheval public, possible aussi que ç’ait été son père. Il est également possible que le grand-père l’ait eu en même temps que la citoyenneté, ou ses deux fils, ensemble ou séparément.

    On ne peut être surpris que les deux Santons les plus brillants dont nous ayons trace à cette époque soient de la même famille. On sait que l’hérédité est la règle, pour une raison simple : le pouvoir est lié à l’argent, et l’argent s’obtient essentiellement par héritage. Le remarquable est ici que le hasard de la conservation des inscriptions, la précision exceptionnelle des généalogies et leur convergence nous permettent de le constater. En Gaule chevelue, les inscriptions conservées ou retrouvées sont rares, rarement datées, et presque tout le monde s’appelle Iulius : il est donc exceptionnel qu’on puisse reconstituer une famille.

    Il est en revanche surprenant qu’ils aient été tous les deux prêtre au confluent, non parce qu’ils sont de la même famille, mais parce qu’ils sont de la même génération. Le sacerdosétait choisi parmi les délégués des cités gauloises, soixante apparemment d’après Strabon, qui se réunissaient chaque année pour célébrer le culte. Cela semble impliquer une forme de roulement entre cités, qu’illustrerait la liste d’une vingtaine de prêtres, d’origines très variées, dont nous avons trace sur les trois siècles au moins d’existence du sanctuaire, un roulement favorisant probablement les plus importantes, mais qui devrait exclure que la charge revînt à la même à peu d’intervalle. Il ne peut, sous la domination romaine, être question d’hégémonie d’une cité sur tout ou partie des autres : son pouvoir égalisateur, qui les place toutes directement face à elles, a au contraire aboli les anciens liens de clientèle qu’on aperçoit dans la Guerre des Gaulesde César. On a parfois expliqué cette anomalie par l’inscription de dédicace de l’amphithéâtre : pour remercier Rufus de son don magnifique, on aurait donné la prêtrise à son cousin peu de temps ares la sienne. Ça n’est pas totalement impossible, bien sûr, mais c’est néanmoins tout à fait gratuit. La dédicace de l’amphithéâtre (ou dite telle) est le seul document de ce type que nous ayons retrouvé. Il serait bien sûr absurde d’en conclure que c’est le seul don de ce type fait par un prêtre. Pour pouvoir juger de son caractère exceptionnel, il faudrait avoir des points de comparaison, que nous n’avons pas[7]. Si Rufus a eu la bonté de dater son arc à deux ans près, et sa prêtrise à quatre, nous n’avons aucune date pour celle de Victor : ce n’est que de leur cousinage que nous concluons qu’ils étaient contemporains. Il peut y avoir une différence d’âge assez importante entre cousins germains. Ils peuvent aussi avoir exercé la prêtrise à des âges différents : s’il semble improbable, vues les mœurs de l’époque (qui n’ont cessé que très récemment d’être les nôtres) qu’un tel honneur soit donné à un gamin, il y a une marge certaine entre la quarantaine et la fin de la vie. Il est donc fort possible que Victor ait été prêtre une vingtaine d’années après Rufus, ou une vingtaine d’années avant, puisque rien ne nous dit lequel était l’aîné. On aurait alors les deux fois, le tour des Santons venant, choisi le plus prestigieux d’entre eux, l’un et l’autre, non tout à fait par hasard, apparentés. Dans ces conditions, le seul point surprenant serait, nous nous répétons, que leurs deux noms aient été conservés quand nous en avons si peu.

    Il faut encore signaler, avant de laisser cette sympathique famille, deux morceaux d’inscriptions très amochés qu’on lui a rapporté. Le premier[8]Petits Santons (2) où on reconnaît une dédicace à un César, vraisemblablement Drusus, fils de Germanicus (aucun des deux précédents, donc, le neveu du premier, petit-fils du second) et on lit à la dernière ligne DUBNI F(ilisus), fils d’un gars dont le nom à coucher dehors se terminait par dubnus. Avec un peu d’optimisme, on peut restituer [Congonne]dubni, le père de notre Victor, avec un peu plus décider qu’il est l’auteur de la dédicace (ce pourrait être aussi un frère à lui, ou le fils d’un type en dubnus dont le nom commencerait autrement).

     

     

    Petits Santons (2)Il faut encore plus d’optimisme pour voir dans le deuxième, une dédicace au prince Claude daté de 49, un Iulius Victor qui serait, sinon le nôtre, du moins son fils ou son petit-fils. On ne lit en effet à la dernière ligne que VL C(aii) F(ilius) VOLT(inia tribu) V, où il n’est pas scandaleux de restituer [I]ul(ius) au début, vu le contexte où tout le monde s’appelle comme ça, mais nettement plus osé de décréter que le V final est le début de Victor, ce Iulius pouvant avoir n’importe quel cognomen commençant par V. Certains ont cet optimisme, qui est un hommage de plus à cette grande et belle famille.

     

     

     

     

     

    III– Le Santon vergobret

    On a trouvé, également dans le rempart, l’épitaphe d’un troisième personnage important, que nous verrons être de la même époque, sans lien familial apparent avec les deux précédents, mais avec quelques points communs[9]

    Petits Santons (2)

    Il manque clairement un bloc à gauche, et au moins un petit morceau du bloc de droite. On lit à la première ligne C(aii) IULI(i) RICOVERIUGI F(ilio) VOL(tinia tribu) MARINO. Il s’agissait du nom complet du défunt, au datif, avec la filiation, puis la tribu, puis le cognomen, Marinus (qui n’implique pas plus de rapport à la mer que Victor à la victoire ou Rufus à la rousseur). Manquent, qui étaient sur le premier bloc, le prénom et le nom du défunt. Le nom est évidemment Iulius, comme son père, le prénom très probablement Caius (Il y avait encore des originaux pour donner des prénoms différents à leurs fils, mais ils se faisaient rares). Sa fille, qui dédie le monument, a pour cognomenMarina, celui de son père au féminin. Son nomenétait très certainement sur le bloc manquant. C’était presque certainement Iulia, comme son père. (Les filles portaient parfois celui de leur mère, mais sa mère était très certainement une Iulia aussi). On sait que les femmes n’ont pas de prénom.

    Comme les deux cousins, c’est un citoyen romain, fils de citoyen romain. Comme les leurs, son inscription mentionne, plutôt que la seule filiation par le prénom Caius qui n’aurait rien appris à personne, le cognomen, gaulois, de son père, Ricoveriugus. Comme Rufus, contrairement à Victor le farceur, il a le bon goût de mettre aussi devant ce cognomenCaius Iulius, qui nous garantit la citoyenneté romaine de ce père. Sa généalogie, comme c’est la norme, ne remonte pas plus haut. Nous ne pouvons donc pas savoir si Ricoveriugus était un néo citoyen, ou s’il avait hérité la citoyenneté de son père. Nous ne pouvons pas non plus exclure que Marinus ait été apparenté à Rufus et Victor : son père pouvait être un troisième fils d’Agedomopas, ou un neveu. Il peut tout aussi bien être d’une autre grande famille santonne ayant reçu la citoyenneté de César ou d’Auguste : il est peu probable qu’il n’y en ait eu qu’une seule.

    Autre point commun avec les deux cousins, il s’est occupé du culte d’Auguste. Au début de la deuxième ligne TALI ne peut être restitué que par [Augus]tali, adjectif (au datif, comme tout le reste) formé sur le nom du prince, qualifiant une prêtrise qui lui est consacrée. Une telle prêtrise pouvait être soit individuelle, avec un seul titulaire, soit collégiale. L’inscription dit ensuite PRIMO, ce qui signifie que Marinus a été le premier à exercer cette charge, lors de sa création : cela implique qu’il était seul, et donc que ce n’était pas une prêtrise collégiale. De ce qu’on voit ailleurs (on n’a aucune autre trace d’un quelconque augustalischez les Santons) on peut supposer légitimement que le mot manquant était flamen. Sacerdoscomme au confluent, est également possible, mais très improbable : nous avons vu qu’il y était surprenant, et d’ailleurs suivi du génitif Augusti, non de l’adjectifaugustalis.

    Germanicus est qualifié, sur l’arc de Saintes, de flamen augustalis. Il l’était à Rome, l’étant devenu lorsqu’on a institué, après la mort d’Auguste, le culte du Diuus Augustus, d’Auguste devenu un dieu. Les flaminats étaient des prêtrises consacrées chacune à un dieu, remontant à l’époque archaïque. On en créé de nouveaux quand on a divinisé César, puis Auguste[10]. Il va de soi que ce n’est pas la même chose. Les titres romains sont repris localement dans l’empire. Comme il n’y a ici aucune précision de lieu, on peut être certain que c’est sur place, chez les Santons, que Marinus a été le prêtre d’Auguste. On n’oubliera pas bien sûr qu’un prêtre dans le monde romain n’a rien à voir avec l’idée que nous en donne des siècles de foi catholique sur la terre de France : c’est un citoyen comme les autres, qui remplit occasionnellement des fonctions religieuses.

    Qu’il ait été le premier, chez les Santons, donc, nous permet de dater approximativement sa carrière, et d’en faire un contemporain de Victor et Rufus. La précision est cependant toute relative. On serait tenté de croire que, puisque Germanicus est devenu flamen augustalisà Rome et que les Santons imitent ici le modèle romain, il ne peut l’avoir été qu’après cette date. Pas de chance : une inscription de Pise atteste de façon incontestable un tel flamendu vivant d’Auguste[11]. Le flaminat est une imitation du modèle romain, mais il a été appliqué à Auguste hors de Rome avant de l’être à Rome même, où il était interdit de l’honorer comme un dieu de son vivant. Nous avons déjà vu, avec le cas du confluent, que ce n’était pas le cas ailleurs. C’est à ces flaminats que Tacite fait allusion quand il fait dire, lors des funérailles d’Auguste, à ceux qui ne l’aiment pas « nihil deorum honoribus relictum, cum se templis et effigie numinum per flamines et sacerdotes coli uellet » (« rien n’était laissé aux honneurs des dieux, quand il voulait être adoré avec des temples et des statues divines, par des flamines et des prêtres »)[12], non à celui qui est en train alors d’être institué à Rome. Celui de Marinus à Saintes date donc probablement du règne d’Auguste, après 27, et en dernière limite du début du règne de Tibère. Il peut être de la génération de Rufus et Victor, ou de la précédente.

    Il a également été CCR, que d’autres exemples nous permettent de développer par curator ciuium romanorum. C’est encore une fonction qui ne nous est connue que par des inscriptions, sans aucune explication. Mais son nom est assez explicite. Le curator, du verbecurare, est celui qui s’occupe de quelque chose (il a survécu en français dans le mot curé, qui s’occupe d’une paroisse). Comme pour le préfet, ce qui compte est ce qui suit, en général au génitif. Il s’agit ici des citoyens romains. Cela signifie que dans certaines au moins des cités gauloises où il y avait une minorité de citoyens romains, ayant de fait une double citoyenneté, et une majorité n’ayant que la citoyenneté locale, il y avait une institution spécifique pour cette minorité. Notre science s’arrête là. Ce curateur avait-il un rôle judiciaire, vus les privilèges en la matière des citoyens romains, qui ne pouvaient être jugés que par des institutions romaines ? Nous n’en savons rien. Cette charge avait-elle des aspects religieux, en rapport avec des cultes rendus par les citoyens romains seulement ? Ça n’est pas impossible, mais rien ne l’indique. On peut tout aussi bien supposer qu’il s’agissait de la direction d’un genre d’amicale des citoyens romains, sans rôle politique véritable, ou de la tête d’un groupe redoutable, contrôlant en fait la cité.

    On se sent beaucoup plus à l’aise en lisant la suite, QUAESTORI (datif toujours, bien sûr). Le questeur est à Rome un magistrat chargé des finances, et on en trouve de très nombreux exemples dans les cités de type romain, ou sous influence romaine. On rappelle au passage que le mot magistrat désigne alors le titulaire de toute fonction civique importante, et que c’est une évolution aussi récente que regrettable qui le réserve presque aux juges, de même, par exemple, que le terme officier, désignant tout chargé d’une fonction sous nos feus rois, a été presque réservé par la république aux militaires, ces deux presque provoquant quelques confusions déplorables, quand un maire « premier magistrat » se prend pour un juge, ou un flic de bas étage « officier de police » pour un saint-cyrien. On pourrait aussi parler d’art culinaire, mais ce serait nous égarer : il vaut mieux revenir à Marinus.

    On lit ensuite VER, puis une lettre un peu cassée qui est un G ou C, ce qui revient à peu près au même, la suite étant soit abrégée, soit dans un bloc ou une partie de bloc manquant. On a toutes les raisons de développer ou restituer Vergobretus. Il s’agit d’une magistrature cette fois ci gauloise, connue par un passage, un seul, de la Guerre des Gaulesà propos des Éduens, où César est chargé d’arbitrer une élection controversée[13], et par quelques inscriptions d’un peu partout. Cela semble avoir été, chez certains Gaulois au moins, avant la conquête, le magistrat suprême de la ciuitas, vraisemblablement annuel, et apparemment unique, quand les magistratures romaines étaient toutes collégiales. César donne quelques détails très instructifs sur ce qu’il était chez les Éduens, mais il serait parfaitement idiot de décréter qu’ils valent aussi pour les Santons : le vocabulaire est le même, mais il n’y a pas de raisons de penser que les institutions étaient identiques, chaque ciuitasétant indépendante.

