• Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours.
    Le temps va ramener l’ordre des anciens jours.

     

     

    Le rapport introductif du 14e colloque du CERES, un texte de Didier Motchne à un moment décisif (1985)Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. J’y pensais depuis très longtemps. Si vous allez avoir la chance de lire ci-dessous le rapport introductif au quatorzième colloque du CERES, c’est que son texte avait été numérisé par Pierre Bréau pendant l’hiver 1998/99, parce que nous envisagions déjà de le diffuser dans le cadre du cercle Jules Guesde, lequel a eu si peu d’existence que seul Karl Joulain s’en souvient encore.

    Je l’avais découvert dans ce qui était alors le local national et parisien du Mouvement des Citoyens, au 9 rue du faubourg Poissonnière, au rez-de-chaussée à droite sur la cour, dans l’armoire qui était entre le bureau de Bernard et Marinette (aux jours heureux où ils étaient unis) et le débarras, où était aussi la collection de livres des années 1970 qui m’a permis de commencer la mienne, à une date que je ne me rappelle pas exactement. C’était avant la délocalisation vers le premier étage à gauche sur la cour, qui est arrivée durant l’année 95/96, après le moment où j’ai commencé à y avoir mes entrées, à l’automne 94. J’étais alors un bureaucrate. Je me rends compte aujourd’hui que cette propension à ouvrir les armoires qui étaient faites pour rester fermées était un signe que je ne le resterais pas longtemps.

    Il se présente comme une brochure de douze pages, trois feuilles A3 agrafées, la première consacrée au titre, tel qu’on le voit sur la photo ci-dessus, les onze autres imprimées en petits caractères sur deux colonnes Le rapport introductif du 14e colloque du CERES, un texte de Didier Motchne à un moment décisif (1985)séparées par un trait vertical continu, la dernière incomplète. Les merveilles de la technique moderne nous permettent de savoir qu’il fait 73958 signes, ce qui correspond environ à cinquante pages d’un livre normalement imprimé. En bas de la dernière page, en caractères encore plus petits, on lit « Imprimerie S.C.I.E. (62160 Bully-les-Mines) », ce qu’on trouve également sur les numéros de Volonté socialiste, le bulletin du CERES, à partir de 1983, et sur son successeur Socialisme et République, jusqu’en février 1989. Il n’y a là aucune date, ni non plus sur la couverture. La citation p. 12 de « Pierre ROLLE dans le dernier numéro d'En Jeu (avril 85) » permet seule de dater précisément l’écriture du texte, sinon son impression, puisque En Jeu, revue ayant paru, en vingt-six livraisons, d’avril 1983 à janvier 1986, dirigée par Didier Motchane et Jacques-Arnaud Penent, la plus belle qui ait jamais existé, était mensuelle, et que le 21 a été suivi par le 22 de mai.

    J’ignore tout à fait quels ont été son tirage et sa diffusion. Quand on trouve au fond d’une armoire dix ans après une très grosse pile d’une brochure, la première idée qu’on a est qu’elle a été abondamment tirée. À la réflexion, on se dit que c’est peut-être qu’elle a été fort peu diffusée. Elle aurait dû logiquement être envoyée à tous les abonnés de Volonté socialiste correspondant aux soutiens connus du CERES[1]. Mais elle ne porte pas la mention habituelle « supplément à Volonté socialiste », en principe nécessaire pour profiter du routage.

    Le titre, apparemment obscur, peut être éclairci. Le Centre d’Études, de Recherches et d’Éducation Socialistes a été créé à une date incertaine (antérieure en tout cas à l’officielle, janvier 1966) par Didier Motchane, Jean-Pierre Chevènement et Alain Gomez, rejoints ensuite par Georges Sarre puis Pierre Guidoni, comme, ce qu’indiquait son nom, un lieu de travail intellectuel, qui a obtenu le statut d’organisme associé au parti socialiste SFIO à une époque où les tendances y étaient strictement interdites (depuis la Libération, où on les avait rendu responsables, air connu, de tous les maux antérieurs). À ce titre, il s’est manifesté publiquement par l’organisation de colloques présentant ses travaux. Il est devenu progressivement un groupe politique officieux puis après Épinay (avec de subtiles nuances sur lesquelles nous passons) un courant officiel du Parti socialiste. Ses colloques évoluèrent parallèlement pour devenir à peu près ce qu’était un congrès pour un parti (mais sans vote, dans le cadre du « centralisme dialectique »). Ce n’est pas seulement par fétichisme qu’ils gardèrent ce nom, devenu paradoxal : si le PS a admis l’existence de « courants » comme conséquence de la représentation proportionnelle dans ses instances adoptée dans des conditions très acrobatiques à Épinay, il n’est pas revenu sur l’interdiction des tendances, nuance hypocrite qui permettait de réprimer toute manifestation des courants minoritaires hors des instances du parti. Les colloques furent annuels du sixième (1972) au douzième (1978) qui élabora la ligne pour le congrès de Metz et éradiqua l’hérésie pierretiste, puis l’habitude s’en perdit. Il y en eut un treizième, apparemment renommé « journées de réflexion » en juin 1982. Le quatorzième fut le dernier.

    Il n’est pas difficile de reconnaître dans ce texte la plume, inégalable, de Didier Motchane. Didier a un jour répondu à une question de ma part à ce sujet, du bout des lèvres, se rappeler l’avoir écrit, sans m’en dire rien de plus (j’y reviendrai). À ceci près, c’est un texte absolument dépourvu de contexte. La seule citation que j’en ai trouvée est, précisément, de Didier, dans une brochure de mai 1986 (j’y reviendrai aussi). Après avoir souvent essayé, sans succès, d’en savoir plus, j’en conclus qu’il faut le traiter comme je traiterais une inscription latine, trouvée dans un rempart (ici, une armoire) dont on sait que ce n’est pas l’endroit pour lequel elle avait été gravée. Peut-être cette publication permettra-t-elle de faire réagir certains (il doit bien en rester, quand même) qui en sauraient plus. 

    Une fois l’auteur identifié, il serait parfaitement inutile, car répétitif, de signaler que ce texte est excellent. Il l’est particulièrement. Il s’agit, à partir d’une analyse historique très serrée remontant à 1945 (avec quelques mots sur l’entre deux guerres), d’un jugement impitoyable sur l’action des gouvernements dirigés par le PS depuis 1981, qui porte implicitement le constat de l’échec de la démarche du CERES, d’autant plus fort (malgré quelques toutes petites restrictions sur la fin) qu’il vient d’un secrétaire national de ce parti et du principal responsable alors de ce courant, Jean-Pierre Chevènement étant ministre, suivi par une amorce de réflexion sur ce qu’il faudrait faire pour changer cela, à très long terme. Il est remarquable qu’il ait été écrit si tôt, dès avril 1985. Il l’est encore plus qu’il n’ait, après trente ans, rien perdu de sa pertinence, ni même de son actualité, ce qui montre l’extrême lucidité de son auteur, mais aussi, ce qui est moins réjouissant, qu’on n’a rien fait depuis pour porter remède aux maux qu’il dénonçait.

    Place au texte, donc, auquel j’ai ajouté quelques notes pour éclaircir certaines allusions à des choses qui ne sont peut-être pas familières à tout le monde aujourd’hui, que suivront mes modestes commentaires sur ce que je sais du contexte (ici) et ce que je crois pourvoir en déduire, puis quatre séries de textes (on a publié ces six différentes parties de telle sorte qu'elles apparaissent dans l'ordre dans le menu du blog)

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    Le rapport introductif du 14e colloque du CERES, un texte de Didier Motchne à un moment décisif (1985)

    La photo de Didier Motchane qui illustre l’éditorial d’En Jeu d’avril 1985

    14eCOLLOQUE DU C.E.R.E.S.
    RAPPORT INTRODUCTIF

    Préambule :
    Une crise avant la crise

    1920-1980 : l'histoire de la France contemporaine est à la fois celle de la faillite de ses classes dirigeantes et celle de la perpétuation de leur hégémonie.C'est donc, en d'autres termes, d'un double échec qu'il faut partir. L'échec d'une bourgeoisie dont la vitalité et la force historique auraient été ensevelies dans la première guerre mondiale comme dans un tombeau ; l'échec d'un mouvement ouvrier incapable de substituer sa direction à la sienne[2].

    Ce constat ne paraîtra sommaire qu'à ceux qui n'auront pas fait l'effort de prendre le recul nécessaire pour situer dans la continuité d'une perspective les fragments de l'analyse et les moments de la durée : il faut prendre du champ pour découvrir la courbe de l'horizon. La France a plus changé pendant les trente dernières années qu'au cours de la première moitié du siècle. On discerne dans cette accélération le poids accumulé des ralentissement antérieurs. Ils font comprendre combien les caractères distinctifs de la formation sociale française y ont coincé dans l'espace et dans le temps le capitalisme industriel entre la persistance d'une logique foncière qui l'atrophie et l'invasion d'une logique financière qui le désintègre et le mondialise. L'inertie des comportements patrimoniaux des classes dirigeantes transcende en effet une évolution qui vient seulement, avec le giscardisme, de faire en quelque sorte mûrir ensemble sous nos yeux la prépondérance de la bourgeoisie financière et le déclin industriel du pays. Tardives et concomitantes, cette assomption et cette décadence étaient assurément en germe dans l'épuisement séculaire d'une bourgeoisie demeurée, comme le marquent à courte distance la saignée de la Grande Guerre et l'écroulement de 1940, prisonnière du 19esiècle, malgré d'indéniables efforts pour maîtriser le nôtre.

    Moins sans doute dans un entre-deux-guerres tombé, malgré l'échancrure du Front Populaire, dans un malthusianisme sans faille que pendant l'entre-deux crises qui suivit la Libération, se déroule une sorte de course poursuite du temps perdu : de de Gaulle à de Gaulle et de Mendès à Pompidou, des commissions de modernisation du Plan Monnet à la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas, les classes dominantes du pays ou du moins leurs fractions dirigeantes - bourgeoisie industrielle et bourgeoisie d'État (de droite et de gauche) n'ont cessé de moderniser la France.

    Déploiement industriel et ouverture des frontières, décolonisation et recentrage commercial sur la communauté économique européenne, urbanisation massive et exode rural accéléré, telles furent, on le sait, les figures imposées de cette « modernité ». Mais les transformations considérables qu'elles ont induites ne doivent pas nous dissimuler, par leur ampleur et leur vitesse, une continuité plus profonde. La contrainte intérieure à laquelle elles obéissent est celle d'un conservatisme social qui fonctionne comme l'invariant fondamental de la société française. Ce conservatisme surmonte d'autant mieux sa tendance à figer les compromis de classe dont il a besoin qu'il lui faut en renouveler les termes pour les adapter à l'évolution du capitalisme. À travers l'enchevêtrement de ses modulations idéologiques et la succession de ses modalités institutionnelles, la modernisation de la France est restée l'enjeu de la « modernisation » de ses classes dirigeantes, et non l'inverse ; elle est restée l'enjeu de la perpétuation du pouvoir de sa bourgeoisie.

    En sorte que le modernisme, comme le remarque justement André GAURON « a été le contraire d'une pensée anticipatrice », parce qu'il ne procédait pas d'une volonté émancipatrice. « Ainsi s'est-il constamment défini par rapport au modèle fordiste américain. Il n'a pas pensé l'expansion : il a eu pour seule ambition de l'organiser en facilitant la régression et la modernisation de structures jugées archaïques… le conservatisme social n'a pas été la négation du modernisme économique : il s'est révélé être sa condition en permettant à la bourgeoisie financière de contenir la montée du salariat et de faire échec à tout partage du pouvoir, social et politique »[3]. Les classes dirigeantes avaient besoin du progrès économique pour établir avec le salariat les compromis qui préservent leur domination et leurs privilèges, et pour adapter les structures de leur hégémonie à cette fin. Loin de la rompre, le mouvement ouvrier et la Gauche, malgré une apparente montée en puissance, semblaient ne pouvoir la combattre que pour mieux y consentir, et disposer les salariés à lui donner leur acquiescement.

    Il faut rappeler ici comment la triple providence de la croissance, de la démocratie politique et de l'État a réussi, Sainte Trinité de la bourgeoisie moderne, à piéger progressivement la Gauche et le mouvement ouvrier dans un judo dont ils ne maîtrisaient pas les clefs. Car l'histoire actuelle de la Gauche est celle d'une crise avant la crise, celle d'une défaite culturelle et morale : comme si les « trente glorieuses » années de croissance l'avait laissée, après une amputation profonde et indolore, en panne d'intelligence et à court de volonté.

    Comment expliquer que le « progrès économique » et le déploiement mondial du capitalisme aient mis le mouvement ouvrier dans un secret désarroi au moment même où les exigences de l'accumulation intensive semblaient déplacer les rapports de force en sa faveur ?Jamais les syndicats et les organisations politiques de la Gauche n'avaient acquis autant d'importance en Europe et même aux États-Unis entre le new deal et la guerre froide - que dans la période de l'après-guerre. L'économie de guerre avait imposé des contraintes et des habitudes qui permettaient de soumettre au contrôle et à l'organisation de la conscience collective les développements de la socialisation clandestine de la production et des échanges opérée par le capitalisme. La période de la reconstruction économique de l'après-guerre fut celle de l'édification d'un système public de protection sociale dans les pays industrialisés européens. Et les idées de Keynes avaient fini par leur fournir une doctrine qui paraissait opératoire pour assurer, en faisant de l'État-providence et de la négociation collective l'instrument d'une régulation économique efficace, une continuité sans précédent de la croissance et de l'emploi. L'influence de la social-démocratie, entendue à la fois comme une pratique politique et comme une forme de société, semblait bien la promettre à dominer l'avenir. Même dans les pays où, comme la France, la Gauche faisait profession de refuser ce troc du pouvoir contre le bien-être qui compense un renoncement politique par de multiples et considérables gratifications, le compromis social-démocrate était à l'œuvre. Il fonctionnait comme l'opérateur invisible d'un consensus imaginaire (mais quel consensus, pour reprendre ce mot qui caractérise bien la démocratie bourgeoise, ne l'est-il pas ?) ; il munissait le pilotage social d'un horizon artificiel : ce degré zéro apparent de la lutte de classe qui sert d'alibi intelligent au conservatisme et lui permet de faire coïncider le maximum d'espérance avec le maximum de résignation.