    Notre Marinus a donc exercé successivement une magistrature à nom latin puis une magistrature à nom gaulois. Ça nous donne un aperçu intéressant sur les institutions des Santons à cette époque. C’est malheureusement le seul que nous ayons. Nous n’avons conservé aucune autre inscription mentionnant une carrière locale, à plus forte raison aucune montrant le fonctionnement de ces institutions. Nous ne pouvons donc qu’essayer de comprendre à partir de ce que nous trouvons ailleurs. On observe une tendance générale, dans les Gaules et dans tout l’Occident romain, des cités indigènes à adopter des institutions de type romain, fondées sur trois éléments, une assemblée du peuple, des magistratures annuelles collégiales et hiérarchisées, un conseil restreint, formé apparemment d’anciens magistrats ou des membres des familles de magistrats, sur le modèle du sénat romain donc, qui semble être, comme lui à Rome avant le principat, l’élément essentiel, appelé le plus souvent ordre des décurions. Nous ignorons si cette évolution a été spontanée, les dominés adoptant d’eux-mêmes le modèle du dominant, ou si les Romains les y ont incités, voire forcés. Nous ne savons pas non plus si ces institutions étaient partout les mêmes, ou si chaque cité avait ses spécificités : les inscriptions ne nous donnent presque toujours que les noms des fonctions, sans nous permettre de savoir si elles correspondent partout à la même chose exactement. Nous trouvons dans de nombreuses cités des questeurs, des édiles, comme à Rome, des magistrats appelé duovirs ou quattuorvirs, iure dicundo, chargés de dire le droit, correspondant aux préteurs et aux consuls romains, avec quelques variantes et parfois une fonction originale, comme le très fameux préfet des vigiles et des armes de Nîmes. Cela ne nous dit pas si ces personnages avaient tous le même rôle, et étaient tous désignés de la même façon. Nous n’avons pratiquement qu’une seule description concrète du fonctionnement de telles institutions, très éloignée chronologiquement et géographiquement de nos Santons, une loi gravée sur bronze datant du dernier tiers du premier siècle de notre ère et définissant les institutions du municipe espagnol d’Irni[14] : il serait bien imprudent de conclure que tout ce qu’elle dit des questeurs s’applique à notre Marinus. Ajoutons pour compléter ce survol de nos ignorances que, comme les institutions gauloises d’avant la conquête nous sont à peu près totalement inconnues, nous n’avons aucun moyen d’apprécier l’ampleur du changement subi, hors l’adoption de noms latins.

    De ce point de vue, le cas de Marinus montre que cette romanisation des magistratures avait commencé chez les Santons, puisqu’il a été questeur, mais n’était pas totale, puisque il a été vergobret. Nous n’en saurons pas plus. Il est possible que les institutions des Santons n’aient été alors que faiblement romanisées, gardant l’essentiel de leurs caractères d’avant la conquête. Il est également possible que le nom du magistrat supérieur soit la seule trace du passé dans un système ayant totalement adopté le modèle romain. Petits Santons (2)On ne peut même pas, s’il est admis que le vergobret gaulois était un magistrat unique, être certain que les Santons n’aient pas déjà, en gardant le nom, adopté la collégialité romaine, avec deux vergobrets chaque année. Il serait logique que l’évolution se soit poursuivie vers un système totalement romain, mais nous n’en savons rien. Il faudrait une fermeté dont je suis incapable pour voir dans le bout de caillou ci-contre,[15]la preuve qu’il y a eu ensuite des duovirs ou des quatturovirs remplaçant le ou les vergobrets : ce uirpeut signifier bien d’autres choses. On ne peut donc exclure que les Santons aient gardé pendant toute la période romaine des vergobrets qui n’ont pas jugé bon de se faire connaître à nous, s’il est aussi possible que leur aient succédé d’autres magistrats tout aussi inconnus.

    Il faut enfin s’intéresser à l’ordre dans lequel est présentée la carrière de Marinus. Il est certain qu’il était moins chic d’être questeur que vergobret, qu’il a été l’un et l’autre successivement, et que donc ces deux dernières fonctions sont données dans l’ordre où elles ont été exercées. Il serait hasardeux d’en déduire que les quatre fonctions sont données dans l’ordre. Autant qu’on puisse en juger, les prêtrises du culte impérial dans les cités étaient, au contraire des magistratures, à la différence de celle du confluent, viagères. Il était ainsi mieux d’être flamenque d’être vergobret, puisque tous les membres des grandes familles pouvaient être magistrats chacun à leur tour, d’année en année, alors que seul un par génération accédait au flaminat. Cela fait deux bonnes raisons de le citer en tête, que c’était le plus prestigieux, qu’il l’exerçait encore au moment de sa mort. Le cas de la curatelle est plus douteux : est-elle avant la questure parce que c’était aussi une fonction viagère, ou parce que c’en était une mineure, que Marinus a occupée avant d’être questeur ? Mystère.

    Avec Marinus, nous avons un personnage qui appartient manifestement au même milieu social que Rufus et Victor, mais qui n’est pas, lui, allé plus loin qu’une carrière locale, tandis qu’eux ont atteint ce sommet gaulois qu’est la prêtrise du confluent, et même, au moins pour le second, l’ordre équestre romain. Il a aussi l’intérêt de nous donner une idée de ce qu’a pu être la carrière locale des deux cousins. La plupart des prêtres du confluent que nous connaissons en indiquent une. Il est probable qu’ils ont eux aussi été questeurs puis vergobrets, mais ne le mentionnent pas pour s’en tenir à ce qui était le plus prestigieux.

    A suivre…
    Ici

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook

     

    [1]ILA, Santons, 18, http://petrae.huma-num.fr/inscriptions/liste/notice?p00=4497#4497(sans photo). La photo que nous utilisons vient du site des Musées d’Aquitaine http://www.alienor.org/collections-des-musees/fiche-objet-83017-epitaphe

    [2]CIL, XIII, 1043. Une photo trouvée sur le site cité à la note précédente, sans le fragment (e) semble indiquer que des savants l’ont depuis attribué à la troisième, dont je ne trouve pas de photo. Nous passerons pudiquement, puisque ça ne change rien à notre propos.

    [3]César,  Guerres des Gaules, VII, III.

    [4]Nous renvoyons à la notice en ligne http://petrae.huma-num.fr/fr/inscriptions/liste/notice?p00=3981#3981déjà citée plus haut pour le détail de l’historique des lectures.

    [5]http://emmanuellyasse.eklablog.com/puisque-certains-parlent-des-tribuns-de-la-plebe-a148975410

    [6]C’est l’objet du fameux discours connu par la table claudienne retrouvée à Lyon, dont Tacite donne le contexte.

    [7]Je passerai pudiquement sur l’idée, totalement aberrante mais curieusement soutenue par la notice en ligne citée plus haut, qu’il faudrait restituer le nom de Victor comme co-dédicant de Rufus à la dernière ligne de l’amphithéâtre. On ne voit ni ce qu’il ferait là (une chose est certaine : ils n’ont pu être prêtre la même année, puisque il n’y en avait qu’un par an), ni comment il tiendrait sur la pierre, vue la faiblesse de la lacune.

    [8]ILA, Santons, 8 (en ligne http://petrae.huma-num.fr/inscriptions/liste/notice?p00=3982#3982)

    [9]ILA, Santons, 20 http://petrae.huma-num.fr/inscriptions/liste/notice?p00=3994#3994. Photo du site http://www.alienor.org/collections-des-musees/fiche-objet-60617-monument-funeraire-epitaphe-epitaphe-de-caius-julius-marinus-titre-factice

    [10]J’ai écrit du temps où j’étais universitaire un article à ce sujet, que la revue Gerióna bien voulu publier, et qui est lisible en ligne ici 

    [11]Inscr. It., VII, 1, 7 = CIL XI, 1421 = ILS, 140, l. 42-43 et 48. Je renvoie à mon article cité ci-dessus.

    [12]Tacite, Annales, I, X.

    [13]César, Guerre des Gaules, VII, XXXI-XXXII.

    [14]Publiée par L’année épigraphiquede 1986. Des fragments trouvés ailleurs en Espagne conduisent à penser qu’il s’agissait d’un modèle commun à au moins une partie des municipes espagnols.

    [15]ILA, Santons, 21, http://petrae.huma-num.fr/inscriptions/liste/notice?p00=3995#3995, où on a cette fermeté.


  • La suite et la fin de cet article sont ici
    Petits Santons II Le cousin du rempart et III Le Santon vergobret 

    Petits Santons IV Le Santon soldat

    Un abominable calembour me permet de profiter du temps de l’Avent pour exhumer un sujet de TD que je donnais Petits Santonsau temps lointain où on avait l’imprudence de me confier des étudiants. Les Santons dont il sera ici question sont un peuple gaulois qui vivait autour de l’actuelle ville de Saintes, qui leur doit son nom, comme on le voit sur la carte ci-contre, que nous trouvons chez André Chastagnol[1].

    Les Santons sont ce que César, quand il entreprend la conquête de toute la Gaule à partir de la province du Sud appelle une ciuitas.Ça ne correspond pourtant pas au modèle de la cité qu’on connaît en Grèce et en Italie : une ville commandant un territoire rural autour d’elle. Le territoire est presque toujours beaucoup plus vaste, et il y a souvent plusieurs villes. Il est significatif que ces ciuitatesgauloises soient nommées par le nom d’un peuple, et non, comme en Grèce et en Italie, par le nom de leur capitale. Ainsi, les Santons ont pour capitale Mediolanum, mais ne sont pas nommés d’après elle. Il est également significatif que le nom du peuple ait finalement prévalu pour nommer la ville : Mediolanum, capitale des Santons, est devenue Saintes, comme Lutèce, capitale des Parisii, est devenue Paris, Condate, capitale des Riedons , Rennes… Elles ont en tout cas, après la conquête, été traitées comme des cités, chacune conservant des institutions propres sous la domination romaine. On ne rappellera jamais assez ce que les Prussiens et leurs disciples n’ont jamais pu comprendre, que l’empire romain n’était pas une sorte d’État centralisé avec des subdivisions, mais un ensemble de cités ayant en commun d’être soumise à une autre cité, Rome, regroupées en provinces dont le gouverneur était beaucoup plus le représentant de Rome auprès d’elles qu’un genre de préfet moderne (Pour les Satons, il s’agissait de l’Aquitaine), soumises à peu près totalement à ce gouverneur quand il jugeait avoir une raison d’intervenir dans leurs affaires, autonomes le reste du temps.

    Si je propose à ceux qui ont la bonté de me lire, s’il en est, de s’attarder sur le cas des Santons, ce n’est pas seulement parce que j’ai beaucoup de mal à conclure mon pensum sur le clivage droite-gauche, ni qu’on s’embête le dimanche dans une ville où, suite au traité de Maastrikt, la messe du matin a été interdite façon Calvin. C’est aussi que Saintes a cette particularité qu’on y a conservé ou retrouvé quatre inscriptions particulièrement intéressantes, l’une datée et les autres datables de la même période, peu de temps après la mort d’Auguste, auxquelles une cinquième, de  Lyon, donne un écho intéressant. Ça peut vous sembler fort peu, et la suite risque de vous confirmer que ce n’est pas grand-chose, mais c’est, à ma connaissance, ce que nous avons de mieux pour une cité gauloise à cette époque, de Gaule dite chevelue en tout cas, celle qui a été conquise par César. Et encore : en Gaule dite narbonnaise, nous avons plus, mais rien d’aussi précis. On ne dira jamais assez non plus combien nous savons peu de choses sur l’Empire romain en général, et sur la vie de ses provinces en particulier : les sources littéraires, peu nombreuses et lacunaires, parlent du centre, et du reste que quand il s’y passe quelque chose qui touche le centre, rarement donc. Il ne reste donc que les inscriptions conservées ou retrouvées, très peu nombreuses et souvent en petits morceaux non compréhensibles (sauf par les Allemands qui savent, avec une seule lettre, restituer scientifiquement un texte de trois pages). Notre indigence en la matière dans presque toute la Gaule peut s’expliquer de différentes façons : soit on n’y faisait pas souvent d’inscriptions, soit on les faisait sur des supports périssables, du bois par exemple, soit elles sont si bien enterrées qu’on ne les a pas retrouvées à ce jour. Le résultat est là : les quatre inscriptions dont nous allons finir par parler quand même sont un ensemble à peu près unique[2].

    Trois d’entre elles ont été retrouvées, comme beaucoup en Gaule, dans le rempart de ce qu’on appelait naguère encore le bas empire, qu’il est désormais prudent d’appeler plutôt désormais, après les travaux de savants qui sont ainsi devenus riches et célèbres, l’empire de Haute-Provence (oui, comme les Alpes). On a longtemps pensé et enseigné que cette utilisation de pierres de monuments anciens prouvait que ces remparts avaient été construits dans un contexte de panique, quand à l’approche des barbares on se précipitait sur n’importe quoi pour faire un rempart qui pût les arrêter. On s’est ensuite demandé si, vue l’ampleur de ces fortifications, qui semblaient indiquer une construction sur une période assez longue, et non dans l’urgence à la vue d’un casque à pointe, on n’avait pas plutôt utilisé des morceaux d’anciens monuments tout simplement parce qu’on ne leur trouvait plus aucun intérêt. Quoi qu’il en soit, on a retrouvé dans le rempart de Saintes un certain nombre de pierres gravées, de textes étant clairement des inscriptions funéraires, sur des blocs de telle taille qu’on pouvait conclure qu’il ne s’agissait pas de simple stèles ou autels, mais de fragments de monuments plus importants, qu’on appelle des mausolées : un bâtiment complet consacré au défunt pour accueillir ses cendres, dont nous n’avons donc que ces blocs, sans savoir même où ils étaient placés avant d’être ainsi recyclés. On ne sait pas s’il faut râler contre les vandales de l’empire d’on ne sait plus quoi, ça change tout le temps, qui ont cassé les mausolées pour faire leur rempart, ou se féliciter qu’on ait pu ainsi, à défaut des monuments que d’autres auraient probablement démolis ensuite, conserver les inscriptions. La quatrième, par laquelle nous allons commencer) se trouve, elle, sur un monument beaucoup plus important, que personne n’a eu, à ce jour, l’idée de démolir (il n’a été que déplacé en 1843).