    Ainsi la croissance, la croissance « forte et indifférente » des années soixante n'aura-t-elle pas seulement donné aux classes dirigeantes de la France, avec le jeu nécessaire pour rallier les uns et neutraliser les autres, le moyen de concilier la modernisation de leur pouvoir avec celle du pays ; elle ne leur a pas seulement permis de pacifier la société à leur avantage, elle leur a permis d'imposer au mouvement ouvrier un armistice dont il ne pourrait sortir que diminué. C'est en effet dans cette période que s'est nouée la crise de la conscience politique de la Gauche. À mesure que l'héritage de Staline confirmait aux yeux des générations nouvelles les impasses du communisme, le socialisme survivait de plus en plus difficilement au naufrage de ses mythes et ne semblait porter en lui partout ailleurs qu'une image désenchantée. Perverti à l'est, mais subverti à l'ouest, l'effondrement des espoirs successivement levés par la Révolution d'octobre, le Front Populaire et la Libération, les divisions du mouvement ouvrier - redoublées par le partage du monde, l'ankylose enfin de ses organisations et de ses cléricatures - l'exposaient gravement au travail de sape que les mercenaires, folliculaires et pelliculaires de l'impensé bourgeois menaient pour le compte de la nouvelle alliance de la bourgeoisie financière et des nouvelles couches de la petite bourgeoisie. On ne s'attardera pas ici sur le pacte libéral-libertaire qui scella d'une éclatante réussite le détournement des idées des révoltes et des mythes de Mai 68, l'enterrement en petites pompes du prolétariat et de la nation indéfiniment célébré par des revenants de la Révolution revenus de tout sauf du reste. Laissons les baladins de la gauche américaine au firmament médiatique qui leur fit préférer les délices de la société civile à celles de la guerre civile. Le capital symbolique dont ils se nimbent n'empêchera pas l'histoire de renvoyer ces histrions dans ses limbes. La lutte des idées étant au cœur de la lutte sociale, ces aventures de l'inintelligence n'ont de sens que par rapport à elle ; ce qu'il importe de décrire, et s'il se peut d'expliquer, c'est la décomposition idéologique de la Gauche qui en nourrit la moisissure et la crise du mouvement ouvrier dont elle est à la fois l'expression et le ferment.

    Pour prendre cette affaire au plus simple, ce renversement de l'échelle morale des valeurs, qui fait préférer l'attrait de l'irrationnel à l'effort de la raison et le repli sur la vie privée au déploiement des solidarités, ne fut pas le cri de Mai 68 - bien au contraire - mais le fait de sa dénaturation ultérieure. « Tout est politique », ce qui est d'ailleurs une assertion bien exagérée, fut l'une des inscriptions les plus redoublées sur les murs de Mai et les plus recouvertes quelque temps plus tard, dans l'esprit du temps, par son exact contraire. Mai 68 fut dans une grande mesure une révolte morale dont l'avortement politique convertit la ferveur en dérision. L'exaltation paranoïaque de l'individualisme - qui soit dit en passant est à l'extrême opposé du souci de la liberté personnelle et l'éloge obsessionnel de la différence - qui masque en réalité une anxiété grégaire tout à fait contraire au respect de l'identité - sont les enfants naturels de la déception et du désespoir. Et la dévaluation du travail industriel qui fut bien l'un des traits culturels de l'époque dont on se souvient qu'elle ignorait le chômage de masse qui devait suivre - doit beaucoup à la résistance de la classe ouvrière au taylorisme, et à l'angoisse provoquée dans l'ensemble de la société par l'accélération des mutations techniques et le sentiment d'une impuissance collective à les maîtriser. Bref, le déferlement de ce qu'on appelle aujourd'hui l'individualisme est moins une pulsion collective qu'un résidu, la réaction cumulée des hommes et des femmes encerclés par le sentiment de l'ataraxie sociale et isolés dans l'angoisse des solidarités désintégrées.

    Il ne suffit pas en effet de faire la psychologie de l'histoire pour rendre compte de l'histoire de la psychologie. Comme les représentations sociales ne sont pas le reflet pur et simple de la lutte de classe, mais l'agent et l'enjeu de celle-ci ; comme il n'est pas de valeur qui ne soit liée à des intérêts ni d'intérêts à des valeurs, l'esprit du temps comme celui de l'escalier ne s'éclaire, en fin de compte, que du sens de leurs permutations. Il en est donc des figures de la symbolique sociale - cette expression étant déjà un pléonasme - comme de celles de l'économie monétaire : elles impliquent la production réelle de la société et de l'économie qu'elles déplacent sans les remplacer.

    De l'après-Mai 68 à l'après-Mai 81, on sait ce que la succession des mouvements heurtés et des glissements feutrés d'images et d'idées donne à lire, ou plutôt à déchiffrer : une crise morale de la bourgeoisie dont la croissance économique ne l'a pas préservée, mais dont pourrait-on dire elle a réussi à se défausser sur le monde du travail à la faveur du chômage que la crise économique nous vaut depuis 10 ans. Cette crise qui détruit ou réduit les marges de compromis disponibles pour concilier le conservatisme social et le changement économique n'a pas seulement révélé l'incapacité du capitalisme français à tenir son rang ; elle a révélé l'impuissance actuelle du mouvement ouvrier à substituer son hégémonie sociale à celle d'une bourgeoisie défaillante,au moment même où la décadence de celle-ci était pourtant devenue manifeste. Le paradoxe n'est évidemment qu'apparent d'une gauche plus démoralisée en France par les conséquences de sa victoire politique que la droite ne l'avait été naguère au plus fort de l'expansion économique : mondiale mais aussi globale, la « crise » ne peut être comprise que d'un point de vue politique ; elle est d'ailleurs d'abord et toujours une crise de la conscience politique. Avant d'en rappeler les soubassements, c'est-à-dire l'agglomération simultanée des transformations géopolitiques et économiques du monde qui sont au croisement des changements en cours dans les rapports de production et ceux des États, il faut discerner les raisons pour lesquelles les forces sociales qui se reconnaissaient dans la gauche, en France comme dans les autres pays capitalistes développés, ont été défaites dans leur cohérence par la croissance avant d'être atteintes dans leur cohésion par la crise[4].

    L'idée selon laquelle l'expansion de la consommation de masse et celle de l'État providence - deux des conditions permissives du fordisme, c'est-à-dire du système de régulation sociale qui a permis la continuité de la croissance intensive des économies capitalistes après la guerre en ajustant la progression d'une demande solvable à la progression de la production - auraient provoqué l'embourgeoisement de la classe ouvrière et le développement d'une immense classe moyenne que son enflure indéfinie destinerait à occuper presque tout l'espace social est à la fois fausse et répandue. C'est un article de foi sociologique des libéraux, mais si Giscard continue d'en être un inlassable utilisateur (de Démocratie Française à 2 Français sur 3) la gauche radicale mais aussi socialiste n'est pas à l'abri de ses ravages. Il ne suffit pas, pour en faire reconnaître l'absurdité, de montrer que l'embourgeoisement des salariés c'est-à-dire l'incorporation dans la bourgeoisie de ceux qui ne détiennent pas d'outil de travail est une contradiction dans les termes[5], puisque force est bien de constater que le développement, de la consommation de masse expose le salariat à perdre subjectivement en compréhension - c'est-à-dire en conscience de classe - ce qu'il gagne en extension. Ce n'est pourtant pas la très relative uniformisation de la consommation des valeurs d'usage et des mœurs, dont on connaît les limites qualitatives et même quantitatives, qui pourra rendre compte de cette illusion. Si on peut l'imputer dans une certaine mesure au fait que l'impression d'une accessible abondance émousse la perception des codes et des statuts, elle est due surtout à la confusion entretenue chez les salariés entre mobilité et progression sociale par le redéfinition des postes de travail, la décomposition et la recomposition des savoir-faire[6], l'évolution des métiers : de même que le mouvement de la mer laisse sur place, mais à des hauteurs différentes, chacune des particules d'eau soulevée par les vagues, de même le double mais inégal mouvement de l'organisation fordiste de la production qui déqualifie une proportion croissante de la force de travail tout en valorisant la formation professionnelle et l'investissement culturel de ceux qui l'encadrent et la conduisent entretient chez les travailleurs l'illusion qu'ils pourront transcender individuellement leurs déterminations sociales.Une augmentation continue de leur pouvoir d'achat, l'accélération de la mobilité professionnelle et la recomposition interne d'un salariat grossi régulièrement par l'exode rural et par l'émigration ont conspiré fortement à persuader un nombre croissant des salariés que la stabilité sociale et l'émancipation individuelle étaient devenues compatibles, ce qu'un certain nombre de « promotions » sociales d'autant plus exemplaires qu'elles étaient exceptionnelles semblait confirmer à leurs yeux.

    Dans le même temps, l'implication du syndicalisme dans une négociation collective permanente de plus en plus centralisée tendait à estomper les perspectives politiques du changement social, donc à diluer le sens de classe des pratiques de masse. Cette tension inhérente à toute pratique syndicale favorisait, dans un tel contexte et dans la mesure où le développement de celle-ci apparaissait désormais coextensive à des mécanismes de collaboration de classe, les tendances réformistes du mouvement ouvrier. La gestion social-démocrate de la croissance économique émousse davantage la perception des antagonismes de classe chez les salariés que dans la bourgeoisie ; le soi-disant embourgeoisement de la classe ouvrière traduit ainsi la force accrue d'une aliénation culturelle qui utilise le mythe d'une société réconciliée pour masquer la réalité d'une colonisation sous les faux semblants de l'assimilation. Le fonctionnement de la protection sociale qui conduit les agents de l'État-providence à s'interposer régulièrement entre les patrons et les salariés dans la gestion du rapport salarial obscurcit encore la perception des antagonismes de classe, dès lors surtout qu'à la différence des crises antérieures du capitalisme, le reflux de la croissance ne laisse plus au salariat le patronat pour seul interlocuteur.

    Le glissement continuel produit à l'intérieur des classes sociales par l'extension et les différenciations internes du salariat a accentué la polarisation de la société alors même qu'il la rendait moins visible.Les changements intervenus dans la condition ouvrière joints à l'évolution des formations professionnelles, de la division technique du travail, et du recours croissant à une main-d'œuvre importée du monde rural français, européen et africain ont affaibli la conscience prolétarienne au fur et à mesure que s'accroissait la masse du prolétariat. Le développement de la consommation de masse, dont la diffusion des plus riches aux plus pauvres soutient chez ces derniers l'illusion d'une stratification sociale assez poreuse pour leur donner une chance de suivre le trajet inverse et de rejoindre les premières, anesthésie le ressentiment latent qu'engendre les déterminations sociales et par conséquent la conscience politique qu'il pourrait fortifier.

    Sans doute l'invasion de l'agriculture et du commerce par le capitalisme a-t-elle affaibli en même temps les couches sociales sur lesquelles la bourgeoisie traditionnelle prenait appui, elle a désarticulé l'alliance de classe sur laquelle reposait sa domination politique depuis le dix-huitième siècle. Mais la « modernisation » économique accélérée de la France depuis trente ans fut aussi le levier d'une restructuration des classes dirigeantes - et de leur hégémonie. L'éclatement du gaullisme et la période giscardienne correspondent à la nouvelle prépondérance du capital financier dans le bloc historique français. Le laminage de la petite propriété paysanne et marchande conduit  en même temps la bourgeoisie à rechercher, au-delà de ses tensions internes, le soutien de la plus grande part possible du salariat. Ainsi ce que l'on appelle la nouvelle petite bourgeoisie, c'est-à-dire les couches salariées qui fournissent l'encadrement technique, administratif et commercial de l'industrie, des équipements collectifs et des services, est-elle devenue un enjeu particulièrement disputé entre le mouvement ouvrier et la droite. Ces couches sociales sont le produit du développement et de la différenciation du prolétariat moderne. Exclues, pour l'essentiel, de la détention d'un patrimoine, mais extérieures à la condition ouvrière, elles sont le lieu d'une inconscience de classe qui les fait osciller constamment entre les leurres de l'embourgeoisement et la peur des conséquences de la prolétarisation. Selon que le passage de la croissance à la crise les dispose à monter ou à descendre une échelle sociale qu'ils ne parcourent jamais qu'à reculons, ces salariés que l'on rattache à une nouvelle classe moyenne bien incapable de se penser elle-même positivement, sont réduits à s'enfermer dans une dénégation de classe dont ils voudraient perpétuellement sortir, en rêvant alternativement d'une bourgeoisie sans prolétaires ou d'un salariat qui n'aurait rien de commun avec le prolétariat[7].

    La croissance fordiste aura donc été le théâtre d'une singulière méprise. La Gauche semblait y avoir installé son hégémonie culturelle, imposé son langage et fait prévaloir ses valeurs. La droite, c'est-à-dire les mandataires politiques et les fonctionnaires idéologiques du capital, pouvait continuer, en dépit de quelques défaillances, à dominer le jeu politique mais elle s'était fondue dans le décor de l'État-providence.

    Il y semblait admis que la solidarité devînt inséparable de la justice et l'égalité de la liberté. La responsabilité de la protection sociale, comprise dans un sens de plus en plus étendu, n'était plus, tout au moins dans son principe, sérieusement contestée à la puissance publique. Au delà de la diversité des interprétations, des réticences et des restrictions mentales, l'acquiescement majoritairement consenti au principe de l'État-providence attestait la force d'une culture politique de gauche dont l'hégémonie, traversant les péripéties électorales, semblait en train de s'établir.

    De cette époque vient l'illusion, encore à l'œuvre aujourd'hui dans certains esprits, selon laquelle la Gauche serait naturellement propriétaire de la culture de son temps. À entendre certains d'entre eux parler d'intellectuels de gauche, ce serait déjà pure redondance. L'occasion n'a pas manqué pourtant de s'apercevoir qu'il s'agissait plutôt d'un terme de remontrance, hier des intellectuels à la Gauche, aujourd'hui de la Gauche aux intellectuels. Côté cour ou côté jardin, les intellectuels français ne désertent guère, sauf s'ils sont poètes, le théâtre du pouvoir ; qu'ils y fussent plus souvent siffleurs que souffleurs tient parfois à un choix politique, plus souvent à la rareté de ce dernier rôle et à la répugnance de se contenter de celui de figurant.

    C'est à la Gauche en réalité que l'engagement politique des intellectuels a le plus souvent fait défaut, malgré l'éclat jeté sur celle-ci par quelques grands écrivains. C'est que la Gauche moins que la Droite ne peut s'accommoder du silence et que notre littérature plus que d'autres est restée fascinée par la cour, comme le montre parfois jusqu'à sa manière d'en détourner trop ostensiblement la tête.

    Les intellectuels magnifient leur fonction par l'idée qu'il leur appartient d'exprimer la voix de ceux qui sont sans voix. Certains en concluent que la culture s'opposerait par nature à l'ordre établi. Ce n'est pas l'expérience qu'on en fait.

    Il vaudrait mieux dire que la culture - et c'est en cela qu'elle s'identifierait à la Gauche - consiste dans la capacité de défier toute servitude. Mais l'exercice de cette liberté a toujours été intermittent. L'accroupissement demeure la posture éternelle du scribe devant le prince. Les scribes français, qui se recrutent nécessairement aujourd'hui dans ces grandes cléricatures que sont l'université, l'édition et le journalisme, en éviteraient plus efficacement l'ankylose s'ils témoignaient autant d'indifférence à l'égard du pouvoir médiatique qu'ils professent d'indépendance à l'égard du pouvoir politique.

    Si, en réalité, les relations tourmentées que les intellectuels - ces détenteurs collectifs du savoir - entretiennent avec la société et le pouvoir n'ont pas toujours l'importance dont ils se flattent, elles comportent généralement une signification qui leur échappe. La plupart d'entre eux sont, on le sait, plutôt des diffuseurs que des inventeurs d'idéologie. Il est donc inutile d'expliquer par leurs louvoiements ou leurs virevoltes les mouvements d'une conscience collective dont ils sont davantage l'instrument que la cause, et d'imputer à trahison ce qui pour les clercs n'est vraiment que traduction. On objectera que c'est injustice que de refuser aux fonctionnaires de la pensée l'honneur d'en être vraiment responsables ; mais n'est-il pas vrai que si tous en revendiquent le risque, il en est peu qui l'assument ? Ce qui importe ici n'est pas ce qui se passe dans chacune de nos consciences, mais les rapports de convictions qui se nouent entre toutes. À lire « Libération » on s'indigne de voir ses intellectuels trahir la Gauche ; à suivre le cours du gouvernement on se scandalise de voir la Gauche trahir ses intellectuels ; mais c'est encore et toujours confondre la cause et l'effet et ne discerner des mouvements de la mer qu'une trace laissée sur le sable.

    Discréditée en France par Vichy, mais non déracinée, la bourgeoisie avait dû devenir moderniste et keynésienne pour survivre, ou plus exactement confier les rênes de l'attelage à une technocratie d'industrie et d'État moderniste et keynésienne. Ainsi le capitalisme a-t-il trouvé son salut sur sa gauche, au fur et à mesure que les succès du fordisme consolidaient l'État-providence et les réformes lancées à la Libération - tout en en canalisant de plus en plus étroitement le cours. Ainsi les gouvernements de la Cinquième République donnaient-ils l'impression à la France que sa droite était devenue réellement progressiste et que sa gauche n'avait pas besoin d'être politiquement majoritaire pour être culturellement dominante. Beaucoup d'intellectuels de gauche ont contribué à cette illusion parce qu'ils l'ont partagée. Nomades d'Église foudroyés dans leur foi par une Troisième Rome criminelle et parjure, ou cherchant à la transporter de Pékin à la Sierra-Madre, le désenchantement d'un marxisme exténué par les contrefaçons politiques perpétuées en son nom les exposait plus que d'autres aux charmes de la bourgeoisie de gauche, cette suprême ruse de classe. Il ne fallait pas attendre de ceux que leur discernement conduisait au reniement qu'ils discernassent le mécanisme des pièges qu'ils n'avaient dénoncés sans les comprendre que pour mieux, aurait-on dit, se préparer à y tomber[8].

    Sur les ruines du marxisme - qui laissaient la Gauche sans garde-fou et Sartre et Foucault démunis - le règne intellectuel de Raymond Aron allait pouvoir s'exercer sans partage.

    À l'instant même où le dérèglement de la croissance fordiste coupait l'élan de la social-démocratie, celle-ci apparaissait comme l'horizon, parfois lointain ou inaccessible, mais toujours indépassable de notre temps, l'asymptote commune au capitalisme et au mouvement ouvrier. La Gauche croyait souvent gouverner tout dans la société, sauf la politique, elle n'allait pas tarder à penser - ou du moins cette moitié d'elle que sera la demi gauche - qu'elle pouvait après tout s'en passer. On a rappelé comment le chemin de la croissance avait nourri l'illusion d'une hégémonie culturelle de gauche ; comme si le capitalisme avait pris le mouvement ouvrier par la main pour le subvertir.

    Sous couvert d'un armistice apparent qui était censé immobiliser les conflits dans une guerre de positions sociale, la bourgeoisie menait une guerre de mouvement idéologique qui prenait la Gauche à revers et la divisait contre elle-même : le savoir stigmatisé comme pourvoyeur des pouvoirs établis[9], la connaissance dévaluée par le désir, l'effort identifié à la servitude, la patrie à la guerre et la classe ouvrière au passé. Ce fut l'éboulement d'une culture, le parasitage d'un système de valeurs coupé de ses racines sociales et bientôt livré à la chimie de la culture hors-sol d'un capitalisme en mutation. On vient de rappeler comment l'expansion fordiste et son mode de régulation avaient favorisé ce glissement de terrain qui entraînait avec lui les partis et les syndicats d'un mouvement ouvrier coincé entre les impasses du léninisme et celles de la social-démocratie. Presque tous les éléments de cette culture de crise qui s'empara un peu plus tard des sociétés européennes s'y trouvaient déjà en germe dans cette période. Ainsi la crise culturelle de la Gauche aura-t-elle été couvée en quelque sorte par la croissance économique.

    La crise historique du mouvement ouvrier qui se déploie aujourd'hui est donc d'abord une crise de la conscience politique de ses organisations. Cette crise, qui a précédé la crise économique, avait miné à l'avance leur capacité à contester efficacement l'hégémonie des classes dirigeantes. De sorte que la crise économique, au lieu de leur ouvrir la possibilité d'y substituer la leur, allait les acculer à la défensive, à un combat en retraite pour la sauvegarde de la protection sociale, mais en les laissant sans force pour contrecarrer le retour en force de l'idéologie libérale dans la société. Cette idéologie semblait alors s'éloigner aussi vite que le souvenir de la crise des années trente : l'économie de guerre puis celle de l'État providence en avaient été les fossoyeurs. Mais le dérèglement de celui-ci, consécutif à l'épuisement de la croissance fordiste et les contradictions croissantes d'une accumulation dont la régulation étatique reste multiple alors même qu'elle s'effectue désormais sur une base mondiale ne permettaient plus de revenir à Keynes.

    Lorsque l'échec de la réplique néo-keynésienne, qui dans un premier temps fut celle des grands pays européens à la crise, laissa le champ libre au déferlement du monétarisme[10], les partis et les syndicats du mouvement ouvrier se trouvaient culturellement démunis pour livrer bataille. Ne disposant pas des armes politiques qu'exige la guerre économique (civile et internationale) qui les attendait, ils se laissèrent déporter sur le terrain de l'adversaire.

    La France cependant paraissait faire exception. La montée en puissance de la Gauche y était explicitement orientée par une perspective politique du changement social. Le programme socialiste du Parti d'Épinay[11]procédait d'une réflexion sur la transition socialiste, c'est-à-dire sur les points d'une inflexion décisive des rapports de classe à partir desquels la conjonction de la conquête et de la transformation démocratique de l'État - mouvement d'en haut - et de la réappropriation du travail et de l'organisation sociale par les travailleurs et par les citoyens - mouvement d'en bas - enclencheraient une transformation socialiste de la société. Le programme commun de gouvernement rassemblait des forces qui semblaient en mesure de l'engager[12]. Cependant la crise souterraine de la Gauche faisait en même temps son chemin. À partir de 1974, c'est-à-dire à partir du moment où l'élection présidentielle avait montré la vulnérabilité politique de la droite[13], cette crise de la Gauche commençait à provoquer une sorte d'involution de la dynamique de l'union. Cette dynamique, après avoir favorisé puissamment la rénovation du Parti Socialiste et la déstalinisation commençante du Parti Communiste, n'allait pas résister très longtemps à la remise en cause de l'une et autre. La résistance croissante rencontrée par le CERES dans le Parti Socialiste à partir de ces années 74 et 75[14]montrait bien comment celui-ci se détournait progressivement de la ligne d'Épinay.

    Déporté à droite par l'impatience sociale de sa nouvelle petite bourgeoisie militante[15], le Parti Socialiste n'était pas en mesure de faire évoluer d'une manière positive une crise de l'union de la gauche dont le rééquilibrage ne pouvait manquer de poser au Parti Communiste un problème d'identité. Sans doute le CERES a-t-il réussi, après l'échec des élections législatives de mars 78 à utiliser le levier d'un conflit de pouvoir interne pour ramener le Parti Socialiste à gauche, à travers le congrès de Metz, l'élaboration du Projet Socialiste et la désignation de son candidat à la présidence de la République[16]. Mais ce travail politique, qui permit d'aboutir à la victoire de 1981, était loin d'avoir poussé dans la conscience collective du socialiste[17]des racines assez profondes pour influencer suffisamment la suite. De même que la facilité avec laquelle une quasi unanimité du Parti s'était ralliée au Projet Socialiste[18]n'indiquait guère une adhésion réelle[19], de même on peut penser que, contrairement à l'apparence, sa mise en œuvre n'a pas été favorisée par l'ampleur de la victoire parlementaire remportée au mois de juin[20]. À la vérité, tous les choix décisifs du gouvernement de gauche, dès les premiers d'entre eux, ont procédé d'une logique différente (même si nombre des mesures prises y trouvaient leur référence). Le projet socialiste resta donc au vestiaire[21]. Comme il procède d'une analyse désormais vérifiée de la situation de la France et du Monde et qu'il comportait d'intéressantes anticipations, il est utile de mesurer aujourd'hui ce qu'elles comportaient d'avance - ou d'écart - sur l'événement.

    La première portait sur l'essoufflement de nos classes dirigeantes et sur leurs dissensions, comme sur la capacité de mobilisation et de rassemblement d'un Parti Socialiste perçu comme unitaire et porteur d'un projet de société. L'élection du 10 Mai 81 et celle aussi du premier tour, le 26 avril, la confirma.

    La seconde concernait le primat de la politique étrangère sur la politique économique, ou, pour l'énoncer plus précisément, la chaîne du raisonnement qui discerne dans la croissance une condition permissive de toute politique de gauche et dans l'indépendance, et notamment dans une maîtrise accrue des échanges extérieurs et dans l'élargissement consécutif de notre marge de manœuvre nationale la première des conditions permissives de la croissance, particulièrement dans un environnement mondial dominé par la droite et par la récession. Un an d'exercice du pouvoir - et d'hésitation à l'exercer - suffit à en faire, à contrario comme on sait, la démonstration[22].

    La troisième anticipation du Projet Socialiste est celle d'une recomposition de la Gauche à travers une crise historique à laquelle la victoire politique de Mai 81 devait servir de révélateur, crise qui sous le mot d'ordre d'une rupture avec le capitalisme était en train de faire du mouvement ouvrier le chaînon manquant d'un capitalisme ininterrompu. Les socialistes ne sont-ils pas sommés aujourd'hui de renoncer au socialisme, avec d'autant plus d'insistance que, depuis quelques années beaucoup d'entre eux n'ont pas eu besoin de se faire beaucoup prier pour cela ? Ce n'est pas par ceux-là que le vide créé par la faillite des classes dirigeantes françaises sera comblé. Comme la droite ne peut guère attendre sa revanche d'un regain d'intelligence ou de vitalité, mais des faiblesses d'une Gauche qui paraît avoir renoncé à lui disputer l'hégémonie, il semblerait que l'avenir de la France, l'avenir de la Gauche et du mouvement ouvrier ne soit plus à personne. C'est-à-dire qu'il appartiendrait à d'autres.

    Notre colloque vient à cette heure et pour commencer à relever le défi. Il reprendra le mot d'ordre de clarification à son compte, mais là où le vent dominant en fait un synonyme de normalisation intellectuelle et d'alignement politique, il affirmera la continuité de notre projet, celui d'une voie française à vocation majoritaire vers le socialisme. On ne peut cependant véritablement anticiper l'avenir en nous projetant comme le foyer de ce futur rassemblement qu'à la condition d'intégrer, au delà de l'idée d'un aléatoire résultat électoral en 1986[23], les raisons d'une impuissance politique déjà avérée par rapport à l'ambition première du « rassemblement populaire pour le redressement national »[24]et les moyens d'assumer le refus de la décomposition et le projet d'une recomposition démocratique de la société française.

    Nous savons que seuls pourront, le moment venu, être les artisans du redressement, ceux qui 

    - n'auront pas contribué à aggraver les périls de la Gauche,

    - sauront tirer les conséquences des deux évolutions majeures des dernières années que sont : la repolarisation accélérée du monde occidental autour des États-Unis- au plan économique, diplomatique, culturel, que ne remet pas (encore) en cause la montée de la sphère de la coprospérité asiatique du Japon ; la dévalorisation symboliquedu socialisme en France, la mystique s'étant dégradée en politicaillerie et la Gauche ayant, au nom des contraintes de la « gestion », perdu le sens de sa mission.