    I– Le Santon bâtisseur d’arc

    Il s’agit d’un arc à deux baies, de 14,70 mètres de haut, 15,90 de long, qui marquait apparemment l’entrée Est de la Petits Santonsville (photo du site de l'Office de tourisme de Saintes) . Il porte à son sommet une inscription donnant les noms de ceux à qui il est dédié, et de celui qui a fait faire ce monument. La dédicace est triple, en trois colonnes, au centre Tibère, le prince régnant, à sa droite Germanicus, le fils de son frère Drusus, qu’il avait adopté et qui semblait alors devoir être son successeur, à sa gauche Drusus (ce n’est pas le même, bien sûr), son fils naturel. Il est à peu près certain, vue la disposition des trois colonnes, que l’arc était surmonté de trois statues de ces personnages, qui n’ont pas résisté au temps. Il s’agit d’un hommage aux trois hommes les plus importants de la cité romaine, donc de l’Empire, le plus important étant bien sûr Tibère, au centre. On a pourtant pris l’habitude d’appeler ce monument Arc de Germanicus, en un temps où on ne voyait ça que d’en bas, son nom étant le plus lisible. Si l’erreur a été rectifiée dès qu’on a eu les moyens de grimper, on utilise encore couramment l’ancienne et fautive appellation, et certains, qu’on aurait cru savants, en tirent parfois des conclusions bizarres. Nous n’insisterons pas sur ce sujet, qui n’est pas ici le nôtre, et nous bornerons à rappeler qu’une excellente biographie de Tibère, comprenant bien sûr ses problèmes familiaux, a été publiée il y a quelques années chez Tallandier. Cette triple dédicace a néanmoins un avantage considérable quant à nos petits Santons : les noms des princes et de leurs proches étant presque toujours suivis de leurs différents titres, elles permettent de dater assez précisément le monument. Celles-là sont très abimées, mais il reste une mention précieuse : il est indiqué que Germanicus a été deux fois consul. Comme Germanicus a commencé son deuxième consulat le 1er janvier 18, et qu’il est mort en octobre 19, qu’il est évident que ce monument, où il est honoré sur le même plan que son père et son frère adoptifs, ne peut avoir été conçu que de son vivant, nous pouvons dater avec certitude cette dédicace de 18 ou 19.

    Nous intéresse ici le nom du dédicant, donné sous ces trois colonnes, et donné de façon particulièrement instructive.
    Comme il a eu le bon goût de le faire figurer sur les deux faces de son arc, on peut, en combinant les deux
    inscriptions très amochées mais différemment amochées, arriver à une lecture sûre.

    On voitit d’un côté

    C▴IVLI[ . . ]C̣▴IVLI▴C̣[ . ]ṬVẠṆẸṾNI▴F▴RVF̣ṾṢ▴C▴IVLI▴ẠGEDOMO[ . . . . . ]NEPOS▴EPOṬSỌRỌVIDI▴PROṆ▴Ṿ[ . . ]

    G̣ṾṢTỊ▴[ . . . ]ṚAM▴QV[ . ]Ẹ▴ESṬ▴AD▴CONF̣LṾENṬ[ . ]ṂPRẠEFEC̣ṬVS[ . . . ]ṚV[ . ]D▴[ . . . ]

     

    Petits Santons

     

    de l’autre,

    Petits Santons

    C▴IVLIVS▴C▴IVLI▴CẠTVANEVNI▴F▴RVFVṢ

    SACERDOS▴ROMAE▴ET▴AVGVSTI▴AD▴ARAM▴

    d’où on déduit facilement (si si) que le texte original de la double inscription était C(aius) Iuli[us], C̣(aii) Iuli(i) C[a]ṭuạṇẹụni(i) f(ilius), Rufụṣ, C(aii) Iuli(i) Ạgedomo[patis] nepos, Epoṭsọrọuidi(i) proṇ(epos), Ṿ[ol(tinia)], [sacerdos Romae et Au]gụṣtị [ad a]ṛam qu[a]ẹ esṭ ad Conflụenṭ[e]ṃ, prạefecṭus [fab]ṛu[m], d(e) [s(ua) p(ecunia) f(ecit)][3]

    On rappelle que l’usage en épigraphie est d’indiquer entre parenthèses le développement des abréviations, et entre crochets les lettres dites restituées, c’est à dire qui ne sont plus lisibles sur la pierre mais dont on suppose qu’elles y étaient à l’origine. Ici, toutes les restitutions sont évidentes (avec de petites réserves sur certains noms), par comparaison avec d’autres textes, sinon les derniers mots : d(e) [s(ua) p(ecunia) f(ecit)]indiquerait que le Monsieur a fait le monument avec son argent à lui, formule fréquente dans de tels cas, donc vraisemblable, mais qui ne peut être tenue pour certain (Il est certain que c’est bien ce qu’il a fait, non qu’il l’ait formulé en ces termes). Ça ne change rien à son identité, qui est ce qui nous intéresse ici.

    On sait qu’alors que chez tous les autres peuples connus de cette époque, les Gaulois comme les Grecs ou les Juifs, chaque individu avait un nom unique précisé éventuellement par celui de son père ou sa ville d’origine, le nom d’un citoyen romain comprenait trois éléments, le nomenqui se transmettait de père en fils comme notre nom de famille, le praenomenqui était en principe propre à chaque individu, mais choisi dans une liste strictement limitée, le cognomen, apparu plus tardivement parce que les prénoms ne suffisaient pas à distinguer les personnages, qu’il est dangereux de traduire par surnom vu son caractère officiel, qui correspond en fait beaucoup plus à ce qu’est notre prénom : il y en a un choix très vaste, ils sont attribués sans règle fixe, mais les mêmes reviennent souvent dans une même famille. Dans les documents officiels, et souvent sur les inscriptions même privées, on ajoute à ces trois noms deux autres éléments : la filiation, soit le praenomendu père, et la tribu à laquelle le citoyen appartient.

    Notre petit Santon nous donne tout ça, et a même la bonté de nous en donner beaucoup plus. Il a pour prénom Caius, et pour nom Iulius, exactement comme les trois autres avec qui nous allons faire incessamment connaissance. Ce sont ceux du conquérant des Gaules, Caius Iulius Caesar, qu’on a la bête habitude d’appeler en français Jules César, de son fils adoptif, qu’on pourrait tout aussi bien appeler Jules César, mais qu’on désigne par le cognomensupplémentaire qu’il a reçu en 27 avant notre ère, Auguste, mort en 14, quatre ou cinq ans plus tôt donc, et de plusieurs autres membres de leur famille. Pas ceux du prince régnant, qui est devenu Jules César comme tout le monde par l’adoption d’Auguste, mais a gardé son prénom de naissance, Tibère. L’explication en est bien connue : un étranger (on dit peregrinusen latin, francisé en pérégrin) qui recevait la citoyenneté romaine prenait en général le prénom et le nom du Romain à qui il la devait, magistrat avant le principat, prince toujours ou presque toujours ensuite[4]. Le nom était logiquement transmis à sa descendance, le prénom aussi en général car l’aîné au moins avait presque toujours le prénom de son père, les cadets de plus en plus souvent aussi. Cette procédure n’a évidemment rien à voir avec l’adoption : elle ne crée aucun lien familial avec celui dont on prend le nom. Elle a vraisemblablement eu à l’origine un rapport avec l’affranchissement, dont j’ai longuement parlé sur ce blog la dernière fois que j’y ai fait de l’épigraphie latine pour parler d’autre chose que du traité de Maastricht[5] : l’esclave affranchi prenait aussi le prénom et le nom de son ancien maître. Ainsi, les noms romains les plus prestigieux, et particulièrement ceux des princes sont aussi les plus répandus dans l’empire, mais n’indiquent rien sur la position sociale de ceux qui les portent.

    Son cognomenest Rufus. C’est ce qui se fait de plus banal en la matière : on en trouve un nombre considérable à Rome et dans tout l’empire. Il est possible que son origine soit l’adjectif rufusqui signifie roux, mais il serait absurde d’en tirer des conclusions sur la chevelure de notre personnage, comme il serait absurde de croire aujourd’hui qu’un Philippe aime les chevaux ou qu’un André est particulièrement courageux : on donnait un cognomenà la naissance comme on donne un prénom aujourd’hui, sans presque jamais se soucier de son sens.

    Il est de la tribu Voltinia. Tout citoyen romain est inscrit dans une des trente-cinq tribus. Il s’agit principalement de subdivisions électorales : dans la plupart des cas, on votait à Rome par tribu, chaque tribu comptant ensuite pour une voix, quand on votait par centuries, ce qui était beaucoup plus compliqué, les citoyens étaient répartis en classes en fonction de leur fortune, mais par tribus à l’intérieur d’une même classe[6]. À l’origine, la répartition était géographique, à l’intérieur du territoire de la cité romaine (à ne pas confondre, bien sûr, avec celui de l’empire), et on créait de nouvelles tribus lorsqu’il s’étendait, jusqu’à atteindre le nombre de 35 au milieu du IIIe siècle avant notre ère, date à laquelle ce territoire a cessé de croître pour longtemps, jusqu’à son extension brutale à toute l’Italie au début du Ier siècle. À ce moment là, plutôt que de créer de nouvelles tribus, on a choisi d’inscrire les nouveaux citoyens dans les 35 tribus existant, par cités mais sans plus de base géographique continue. Il semble que les Romains procèdent de façon analogue pour les nouveaux citoyens des provinces, promus individuellement : la tribu est attribuée en fonction de la province ou de la région d’origine. Ça n’a bien sûr à ce moment là plus aucune conséquence électorale. Il n’était pas permis, en ce temps où on prenait le vote au sérieux, permis de voter par internet : il fallait être présent à Rome le jour du vote, ce qui ne pouvait arriver que tout à fait exceptionnellement à un Gaulois fait citoyen mais continuant à résider dans sa cité d’origine. Sous le principat, d’ailleurs, le vote a perdu à peu près toute importance : même sans internet, c’est toujours le prince qui gagne. Nous avons quelques traces d’assemblées de vote, mais ne savons pas vraiment qui se donnait la peine d’y venir. L’appartenance à une tribu avait ceci d’essentiel, pour les provinciaux, qu’elle prouvait la citoyenneté romaine, ce à quoi ne suffisaient pas, quoi qu’on dise souvent, les trois noms. On constate, sans bien sûr avoir de texte normatif à ce sujet, que la très grande majorité des Gaulois faits citoyens romains, les plus nombreux étant naturellement en Narbonnaise, sont inscrits dans la tribu Voltinia. On n’est donc pas surpris d’y retrouver ce Santon, et on ne sera pas surpris d’y trouver aussi deux des trois que nous découvrirons ensuite.

    Notre Caius Iulius Rufus, puisque tel est donc son nom complet, n’est pourtant pas à proprement parler un citoyen récent, et tient à le faire savoir. Nous arrivons enfin à l’intérêt principal, la filiation à rallonge, tout à fait inhabituelle. La formule normale, pour un Romain, aurait été, après le C de Caius, CF pour C(aii) F(ilius), fils de Caius, ce qui n’apprend pas grand-chose quand le fils a même prénom que le père, mais qu’on met encore par habitude. Lui a la bonne idée de nous en apprendre beaucoup plus, en mettant, après son nom les trois noms de son père puis, après son cognomen, ceux de son grand-père et un nom unique pour son arrière grand-père. Cela nous donne une merveilleuse série de noms à coucher dehors (c’est à ça qu’on reconnaît les Gaulois) et des informations précieuses sur l’origine de la citoyenneté romaine de cette famille. On voit en effet que c’est son grand-père Ạgedomopas (-patis au génitif dans le texte) qui l’a obtenue d’un Caius Iulius, dont il a pris le prénom et le nom, en faisant, comme c’est l’habitude, de son ancien nom unique gaulois son cognomende citoyen romain, et l’a transmise à son fils, C[a]ṭuạṇẹụni au génitif dans le texte, donc vraisemblablement C[a]ṭuạṇẹụnius ou C[a]ṭuạṇẹụnus au nominatif. L’arrière grand-père, Epotsorouidi dans le texte, quelque chose comme Epotsorouidius au nominatif, n’a qu’un seul nom, gaulois, et n’a donc jamais été citoyen romain.

    On ne connaît évidemment aucun de ces braves gens par ailleurs (sauf un, par l’inscription de Saintes qui suivra seulement) et on ne sait rien de plus sur eux, sinon qu’on trouve ailleurs en Gaule sur des inscriptions des personnages ayant les mêmes noms ou des noms proches, ce qui confirme leur caractère gaulois. Mais on peut essayer d’en savoir plus sur la date de l’octroi de la citoyenneté. Elle ne peut avoir été donnée que par le conquérant des Gaules César ou son fils adoptif Auguste[7]. Le premier semble plus vraisemblable, pour deux raisons. La première est le nombre de générations. Notre Rufus, quand il construit cet arc, est au sommet de sa carrière (nous le verrons) et a donc vraisemblablement plus de quarante ans, en tout cas pas moins de trente. Il est donc né vers 20 avant Jésus-Christ, ce qui conduit à placer la naissance de son grand-père avant l’arrivée de César en Gaule (en 58). On sait d’autre part que le conquérant a donné assez généreusement la citoyenneté romaine à ceux des chefs gaulois qu’il n’avait pas massacrés. On a donc de bonnes raisons de supposer qu’Agedomopas était de ceux-là.

    Les Santons n’apparaissent que trois fois dans la Guerre des Gaulesde César. Ils sont d’abord, au livre I, une des causes du début de la guerre, puisque c’est chez eux que les Helvètes veulent émigrer, avec leur accord. Comme César décide de faire leur bonheur malgré eux en empêchant cette migration, ils ne sont que mentionnés. On les retrouve au livre III, en 56, quand les Romains s’en prennent aux Vénètes (autour de la ville actuelle de Vannes) : on apprend qu’avec leurs voisins les Pictons, ils fournissent aux Romains des bateaux pour les affronter. On aurait tort d’expliquer ainsi la bienveillance de César pour le grand-père de notre Rufus : la dernière citation des Santons est au livre VII, en 52, dans la liste des peuples qui fournissent des contingents pour l’armée qui vient au secours d’Alésia. Il ne s’en sont néanmoins pas si mal tirés puisque Pline l’Ancien, dans la liste qu’il donne des cités d’Aquitaine, indique qu’ils sont liberi, libres, une liberté toute relative bien sûr, sous domination romaine, mais qui signifie un statut meilleur que la plupart des autres[8], dont il n’y a pas de raison de penser qu’il ne remonte pas à l’époque de la conquête. Il semble que les privilèges donnés à des peuple gaulois par César (si c’est bien lui) ne tenaient pas tant à leur attitude pendant la guerre qu’à leur importance. Ainsi, les Arvernes, qui avaient été des plus pénibles, et les Éduens, qui avaient méchamment renié leur alliance avec lui après Gergovie, font également partie des libres. Il serait sans doute excessif de dire que César n’était pas rancunier : il avait du moins la rancune sélective. Or les Santons, d’après la liste du livre VII, étaient de ceux qui fournissaient les plus gros contingents pour l’armée de secours : Vercingétorix leur demande douze mille hommes, ce qui les place juste derrière les Arvernes et les Éduens, à égalité avec quelques autres, devant tout le reste[9]. Le don de la citoyenneté romaine aux premiers des notables santons pourrait ainsi avoir accompagné l’octroi du statut de cité (relativement) libre. Agedomopas serait un de ses notables, son père Epotsorouidius ou à peu près ayant été un de ceux du temps d’avant la conquête, mort trop tôt, avant la guerre ou pendant celle-ci, pour la recevoir.

    Il faut quand même avouer, au cas où vous auriez oublié combien ces choses sont compliquées, que rien ne prouve après tout que le papa, Caṭuạṇẹụnius ou à peu près, ait hérité la citoyenneté de son papa à lui : il peut, s’il était déjà né, donc né pérégrin, l’avoir reçue en même temps que lui, ce qui rend la chronologie possible beaucoup plus large. La première hypothèse reste néanmoins plus vraisemblable.

    On n’a pas en tout cas de raison de douter que tous ces Santons aient été des gens très importants : si le petit Rufus a éprouvé le besoin de nous faire connaître, contre l’usage, la liste de ses ancêtres, c’était qu’il avait de bonnes raisons d’en être fier. On peut donc considérer que nous avons là une lignée de Gaulois déjà en position dominante dans leur cité avant la conquête romaine et qui l’ont conservée ensuite, comme l’illustre la carrière de notre Rufus.

    L’inscription lui donne deux titres. Le second praefectus fabrum,fait partie de ceux qui font les délices des épigraphistes, mais le cauchemar des historiens, qu’on trouve en abondance sur les inscriptions, mais dont aucun texte plus élaboré ne nous donne l’explication. Il a l’air extrêmement concret. Le praefectus, de prae, en avant, et du participe passé passif de facere, faire (factus, mais les voyelles, ça bouge tout le temps) est celui qui a été mis à la tête, le chef, en somme. Son importance dépend de ce qui suit (proscrire tout imaginaire napoléonien). Ici, c’est fabrum,génitif (c’est un complément de nom) pluriel de faber, qu’on peut traduire par ouvrier (ce devrait être fabrorum, d’après nos grammaires, mais c’est une forme contractée). On pense naturellement qu’une telle fonction s’exerce dans un contexte militaire, d’autant plus qu’elle précède souvent (pas ici) dans les cursus d’autres titres mieux connus : notre Rufus aurait commandé des ouvriers attachés à une unité. L’ennuyeux est que quand il s’agit de titres militaires (nous en verrons par la suite), on précise presque toujours dans quelle unité ils ont été portés, ce qui n’est jamais le cas pour un praefectus fabrum. Il est donc fort possible que, d’une fonction technique, ce soit devenu un titre purement honorifique, et que notre Rufus n’ait jamais commandé d’ouvriers avant de se mettre à construire des arcs. Elle semble avoir un rapport avec l’oedre équestre. Nous y reviendrons.

    La première fonction citée est, un peu, mieux connue. Elle est présente sur de nombreuses inscriptions, son énoncé est beaucoup plus explicite et, surtout, elle est attestée par une source littéraire, malheureusement très peu développée. Il s’agit du résumé du livre CXXXIX de l’historien Tite-Live, contemporain d’Auguste (et donc de notre Santon)

    Ciuitates Germaniae cis Rhenum et trans Rhenum positae oppugnantur a Druso, et tumultus, qui ob censum exortus in Gallia erat, conponitur. Ara dei Caesaris ad confluentem Araris et Rhodani dedicata, sacerdote creato C. Iulio Vercondaridubno Aeduo.

    Les cités de Germanies des deux côtés du Rhin sont attaquées par Drusus, et l’agitation qui avait été provoquée par le recensement en Gaule est apaisée. Un autel au dieu César fut dédié au confluent de la Saône et du Rhône, dont fut fait prêtre l’Éduen C(aius) Iulius Vercondaridubnus.

    Tite-Live, familier d’Auguste, était l’auteur d’une monumentale histoire romaine, des origines à son époque, en 142 livres, dont il ne nous reste malheureusement que 35, portant tous sur des événements antérieurs à 167 avant notre ère. Des autres, nous n’avons que ces courts résumés, bien postérieurs : le passage que nous venons de citer correspond à un livre entier, qui devait représenter au moins une soixantaine de pages d’un livre d’aujourd’hui et nous en aurait dit beaucoup plus sur le sujet qui nous préoccupe ici. La seule œuvre historique antique de taille significative que nous ayons sur cette période, celle du grec Dion Cassius, deux siècles et demi plus tard, en dit plutôt moins que le résumé de Tite-Live,

     Τῶν τε γὰρ Συγάμβρων καὶ τῶν συμμάχων αὐτῶν διά τε τὴν τοῦ Αὐγούστου ἀπουσίαν καὶ διὰ τὸ τοὺς Γαλάτας μὴ ἐθελοδουλεῖν πολεμωθέντων σφίσι, τό τε ὑπήκοον προκατέλαβε, τοὺς πρώτους αὐτοῦ, προφάσει τῆς ἑορτῆς ἣν καὶ νῦν περὶ τὸν τοῦ Αὐγούστου βωμὸν ἐν Λουγδούνῳ τελοῦσι, μεταπεμψάμενος “Les Sicambres et leurs alliés ayant, à la faveur de l'absence d'Auguste et des efforts des Gaulois pour secouer le joug, recommencé la guerre, il [Drusus] prévint le soulèvement des peuples soumis en convoquant les notables de ceux-ci sous le prétexte d’une fête, qu’ils célèbrent aujourd’hui encore à Lyon autour de l’autel d’Auguste”[10], mais donne deux indications supplémentaires, sur la pérennité de ce culte (qui serait précieuse si elle n’était pas prouvée par un inscription de 238, le très fameux marbre de Thorigny[11]) et sur le rôle des principaux personnages de chaque cité, τοὺς πρώτους αὐτοῦ.

    Nous avons deux autres mentions de ce culte. Le géographe grec Strabon, également contemporain d’Auguste, en dit plus sur l’autel

    "Le sanctuaire dédié par l'ensemble des peuples gaulois à César Auguste s'élève devant la ville de Lyon, à la jonction même des deux fleuves. Il comporte un autel considérable, orné d'une inscription énumérant soixante peuples et de statues de chacun de ces peuples, et un autre autel de grande dimension." [12]

    Enfin, la biographie de Claude, le troisième successeur d’Auguste, par Suétone (au IIe siècle), en racontant la naissance de son personnage, Claudius natus est Iullo Antonio Fabio Africano conss. Kal. Aug. Luguduni eo ipso die quo primum ara ibi Augusto dedicata est, « Claude est né, sous les consulats de Iullus Antonius et Fabius Africanus, le 1eraoût, à Lyon, le jour même où on dédia là pour la première fois un autel à Auguste », nous permet, grâce à une heureuse coïncidence, de connaître le jour de la consécration du culte, avec cependant une approximation ou une erreur sur l’année, puisqu’on peut déduire de Tite-Live qu’il s’agit de 12 avant notre ère alors que ces consuls (le moyen normal, pénible d’ailleurs, des Romains pour désigner une année) sont de 10.

     En mélangeant toutes ces données fragmentaires, on arrive à voir assez bien de quoi il s’agissait. En 12 avant notre ère, dans un contexte troublé, de guerre avec les Germains à la frontière Nord-Est de la Gaule et d’agitation à l’intérieur à cause du recensement (Pourquoi tant d’hostilité à un recensement ? Parce qu’il servait à faire payer des impôts, peut-être pour financer la guerre), Drusus, qui n’est pas celui que nous avons vu sur l’arc mais son oncle, frère cadet de Tibère, fils comme lui de Livie, la femme d’Auguste, a réuni à proximité de Lyon des délégués des cités des trois provinces de Lyonnaise, d’Aquitaine et de Belgique, soit la partie de la Gaule conquise par César, excluant la Narbonnaise, à Rome depuis plus longtemps, pour une cérémonie religieuse en l’honneur du prince, le premier août. On a désigné pour cette cérémonie un prêtre, dont le résumé de Tite-Live nous donne, assez miraculeusement, le nom qui, comme les ascendants de notre Santon, et pour la même raison, s’appelle Caius Iulius, avec un cognomenà coucher dehors avec un billet de logement. Cette cérémonie a été renouvelée sous la même forme par la suite jusqu’au IIIe siècle au moins. Bien que rien ne l’indique, on peut légitimement poser qu’elle était annuelle, comme toutes les cérémonies de ce genre pour lesquelles aucune indication contraire n’est donnée. On a construit pour ce culte, assez tôt puisque c’est Strabon qui le décrit, probablement pas pour la première année si l’impression d’improvisation que donnent Tite-Live et Dion est juste, un ensemble monumental assez vaste, comprenant un autel et une clôture. Strabon nous apprend aussi au passage qu’il y avait soixante ciuitatesconcernées, ce qui confirme qu’il s’agissait des trois provinces déjà nommées (faire correspondre ce nombre avec les listes que nous avons des cités gauloises est un jeu beaucoup plus compliqué, auquel on ne se risquera pas ici).

    Il s’agit d’un culte. On observe que la formule donnée par notre inscription, et par toutes les inscriptions Romae et Augusto[13]n’est donnée par aucune des sources littéraires, qui parlent seulement d’Auguste, sauf le résumé de Tite-Live qui l’attribue à un Deus Caesartout à fait inconnu. Ce sont évidemment les inscriptions qui ont raison, et donnent le titre exact. Le culte est rendu bien sûr sous la forme de sacrifices d’animaux, à Rome, traitée comme une déesse, et à Auguste, qui est donc traité comme un dieu. Une légende persistante prétend qu’on ne rendait de culte divin qu’après leur mort aux empereurs romains, hors aux très méchants qui avaient le front de l’exiger de leur vivant. Nous avons là un des très nombreux exemples du contraire. Cette légende est née de mauvaises interprétations de textes parlant de Rome seulement, non du reste de l’empire, et aussi de quelques manifestations du mauvais caractère de mon ami Tibère[14]. Suétone, dans sa Vie d’Augustedit

    Templa, quamvis sciret etiam proconsulibus decerni solere, in nulla tamen provincia nisi communi suo Romaeque nomine recepit.

    (Pour ce qui est des temples, bien qu’il sût qu’on en décernait même aux proconsuls, il n’en accepta dans aucune province qui n’associassent pas à son nom celui de Rome).

    Nous en avons l’illustration ici. C’est présenté comme une preuve de réserve et de modestie. Ça n’en prouve pas moins qu’il acceptait fort bien d’être traité en dieu, puisque Rome l’était incontestablement en déesse. Les auteurs de nos sources littéraires vont à l’essentiel, en parlant d’un culte rendu à Auguste. Quant au Deus Caesar, c’est manifestement une erreur, non pas de Tite-Live, mais de son abréviateur tardif, ou d’un copiste ultérieur.

    Ce culte réunissait donc annuellement près de Lyon, résidence du gouverneur d’une des trois provinces, mais non à Lyon, qui, étant une colonie de citoyens romains installés en Gaule, n’était pas concernée par lui, des délégués de chaque cité. Combien étaient-ils par cité ? Mystère. Comment étaient-ils choisis par chacune de ces cités ? Mystère encore. On peut seulement être certain qu’ils l’étaient parmi leurs citoyens les plus riches et les plus honorés. Les seuls qu’on connaisse un peu par les inscriptions, sont les prêtres (il y a aussi quelques autres fonctions, peu attestées, que nous nous épargnons ici), dont fut notre Rufus. Le titre est le plus banal qui soit : sacerdosest le terme générique utilisé pour désigner tous les prêtres, qui ont en général des titres plus précis ou plus amusants. Le résumé de Tite-Live nous indique qu’il n’y en avait qu’un seul à la fois. Il était manifestement différent chaque année : dans le monde romain, de telles fonctions ne pouvaient être qu’annuelles ou viagères, et le nombre relativement important de ces prêtres dont nous avons trace exclut que celle-ci ait été exercée à vie. Ce n’était certainement pas en soi une tâche très importante, puisqu’il ne s’agissait que de présider un sacrifice une fois, mais elle était incontestablement prestigieuse et recherchée, étant la seule (avec les autres que nous décidé d’oublier, dont nous ignorons d’ailleurs si elle existait déjà) fonction officielle gauloise existant hors du cadre de la cité. Elle pouvait donc être soit le couronnement d’une carrière locale, soit, plus rarement, l’amorce d’une nouvelle carrière dans le cadre romain. Comment ce prêtre était-il choisi ? Mystère encore. Le résumé de Tite-Live dit creatus, ce qui n’apprend strictement rien. On parle généralement d’élection, ce qui est le plus vraisemblable dans une telle assemblée. Mais nous ignorons totalement les modalités de cette éventuelle élection, et les critères de choix, n’ayant évidemment aucune trace de candidat déçu. Un point est sûr : il fallait être très riche, car il y avait nécessairement des frais importants à assumer. Dans une assemblée où les très riches ne manquaient pas, ce ne pouvait être le seul critère.