    Ceci, d'ailleurs, explique cela. L'enlisement actuel de la Gauche découle non seulement de son incapacité à vouloir résister au mouvement de polarisation dominant, mais plus fondamentalement à le penser. Rien de positif ne se fera à l'avenir, aucune contre-offensive ne s'amorcera sans une réarticulation de l'économique et du politique, du culturel et du stratégique, ce qui n'est pas sans conséquence sur les rapports entre classe et nation comme sur les relations entre la France et le monde.

    Chacun sait que la « contrainte extérieure » a servi d'alibi à la « rigueur »[25]. Mais l'accent a été trop mis, dans la critique de cette politique, sur ses retombées économiques et pas assez sur ses présupposés et ses conséquences politiques. Ce qui est en jeu en fin de compte avec la « rigueur », c'est tout ce qui pourrait remettre en cause l'attraction de la France vers le centre du système, empêcher la mobilisation des forces économiques du pays, entraver tout élan national, détendre la combativité des travailleurs chloroformés par la présence de la Gauche au pouvoir. La tournure presque exclusivement économique donnée à « l'autre politique »[26]fait écran à la portée sociale de ses choix et à la nécessité d'une nouvelle logique politique. Le débat sur la croissance ne doit pas se réduire à une question de chiffres, il doit être placé sur le terrain de la mobilisation.

    Il y a, de ce fait, une prévalence des lectures économistes de ce qu'on appelle la crise. À droite, elles camouflent l'apologie du retour à un « capitalisme sauvage » et au « darwinisme social ». « J'aime la crise », disait A. Minc au « Matin » « parce qu'elle me parait distinguer les bons des mauvais ». À gauche, elle fonctionne comme un trompe-la-faim. À force d'expliquer que la crise « est le produit des contradictions internes du capital » et que « la nouvelle DIT est la réponse du système à la baisse tendancielle du taux de profit » (ce qui est d'ailleurs vrai) on finit par oublier de se faire comprendre et, pis encore, par ne plus comprendre soi-même de quoi il retourne.

    Il est temps d'avancer une lecture géopolitique de la crise, comprise comme un conflit de stratégies géopolitiques au plan international. Cette lecture qui n'a rien de neuf, mais appelle quelques affinements (concernant par exemple la correspondance entre le système américain et le système des multinationales, les deux termes ne se recouvrant pas bord à bord) n'a jamais été transformée en discours de masse par la Gauche au pouvoir. Or un schéma politique articulé entre la polarisation et la résistance comporte l'incomparable avantage d'expliquer de quoi il retourne et d'indiquer en même temps la voie à suivre.

    Ce schéma montre la solidarité de destin qui lie vitalement désormais la classe ouvrière et la nation française. La même pression externe, la même poussée interne concourent à la décomposition du tissu industriel et à la désintégration de la France. Crise du socialisme et déclin du patriotisme expriment et précipitent le dépérissement de leurs bases sociales et l'avancée de la mondialisation du capital[27].

    La crise était politique avant même d'être économique. La réplique doit l'être aussi.

    L'ETAT DE LA CRISE
    LA CRISE DE L'ETAT

    Les analyses de gauche de la crise montrent toutes que celle-ci voit ses origines dans les rapports de production, au cœur même de l'organisation du travail, à la fois au sein de l'entreprise et dans l'ensemble de la société. L'objet de ce texte n'est bien sûr pas de refaire une telle approche théorique, mais d'en tirer les conséquences pour notre projet politique.

    Il faut partir de deux constatations. Le fameux épuisement des gains de productivité - un faible accroissement de la production en comparaison de l'importance des investissements - trouve sa source dans l'organisation « néo-tayloriste » du travail. Le fordisme des quarante dernières années, après avoir mis en place un dynamisme considérable de l'accumulation, vient buter contre l'étouffement de la créativité du travail qu'il implique. Parallèlement les sorties capitalistes envisagées pour la crise mettent l'accent, elles aussi, sur une modification du rapport au travail, à travers l'informatisation ou la robotique…

    Loin de concerner seulement les méthodes de production à l'œuvre dans chaque entreprise, ces contradictions du système résultent du mode de fonctionnement de la division du travail dans le monde capitaliste aujourd'hui. Car la logique de chaque processus de production n'existe qu'à travers un réseau complexe d'interventions, techniques, financières, sociales ou politiques, qui dépassent non seulement l'entreprise elle-même, mais aussi, bien souvent, le cadre national. Ainsi, la valorisation du capital, pour laquelle la production n'est qu'un moyen de dégager du profit, ne prend son sens, n'existe à l'heure actuelle, que dans une dimension à la fois toujours plus abstraite et plus mondiale. On y voit intervenir des capitaux, des financiers, une ingénierie, des producteurs, des sous-traitants et des marchés, éclatés chacun au sein de systèmes sociaux différents, et associés par une logique elle-même souvent contradictoire.

    Puisque les causes de la crise se situent là, la refuser c'est donc remettre en cause les rapports sociaux capitalistes, dont la forme a acquis cette complexité.

    Cette analyse, faite depuis quelques années déjà (!), nous avait conduit à orienter notre volonté de rupture avec la logique du capital autour de deux axes. La dimension autogestionnaire du socialisme que nous revendiquions avait pour objet de traduire concrètement un bouleversement des rapports sociaux, par l'intervention des travailleurs. Les nationalisations et l'impulsion démocratique de l'État dans la vie économique devaient assurer la remise en cause d'une logique de gestion, au service d'intérêts privés sans cohérence avec les besoins de notre pays.

    Du premier axe est demeuré un alignement sur une gestion capitaliste plus moderne, recherchant davantage d'intégration des salariés, et de meilleures relations dans l'entreprise. Du second on a oublié les deux dimensions essentielles. Le capitalisme dominant dans la France des années 80 impose sa logique de fonctionnement à toutes les entreprises, même si l'État en est propriétaire, dans la mesure où les critères de gestion retenus refusent de dépasser l'entreprise et de prendre en compte coûts et avantages pour la Nation. La place concrète des travailleurs est aussi fondamentale. Pas seulement dans les « nationalisés », mais dans l'ensemble des structures de décisions et d'organisation de l'économie, sans quoi l'étatisation n'est qu'une des formes de gestion de la crise dans une logique qui demeure capitaliste.

    Ce sont là des données connues. Elles méritent cependant d'être rappelées car le langage dominant aujourd'hui dans la Gauche a atteint un stade où ces propos sont à la limite de pouvoir être compris, avant même d'être contestés. Cette volonté de rupture, émoussée aujourd'hui pour beaucoup de socialistes, s'est heurtée depuis 1981 à deux obstacles bien difficiles à dépasser. L'état de la société française d'abord, après plusieurs années de recul idéologique de la Gauche et de dénigrement d'une problématique de volonté collective inspirée par l'analyse marxiste. Cette dimension plus politique et sociale de nos points faibles doit être approfondie dans d'autres textes. Mais elle joue un rôle considérable dans les limites imposées à l'action sur l'économie menée par les gouvernements de la France depuis Mai 1981.

    La concurrence internationale est venue quant à elle donner une caution « objective » à la timidité idéologique de ceux qui ne voulaient pas avancer. On en a beaucoup commenté les contraintes imposées à la politique économique (taux de change du Franc et Système Monétaire Européen, politique budgétaire et déficits extérieurs, endettement et compétitivité). Mais elle œuvre d'abord au sein de chaque entreprise parce qu'elle impose un certain type d'investissements, donc une certaine forme d'organisation du travail, à travers des normes de rentabilité et d'écoulement de la production sur des marchés dont la dimension est rarement circonscrite à notre pays, que l'on exporte ou que l'on soit concurrencé par des importations. Comme on l'a dit, la valorisation du capital impose sa logique mondiale, et les entreprises d'un pays dont les marchés sont aussi pénétrés que les nôtres ne peuvent s'y soustraire.

    On se retrouve alors dans un débat qui rappelle celui qui agitait le P.S. il y a quelques années : l'autogestion est une logique d'ensemble qui n'a pas de sens dans une entreprise dont l'environnement demeure capitaliste[28]. Doit-on transposer cette analyse dans le cas d'une France voulant rompre avec la logique de crise du système (ou avec ses tentatives de sortie de crise qui risquent d'enfoncer notre peuple pour des décennies dans la dépendance et les difficultés) ?

    Ce problème est très crûment posé dans la période actuelle d'hymne à la « modernisation »[29]. L'adhésion à une modernité technologique imposée par les courants porteurs des grandes multinationales à base américaine ou japonaise nous permet bien sûr de faire face à leur concurrence dans les secteurs que nous maîtrisons encore bien. Mais c'est en même temps un ralliement accentué à leur logique de production, à leur logique économique… et plus ou moins directement à leur modèle social et culturel.

    L'horizon est-il ainsi totalement opaque ? En fait, ces contradictions sont aussi riches de dépassements. C'est l'exploration de ceux-ci qu'il est nécessaire d'approfondir.

    Les bouleversements du procès de travail, c'est-à-dire tout ce qui se cache aujourd'hui derrière ce qu'on appelle dans le langage courant les « nouvelles technologies », peuvent conduire à une organisation du travail tout à fait différente. À l'occasion des changements profonds qu'ils impliquent, une place nouvelle des travailleurs doit être trouvée. Mais là aussi l'on ne peut s'en tenir à l'univers restreint de chaque unité de production. Car c'est l'ensemble des producteurs qui subissent ces modifications. La classe ouvrière ne peut plus du tout être analysée comme il y a cent ans. Les créateurs de plus value, les travailleurs productifs, peuvent aussi bien se trouver dans certains secteurs du tertiaire que dans les ateliers de production. En effet, la division du travail s'approfondit et l'informatisation de la production en développe encore les effets, accentuant la séparation entre conception et exécution, mais redonnant aussi sa composante intellectuelle au travail d'intervention directe sur la production, à travers les possibilités de modification de programmation d'outils de production « robotisés ».

    En même temps, ces orientations nouvelles de la division du travail donnent à la France des possibilités tout à fait intéressantes. Le rôle prépondérant du potentiel intellectuel, l'importance de la formation qui en découle, peuvent nous permettre de remettre en cause la marginalisation de notre pays à laquelle la logique de l'internationalisation du capital tend à nous conduire.

    Mais ces dépassements possibles, s'ils autorisent un peu d'optimisme, ne peuvent être portés que par un projet politique cohérent. Celui-ci a besoin de forces sociales alliées pour l'imposer. Or la crise se manifeste aussi par une profonde déstructuration du groupe formé par les salariés, et particulièrement de la classe ouvrière traditionnelle. Le poids de la « nouvelle petite bourgeoisie », mélange de groupes dynamiques pour la logique de modernisation du système et de groupes parasitaires (même s'ils sont « branchés » sur les nouveaux modèles dominants et essentiels à la souplesse sociale ou financière des multinationales) ou déjà archaïques, le dualisme de plus en plus marqué des structures sociales, encore accentué par une longue période de problèmes d'emploi, désagrègent gravement la cohésion des forces sociales capables de porter un projet de transformation.

    Le capital lui-même subit des modifications. Une quantité accrue des capitaux français fonctionne aujourd'hui selon une logique qui dépasse le cadre national. Il ne s'agit pas seulement de quelques multinationales françaises, d'ailleurs en partie nationalisées, mais d'un ensemble de producteurs et de financiers auxquels la rationalité de l'internationalisation du capital s'impose quotidiennement. La lutte entre fractions de classes, alliées pour conserver le pouvoir ou s'en emparer, est d'autant plus perturbée que son objet, l'État, est lui-même une structure progressivement dépassée par la mondialisation des problèmes économiques. Derrière l'apparence d'une place accrue dans l'économie française, que le débat débile sur le « poids des prélèvements obligatoires » a illustré, se cache une impossibilité grandissante pour l'État d'assurer son rôle de régulation du capitalisme. La politique budgétaire ne parvient plus à maîtriser des récessions ou des reprises d'abord conditionnées par les impulsions de nos partenaires étrangers. La politique monétaire se heurte aux contraintes des taux d'intérêt « gérés » par… les contradictions des États-Unis. Même la « gestion, de la force de travail », de l'École à la Sécurité Sociale en passant par les politiques de l'emploi ou par l'impulsion des négociations salariales, n'est plus envisagée qu'à travers de perpétuelles comparaisons avec les charges sociales allemandes, le niveau de formation des japonais ou la flexibilité des américains.

    Et parallèlement, le système productif français perd sa cohérence. Ce qui veut dire que nous n'avons plus nos propres ressorts d'accumulation : le dynamisme ou l'apathie de notre industrie dépendent d'évolutions mondiales que nous maîtrisons de plus en plus difficilement. C'est bien pourquoi la politique que nous pensions voir mener par la gauche depuis 1981 devait être d'abord une politique de reconstruction du système productif français, contre la logique de division internationale du travail à l'œuvre, mais sans pour autant commencer par remettre en cause les rapports sociaux. L'autonomie de notre économie est évidemment un préalable à cette remise en cause, même s'il apparaît aujourd'hui que le mouvement doit être davantage simultané pour réussir.

    Mais pour reconstruire notre système productif, nous devons nous appuyer sur un État autour duquel se cristallisent les alliances de classe à travers un projet politique. C'est ce qu'ont bien compris les courants dominants du capitalisme mondial. Leurs offensives concrètes, par des mesures économiques, diplomatiques et stratégiques, sont complétées par un combat idéologique contre les États, sous prétexte d'antitotalitarisme. Car les Etats nationaux demeurent, malgré leurs faiblesses, un des obstacles majeurs à la logique d'internationalisation du capital. En effet, ils sont le lieu privilégié des affrontements de classes et le maintien de la domination des groupes sociaux au pouvoir passe par la garantie de toutes ces archaïques rigidités qui représentent les derniers remparts des dominés contre une modernité d'abord destructrice.

    Mais le degré de résistance des États face à l'internationalisation dépend étroitement de la solidité idéologique et culturelle des nations qu'ils incarnent. Cette dimension essentielle agit beaucoup plus directement qu'on ne le croit sur la réalité économique. Notre faiblesse dans ce domaine accentue grandement la déstructuration de notre tissu social et industriel, en même temps que la difficulté à revendiquer un projet national autonome annule les quelques efforts entrepris pour redonner une cohérence à notre économie.