    Riche, l’ami Rufus l’était, puisqu’il pouvait faire construire à ses frais un arc gigantesque à l’entrée de sa ville. Nous en avons une autre preuve, sur le site même du sanctuaire du confluent. On y a retrouvé un amphithéâtre, que les sources littéraires ne mentionnent pas mais dont la présence n’est pas surprenante, car il était logique que les cérémonies comprissent des jeux, et dans l’amphithéâtre, cette inscription[15],

    Petits Santons

    où il est question de notre désormais vieille connaissance. Elle se compose de deux blocs, est complète à droite (la moulure le prouve) mais incomplète à gauche : d’après le texte, on peut être à peu près certain qu’il ne manque qu’un seul bloc. On lit clairement à la deuxième ligne C(aius) IVL(ius) C(aii) F(ilius) RVFVS SACERDOS ROM(ae) ET AVG(usti), et on observe au passage que la filiation est ici normale. L’abréviation du nomenne l’est pas, mais tend à la devenir dans un milieu ou presque tout le monde s’appelle Iulius. La fin de la troisième ligne EX CIVITATE SANTON(um) D(e) S(ua) P(ecunia) FECERVNT vient nous confirmer qu’il s’agit bien de notre Santon, et non d’un homonyme et nous apprendre qu’il s’agit, comme à ASintes, de la dédicace d’un monument offert avec de l’argent privé, de sua pecunia. Les ennuis commencent avec le dernier mot fecerunt, parfait du verbe facere, faire (jusque là tout va bien), à la troisième personne du pluriel. Il faut donc traduire « ont fait avec leur argent » : Rufus n’était pas seul. Malheureusement, le nom ou les noms de son ou ses camarades étaient au début de la ligne, sur le bloc manquant. On lit au début du deuxième FILII F ET NEPOS, qui pourraient nous dire l’essentiel, qu’il a associé à son don une nombreuse famille, des fils (filii) et un petit-fils (nepos), ce qui permettrait en plus de lui donner un âge avancé, au-delà des quarante ans dont nous parlions. Le F pénible après filiivient tout gâcher. Il devrait normalement se développer en F(ilius)ou F(ilii), mais ça ferait beaucoup trop de fils sans aucune coordination. L’hypothèse du lapicide bourré, si précieuse souvent, n’est pas crédible pour un monument d’une telle importance. Nous sommes condamnés à l’incertitude.

    La première ligne peut en revanche être restituée sans grand doute. On lit le nom du prince, TI(berii) CAESARIS AVG(usti), au génitif. Le E vient presque à coup sûr d’une formule très banale Pro salute. Le monument est donc dédié pour la sauvegarde ou pour la santé (il vaut mieux éviter la traduction salut) du prince régnant. Il s’agit encore de religion, mais non plus de culte impérial : on ne traite pas le prince comme un dieu, mais on prie les dieux pour lui en tant que mortel. Il est possible de voir là une conséquence de l’obstination de Tibère à refuser, contrairement à son prédécesseur et à tous ses successeurs, d’être adoré comme un dieu même hors de Rome. Il faut noter cependant que sous les autres, s’il était permis de traiter le prince en dieu, il n’était pas pour autant interdit de prier d’autres dieux pour lui.

    Cette bonne intention de Rufus et de ses mystérieux compagnons pour Tibère a l’avantage de nous donner une datation à quelques années près. Ce don a presque sûrement été fait à l’occasion de son sacerdoce (ce qui signifie que le monument a été construit après, sauf bien sûr si ce sacerdoce était prévu à l’avance, ce qui renvoie au problème de la désignation du prêtre). Ce ne peut être qu’après la mort d’Auguste en août 14 : les années précédentes, Tibère était le deuxième personnage de Rome, abondamment honoré comme tel, mais ne s’appelait pas Auguste. Ce ne peut être qu’avant la dédicace de l’Arc de Saintes, où Rufus cite sa prêtrise[16]. C’est donc entre 15 et 19.

    On lit à la fin de la première ligne AMPHITHEATR. Les Lyonnais, à commencer par l’inventeur de l’inscription, le grand Amable Audin, tiennent beaucoup à ce que ce soit la dédicace de l’amphithéâtre lui-même. Il serait très dangereux de leur signaler que la lacune suivant laisse un doute, qu’il pourrait ne s’agir que d’une partie de ce monument. Nous ne le ferons donc pas. Quoi qu’il en soit, ça donne une idée de la richesse, et de la générosité, de notre ami Rufus.

    L’inscription de l’Arc de Saintes est donc particulièrement précieuse, avec son écho lyonnais, puisqu’elle nous permet de faire la connaissance d’un personnage qui semble assez caractéristique du siècle qui suit la conquête : issu d’une famille déjà importante auparavant, qui a reçu la citoyenneté romaine peu de temps après, il mène une carrière qui le conduit à la fonction gauloise la plus prestigieuse, une prêtrise servant à manifester la loyauté des Gaules à Rome et à son prince.

    Elle est d’autant plus précieuse qu’elle n’est pas isolée, comme nous allons le voir.

    A suivre…
    Ici

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook

     

     

    [1]A. Chastagnol, La Gaule romaine et le droit latin, Lyon (De Boccard), 1995, quatrième de couverture, certainement l'une des plus fiables. Bien sûr, le détail des frontières entre peuples fait l'objet de débats très savants, car sans issue. Bien sûr, nous n'entrerons pas dans ces débats.

    [2]Je précise que je fais ça de chez moi, principalement avec mes souvenirs et mes impressions, et ce que je peux trouver sur Internet. Mon but n’est pas de révolutionner la science, qui l’a été très souvent, mais de donner à mes lecteurs qui ne sont pas des spécialistes une idée de ces choses là, ce pourquoi j’insiste lourdement sur des points sur lesquels les spécialistes ne s’attardent pas, parce qu’ils sont supposés connus (Seuls des méchants pourront se demander si, après tant d’années à n’en point parler, il est vraiment sûr que les spécialistes eux-mêmes les connaissent encore). Il est sûr que presque tout ce que je dis n’a rien d’original, et que je regrette de ne pas pouvoir citer en note, selon l’usage universitaire, tous ceux qui ont dit les mêmes évidences avant moi. S’il y a là-dedans deux ou trois idées originales sur des détails, c’est également par le plus grand des hasards, et je m’en excuse.

    J’ai utilisé pour les inscriptions de Saintes le site http://petrae.huma-num.fr/fr/qui a la bonne idée de publier en ligne l’excellent tome des Inscriptions latines d’Aquitaine(ILA, Santons dans la suite)que Louis Maurin a consacré aux Santons. J’y ai aussi pris des photos. Pour l’inscription lyonnaise, j’ai eu recours au site d’Heidelberg, https://edh-www.adw.uni-heidelberg.de/

    [3]ILA, Santons, 7 (http://petrae.huma-num.fr/inscriptions/liste/notice?p00=3981#3981) où nous renvoyons pour les détails sur les pierres et l’historique de la lecture. Les deux photos viennent du site.

    [4]Je dis « en général » et « presque toujours » parce qu’on peut constater l’abondance de tels noms, pour des citoyens récents, dans les provinces. On ne peut être certain que d’autres, qui ne les ont pas, ne soient pas des citoyens récents, ni qu’un gars qui porte un grand  nom romain non impérial n’ait pas reçu la citoyenneté d’un magistrat sous le principat.

    [5]Un peu d’épigraphie romaine.

    [6]Je vous épargne et je m’épargne les nombreux problèmes que pose le rapport entre tribus et centuries. Ce n’est pas, fort heureusement, notre sujet.

    [7]On n’envisagera pas bien sûr l’hypothèse pénible mais farfelue d’un cousin à eux inconnu par ailleurs qui serait passé par là par hasard.

    [8]Pline l’ancien, Histoire naturelle, IV, 108. Les géographes précédents, Strabon et Pomponius Mela, ne font que citer les Santons sans rien en dire.

    [9]On a émis des doutes probablement légitimes sur les chiffres de cette liste, qui conduit à un effectif total supérieur à deux cent mille hommes (Des amateurs de gauloiseries, ne doutant pas, en ont conclu par projection que la Gaule avait alors la population de la France de 1780, et avait donc été ruinée pour dix-huit siècles par la vilaine conquête des méchants Romains). On ne s’intéresse ici, sans discuter les chiffres absolus, qu’au poids relatif de chaque cité, qui met les Santons parmi les premières.

    [10]Dion Cassius, LIV, XXXII, 1

    [11]Corpus des Inscriptions latines, XXXIII, 3162

    https://edh-www.adw.uni-heidelberg.de/edh/inschrift/HD063794

    [12]Strabon,Géographie,IV, III, 2, (trad. F. Lasserre pour la  CUF).

    [13]Au datif, le cas du complément d’attribution (celui dont des savants récents ont voulu faire un CO2 au risque de réchauffer la planète), pour un culte rendu à quelqu’un. Sur notre inscription, la formule est au génitif (complément de nom) puisqu’il s’agit du prêtre de culte de Rome et d’Auguste.

    [14]E. Lyasse,Tibère, Paris (Tallandier), 2011, p. 188-96.

    [15]Inscritptions latines des Trois Gaules, 217, https://edh-www.adw.uni- heidelberg.de/edh/inschrift/HD019219La photo est prise sur un truc pédagogique suspect (pléonasme) avec des champs lexicaux mais, donc, une bonne photo  http://arelal.fr/wp-content/uploads/2015/02/La-du00E9dicace-de-lamphithu00E9u00E2tre-de-Lyon.pdf

    [16]Il est en revanche absurde de considérer que c’est cette année là comme le font, ce qui ne surprendra personne, l’article de Wikipédia et, ce qui est plus ennuyeux, la notice du site officiel du Musée de Fourvière.


  •  

    Si les divines surprises de l’histoire ne se ressemblent pas, les divins surpris sont toujours les mêmes.
    Didier Motchane, Un atlantisme à la charentaise, Paris (Arléa), 1992, p. 100.

     

    Surprise ! Jupiter Tout Couinant à qui on annonçait un règne de mille ans après qu’il eut terrassé les horribles syndicalistes archaïques qui osaient contester ses merveilleuses (et si originales) réformes vacille au point qu’il va bientôt être impossible aux plus zélés, hors Brice Couturier bien sûr, de ne pas le prendre pour ce qu’il est, un enfant capricieux que le Pouvoir (le vrai) a dans un moment d’ivresse embauché pour un rôle où beaucoup de grandes personnes s’étaient discréditées.

     

    Il est donc difficile de ne pas éprouver de la sympathie pour ce mouvement dit des gilets jaunes. Si elle n’était pas spontanée, l’indignation vertueuse de tant de gens éminemment détestables, contre tous ces affreux incultes qui ne comprennent rien à rien et veulent réchauffer le climat pour détruire la « planète » suffirait à la créer. Ils ont fini par croire à leurs propres mensonges, et découvrent avec indignation qu’ils sont à peu près les seuls.

     

    Il est tout à fait scandaleux, aux yeux de ces grands écologistes qui ont pour la plupart voitures de fonction et frais de taxi payés, qu’alors qu’il y aurait tant de causes nobles et désintéressées, celles qui les nourrissent bien sûr, la vile multitude ait osé prendre comme sujet premier de sa colère l’augmentation du prix de l’essence. Comment, disent-ils, peut-on être aussi mesquin ? Ces grands esprits dont les frais de déplacement sont payés par les autres sont très haut au-dessus des préoccupations de ceux qui sont obligés de prendre la voiture pour aller travailler, ou bien pour aller, sous peine de radiation, pointer au chômage, et pour qui tant de plus sur le carburant, c’est tant de moins sur le faible revenu mensuel. Comment peut-on vouloir condamner la « planète » à l’ébullition pour si peu ?

     

    La plaisanterie de la fiscalité écologique est évidemment monstrueuse. Cette phase-là a commencé par la polémique sur le diesel, dont on a subitement découvert qu’il était beaucoup plus polluant que l’essence. Comme on avait un peu plus tôt découvert l’inverse, et l’inverse de l’inverse il n’y a guère plus longtemps, il n’est pas foncièrement immoral d’hésiter à prendre ça au sérieux. Mais si on admet, pour la commodité du raisonnement et sans préjuger des suites à donner que cette vérité scientifique soit pour une fois, fermement et définitivement, la vraie vérité, on peut aussi admettre qu’il soit anormal que le gazole coûte moins cher que l’essence. On s’attend donc à ce que le gouvernement augmente les taxes sur le gazole et baisse dans la même proportion celles sur l’essence, pour une somme nulle. On n’a rien compris à la fiscalité écologique : le gouvernement augmente le gazole ET l’essence, en toute équité, pour guérir « les Français » de leur addiction au pétrole.

     

    Le ressort de la farce est trop évident pour qu’elle puisse être drôle. Une fiscalité dite incitative peut éventuellement avoir un effet quand il y a un choix : ici, il n’y en a pas. Pour presque tous, cesser d’utiliser sa voiture pour aller au travail, ou pointer au chômage, est renoncer à tout revenu. La taxe est donc obligatoire. Il ne s’agit pas d’inciter à consommer moins de carburant, mais de profiter de la nécessité d’en consommer pour prélever de l’argent pour le budget de l’État. Puisque la morale du jour exige la chasse aux émetteurs de gaz carbonique, que les savants appellent dioxyde de carbone et les cuistres CO2, que tous nous émettons en expirant après avoir inspiré, on pourrait aussi imaginer, sur le même modèle, une taxe sur la respiration pour guérir « les Français » de leur addiction à l’oxygène.

     

    Le seul but était bien sûr de taxer, dans le cadre d’une politique d’austérité qui depuis quarante ans assèche les ressources par la récession, augmente en conséquence quoi qu’elle en dise les dépenses dites sociales et ne peut s’en prendre pour tenter de limiter le déséquilibre qu’à ce qui n’est pas délocalisable grâce à sa décision de libérer totalement les mouvements de capitaux (Oui c’est du traité de Maastrikt que je parle. Vous savez tous que je suis à peu près incapable de parler d’autre chose).

     

    Tout ça est décidément fort sympathique. Mais il reste difficile de partager l’enthousiasme de tous ceux, dont beaucoup étaient naguère pour la « transition énergétique » par le fisc au nom de l’ « urgence climatique » et jadis pour Maastrikt, qui y voient la révolution qui s’avance et qui sera victorieuse demain. Les raisons mêmes du succès de ce mouvement en font aussi les limites. Il est parti d’une revendication très limitée, d’un tel bon sens que tout le monde ne pouvait que l’approuver, tout le monde sauf bien sûr la quasi totalité de l’establishmentpolitico-médiatique (comprise une bonne part de ceux qui veulent maintenant apprendre aux « gilets jaunes » comment faire la révolution d’ailleurs). À part ça, il n’engageait à rien. Il s’est logiquement transformé rapidement en une manifestation de colère générale, de beaucoup de colères, sans devenir plus compromettant. Manifester à l’appel d’un parti politique ou d’un syndicat, c’est se compromettre. Là, il suffisait de mettre un gilet jaune pour faire savoir qu’on n’était pas content, sans plus. Il est assez moral que ce truc laid et grotesque dont le gouvernement avait imposé l’achat sous Sarkozy malgré son inutilité manifeste (sauf bien sûr pour ceux à qui a profité cette vente forcée) ait finalement trouvé cet usage. Mais il ne peut en avoir d’autres : sitôt qu’il s’agit d’avancer d’autres revendications, les choses se gâtent.