    Parce que la dimension internationale est prépondérante, il nous faut jouer sur les rapports de forces dans le monde et savoir tirer parti de certains de leurs aspects stratégiques pour chercher des alliances objectives avec d'autres pays. Parallèlement, un travail important d'internationalisation des luttes des travailleurs doit permettre de répondre - malgré le retard considérable qui a été pris - à la réalité actuelle du capital, déjà mondialisée.

    La cohésion, à travers l'État, autour d'un projet culturel, est un second axe déterminant. C'est l'État, dans un sens qui dépasse évidemment l'État central bureaucratique, qui doit cristalliser une cohérence économique et sociale face à la destruction engagée. Le plan peut y jouer un rôle essentiel, moins sous sa forme traditionnelle, que comme un lieu où sont posés les problèmes et leur gestion non au coup par coup, mais dans leur dimension nationale et globale, qui n'exclut nullement la décentralisation de leur résolution.

    Tous les thèmes habituels de nos débats sur la politique économique et nos possibilités de transformation doivent être resitués dans ces deux dimensions, cadre nécessaire pour donner une chance aux issues positives des bouleversements du procès de travail présentées dans les pages précédentes.

    Il paraît en particulier nécessaire d'approfondir nos réflexions autour des questions suivantes :

    — articulation entre remise en cause des rapports de production (mode d'intervention des travailleurs dans l'entreprise, du peuple dans les décisions économiques, etc.) et reconstruction de notre système productif par une modernisation imposée par nos concurrents.

    — étude des contradictions entre la défense des archaïsmes lorsqu'ils représentent les intérêts immédiats des travailleurs contre les menaces du capital et leur combat au nom de notre propre projet de modernisation.

    — analyse de classe à renouveler du fait des transformations subies par la division du travail (à la fois déstructuration, marginalisation, dualisme et modification du concept de producteur, développement possible ou actuel du travail créateur).

    — articulation entre division internationale du travail et guerre économique mondiale (la place et les marges de manœuvre de la France, les alliances possibles, l'axe Nord-Sud, le rôle de l'Europe et nos rapports économiques et politiques avec l'Allemagne).

    — lutte des classes et compromis, le rôle de l'État et la démocratie économique : nécessité d'une conception radicalement nouvelle de la planification, lieu d'arbitrages et de choix autour des problèmes posés dans leur globalité : problèmes liés à la décentralisation, rôle du système financier, des nationalisées…

    — l'économique dans notre projet culturel : comment replacer la modernisation ou l'hymne à l'entreprise dans un discours de combat contre le libéralisme, comment faire comprendre que notre conception de l'État et l'importance de la dimension collective représentent la lutte la plus efficace contre les « systèmes totalitaires ».

    LE MALAISE FRANÇAIS :
    L'HEGEMONIE EN QUESTION

    La période que nous venons de vivre - 1981/1985 - est donc celle d'une crise d'hégémonie. La crise économique permet de plus en plus difficilement aux classes dirigeantes de légitimer aux yeux des salariés leurs privilèges et leurs pouvoirs. La défaite de GISCARD en 81 aura été la conséquence politique d'un désenchantement. La gauche était appelé par elle à remplir un certain vide, et même, ce n'est pas exagéré de le dire, à rendre un sens, ou plus de sens, à la vie collective. On ne peut pas dire qu'elle ne l'ait pas pressenti, la tâche du CERES n'aura été rien d'autre que de l'y préparer. On a vu les raisons pour lesquelles ce travail n'a pu qu'être ébauché. Injures pour les uns, parures pour les autres, les idées du Projet Socialiste appelaient à une prise de conscience qui commençait à poindre mais trop lentement pour inspirer d'une manière décisive l'usage que la gauche allait faire du pouvoir. Il ne faut pas en oublier les mérites, même s'ils n'ont pas suffi à faire la démonstration que la France attendait.

    La faillite de la droite n'est pas effacée

    Alors que la France continue d'en supporter l'héritage, sa défaite politique n'a renouvelé en rien l'imagination défaillante de la droite. Aussi divisée que naguère, elle tente de donner le change de son renouvellement en partageant ses références idéologiques entre deux archaïsmes, celui d'un credo libéral sans consistance et celui d'un populisme facilement fascisant.

    « La guerre des chefs » à laquelle la défaite du giscardisme a donné libre cours est plus qu'un épiphénomène. Leur incapacité à s'unir autrement que dans la redite et dans la revanche est plus que le reflet de leur rivalité personnelle. La droite n'a pas et n'aura pas, d'ici 86, de projet politique positif parce que les conflits d'intérêts qui opposent les couches sociales qu'elle influence ne se sont pas relâchés. L'exercice du pouvoir par la gauche ne lui a sans doute pas encore acquis, dans l'esprit public, la légitimité historique à laquelle elle peut prétendre. Il n'a pas pour autant fait oublier les faillites qui l'ont précédé. Il faut même dire que si la gauche s'est démoralisée elle-même en cherchant trop souvent la mesure de ses actions dans une idéologie qui n'est pas la sienne, rien ne pourra lui enlever les mérites d'une alternance dont le premier, mais non le seul, aura été celui de la durée.

    L'idéologie libérale à laquelle la gauche consent des lettres de crédit que la France refusait à ses banquiers habituels, reflète la faiblesse, voire la désintégration de la société, et non pas sa force, comme aux États-Unis.

    En liant à ses thèmes et à ses symboles la légitimation de son pouvoir, la droite reconnaît implicitement qu'elle est incapable de prendre en charge l'avenir de la France : le libéralisme était il y a 100 ans l'idéologie de l'Europe moderne et bourgeoise, elle est aujourd'hui l'idéologie du déclin de l'Europe et de la bourgeoisie en France.

    Les socialistes ont raison d'imputer à la droite la banalisation de l'extrême-droite. Là encore, ils ne doivent pas oublier qu'il leur revient d'empêcher la gauche de banaliser la droite. Le Front National est assurément un produit de la crise, mais non un pur produit de la crise, puisque celle-ci n'est une fatalité que pour autant qu'elle est acceptée comme telle[30].

    Le libéralisme de REAGAN et de THATCHER sont aussi populaires en France que l'ignorance : ni plus, ni moins. La crise n'a pas affaibli l'attachement du peuple français aux principes de la protection sociale, c'est seulement l'absence d'un grand dessein collectif et l'anxiété qu'elle engendre qui font prendre à cet attachement les couleurs du corporatisme et dégradent les valeurs de la solidarité dans un besoin de sécurité passive.

    Le développement du système des media s'effectue bien entendu à l'intérieur du capitalisme. Il a profondément transformé le travail des représentations sociales et leur rapport symbolique aux forces sociales et aux institutions. Cette évolution, qui n'est pas liée aux techniques de la communication de masse mais à leur instrumentalisation par le capitalisme, a décuplé les possibilités d'une manipulation rationnelle de l'irrationnel. La gauche est mal armée pour disputer aux classes dirigeantes la maîtrise intellectuelle, opérationnelle et sociale des media. La presse, la télévision, la radio et l'édition constituent, en quelque sorte, les places de sûreté politique de celles-ci.

    À travers les media, les images sont aux idées ce qu'est la guerre chimique à l'arme blanche. Les socialistes ont donc raison d'accorder la plus grande importance aux problèmes de la communication politique, ils ont seulement tort d'oublier souvent que les problèmes de la communication sont toujours des problèmes de signification et que le rapport de force qui s'établit dans les ondes dépend autant du rapport de conviction qui s'instaure dans les têtes qu'il ne le produit[31].

    Tout revers a sa médaille
    ou la gauche a du bon

    Pour apprécier le bilan de la gauche au gouvernement, il faut se garder de deux illusions : la première consiste à ne mesurer sur action qu'au jugement de la droite et aux chances qu'elle laisse à celle-ci de revenir prochainement au gouvernement. La seconde consiste à les comparer aux exigences sociales des travailleurs, au Projet Socialiste, en oubliant que la pertinence d'une analyse fait de celle-ci une anticipation de la conscience collective que l'Histoire ne ratifie pas nécessairement en temps voulu.

    En gouvernant la France, et pendant quelques temps avec la participation des Communistes[32], la gauche a fait une démonstration qui n'est pas rien et qui pourrait resservir. Plus importante encore, elle a commencé à faire prendre aux Français l'habitude et peut-être le goût, de se projeter dans l'avenir, elle a commencé à les réveiller du sommeil du déclin et à préparer certaines des conditions d'un sursaut. La réanimation de la recherche et de l'action culturelle, la mise en chantier d'une profonde rénovation de l'Éducation Nationale montrent clairement que tout le temps n'a pas été perdu[33].

    Il est vrai que l'effort de justice sociale entrepris il y a 4 ans s'est ralenti et parfois arrêté. Il vrai surtout que dans l'ensemble l'exercice du pouvoir a révélé les faiblesses idéologiques de la gauche et la fragilité de ses desseins politiques. Les Socialistes ne pourront respecter la logique sociale de leur projet qu'en élargissant la marge extérieure de la France et qu'en appuyant cette démarche sur la recherche systématique de l'adhésion populaire et de la démocratisation de l'État. La gauche au gouvernement a pu atténuer les conséquences sociales de la crise, freiner le déclin du pays et poser les premiers jalons d'une renaissance, mais dans l'ensemble et pour l'instant le bilan que l'on doit tirer aujourd'hui est le suivant : 5 ans de gouvernement de gauche n'ont pas diminué la dépendance extérieure de la France, loin de démontrer aux Français la capacité de la gauche à conduire le changement social dans une bonne direction, ils ont obscurci et dévalué à leurs yeux les perspectives et les valeurs du socialisme[34].

    LES TÂCHES DE LA PERIODE

    C'est de ce constat qu'il faut partir pour recomposer la gauche, remobiliser le monde du travail, rendre à la France la maîtrise de son avenir et lui ouvrir par là la perspective du socialisme. Le Projet Socialiste n'était pas en retard mais en avance sur la conscience politique des socialistes. C'est à partir de ces analyses que le CERES a pu jouer un rôle décisif dans la victoire de 1981, mais une analyse juste ne fait levier qu'autant que son point d'application ne se dérobe pas. Mai 81 fut à la fois l'aboutissement de la ligne d'Épinay et le point d'épuisement de sa force propulsive. Dès 1978 d'ailleurs, à travers les déconvenues de 77 et de 78 le CERES avait tiré la leçon, dans l'élaboration du Projet Socialiste, des limites à la rénovation du Parti Socialiste que lui imposaient, à partir des années 74 et 75, les progrès de l'idéologie de crise et l'affaiblissement de la dynamique de l'Union de la Gauche en France.

    Aujourd'hui la conquête du gouvernement montre à la fois la peine que la gauche éprouve à prendre vraiment le pouvoir mais aussi, plus clairement, l'usage qu'elle pourrait en faire.Il est aisé de montrer entre la motion d'Épinay et le Projet Socialiste et les textes de 1981 une continuité sans faille. Mais entre le Programme Socialiste (et le Programme Commun et le Projet Socialiste) la crise économique avait commencé à révéler celle du mouvement ouvrier puis, après Mai 81 celle de la gauche. Si la visée du Projet Socialiste pour les années 80 n'est pas moins anticapitaliste que celle du Programme Commun, il est clair que la rupture avec le capitalisme n'y tient plus le rôle d'un mythe fondateur que lui donnait la motion d'Épinay. Dès l'été 81 (dans sa contribution au congrès de Valence) le CERES, tout en demandant d'accélérer le processus et l'usage des nationalisations et le changement de la législation sociale, rappelait explicitement que Mai 81 ne pouvait mettre le socialisme immédiatement à l'ordre du jour[35].

    C'est qu'il a toujours semblé à notre courant que le socialisme n'avait que faire d'un anticapitaliste seulement proclamatoire qui ne serait jamais, selon les cas, qu'un témoignage d'impuissance ou le pavillon de complaisance du néo-molletisme éternel[36]. Il y a deux manières de se résigner : changer de direction, ou la garder mais en s'y donnant des objectifs inaccessibles.

    Prendre aujourd'hui le socialisme au sérieux c'est définir et réunir les conditions d'un travail politique de masse qui redonne à la gauche son identité en conservant la sienne à la France.

    Si l'exercice du pouvoir par les socialistes a détruit dans une large mesure et aux yeux d'un grand nombre de travailleurs en particulier, la force symbolique du socialisme, cela ne veut pas dire que l'épuisement de la force propulsive d'Épinay disqualifie les idées d'Épinay. Cela veut dire que la nouvelle hégémonie ne se construira pas, aujourd'hui, au nom du socialisme.

    Définir et réunir les conditions d'un travail politique de masse implique pour l'essentiel que l'on redéfinisse la base sociale de la gauche, qu'on lui donne une cohérence politique à partir d'un mythe fondateur et d'un projet politique.

    Beaucoup de gens en viennent à penser aujourd'hui, à l'intérieur même de la gauche, que celle-ci, qui a précédé historiquement le mouvement ouvrier, pourrait lui survivre. Pour réfuter positivement cette information il faut 

    — redéfinir la classe ouvrière ou classe des producteurs à la lumière des changements survenus de leur rapport salarial du fait de la croissance intensive (fordisme) puis de la crise.

    — mettre en lumière que la gauche, aujourd'hui et demain comme hier, ne se constitue pas seulement par le choix de ses valeurs, mais par les choix de classe qu'il implique.

    Rien n'est plus important à cet égard que de pousser à son terme à l'intérieur de la gauche, le débat sur l'autogestion, dont le mot a trop souvent servi à couvrir le retour à l'obscurantisme. Comme si un Bien Commun pouvait s'établir spontanément au niveau de petites communautés de base, comme par l'effet de l'équilibre optimal procédant d'une main invisible, qui à défaut d'être celle de la divine providence ne saurait, bien entendu, en dernière analyse qu'être celle du marché : de l'autogestion ainsi détournée à la régulation par le marché il n'y a qu'un pas, vite franchi par une deuxième gauche qui s'expose de la sorte, parfois jusqu'à son insu, à n'être plus qu'une demi-gauche. Quand le CERES a importé le concept de l'autogestion au Parti Socialiste, ce n'était ni pour en faire l'alibi d'une technique néo-libérale de gestion ni pour réduire le socialisme à une vague généralisation du mouvement coopératif et de son idéologie. C'était pour marquer l'actualité, dans le monde du travail, comme dans la vie civique, des exigences de la démocratie et le rétrécissement que lui impose le fonctionnement des institutions, et la nécessité de prendre au sérieux le refus de la division capitaliste du travail.

    Puisque ce qu'on appelle la crise depuis 10 ans, a été en même temps que les transformations du mode de produire, l'histoire des tentatives faites par le capitalisme pour restaurer le taux de profit en rétablissant derrière les États-Unis, un mode de régulation efficace à l'échelle mondiale, il y a un lien très intime entre la lutte de classe et le rapport des puissances, entre les conflits sociaux et la compétition des États. La crise pose en même temps la question du déclin de la France et de l'Europe et celle de l'avenir de la Gauche et du mouvement ouvrier dans le Monde. C'est un fait aujourd'hui qu'une communauté de destin lie plus immédiatement que jamais l'avenir de la classe ouvrière et celui de la nation.

    La crise et le déclin de l'Europe suscitent dans le pays des résistances et des réactions éparpillées :

    — réactions ouvrières et syndicales (les refus de la flexibilité),

    — réactions patronales (certains segments du patronat broyés ou menacés par la nouvelle division internationale du travail),

    — réactions démocratiques (choix de voies ou de modes de vie alternatifs) qui se forment un peu partout dans la société, mais sont susceptibles de se retourner contre la démocratie une fois vérifiée l'impuissance du suffrage universel à infléchir le cours des événements,

    — réactions nationales par exemple entre l'Allemagne et la stratégie américaine de bataille limitée en Europe, ou la France et l'Angleterre par rapport à l'utilisation de défense stratégique de l'espace.

    Ces réactions sont non seulement dispersées mais fréquemment contradictoires, car elles expriment des intérêts différents mais exposés à des menaces communes. C'est pourquoi, pour organiser la résistance et refonder la gauche, il faut mettre partout la politique aux postes de commande.

    Il n'est pas question de nierles contradictions qui différencient le salariat, affrontent les salariés aux entrepreneurs. Mais l'action politique consiste justement à les déplacer, ce qui implique : plus d'État, et plus de syndicalisme, plus de solidarité et plus de croissance, plus de militants et d'entrepreneurs et moins de rentiers. Ce qui implique enfin - ou d'abord - un projet politique c'est-à-dire un Parti.

    Ce front de classe sera anti-libéralparce que si le libéralisme n'est pas et de loin la seule idéologie moderne produite par le capitalisme, il est le déguisement idéologique de la servitude et la bonne conscience dans l'asservissement, idéologie du déclin de l'Europe.

    Ce front de classe sera celui d'un rassemblement pour la démocratie, la justice sociale et l'indépendance.Ces exigences sont, au sein d'une société de classe à l'intérieur du capitalisme mondialisé, les ferments nécessaires du socialisme. C'est pourquoi la dynamique - et la dialectique - de la république et du socialisme doivent être celles de notre action.

    Ce n'est pas l'effet d'une concession ou d'un repli, mais la volonté d'une contre-offensive qui conduit le CERES à recomposer la gauche autour de la République. Veut-on, par les temps qui courent, mobiliser directement les masses pour le socialisme et leur annoncer la bonne nouvelle de la rupture avec le capitalisme ? Notre République ne remplace pas le socialisme, elle en est le point de passage obligé. Et tout autant que la République réelle qui est la condition du socialisme, nous savons bien que le socialisme est la république réalisée.

    Il y a donc à la fois continuité et discontinuité entre la république et le socialisme, et cette dialectique ne date pas d'aujourd'hui.

    — discontinuité : n'est-ce pas contre la majorité parlementaire des républicains que le mouvement ouvrier a dû lutter constamment pour pousser aussi loin que possible l'accomplissement de la révolution française et de la démocratie ?

    — continuité parce que comme on l'a rappelé, le socialisme est l'accomplissement de la République : l'antagonisme entre la République libérale et la République sociale est apparu au commencement du mouvement socialiste,

    — discontinuité parce que notre République doit rassembler les forces sociales dont certaines ne fondent pas comme nous les valeurs de la démocratie et de l'indépendance nationale sur une analyse et une perspective socialiste,

    — mais continuité parce que le rassemblement, au nom de la démocratie et de l'indépendance de ces forces sociales, est le seul chemin qui s'ouvre à elles pour réaliser leurs intérêts et leurs idéaux.

    Notre République n'est pas une cuvette, un crachoir à consensus, mais la ligne de crête qui fait clivage entre l'avenir de la démocratie et celui que nous préparent aussi bien les forces du mondialisme libéral que celles de la régression barbare (extrême-droite). La refondation de la gauche - si elle ne passe pas seulement par les seules forces qui aujourd'hui se reconnaissent dans ce qu'elle est - exige avant tout que celles-ci se ressourcent aux exigences fondamentales du socialisme, dont il faut rappeler qu'il ne sépare pas les choix moraux des choix sociaux.

    Comme l'écrit Pierre ROLLE dans le dernier numéro d'En Jeu (avril 85) : « La République ? Bien sûr, mais renouvelée, reconnaissant qu'elle est aujourd'hui constituée de relations capitalistes, ce qu'elle se refuse encore à faire, et entreprenant non plus de les limiter ou de les organiser, mais de les maîtriser ».[37]

    Si la gauche « au pouvoir », demain comme aujourd'hui, est l'expression politique de couches sociales subordonnées qui n'envisagent pas autre chose que leur subordination, éventuellement aménagée, alors la présence à la tête des institutions de dirigeants issus de ses rangs - en 2000 comme en 1981 - ne peut qu'être précaire : coupure avec la « base sociale », impuissance devant la logique du capital. De même, les gouvernements ne peuvent durablement porter seuls la volonté d'indépendance nationale si cette volonté n'existe pas dans le pays.

    Plus grave : si un gouvernement de gauche n'est pas un « comité de soutien au monde du travail, candidat au pouvoir[38] », alors ce gouvernement ne peut que :

    — faire le sale boulot que les dirigeants de droite sont, momentanément, incapables de faire,

    — donner des gages à la classe dirigeante pour mériter sa confiance, dont il ne saurait jouir profondément et durablement.

    Pour sortir de l'ornière, il est donc indispensable de révéler au monde du travail qu'il peut être « candidat au pouvoir ».

    À un horizon d'une quinzaine d'années cela peut prendre corps :

    — par le développement des forces productives et créatives,

    — par l'instruction publique et la formation professionnelle,

    — par « l'éducation politique des masses »,

    — par l'internationalisation du mouvement populaire.

    Ceci exige un parti qui se respecte, ce qui implique « le devoir d'irrespect » vis-à-vis des institutions (irrespect qui n'exclut pas le « respect des institutions »[39]). Élitisme républicain ou monarchisme républicain ce n'est pas la même chose.[40]

    Les éléments de commentaire supplémentaires sont ici
     

     

     



    [1]Dans le cadre du système des courants qui n’étaient pas des tendances (voir paragraphe suivant), il n’y avait pas en principe d’adhérents à un courant, mais des votants de chaque motion. Étaient traités comme tels ceux qui se dénonçaient, ou ceux qui avaient été repérés comme votant la motion. 

    [2]La date de 1920, plutôt que 1918 ou 1919 est bien sûr choisie en référence au Congrès de Tours, où la majorité du Parti socialiste SFIO unifié en 1905 a choisi de rejoindre la IIIe Internationale en fondant le PCF, la minorité de maintenir l’ancien parti. L’une des particularités du CERES est qu’il considérait, au contraire du PCF bien sûr qui la glorifiait, et de la plupart des socialistes qui la jugeaient salutaire, cette scission comme une catastrophe sur laquelle il faudrait revenir, le Programme commun étant vu dans cette perspective. On lira à ce sujet J.-P. ChevènementLes socialistes, les communistes et les autres, Paris (Aubier Montaigne), 1977.

    [3]Il n’y a pas de référence. J’ai trouvé grâce à Google que ça venait de André GauronHistoire économique et sociale de la Cinquième République, tome 1, Le temps des modernistes,Paris (La Découverte-Maspero), 1983, et que l’auteur était un conseiller à la Cour des Comptes (ce n’est pas alors un point de rencontre avec Didier Motchane, qui ne l’est devenu qu’en 1989) qui a fait partie des cabinets de Pierre Bérégovoy aux Affaires sociales (avant juin 1984, donc) et aux Finances (vraisemblablement alors). Je n’ai trouvé aucun lien entre lui et le courant : il semble donc s’agir d’une référence scientifique désintéressée, l’absence de référence étant un oubli.

    [4]Idée très forte, sur laquelle le texte revient ensuite : la période de prospérité a si bien désarmé les socialistes, tant elle contredisait tout ce qu’ils avaient appris sur la crise inéluctable du capitalisme, qu’ils ont été incapables de comprendre, la crise venue, qu’elle donnait raison à ce qu’ils avaient appris.

    [5]Le marxisme définit la bourgeoisie par la possession des moyens de production, non par un mode de vie (Bien sûr, aucune de ces deux définitions ne correspond à l‘étymologie du mot, qui ne dit souvent rien sur son sens).

    [6]Je supprime un s à savoir qui est manifestement une faute de frappe.

    [7]Ce sont ces catégories qui se sont tournées largement dans les années 1970 vers le PS, où elles n’étaient pas au moment d’Épinay, et y ont changé bien des choses.

    [8]Ce sont bien sûr les « nouveaux philosophes », Glucksmann, Lévy, Finkielkraut qui sont principalement, mais non exclusivement, visés par tout ce passage.

    [9]C’est évidemment pour Bourdieu et ses sous-ordres.

    [10]Une chose qu’on a à peu près oubliée. Le premier réflexe des gouvernants devant la crise de 1973 a été d’appliquer les recettes de Keynes, dont on leur avait appris à l’école qu’elles marchaient infailliblement (comme on a appris à leurs successeurs qu’elles ne valaient rien). C’est parce qu’elles n’ont pas marché qu’ils ont cherché d’autres gourous.

    [11]Changer la vie. Programme de gouvernement du parti socialiste,  Paris (Flammarion), 1972. Il s’agit d’un programme de législature (pour les élections de 1973, donc) adopté après le congrès d’Épinay, avec l’objectif explicite qu’il soit compatible avec celui du PCF dans le but d’aboutir au programme commun. La rédaction de l’avant-projet avait été confiée par la direction du PS à Jean-Pierre Chevènement, alors secrétaire national au programme et aux structures associées. On ne peut douter que Didier Motchane y ait mis la main. Il a été adopté par la convention nationale extraordinaire de Suresnes des 11 et 12 mars 1972. Il est publié avec une présentation de François Mitterrand, celle proposée par Jean-Pierre Chevènement, intitulée L’autogestion et l’ordinateurayant été refusée (elle sera recasée comme préface de Clefs pour le socialisme, de Didier Motchane, l’année suivante). C’est surtout, comme il est logique, une liste de mesures à prendre, où la perspective de transition ici évoquée paraît implicite.

    [12]Adopté à l’aube du 27 juin 1972 par les représentants du PS, du PCF et des radicaux de gauche.

    [13]On avait retenu de 1974 non la défaite de Mitterrand contre Giscard mais que, candidat de l’Union de la Gauche sur la base du programme commun, que tous les savants vouaient au désastre pour s’être coupé des centristes, il avait été très près de gagner, ce qui promettait la victoire pour 1978. Cette victoire n’a pas eu lieu. Entre-temps, le programme commun avait été rompu en septembre 1977, chacun des partenaires accusant l’autre de cette rupture.

    [14]Charmant euphémisme. Le CERES qui était une des trois composantes, avec le courant Mauroy-Defferre et le courant Mitterrand, de la majorité du congrès d’Épinay, et donc de la direction qui en était issue, puis de celle de celui de Grenoble (en étant passé de 8,5% à 21%, mais en cessant d’être indispensable, la coalition Mitterrand Mauroy Defferre, à laquelle s’était rallié Savary, ayant la majorité absolue) en a été exclu au congrès de Pau par François Mitterrand, qui a refusé d’envisager la synthèse entre les deux motions, après une longue période de polémique contre lui des mitterrandistes, sous l’accusation de constituer un parti dans le parti nourrissant des desseins monstrueux. Il est resté dans l’opposition, dans des conditions très dures, pendant quatre ans, contre une direction Mitterrand Mauroy Defferre Rocard (qui venait de quitter le PSU pour le PS) Poperen.

    [15]Analysée plus haut. Ce sont ces nouveaux militants qui ont fait le rocardisme, mais on en trouvait aussi dans les autres courants.

    [16]En 1979, Rocard s’est dressé contre Mitterrand, avec le soutien de Mauroy. Au congrès de Metz le CERES a à nouveau fait l’appoint pour Mitterrand, qui a pour cela bougé vers ses positions, et est ainsi revenu dans la majorité et au secrétariat national. On note que l’auteur n’a pas d’illusions sur les raisons de ce retour à la ligne d’Épinay, et n’éprouve plus, en 1985, le besoin de faire semblant d’en avoir.

    [17]Formule bizarre. Ne faut-il pas restituer « la conscience collective du <parti> socialiste » ?

    [18]La rédaction du Projet a été confiée à Chevènement après Metz comme celle du programme après Épinay, pour les mêmes raisons arithmétiques. Il ne faut surtout pas les confondre : c’est leur seul point commun. Alors que le programme était surtout un catalogue de mesures, et le rôle du rédacteur surtout celui d’un scribe, le Projet est principalement une analyse cohérente de la situation française et internationale et de la ligne politique à suivre (Seule la troisième partie, Agir est un catalogue de ce type, qui a fait généreusement place, par le système des amendements à presque toutes les obsessions de presque tous les militants, pour un résultat qui contraste avec les deux premières, Comprendre et Vouloir). Autre différence, le CERES a eu cette fois ci presque toute latitude pour y mettre ce qu’il souhaitait. La part de Didier Motchane y a été bien sûr été essentielle : il défend ici surtout, en tant que rapporteur anonyme du CERES, son œuvre publiée sous une autre identité.