     

    Le sport favori des partis et groupuscules variés ces deux dernières semaines a été de faire circuler « Le véritable programme des gilets jaunes », chacun des diffuseurs constatant avec satisfaction qu’il correspondait mot pour mot au sien. Ne rigolez pas tout de suite : ils ont des preuves. La plupart ont exhibé fièrement au moins un « gilet jaune ». Inversement, les rares hostiles aux mouvements, les soutiens du gouvernement, mais aussi quelques brejnéviens particulièrement surgelés, ont pu trouver des gilets jaunes éminemmment détestables à montrer. Il y en a pour tous les goûts. Des qui veulent chasser les immigrés, des qui veulent abolir tous les impôts, des qui veulent faire payer les riches, des qui veulent supprimer les « charges », des qui veulent restaurer la sécu et les retraites, des qui sont pour la « transition énergétique » en taxant le kérosène mais pas l’essence et le gazole, des qui veulent augmenter le SMIC, le plus drôle étant bien sûr celui qui veut remplacer le gouvernement par le brave général de Villiers. On en a même trouvé qui pensaient que la première chose à faire était de sortir de l’Union européenne. Ce n’est pas très difficile : pour être un « gilet jaune », il suffit de revêtir ce truc, et de dire qu’on n’aime pas Macron, ce qui vient spontanément à la plupart d’entre nous, et n’est pas un effort insurmontable pour les autres, sauf bien sûr Brice Couturier. Si vous voulez un gilet jaune marxiste-motchaniste et latiniste, offrez moi un de ces trucs (je n’en possède pas, n’ayant pas de voiture) : vous ne serez pas déçus. Mais cela ne peut avoir qu’un temps : rapidement, chacun traite tous les autres de « faux gilets jaunes », un objet fort surprenant. Un faux gilet jaune serait-il un gilet fait d’autre chose que de plastique ? Dès qu’il y en a un pour avoir l’idée originale de se décréter porte-parole des gilets jaunes et parader sous ce titre dans les media, il s’en trouve beaucoup pour brailler qu’il n’est pas du tout leur porte-parole.

     

    Ça n’était pas du tout compromettant au départ, mais ça le devient fatalement. Les manifestations spontanées sans organisateurs ont logiquement conduit à des violences et de la casse. On évitera de se demander si cela est organisé ou encouragé par le pouvoir d’État, pour ne pas faire hurler les belles âmes : c’est en tout cas toléré. Il est quand même difficile de ne pas se demander comment la police a pu laisser des manifestants prendre le contrôle de l’Étoile, avec les conséquences prévisibles sur l’Arc de Triomphe, quand la position était très facile à défendre mais, pour la même raison, difficile à reprendre une fois abandonnée. Quoi qu’il en soit, il était  peu près fatal qu’il y eût de la casse. Comme toujours dans ces cas là, les fins dialecticiens qui déplorent mais disent ce qui est vrai, que le pouvoir en est le seul responsable par son incurie, se trouvent irrémédiablement coincés entre une très forte majorité qui pleure que ce n’est pas du tout ce qu’elle voulait, que les méchants casseurs ont gâché sa belle manifestation pacifique, et en conclut qu’on ne l’y reprendra plus à manifester, et une minorité qui aime ça et appelle à casser encore plus car elle y voit la preuve que décidément la révolution s’avance. Observer que ce dernier point est évidemment idiot serait se faire encore quelques ennemis de plus, et provoquer un concert de ricanements. Nous avons nous aussi appris que la révolution n’est pas un dîner de gala,et savons fort bien qu’on ne peut envisager un changement radical de la nature du pouvoir, certes souhaitable, en excluant a prioritoute violence. Mais partir de l’idée incontestable qu’il ne peut vraisemblablement y avoir de révolution sans violence pour arriver à celle qu’il ne peut y avoir de violence sans révolution montre une curieuse conception de la logique. Pire, beaucoup de nos brillants théoriciens de la guérilla urbaine semblent en être à considérer que la révolution est un jeu de société entre méchants flics et gentils manifestants, sans rapport aucun avec la question du pouvoir.

     

    Il est probable que tout cela va bientôt prendre fin. Le gouvernement vient de céder sur la revendication première. Évidemment, comme toujours dans ce cas là, il s’est trouvé des savants pour brailler que le moratoire était un piège, pour arrêter les manifestations et maintenir la taxe ensuite. Évidemment, comme presque toujours dans ce cas là, mais beaucoup plus vite tant l’ambiance est à la panique, le moratoire est devenu annulation définitive, et les grands savants sont ridicules (ne les plaignons pas : ils aiment ça). Évidemment, ça n’apporte aucune solution au problème de fond. Mais presque tous les braves gens qui sont allés manifester ces derniers samedis vont retourner à leurs occupations habituelles, non qu’ils soient satisfaits mais par lassitude et peur des conséquences. Les amateurs de casse pour la casse vont hurler au mensonge et à la trahison, et continuer quelque temps à briser des vitrines tous les samedis, avec quelques braves gens qu’ils auront convaincus et qui seront presque les seuls à en subir des conséquences judiciaires, mais ne pourront plus compter longtemps sur la complaisance des flics, puisqu’il n’y aura plus de mouvement de masse à discréditer.

     

    On aura une fois de plus vu ce que sont les nouvelles formes d’action dépassant des modèles archaïques dont « les Français » ne veulent plus. Ça commence très fort parce que c’est nouveau, et que ça ne compromet pas, mais ça aboutit toujours au même point : comme les archaïques périmés, on manifeste, comme quand c’est eux, on n’obtient aucun résultat sérieux, et on se divise entre une large majorité qui conclut que ce n’est pas la peine de perdre son temps pour rien, et une petite minorité qui voit là la preuve que manifester ne suffit pas, et qu’il faut faire de la casse, ce qui ne sert à rien non plus, sinon à conforter la majorité dans son opinion.

     

    On ne peut que répéter, au risque de lasser encore le trône et la patrie que ce qui, décidément, manque est une perspective politique. Les plus touchants de ceux qui veulent expliquer la vie aux « gilets jaunes », à distinguer soigneusement des différentes variétés de vautours qui disent qu’ils sont totalement d’accord avec eux et qu’il leur suffira donc de voter pour eux la prochaine fois, dont les plus haïssables sont bien sûr ceux qui prêchaient récemment que la lutte des classes était périmée, abolie par l’intérêt commun écologique, sont ceux qui disent que pour poursuivre ce beau mouvement, il faut absolument qu’il se structure pour sortir de la confusion des revendications et choisisse démocratiquement des porte-parole. Un comité central, un bureau politique, des fédérations, des commissions et des sous-commissions avec des tâches bien précises pour élaborer démocratiquement un programme de transition[1], et, bien sûr, une liste pour les ridicules élections « européennes ». C’est très touchant, mais c’est prendre le problème à l’envers. Le succès des « gilets jaunes » est dû à ce qu’ils n’avaient pas tout ça : s’en doter serait un moyen infaillible de finir à un pour cent, et de gâcher le bon souvenir que cette aventure pourrait laisser.

     

    Ce ne sont pas les « gilets jaunes » qui manquent de perspective politique, mais le pays tout entier, qui subit depuis plus de quarante ans une politique dont, à juste titre, il ne veut pas, mais ne trouve d’autre moyen de le faire savoir que de changer à intervalles réguliers, désormais fixés à cinq ans par Jospin, le pitre chargé de faire semblant de la mener, et de se consoler en pratiquant la marche à pied derrière pancartes entre-temps. Là est le souci majeur, dont on ne se débarrassera pas non plus en cassant quelques vitrines et en brûlant quelques porsches. Il est absurde de reprocher aux « gilets jaunes » de ne pas avoir de perspective politique quand on n’en a point soi-même, mais il l’est tout autant de voir dans un tel mouvement un miracle inespéré permettant de s’en passer.

     

    Ce mouvement, décidément sympathique, n’est pas sans mérites. Il aura eu celui de montrer à quel point l’affreux Macron et son odieuse clique étaient détestés. Ça n’aurait pas dû être une découverte. On pourrait dire, en adaptant une formule de Desproges, qu’un secret d’État est une chose que tout le monde sait, sauf le chef de l’État. Il le sait désormais, et aussi tous ceux qui se consacraient à répéter qu’il était merveilleusement populaire, si bien que beaucoup de mouches sont en train de changer d’âne. Ils n’est pas non plus inutile que tous ceux qui le détestaient mais avaient l’impression, en écoutant la radio et la télévision, d’être de honteuses exceptions sachent désormais qu’ils sont l’immense majorité. Mais il ne peut rien en sortir, sinon un renforcement de haine né d’un constat d’impuissance. Il n’est pas très sérieux de déplorer, comme c’est la mode aujourd’hui, que le pouvoir d’État ne veuille pas entendre la colère des manifestants : comme Toto quand on lui dit de manger sa soupe, ce n’est pas qu’il ne veut pas, c’est qu’il ne peut pas, d’abord bien sûr à cause de ce qu’on appelle, curieusement, « construction européenne »[2]. Il est extrêmement improbable, mais pas tout à fait impossible, car cela dépend de la décision d’un seul individu, que le mouvement provoque la démission de Macron, ce qui ne changerait rien puisqu’il serait remplacé par un autre du même genre, dont on ne peut même pas espérer, après l’enchaînement des quatre derniers mandats, qu’il sera moins ridicule. Il est beaucoup plus probable qu’il continue à profiter de la place, et passe, comme ses prédécesseurs en leur temps, de la ligne « Je peux faire ce que je veux, j’ai été élu, je suis populaire » à « Je suis impopulaire donc je peux faire ce que je veux, ça ne changera rien » avant d’être remplacé à l’échéance prévue, de la même façon.

     

    Ce mouvement a aussi le mérite incontestable d’avoir gagné sur sa revendication première. C’est suffisamment rare, par les temps qui courent, pour être souligné. Mais il est dangereux d’en conclure, comme cela se fait beaucoup, qu’il suffit de manifester un peu violemment pour obtenir satisfaction. Cette victoire n’est pas tant due aux modalités d’action qu’à la revendication elle-même, qui ne touchait pas à la nature du pouvoir. Il s’agissait pour le gouvernement de ramasser un peu d’argent sous prétexte d’écologie : constatant que la ficelle était trop grosse, il renonce, avec bien sûr l’idée de se rattraper ailleurs, plus discrètement. On peut être certain que si des « gilets jaunes » avaient eu l’heureuse idée de manifester au printemps dernier, en même nombre et avec les mêmes méthodes, leur soutien aux cheminots en lutte, ils n’auraient pas obtenu la renonciation du gouvernement à l’ouverture à la concurrence, qui aurait impliqué la rupture sur ce point au moins avec l’Union européenne.

     

    Cela rappelle l’affaire du CPE en 2006. La victoire fut belle et heureuse, mais eut de funestes conséquences, en ce qu’elle donna à beaucoup l’idée qu’il suffisait de « bloquer » les facs sans chercher à rien construire pour obtenir satisfaction, ce qui conduisit, sur la LRU de Pécresse, à un désastre dont le mouvement étudiant (certes déjà mal en point) ne s’est jamais relevé. Le CPE, qui dispensait le patron licencieur de trouver un motif capable de tenir devant les prud’hommes, était de l’ordre du petit cadeau pour entretenir l’amitié fait par Villepin au patronat. Quand ça a provoqué une énorme pagaille, c’est le patronat même qui a dit à Villepin qu’il pouvait garder son cadeau empoisonné. La casse des structures de l’Université, c’était beaucoup plus sérieux, et ça valait bien un peu de pagaille.

     

    Il faut donc prendre ce qu’il y a de positif dans ce mouvement, mais surtout ne pas croire avoir trouvé (reçu, plutôt) la recette miracle. Il n’y a toujours pas d’alternative politique sérieuse possible sans un rejet radical de l’Union européenne, une interrogation sur ce qu’on nous vend comme la démocratie, une réflexion sur la propriété. Croire que les « gilets jaunes » peuvent dispenser de tout ça, c’est confondre le symptôme avec le remède.

     

    Bellegarde, 4-7 décembre 2018.

     

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook

     

    [1]Il sera peut-être utile de préciser pour les plus jeunes que ce n’est pas de « transition écologique » qu’il s’agit ici.

    [2]Coralie Delaume explique cela fort bien, avec une patience que je n’ai plus (l’ai-je jamais eue ?) dans Gilets jaunes : « Macron a les pieds et les poings liés par l'Union européenne », Le Figaro, 7 ( ?) décembre 2018. 

     


  • Les précédentes parties de cet article sont ici
     I et II: Phénoménologie et Archéologie
    III–Du désastre, des ersatz, du vide
    IV– De l’ « Europe », et de la fin prévisible de la comédie macronienne
    V– De ce qu’on abolit en fait
    VI– Apprendre à reconnaître l’Ennemi : du Giscardisme

     

    VII– Des conditions d’un antigiscardisme concret

     

    Nous pouvons sembler à ce point nous être réfutés nous-mêmes, puisque la conclusion devrait être la nécessité d’un vaste front anti giscardien, auquel notre nostalgie du mouvement ouvrier ne pourrait que nuire. Mais c’est une erreur.

     

    Il est vrai que le giscardisme attaque, détruit, abolit, ces deux choses précieuses que sont la souveraineté nationale et la démocratie, et qu’on pourrait donc espérer réunir contre lui tous ceux qui, au-delà du fameux clivage, sont attachés à l’une, à l’autre ou au deux, en oubliant les questions dangereuses sur la propriété ou le mode de production. C’est la position de nombreux anti-giscardiens, du moins les années où il n’y a pas d’élections. On peut constater que ça n’a jamais marché. Ce n’est certes pas un argument suffisant puisque contre le giscardisme, depuis quarante ans, rien n’a jamais marché. Mais si on regarde pourquoi, on comprend que ça ne pourra jamais marcher.