    [19]Le Projet a été adopté par la convention nationale extraordinaire d’Alfortville des 12 et 13 janvier 1980, par (d’après son compte-rendu sténographique, lisible sur le site de la fondation Jean Jaurès) 5613 mandats (96,5% des exprimés, 85% du total) contre 198, avec 623 abstentions et 154 refus de vote. Neuf mois après Metz, qui s’était joué à 60 / 40, ce résultat sur un texte qui exprimait presque uniquement les positions de l’aile la plus radicale dde la majorité u congrès pourrait sembler miraculeux. Il ne l’était pas : Rocard (qui n’avait pas renoncé à être candidat à la présidence de la république en 81) et Mauroy avaient choisi de ne pas être minoritaires, sans se sentir engagés pour autant. Seul Delors, pourtant sur la motion Mitterrand à Metz, avait choisi de manifester bruyamment son horreur devant ce concentré de bolchévisme sanguinaire. On sait que ça n’a pas nuit à sa carrière ultérieure, au contraire peut-être.

    [20]On sait que le PS, avec 36% des voix au premier tour, a obtenu au second (à l’époque, c’était une surprise. Le seul précédent était l’UDR en juin 1968) la majorité absolue (266 sur 491) des sièges à l’Assemblée, ce qui lui a ôté tout souci du PCF (lequel a trouvé intelligent de lui manger dans la main, après avoir trouvé intelligent de faire presque ouvertement campagne pour la réélection de Giscard). L’auteur semble ici considérer qu’une majorité plus restreinte aurait été plus tenue par les engagements pris, peut-être aussi parce qu’elle aurait compté moins de députés totalement inexpérimentés.

    [21]Ce constat lapidaire peut surprendre aujourd’hui. Des mesures prévues par le Projet ont bien sûr été prises, mais hors de sa cohérence. La meilleure illustration en semble les nationalisations, auxquelles le rapport vient plus bas, faites tardivement, et sans que rien fût fait pour leur donner le sens prévu par le projet, puisque les entreprises nationalisées ont été gérées à peu près comme des entreprises privées.

    [22]On note qu’il n’est pas ici question du « tournant de 1983 ». C’est dès juin 1981 que l’exercice du pouvoir d’État est jugé condamnable. Le « tournant libéral » n’est devenu un dogme chevènementiste que plus tard (même si d’autres textes contemporains de Didier Motchane parlent d’un tournant en 83)

    [23]Au-delà d’une façon pudique de considérer la défaite comme inéluctable, une incitation à regarder beaucoup plus loin.

    [24]Formule de François Mitterrand pendant la campagne électorale de 1981.

    [25]C’est bien sûr du gouvernement Mauroy-Delors qu’il s’agit, qu’il aurait été dans ce contexte aussi malséant qu’inutile de nommer.

    [26]C’est celle prônée par Chevènement (et, un temps, par Fabius et Bérégovoy) début 1983, qui impliquait la sortie du franc du SME, dont le rejet par Mitterrand est devenu ensuite le fameux « tournant » déjà cité (On peut penser que c’est au contraire son adoption qui aurait été un tournant par rapport à ce qui était fait depuis 81), et entraina sa démission. C’est celle défendue par le CERES au congrès de Bourg-en-Bresse du PS en octobre de la même année. La critique ici formulée sur la façon dont elle est défendue vaut-elle pour le courant ?

    [27]C’était le thème principal du livre Le socialisme et la France, publié en avril 1983, par un Jacques Mandrin ressuscité sous lequel ne se cachaient même pas Didier Motchane et Pierre Guidoni.

    [28]C’était une particularité du CERES, qui avait repris à d’autres le mot d’ordre d’autogestion, mais ne l’envisageait que comme suite d’une rupture avec le capitalisme par la nationalisation en particulier, quand ces autres pensaient généralement qu’on pouvait autogérer dans le cadre du capitalisme et de la concurrence (voir la triste expérience des Lip de Besançon).

    [29]C’est le gouvernement Fabius, son chef surtout, qui est ici probablement visé en premier lieu. Dans l’éditorial du numéro 38, en octobre 1984 de Volonté socialiste, Didier Motchane demandait « Qu’est-ce que la modernisation ? L’électricité moins les Soviets ? L’informatique, moins la démocratie ? Des patrons sans ouvriers ? Des ouvriers sans travail ? », à propos d’un questionnaire envoyé aux militants socialistes à ce sujet. Plus tard, dans le numéro 51 (11 décembre 1985), il commence son dernier paragraphe par « Militants socialistes, soyez troublés à votre tour : quoi de plus pathétique chez un moderniste que de ne pas s’apercevoir qu’il est déjà démodé ? » Laurent Fabius s’étant déclaré « troublé » par la visite de Jaruzelski en France (dont il est question plus haut) la cible est évidente.

    [30]Le Front national venait alors d’émerger électoralement aux européennes de juin 1984 (après quelques bons scores locaux aux municipales de mars 1983) et le PS commençait à chercher son salut dans les clowneries antifascistes, et l’accusation portée contre la droite de vouloir s’allier avec lui (faute de pouvoir dire en quoi, hors ce soupçon, il se distinguait d’elle). Ça n’avait pas alors les dimensions que ça a pris par la suite, mais l’auteur voit déjà bien où est le problème.

    [31]Tout est dit sur l’obsession de bien passer dans les media, qui commençait également alors.

    [32]Le parti communiste avait participé aux trois gouvernements Mauroy, avant de refuser de le faire au gouvernement Fabius en juillet 1984.

    [33]On rappelle que Jean-Pierre Chevènement a été ministre de la Recherche de mai 1981 à mars 1983, et était alors ministre de l’Éducation nationale depuis juillet 1984. On ne touche pas au Chef, dont le bilan est toujours positif (l’Industrie ne compte pas puisqu’il a été poussé vers la sortie dès qu’il a voulu y faire quelque chose), ce qu’on retrouvera beaucoup plus tard à l’Intérieur, et quand on est parti, comme annoncé au début de cette partie pour parler de ce qu’il y a quand même de positif, pour ne pas faire trop mauvaise impression, on ne trouve à la fin que lui ou presque (la présence de la Culture est plus surprenante. C’est un fait cependant que Jack Lang est plutôt bien vu dans En Jeu. Sa photo fait même la une du dernier numéro paru).

    [34]Les bonnes intentions ne durent pas, malgré des efforts manifestes.

    On trouve presque la même chose dans l’éditorial de Volonté socialiste  44 (9 mai 1985), « Du point de vue de l'avenir, l'exercice du pouvoir par les socialistes depuis 1981 n'aura pas manqué de résultats positifs. L'alternance, c'est-à-dire concrètement la capacité de la gauche à prendre en charge les affaires de la France est entrée dans les faits, et, quels que soient les brouillards - et les brouillages - médiatiques, dans les têtes. Les grands chantiers ouverts dans le champ de la recherche, de la formation professionnelle, de l'école ont fait sauter des blocages anciens et commencé a disposer les mentalités à assurer l'avenir. Une bataille d'arrêt contre le déclin industriel a été engagée, et la construction d'un secteur public élargi a jets les bases d'une renaissance. La décentralisation et les lois Auroux en créant de nouveaux centres de responsabilité favorisent le développement de l’initiative.

    En même temps, il est vrai, d'autres éléments ont assombri l'action de la gauche. Une faiblesse de volonté dans la maîtrise des échanges extérieurs de la France a fait accepter un effort de croissance tout à fait insuffisant pour garantir notre indépendance et développer la justice sociale. Des choix de classe trop fragiles ont con¬uit de trop nombreux socialistes à mesurer le sens et les résultats de leur action aux raisonnements et aux critères des libéraux. Le redressement de la balance commerciale et la réduction de l'inflation ont été obtenus par des rééquilibrages vers le bas, et le poids de la dépendance extérieure, culturelle autant qu'économique, n'a guère été allégé. Les choix de politique économique opérés de 1981 à 1983 ont progressivement démobilisé une part croissante de la gauche, et, le Parti Communiste étant ce qu'il est, abouti irrésistiblement à la rupture de l'union. » C’est cependant beaucoup plus indulgent, avec e particulier les lois Auroux et la décentralisation, au positif. L’auteur aurait-il changé d’avis, soit spontanément, soit sur les remarques faites par des camarades, entre-temps ? On pourrait savoir dans quel sens puisque rien n’indique lequel de ces deux textes, datés du même mois, a été écrit en premier. Il est également possible qu’il ait choisi d’être plus modéré dans un éditorial signé de son nom et lu au-delà du courant que dans un texte interne et anonyme.

    [35]« L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République n’a pas mis immédiatement le socialisme à l’ordre du jour. Elle ne pouvait le faire. Mais elle met les socialistes au pied du mur. Un nouveau rapport de force politique a été créé. Seront-ils capables, avec leur parti, de s’en servir, pour orienter l’évolution du rapport des forces sociales dans le sens de leur projet, pour créer les conditions d’un passage au socialisme ? Ils ont quelques années pour le faire », troisième point de la contribution Agir aux travaux du congrès de Valence présentée par D. Motchane, P. Guidoni, M. Charzat, J. Besse A. Cheppy, M. Coffineau, G. Sarre, soient les membres du Bureau exécutif au titre du CERES qui n’étaient pas ministre, publiée par Le Poing et la Rose, 93 (août 1981), p. 12-17, en ligne sur le site des Archives socialistes http://62.210.214.184/cg-ps/documents/pdf/cong-1981-10-23-1-jnl.pdf. Ce congrès, tenu en octobre 1981 fut celui des réjouissances après la victoire (joyeusement caricaturées par la presse, d’ailleurs). Le CERES prit avec ce genre de propos tout le monde à contre-pied (Certains, poperénistes en particulier, lui ont longtemps reproché d’avoir été ainsi la cause du maintien du capitalisme en France). Comme ce fut un congrès avec une motion unique, personne ne souhaitant se compter dans ce contexte, on ne peut mesurer l’influence que cette contribution a eue.

    Le côté « Le CERES a toujours eu raison » de ce paragraphe peut agacer. Il est normal dans un texte s’adressant aux militants du CERES. Il ne faut vraisemblablement pas s’en tenir à cet éventuel agacement, mais observer qu’il n’est pas question d’après 1981, ce qui peut être une critique implicite, et que cela introduit en tout cas un ferme appel à changer.

    [36]La force de cette accusation, dans ce contexte, ne peut se comprendre qu’historiquement, dans le cadre d’un parti, le PS, qui s’était reconstruit à partir de 1971 sur le rejet du mollétisme, et d’un courant, le CERES, qui avait été le fer de lance de ce rejet dès la fin des années soixante (On lira le très méchant Socialisme ou Social-médiocratie, publié en mai 1969 (au Seuil) sous leur pseudonyme de Jacques Mandrin par Didier Motchane, Jean-Pierre Chevènement et Alain Gomez).

    Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le molletisme, aujourd’hui souvent caricaturé injustement en l’opportunisme le plus bas, se définissait d’abord par sa fidélité intransigeante à la doctrine marxiste la plus pure selon lui, celle de Kautsky, et son rejet féroce de tous les hérétiques qui n’étaient pas assez justement marxistes à son goût (c’est sur cette base qu’il avait pris le parti en 46 à Blum et Mayer qui, tout bien réfléchi, ne voulaient plus faire la révolution). La répression des grèves de 47 et 48, la guerre d’Algérie, le oui à De Gaulle en 58, le soutien à peine implicite à Poher en 69 n’ont été que les conséquences de cette conception exigeante de la pureté marxiste.

    [37]Chapeau d’un article intitulé Pour une démocratie salariale, En Jeu, 21 (avril 1985), p. 36-38, faisant partie d’un dossier nommé Notre Républiquequ’on trouvera intégralement en annexe. Pierre Rolle, universitaire, spécialiste de la sociologie du travail, a appartenu au comité de rédaction d’En Jeu du premier au dernier numéro.

    [38]On rappellera la distinction fondamentale, bien oubliée aujourd’hui, entre pouvoir et pourvoir d’État. Le second n’est, pour le moment, qu’une expression du premier, qui a bien d’autres formes. Le conquérir n’est pas « prendre le pouvoir ». Cela pourrait, aurait dû être, un moyen d’avancer vers sa conquête par la transformation des rapports de pouvoir dans la société.

    [39]Pieuse restriction pour éviter une fausse accusation. Le « respect des institutions » dont commençait déjà à se gargariser le PS pour justifier son impuissance est cette idée qu’on ne combat le capitalisme que poliment, dans le respect de la loi.  Il n’est effectivement pas incompatible avec ce « devoir d’irrespect » que réclame l’auteur, qui permet une critique de ces institutions, y compris dans leurs fondements.

    [40]Après la pieuse restriction, un gros coup sur la tête de Mitterrand pour terminer.


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    (2) Tentative de perspective historique

    Douze thèses préalables.

    J’essaie ici, après avoir très longtemps, dans des contextes variés, tourné autour de la question nationale, de l’aborder de front. L’ampleur du sujet m’a conduit à adopter, pour éviter d’écrire des centaines de page, une présentation par thèses successives, qui devrait, je l’espère du moins, faciliter la discussion.

    Il ne s’agit ici que de quelques préalables. J’ai l’intentionsi fata sinunt, de poursuivre cette réflexion, vraisemblablement sous la même forme.

    1) C’est un fait qu’il y a des nations. Toute théorie politique qui prétend ignorer ce fait, ou le nier, s’y heurte rapidement, et en subit des conséquences fâcheuses.

    2) C’est également un fait qu’il est fort difficile de définir ce qu’est une nation. Otto Bauer commence son gros livre sur la question en citant un nommé Walter Bagehot (dont je ne sais rien de plus) qui déclare, selon lui, que « la nation est un des nombreux phénomènes dont nous savons ce qu’ils sont tant qu’on ne nous interroge pas, mais que nous sommes incapables d’expliquer d’une manière concise et concluante »[1]. Ça n’est pas bête, mais ne peut être satisfaisant pour qui veut faire un usage politique de cette notion.