     

    On peut d’abord mentionner le problème du rapport entre souveraineté nationale et démocratie, comme un obstacle certain. Il devrait être évident à toute personne de bon sens qu’en France la souveraineté nationale est une condition nécessaire de la démocratie. Pourtant, bien des gens qui ne se sont jamais plaints de manquer de bon sens ne s’en sont pas encore aperçu, qui sont prêts à courir quand on leur parle de démocratie, mais sont frappés d’horreur dès qu’on signale que le préalable est la sortie de l’ « Europe » et se mettent à hurler, très paradoxalement certes, au nazisme. Inversement, certains défenseurs de la souveraineté nationale ne sont pas précisément des démocrates. On a cru parfois trouver une solution en sortant de la naphtaline le mot magique « républicains ». Pour faire vite (il faudra que j’y revienne un jour, peut-être), constatons que ce ne peut en être une, puisque chacun met sous le mot magique ce qu’il veut en croyant que les autres qui le brandissent y mettent la même chose que lui, ce qui est un excellent moyen de tenir des colloques conviviaux, mais non de construire une force politique cohérente.

     

    Mais même si on dépassait cette contradiction, ce qui ne pourrait se faire que de deux manières, réduire l’éventuelle coalition à ceux qui défendent souveraineté nationale et démocratie, ou ne plus parler de démocratie, mais seulement de souveraineté nationale, ce qui supposerait en tout cas d’exclure, comme giscardiens objectifs, les pitres qui veulent la démocratie, mais sans sortie de l’ « Europe », il resterait un problème insurmontable, que ni la démocratie, ni la souveraineté nationale ne sont en soi des objectifs politiques, mais seulement des moyens.

     

    On n’est presque jamais démocrate par conviction. Cette thèse simple peut choquer, dans un pays où nous sommes élevés depuis des générations dans l’idée que la démocratie est notre bien le plus précieux, pour laquelle nos ancêtres ont combattu, beaucoup sont morts, pour laquelle nous devons nous aussi être prêts à mourir, ou du moins à en tuer d’autres qui sont nos ennemis parce qu’ils ne sont pas démocrates. On a pourtant beaucoup de mal à trouver, les soirs d’élections, un battu qui soit suffisamment démocrate pour se réjouir de sa défaite, et ne pas accuser le peuple de s’être trompé, ou ses adversaires victorieux d’avoir trompé le peuple. C’est bien normal. Il arrive certes, ça s’est encore vu récemment, que des vaincus se rallient aux vainqueurs, mais comme c’est toujours pour obtenir une place, personne ne peut croire que c’est par conviction démocratique. Certains diront peut-être que la démocratie permet, contrairement à tout autre régime, de décider soi-même. C’est évidemment une farce : hors le cas, forcément très rare, d’unanimité, toute prise de décision, quelles qu’en soient les modalités, par un roi héréditaire, par une oligarchie, par le vote direct du peuple ou celui de ses représentants légitimes ou non, par tirage au sort ou par l’observation des astres, fait des gagnants et des perdants, des satisfaits et des déçus.

     

    Tous ceux, il y en a, qui se proclament démocrates avant tout sont à répartir en deux catégories : ceux qui mentent délibérément aux autres, ceux qui se mentent à eux-mêmes. L’exemple du référendum de 2005 sur l’Union européenne et de son piétinement par la ratification parlementaire du traité de Lisbonne est particulièrement parlant. A-t-on vu un seul des partisans du oui au référendum se prononcer contre Lisbonne en disant qu’il refusait qu’on imposât son opinion contre la démocratie ? Non, bien sûr. On a vu en revanche beaucoup de partisans du non se rallier petitement au traité qu’ils avaient combattu victorieusement. On pourrait certes dire qu’il était logique que tous ces giscardiens fussent anti démocrates, et que c’est justement au nom de la démocratie qu’il faut les combattre. Ce serait oublier malheureusement que le référendum de 2005 n’était pas le premier à porter sur l’Union européenne. Au soir du 20 septembre 1992, c’étaient eux les démocrates, parce qu’ils avaient gagné, qui dans les années suivantes nous ont traités d’antidémocrates parce que nous combattions le passage à la monnaie unique. Nous n’avons certes jamais considéré que les opposants  à Maastricht qui s’y étaient ralliés pour devenir ministres eussent fait œuvre démocratique. Nous persistons à penser que le peuple français n’a voté oui que parce qu’on l’a odieusement trompé, et que ce vote aurait dû, devra, être remis en cause d’une façon ou d’une autre.

     

    Si la classe qui profitait du développement du capitalisme a promu le système électif, puis le suffrage universel, ce n’était pas parce qu’elle était convaincue qu’il était juste que le peuple se gouvernât lui-même, mais parce que c’était le moyen pour elle de contrôler le pouvoir d’État en éliminant les restes de l’ancien temps puis, grâce au soutien au nom de la propriété des paysans, commerçants et artisans, en marginalisant les revendications ouvrières. Si le mouvement ouvrier a poussé avec elle et pour son compte au suffrage universel, c’est qu’il comptait devenir ainsi à terme majoritaire, avec le développement de la grande industrie. Si le giscardisme abolit la démocratie par l’« Europe » et le truquage en amont des élections (qu’il n’a pas inventé, mais a perfectionné), c’est parce que, comme l’avaient prévu les théoriciens socialistes de la fin du XIXe siècle, même si ce n’était pas forcément de la manière qu’ils avaient prévue, elle se retournait contre lui, les paysans, artisans et commerçants ayant été réduits à presque rien tandis que le nombre de salariés allait croissant. Seuls quelques intellectuels ou sous-intellectuels peuvent croire naïvement à la démocratie comme bien suprême et but politique en soi. Encore leur naïveté est-elle vraisemblablement moins dans cette conviction même que dans leur croyance qu’elle est désintéressée, quand elle leur sert de gagne-pain via des prébendes universitaires ou journalistiques puisque, s’ils savent rester dans l’abstraction, ils sont utiles à tous les régimes.

     

    On peut dire la même chose de la souveraineté nationale. Le sentiment national est un fait, qu’on trouverait spontanément naturel si l’exemple des giscardiens ne venait pas nous prouver qu’il ne va pas nécessairement de soi. En tirer une revendication de souveraineté, et agir sérieusement pour qu’elle soit satisfaite, suppose qu’on sache ou croie savoir l’usage qu’on fera de cette souveraineté.

     

    Il est certain qu’on ne sortira pas du giscardisme sans restauration de la souveraineté nationale, et probable qu’on ne le fera pas sans restauration de la démocratie. On ne peut cependant s’en tenir à revendiquer contre lui l’une et l’autre, sans dire ce qu’on en fera, sans porter donc un projet politique alternatif. Il peut sembler plus rassembleur de s’en tenir là, d’unir tous ceux qui estiment des raisons de se plaindre pour gagner ensemble le droit de décider ensuite les uns contre les autres ce qu’on fera. On ne peut rassembler personne, ou presque personne, à ce genre de jeu. C’est à peu près reproduire la démarche de la social-démocratie, la vraie, celle de Kautsky et de Plekhanov, qui soutenait qu’il fallait d’abord combattre avec la bourgeoisie pour obtenir la démocratie, quitte à lui donner le pouvoir, pour pouvoir ensuite gagner contre elle le socialisme, sans même l’excuse qu’était à cette social-démocratie sa foi en la dialectique historique. On aurait d’ailleurs du mal à trouver aujourd’hui une bourgeoisie à qui s’allier pour rétablir la démocratie : elle n’en veut plus.

     

    On ne peut envisager de s’opposer sérieusement au giscardisme sans porter contre lui un projet politique cohérent, qui ne peut se limiter la revendication de la démocratie et de la souveraineté nationale. L’ennuyeux est qu’on perdra ainsi beaucoup de partisans affichés de l’une et de l’autre, qui s’affirment aujourd’hui prêts à toutes les unions pour les faire triompher et qui, face à un tel projet, risquent de conclure qu’ils préfèrent quand même le giscardisme. Il n’est pas certain que ce soit une grosse perte. Il n’est pas vraiment utile de s’étendre sur le cas de ces « souverainistes », puisque tel est l’euphémisme à la mode, partisans de l’unité idem, mais qui appellent néanmoins la Wehrmacht quand ils croisent un cheminot, et l’Air Force quand ils aperçoivent l’ombre d’un Arabe.  Un projet politique cohérent pourrait en revanche rallier certains de ceux qui aujourd’hui bavent, hurlent ou pleurent dès qu’ils entendent parler de souveraineté nationale mais qu’il pourrait convaincre et convaincre aussi qu’il la suppose (On ne parle pas bien sûr de ceux qui sont payés pour baver, hurler ou pleurer). C’est en disant ce qu’on veut en faire qu’on peut prouver l’utilité, la nécessité de la souveraineté nationale, et de la démocratie qui la suppose.

     

    Nous avons réduit considérablement, au point que ça peut en être déprimant, la possibilité d’un antigiscardisme concret. Mais nous n’avons, faisant cela, justifié en rien notre archaïque nostalgie du mouvement ouvrier. Nous y venons. Il faut oser affirmer que la contradiction entre le capital et le travail, entre l’exploiteur et l’exploité, effectif ou potentiel, reste et est même plus que jamais sans doute le clivage fondamental dans la société française, le seul autour duquel on puisse envisager de faire à nouveau de la politique sérieusement. La question première, celle du chômage de masse qui est le résultat voulu du giscardisme, est y directement liée. Tous les problèmes qu’on prétend ou a prétendu lui substituer comme enjeu politique majeur peuvent être répartis en deux catégories : ceux qui sont sérieux, qui ne peuvent trouver de solution si on n’y porte pas remède, ceux qui ne le sont pas, qui disparaîtront d’eux-mêmes si cela est fait.

     

    Le giscardisme étant l’expression politique choisie par le capital français, le seul moyen possible de s’y opposer sérieusement est de redonner une expression politique au mouvement ouvrier. Tout le reste est très mauvaise littérature. Il est bien sûr des gens qui détestent le giscardisme mais ne se placent pas spontanément dans le mouvement ouvrier. C’est à eux de choisir entre se résigner à Giscard à perpétuité ou faire ce qu’on appelait jadis venir sur les positions de la classe ouvrière. C’est en posant sérieusement la contradiction entre travail et capital qu’on pourra s’opposer sérieusement à Giscard : en refusant de le faire au nom de recherche d’unité, on ne fera que ce qu’on fait depuis quarante ans, aligner des Giscards successifs.

     

    Il faut en arriver à écrire de vilains gros mots : on ne construira pas un tel projet politique sans lui donner clairement comme perspective la rupture avec le capitalisme en tant que mode de production. Il ne s’agit pas de cet anticapitalisme mondain, qui a somme toute eu fort bonne presse dans la France de tous les Giscards successifs, qui s’en tient à psalmodier que le capitalisme c’est très mal et que les capitalistes sont très méchants : il s’agit de lui opposer, comme jadis, un autre mode de production, à lui substituer. Un souvenir me revient d’un club de la presse d’Europe 1, un dimanche soir de fête de l’Humanité, qui devait être en 97 ou 98. Jean-Claude Gayssot, du PCF, alors ministre des transports du gouvernement Jospin, était l’invité. Il était très en forme, ayant manifestement bien bu  la fête, et répétait à tout propos qu’il voulait « dépasser le capitalisme » provoquant dans l’assistance des frissons si voluptueux qu’on les entendait dans le poste. Mais un méchant lui a demandé méchamment ce qu’il entendait par là concrètement. Pesant silence. Un charitable a alors dit « Est-ce que vous fermez la Bourse ? ». Ce fut le cri du cœur « Oh nooon ! ». On voit là ce qu’il ne faut surtout pas faire. Il faut revenir à ce que disait fermement le projet socialiste pour la France des années quatre-vingt, reprenant la déclaration de principes du parti socialiste de 1969, en vigueur jusqu’en 1990 (si, si) : « Il ne s’agit pas pour nous d’aménager le système capitaliste mais de lui en substituer un autre »[1].

     

    Cela peut sembler excessivement et dangereusement radical. Il est incontestablement possible de trouver, dans le passé de notre pays, dans le passé voire le présent d’autres, dans notre imagination éventuellement, des formes de capitalisme beaucoup moins détestables que celle que nous subissons chaque jour un peu plus depuis une quarantaine d’années. Il semblerait donc raisonnable, pour rassembler le plus largement possible toutes les victimes du giscardisme, de s’en tenir à la revendication d’un de ces capitalismes plus acceptables. C’est malheureusement impossible. Le giscardisme est le choix constant depuis quarante ans, avec des racines plus profondes, du capital français désormais unanime, ou presque. Il n’y pas plus de capital de rechange que d’ « Europe » de rechange. Il est tout à fait vain d’en chercher un qui n’ait pas fait le choix de la récession (il faudrait revenir sur la grande idée de l’ « alliance des productifs », qui pouvait sembler sérieuse au début des années 1980 mais a en tout cas rapidement cessé de l’être, qui a échoué faute de trouver dans le camp d’en face des productifs pour y adhérer), et parfaitement illusoire d’envisager d’en reconstituer un ex nihilo.

     

    On ne peut combattre le giscardisme sans combattre le capitalisme, dont il est l’aboutissement devenu inéluctable en France (non par nécessité historique, mais par choix du capital français). On ne peut combattre le capitalisme sans lui opposer un autre modèle économique, qui ne laisse pas à un marché divinisé le soin de décider de la production et des rapports sociaux, mais tende à une organisation rationnelle de ceux-ci, par la collectivité et par l’État conçu comme une de ses expressions, ce qui est bien sûr incompatible avec la propriété privée des grands moyens de production. C’est ce qu’on appelait naguère encore le socialisme. Le mot ne paraît pas aujourd’hui des plus heureux : Didier Motchane commençait Clefs pour le socialismeen observant, en 1973, qu’il était l’un des plus prostitués du monde[2], et le moins qu’on puisse dire est que ça ne s’est pas arrangé depuis. Faut-il s’obstiner, avec les difficultés que ça implique, à défendre et renouveler sa vertu, faut-il en trouver un autre ? Les autres mots disponibles, collectivisme, planification, n’ont pas plus de virginité. La République sociale a l’avantage pour ceux qui la brandissent parfois de ne rien signifier du tout, ce qui est pratique quand on veut tenir une auberge espagnole, rédhibitoire pour qui voudrait faire de la politique sérieusement. Inventer un nouveau mot rigolo, à la pureté garantie par son absence de passé n’est pas non plus le meilleur moyen de se faire comprendre. La question n’est pas simple, mais somme toute secondaire : l’important est de savoir ce qu’on veut, et de le dire clairement.

     

    Ce qui précède peut paraître parfaitement idiot dans l’état actuel du rapport des forces. Il serait effectivement parfaitement idiot de faire de l’abolition du capitalisme un objectif immédiat. Mais l’histoire du mouvement ouvrier français depuis des décennies prouve tragiquement, on l’a vu, que, sans une perspective à terme, on ne peut arriver à rien. Il est difficile de ne pas être d’accord avec la fameuse formule révisionniste de Bernstein, que l’important n’est pas le but, mais le chemin, tant il est évident qu’on ne convaincra personne de bon sens de sacrifier le présent et le futur immédiat à un avenir radieux lointain, toujours d’ailleurs plus lointain. L’ennuyeux est qu’en supprimant le but, on supprime également le chemin, toute possibilité d’un chemin.

     

    Il est également évident qu’il ne peut s’agir pas d’élaborer une description détaillée de ce que sera une société débarrassée du capitalisme et des étapes y menant pour la proposer à l’admiration des foules. Cet exercice d’imagination a depuis longtemps montré ses limites. Il s’agit d’indiquer une direction. On connaît la vieille blague, attribuée à Willy Brandt : Christophe Colomb est le premier socialiste qui, à son départ, ne savait pas où il allait, à son arrivée, ne savait pas où il était. Elle n’est pas qu’amusante. Mais si Colomb n’avait pas eu l’idée ferme d’aller vers le couchant pour y trouver la route des Indes, il n’aurait rien découvert du tout, car il serait resté sur place[3]. Comme le SPD allemand depuis Schmidt, comme le PS français depuis Mauroy et Rocard. C’est en sachant clairement où on veut aller, et en le disant clairement, sur les questions essentielles que sont les salaires, les statuts des travailleurs, la propriété, qu’on peut poser efficacement des revendications concrètes et les défendre, y compris dans des programmes électoraux.

     

    Ce projet se réclamera nécessairement de la démocratie, puisqu’il prétendra, ce que le capitalisme ne peut faire, correspondre aux intérêts du plus grand nombre, et qu’il ne peut réussir qu’en convaincant une part largement majoritaire de ce plus grand nombre, toute idée de conquête ouvrière du pouvoir d’État par l’action armée d’une minorité ne pouvant bien sûr être, dans la France d’aujourd’hui, qu’une plaisanterie. Mais la démocratie doit être considérée comme une revendication : c’est une plaisanterie bien pire de croire que nous avons la chance d’en bénéficier, qu’il s’agit de la défendre, en attendant d’en profiter enfin quand les électeurs seront devenus raisonnables et voteront donc selon leurs intérêts. C’est certainement ce qu’il y a de plus monstrueux, de plus haïssable, dans le populisme façon France insoumise : contribuer à faire croire que nous vivons en démocratie, qu’il peut sortir des urnes autre chose qu’un Giscard, ce qui implique que le peuple est coupable d’avoir choisi Macron et tous les Giscards précédents. La dernière déclaration de Jean-Luc Mélenchon, « Nos balles ce sont les bulletins de vote » est en la matière un sommet dans l’odieux et le stupide, tant il devrait être évident que dans notre merveilleux système du « parlementarisme rationalisé » appuyé sur les traités européens, tout est calculé pour que les bulletins de vote ne fassent de mal à personne. L’un des objectifs premier de toute propagande anti-giscardienne sérieuse devrait être de convaincre, en disant ce qui est, que nous ne sommes pas en démocratie, contrairement à ce qu’on nous serine[4] : tant qu’on confondra démocratie et système électif honteusement truqué avec liberté d’expression relative mais résultat assuré, Giscard sera tenu pour légitime. La démocratie est le droit du peuple de choisir quelle politique il veut voir menée, non de choisir celui qui mènera une politique immuable, qui nous conduit au désastre depuis plus de quarante ans.

     

    Parce qu’il ne peut décidément y avoir de démocratie en France que dans ce cadre, ce projet ne pourra que revendiquer la souveraineté nationale, et parce qu’une nation souveraine est le seul espace où il puisse se développer. Les belle âmes à qui le mot nationaliste fait peur pourront bien sûr le remplacer par l’un ou l’autre de ses substituts euphémistiques, pourvu que reste le nécessaire : le droit de décider en France ce qu’on veut faire de la France, pour ceux qui l’habitent. Il est vrai qu’à dire cela clairement, on perd bien des gens qui sont enthousiastes dès qu’on parle de perspective socialiste, mais ont tendance à prendre la fuite s’il est question de nation. C’est très ennuyeux, mais c’est à eux que la question est posée : puisqu’il est évident qu’on ne peut envisager une politique de sortie du giscardisme que dans le cadre d’une nation souveraine, sont-ils capables de dépasser cette allergie pour y contribuer, ou préfèrent-ils rester dans des incantations dépourvues du moindre effet concret ?

     

    Il ne faut surtout pas nier l’importance de l’obstacle. La question nationale est un très vieux problème pour le mouvement ouvrier, vieux comme lui en fait. Ce n’est pas Giscard, ni même Rocard ou Delors, qui a inventé que les prolétaires n’auraient pas de patrie : cette affirmation est à l’origine même du marxisme, qui n’envisageait de révolution que mondiale, débouchant sur un socialisme mondial. Il faut comprendre qu’en ce temps-là, révolution mondiale signifiait révolution à la fois à Londres, à Berlin et à Paris, ce qui paraissait tout à fait possible (C’est pourtant à Pétrograd, et à Pétrograd seulement que la révolution a eu lieu). Il est clair aujourd’hui que cela n’est pas possible, et surtout que ça ne ferait pas une révolution mondiale qui, vu le développement du capitalisme, demanderait un nombre beaucoup plus importants de centres simultanés[5]. C’est précisément parce que le capitalisme est mondial qu’on ne peut envisager sérieusement de le combattre que dans un cadre national : les slogans absurdes qui serinent le contraire comme une évidence n’y feront rien[6].

     

    L’obstacle est double, en fait. Il y a chez ceux qui refusent cette vulgate marxiste contre les nations une fâcheuse tendance à chercher, plutôt que dans l’évidence de leur existence et de leur caractère incontournable, des arguments dans le passé révolutionnaire de la France, largement mythifié, qui lui donnerait un rôle particulier, en ferait la nation où la rupture peut avoir lieu, la « nation politique par excellence », ont dit certains. Ça n’est pas mieux, et c’est au fond retomber dans la même erreur. En justifiant un nationalisme français qui n’ose pas s’assumer par le caractère exceptionnel de la nation française, on nie tout autant le fait que les nations sont le cadre premier de l’action politique. On a pu légitimement croire dans les années soixante-dix, même s’il était idiot de l’expliquer par Joubert, Marceau et le rire de Kléber, que la France et son mouvement ouvrier avaient une position particulière qui pouvait servir d’exemple au monde. Au vu de la suite, et de sa situation aujourd’hui, une telle idée n’a plus aucun sens. Ce n’est pas parce que la nation française est particulièrement estimable, nous en persuader serait aberrant, chercher à en persuader les autres dangereux, qu’elle est le cadre nécessaire de notre action politique : c’est parce que nous sommes Français (sans l’avoir ni voulu, ni mérité, certes). Nous n’avons aucune raison, et surtout pas le triste spectacle du macronisme, ni l’abominable souvenir des quarante ans des précédents giscardismes, de croire que nous ferons nécessairement mieux et plus vite que d’autres. Nous avons à faire ce que nous pouvons là où nous sommes[7].

     

    Il va de soi qu’un tel nationalisme (ou l’euphémisme qui aura votre préférence, pourvu qu’il ne change rien au sens) ne peut impliquer, bien au contraire, qu’on se désintéresse totalement des affaires du reste du monde, non seulement parce que le monde ne se désintéressera pas de nous, mais aussi pour des raisons de cohérence. S’il est clair que le socialisme, d’expérience, s’exporte fort mal, et évident que par définition le nationalisme n’est pas exportable, il est néanmoins impossible d’envisager de penser la politique extérieure sans soutenir, ou du moins, si on ne peut pas soutenir, refuser de contrarier ces deux aspirations chez les peuples où elles seraient présentes. Soyons clairs : il y a un ennemi principal de toute revendication de souveraineté nationale (hors, évidemment, la sienne), l’impérialisme américain, bras armé du capitalisme mondialisé. Ce n’est pas par hasard qu’une des caractéristiques du giscardisme est son allégeance constante à celui-ci, à quelques rares pitreries près[8]

     

    On pourrait voir là un alibi internationaliste permettant d’apaiser les belles consciences que perturbe l’idée de souveraineté nationale. L’expérience montre malheureusement que cette exigence supplémentaire ne fait que compliquer les choses, encore. On est à chaque fois effrayé de constater combien tant de gens raisonnablement résistants à toute propagande giscardienne quand il s’agit de salaires, de retraites, de services publics, et même d’ « Europe » adhèrent avec enthousiasme dès qu’il s’agit d’« intervenir » contre de méchants « dictateurs qui massacrent leur peuple », l’« intervention » consistant à chaque fois à écraser le dit peuple sous les bombes, cette fois ci pour son bien, et à laisser le pays dans le chaos, mais avec des élections de temps en temps[9]. On est d’autant plus surpris quand on voit même des gens qui comprennent fort bien l’imposture de ce qu’on appelle ici « démocratie » applaudir à son exportation par le napalm. Comprenons nous bien : il est fort possible que certains de ces « dictateurs » soient très méchants, peut-être parfois même plus méchants que nos Giscards successifs ou que leurs maîtres anglo-saxons ou allemands. Ce n’est pas une raison pour approuver qu’on massacre au nom d’une « démocratie » dont nous constatons ici la vanité, et d’un refus de toute souveraineté nationale qui est notre ennemi premier. On ne pourra rien construire de sérieux sur cette contradiction. Qui regarde l’histoire de ces dernières décennies en France ne peut que constater que c’est avec son approbation enthousiaste de la Guerre du Golfe que le PS a définitivement tourné le dos au mouvement ouvrier, et qu’ensuite tout le reste est allé de soi.

     

    C’est ici le chemin. L’ennuyeux est qu’arriver à tout ça devrait prendre, comme pour laisser refroidir un canon, un certain temps. On n’abolira pas quarante ans de giscardisme et, surtout, quarante de liquéfaction complaisante des oppositions devant le giscardisme d’un claquement de doigts ou d’un aboiement. Il s’agit de reconstruire patiemment ce qui a été détruit, de renouer avec une histoire interrompue, en tirant les conséquences des échecs, pour convaincre et faire entendre de plus en plus largement, selon une formule chère à Didier Motchane, ce que parler veut dire. C’est d’abord de lutte idéologique qu’il s’agit : dire ce qui est face à tous les mensonges de tous les Giscards.

     

    Cela suppose de la patience. L’expérience nous montre hélas que ce n’est pas la chose au monde la mieux partagée et que, si personne ne se plaint jamais d’en manquer, c’est bien à tort.

    À suivre…
    (ici)

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook

     

    [1] Projet socialiste pour la France des années quatre-vingt, Paris (Club socialiste du livre), 1980, p. 32 ; Déclaration de principes du parti socialiste(« Mais il [le PS] tient à mettre en garde les travailleurs, la transformation socialiste ne peut pas être le produit naturel et la somme de réformes corrigeant les effets du capitalisme. Il ne s’agit pas d’aménager un système, mais de lui en substituer un autre »), lisible par exemple ici http://www.lours.org/archives/defaultb0ae.html?pid=106, adoptée au congrès d’Alfortville le 4 mai 1969, en vigueur jusqu’à ce que le congrès de Rennes, en mars 1990, la remplaçât par une autre qui parlait, poétiquement, de mettre « le réformisme au service des espérances révolutionnaires » (ici : http://www.lours.org/archives/default66a3.html?pid=107); Un grand parti pour un grand projet, motion présentée pour le congrès de Metz par François Mitterrand et beaucoup d’autres, dont Lionel Jospin, Laurent Fabius, Pierre Bérégovoy, Le Poing et la Rose,LXXIX (février 1979), p. 5 (« Commençons par rappeler, au risque d’exprimer des vérités premières, que notre objectif n’est pas de moderniser le capitalisme ou de le tempérer mais de le remplacer par le socialisme »), repris mot pour mot dans la motion finale du congrès (Le Poing et la Rose,LXXXI (mai 1979), p. 10. Des méchants ont pu dire que le PS avait tenu exactement la moitié de cette promesse, la première.

    [2]Didier Motchane, Clefs pour le socialisme, Paris  (Seghers), 1973, p. 37.

    [3]On pourrait observer qu’il a ainsi néanmoins découvert l’Amérique : là, la blague devient scabreuse.

    [4]Sur ce point, je renvoie à une note déjà ancienne, reprise sur ce blog . Peu de choses ont changé sinon, un peu, en pire.

    [5]Une exception est sans doute à mentionner : la révolution à la fois à New York et à Los Angeles pourrait prendre rapidement le caractère d’une révolution mondiale, mais cela, personne ne l’envisage, à raison certes, ce qui contredit les prédictions marxistes : au centre mondial du capitalisme, il est évident que la révolution est impossible.

    [6]On est obligé de faire vite ici, mais en étant conscient que nos lecteurs savent qu’il n’y a là rien de nouveau et que déjà avant 1914 des théoriciens marxistes avaient posé le problème national, dont la guerre puis la révolution russe ont montré le caractère incontournable.

    [7]Je n’ai jamais bien compris le sens de cette injonction que nous font souvent ces temps des gens qui par ailleurs livrent la terre de France pour cause d’ « Europe » d’être fiers d’être français. Il n’y aurait pas le moindre de sens à être fier d’une chose qui a été donnée sans qu’on fît rien pour l’obtenir. On peut en revanche être heureux d’être français. On le pouvait du moins avant tant de Giscards et on souhaite le pouvoir à nouveau un jour.

    [8]Il y a eu une seule exception, le veto mis par la France sous Chirac à la deuxième agression américaine contre l’Irak, qu’on ne peut qualifier seulement de pitrerie. Mais qu’aucune suite ne lui ait été donnée, déjà sous Chirac, le ramène à n’avoir pas été beaucoup plus que ça.

    [9]Je renvoie à ma note sur la dernière de ces joyeuses et fraîches opérations, contre la Syrie, Bombes.