    3) On trouve une des causes principales de cette difficulté dans la diversité des nations, de leur structure, de leur histoire, chacun qui disserte de ce qu’est une nation ayant une tendance naturelle à considérer la sienne propre, et à en déduire une définition générale. Les divergences entre Otto Bauer et Staline, par exemple, s’expliquent largement si on considère que le premier était un Allemand dans l’empire austro-hongrois, le second un Géorgien dans l’empire russe.

    4) Un autre fait aggrave cette difficulté : on ne parle jamais de nation abstraitement, ni innocemment, mais toujours dans un contexte politique précis, avec un but politique précis. C’était le cas d’Otto Bauer et de Staline, qui tentaient chacun d’adapter la doctrine marxiste au cas de deux empires caractérisés, fort différemment, par la coexistence sur leur territoire de nombreuses nationalités. C’est encore plus vrai quand on essaie d’opposer une conception allemande et une française de la nation à partir des œuvres de Fichte et de Renan en oubliant que l’un et l’autre ne traitaient pas de la nation dans le ciel des idées, mais le premier pour mobiliser les Allemands contre la France de Napoléon, le second pour contester que l’Alsace fût allemande et non française. Nous n’aurions pas non plus grand-chose à répondre à qui prétendrait que les présentes thèses sont écrites dans le contexte politique précis de la sujétion de la France via l’Union européenne, et ne peuvent avoir de portée générale qu’incidemment.

    5) On a le plus souvent voulu définir la nation soit par le sang, soit par la terre, soit par la langue. Des gens subtils jugent plus rationnel de la définir par le libre choix des individus qui la composent, et d’inventer la nation politique, la nation contrat, en forçant manifestement la formule bizarre de Renan qui la définissait comme « plébiscite de tous les instants », sans évidemment aller jusqu’où il vont.

    L’idée de nation contrat fondée sur le libre choix de ses citoyens est une vaste plaisanterie, que la simple observation des faits suffit à démentir. Il est clair qu’à peu près tous les humains qui se reconnaissent et à qui on reconnaît une appartenance nationale ne l’ont pas choisie, mais reçue. Il est évidemment théoriquement possible que des individus choisissent de former entre eux une nation. C’est le modèle idéologique des Etats-Unis d’Amérique, et de ce qui s’est nommé État d’Israël, qu’on peut accepter comme tel si on oublie les aspects délibérément raciaux du rassemblement initial, et si on laisse de côté le fait qu’une telle nation ne peut avoir de terre qu’en la prenant à d’autres. Il n’en reste pas moins qu’une telle nation ne peut conserver cette définition que le temps d’une génération : dès la deuxième, ses ressortissants le sont sans l’avoir choisi, parce qu’ils sont nés de parents donnés à un endroit donné, comme ceux de toutes les autres nations.

    6) La définition de la nation par le sang ne résiste pas plus à l’examen des faits. On constate aisément que les sangs se mêlent, que les individus se déplacent et changent, sinon immédiatement, du moins après quelques générations, d’appartenance nationale, qu’il n’y a pas de sang nationalement pur.

    7) La définition de la nation par la terre n’est pas plus convaincante. Ni la naissance en un lieu, ni la résidence en ce lieu ne suffisent à faire une appartenance nationale. Même si cela était, il resterait le problème de la définition des limites de la terre correspondant à chaque nation.

    8) La définition par la langue, qui peut sembler plus souple, n’a pas plus de pertinence. Il y a des langues communes à plusieurs nations évidemment distinctes. Les Écossais et les Irlandais ne sont pas devenus Anglais en se mettant à parler couramment l’anglais plus souvent que leurs dialectes celtiques. Les habitants de l’Amérique latine ne sont pas, ou plus depuis longtemps en tout cas, castillans ou portugais. Il y a aussi des nations ayant plusieurs langues. Il serait tout à fait absurde de considérer que la France n’est devenue une nation que du moment où presque tous ses habitants ont parlé principalement le français, pas avant le début du vingtième siècle.

    D’ailleurs cette définition, fort prisée des théoriciens allemands du dix-neuvième siècle, partait du fantasme que la langue révélait le sang, ce qui nous ramène aussi à un problème précédent, et excluait donc qu’on pût changer de langue (ce qui conduit encore aujourd’hui certains à donner une carte des nationalités en Europe figée sur celle des langues au XIXe, comme si elle était plus naturelle qu’une d’aujourd’hui… ou une de l’Antiquité, quand la langue dominante du Rhin à Gibraltar était le latin).

    9) On ne peut cependant nier que l’appartenance nationale ait à voir avec le sang, la terre, la langue. Ces trois facteurs se combinent différemment selon les nations, avec des importances variées pour chacun.

    10) Mais cette combinaison même n’est pas suffisante pour définir une nation. Elle ne rend pas compte de cette évidence, qu’au cours de l’Histoire il y a des nations qui apparaissent, d’autres qui disparaissent, sans lien bien sûr avec le sang, dans la plupart des cas sans migrations massives qui permettraient de parler de la terre, sans rapport avec la langue non plus.

    11) La définition donnée par Otto Bauer, « communauté de culture fondée sur une communauté de destin » a l’avantage d’englober tous ces aspects, et les évolutions historiques possibles, et d’être suffisamment large pour rendre compte de l’existence de toutes les nations, malgré leurs diversités. Elle ne permet cependant pas de dire ce qui est nation et ce qui ne l’est pas quand la chose est contestée.

    12) La question du lien entre nation et État est essentielle quand il s’agit de traiter politiquement des nations. Elle n’est pas simple. Il y a un lien évident, en ce que l’existence d’un État ou, plus largement, d’institutions politiques, peut contribuer à la construction de la communauté de culture qui fonde une nation. Mais cette existence n’est ni nécessaire pour caractériser une nation, puisque beaucoup ont eu une réalité incontestable bien avant d’en avoir (si elles en ont jamais eu), ni suffisante, puisque bien des constructions politiques n’ont pas fait émerger de nation au cours de l’Histoire. Les cas de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Royaume-Uni et de l’Espagne suffisent à montrer des rapports très différents entre nations et institutions politiques, qui ne sont pas dus à des conceptions différentes a priorides unes ou des autres, mais à des successions de faits historiques.

    Bellegarde, 19 mars 2019.

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    [1]O. Bauer, La question nationale et la social-démocratie, traduction de N. Brune-Perrin et J.Brune,Paris Montréal (EDI), 1987 (première édition en allemand à Vienne, 1907), p. 41, citant W.Bagehot,Der Ursprung des Nationen. Beitragen über der Einfluss der natürlichen Zucwahl und der Vererbung auf die Bildung politischer Gemeinwesen, Leipzig, 1874.


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     I et II: Phénoménologie et Archéologie
    III–Du désastre, des ersatz, du vide
    IV– De l’ « Europe », et de la fin prévisible de la comédie macronienne
    V– De ce qu’on abolit en fait
    VI– Apprendre à reconnaître l’Ennemi : du Giscardisme
    VII- Des conditions d’un antigiscardisme concret
    VIII– Des élections, de ce qu’il ne faut pas faire
    IX– De la gauche, à nouveau, et du progrès

     


  • Les précédentes parties de cet article sont ici
     I et II: Phénoménologie et Archéologie
    III–Du désastre, des ersatz, du vide
    IV– De l’ « Europe », et de la fin prévisible de la comédie macronienne
    V– De ce qu’on abolit en fait
    VI– Apprendre à reconnaître l’Ennemi : du Giscardisme
    VII- Des conditions d’un antigiscardisme concret
    VIII– Des élections, de ce qu’il ne faut pas faire

    IX– De la gauche, à nouveau, et du progrès

    Que faire donc du clivage droite-gauche ? Nous semblons avoir totalement perdu de vue, depuis très longtemps, notre sujet initial. Nous ne pourrons cependant y échapper indéfiniment. Il faut, en fin de compte, soit s’y inscrire, soit le rejeter. La question n’est pas simple.

    Le réflexe premier est de se présenter comme la vraie gauche, la seule en fait, et renvoyer tous les tenants assumés et tous les complices objectifs du giscardisme à la droite. Faut-il s’y obstiner ? C’est considérer qu’il y a une essence de la gauche qui permet de juger qui en est, qui tourne toujours autour de la contestation cohérente du capitalisme. L’ennuyeux est que cela ne correspond en fait, comme on l’a vu longuement, qu’à une période très limitée de l’histoire parlementaire de la France, pas avant la démission de De Gaulle, pas après, si on considère les faits, l’élection de Mitterrand, pas après, en tout cas, le congrès de Rennes du PS et la Guerre du Golfe si on considère les discours. Il est donc tentant, conscience prise de cela, de rejeter ce clivage qui après avoir signifié bien des choses différentes pendant un peu moins de deux siècles a fini par ne plus rien signifier du tout, de conclure que droite et gauche sont les deux faces du giscardisme, et que la force politique à construire pour s’y opposer enfin doit être, non pas seulement ni de droite ni de gauche, mais contre la droite et la gauche également.

    Cette démonstration impeccable se heurte pourtant à un autre aspect de la réalité des faits, ce que Jean-Pierre Chevènement avait appelé, dans la formule que nous citions au début, le profond enracinement de ce clivage dans notre pays. Nous n’avons guère jusque là envisagé que le ciel des idées et les sommets des appareils politiques, pour conclure à son instabilité d’abord et sa vacuité finale. Nous ne nous en repentons pas : c’est évidemment, en ces matières, le plus pertinent. Ce n’est pas néanmoins le seul pertinent. À cette volatilité de la définition de la gauche par le sommet, et donc, par le principe des vases communicants, de la droite également, s’oppose l’intime conviction qu’ont la large majorité des Français, et presque tous ceux qui s’intéressent à la politique qu’ils sont de gauche ou de droite, essentiellement, qui détermine leurs prises de position dans les urnes, et presque toutes ailleurs. À se dire ni de droite, ni de gauche, on s’aliène tous ceux-là. On peut en se disant et de droite et de gauche faire croire aux uns qu’on est de droite, aux autres qu’on est de gauche, mais le retour de bâton est rude sitôt la fumée dissipée : c’est une partie de ce qui est en train d’arriver à Macron, c’est aussi ce qui est arrivé beaucoup plus rapidement au crû 2002 de Chevènement.

    À l’extrême volatilité dans le ciel des idées de la notion de gauche, s’oppose la forte stabilité de ceux qui, au niveau du sol, sont convaincus d’en être. Paradoxalement, le deuxième point a contribué sinon au premier, du moins à son efficacité. Ainsi, le passage de la gauche, autour de 1970, de la défense de la république contre l’horrible dictature gaulliste à la construction du socialisme lui a fait perdre beaucoup d’élus et de cadres, qui ne voulaient pas de ça, mais fort peu d’électeurs. On pourrait observer la même chose, ou à peu près, à chacun des changements de définition de la gauche que nous avons signalés, et la même chose quant à la droite, quand elle devenue, de royaliste, républicaine mais cléricale, puis presque tout à fait laïcarde, également dans l’évolution (complexe) de son rapport avec le nationalisme. On peut déplorer cette stabilité, mais on ne peut l’ignorer.

    Il se trouve que toutes les positions qu’il s’agit de défendre contre le giscardisme, hors, hélas, la souveraineté nationale, la propriété publique, la hausse des salaires, les cotisations sociales, les statuts des travailleurs, l’exigence démocratique relèvent de l’imaginaire de gauche, et s’inscrivent dans son histoire, si elles ne sont pas toute son histoire.

    Il est également vrai que beaucoup d’antigiscardiens féroces, a priorisympathiques donc, ne veulent pas ou plus entendre parler de gauche, à qui on est inaudible dès qu’on s’en réclame. Mais, à les regarder de près, ils peuvent être répartis en deux catégories très différentes. Il y a ceux, de plus en plus nombreux, qui ne veulent plus entendre parler de gauche parce qu’ils ne veulent plus entendre parler de politique, après tant de déceptions. Faire de la politique qui ne soit ni de droite ni de gauche ne les convaincrait pas plus. Il y a aussi ceux qui ne veulent pas entendre parler de gauche parce qu’ils sont de droite, s’ils sont antigiscardiens au vu des conséquences, ou par nationalisme, ce qu’on ne songera évidemment pas à blâmer ici. Mais lorsqu’on renonce à se dire de gauche pour pouvoir discuter avec eux, on découvre très rapidement qu’ils ne veulent pas non plus entendre parler de statuts des travailleurs, de cotisations sociales, de hausse des salaires, et très rarement de propriété publique ou de revendication démocratique contre les institutions actuelles, ce qui est logique, mais beaucoup plus ennuyeux. Nous sommes ainsi ramenés à bien des problèmes précédents.

    Il n’est pas question d’écarter par principe tous ces gens-là, mais de convaincre, les premiers qu’il peut être à nouveau utile de faire de la politique, les seconds de tirer toutes les conséquences d’un antigiscardisme instinctif. Il faut dans les deux cas constater que le rejet du mot gauche n’est pas le problème, à peine un symptôme.

    Le fait est là : une ligne politique cohérente de rupture avec le capitalisme perdrait, en refusant de se dire de gauche, beaucoup de ceux qui pourraient lui manifester de l’intérêt, sans presque gagner personne par ailleurs, parce que tout ce qu’elle porterait renvoie à ce qu’on considère spontanément comme de gauche. La cause peut paraître ici entendue. Elle ne l’est malheureusement pas si on considère, de l’autre face, ce qu’est cet imaginaire de gauche dans son ensemble. Il comprend tout ce qu’il faut revendiquer contre Giscard, hors, décidément la souveraineté nationale qui seule peut donner sens au reste, mais aussi, hélas, bien d’autres choses. Il est en fait, logiquement, le résultat de la sédimentation de tout ce qu’a été, voulu être ou prétendu être successivement la gauche aux XIXe et XXe siècles, aussi bien les vieilles lunes républicaines et laïcardes que les nouvelles de défenses de « minorités », sans hiérarchisation aucune, voire avec une hiérarchisation nocive quand on est prêt à tout oublier pour courir « défendre la République » contre un ennemi parfois imaginaire, toujours déformé pour les besoins de la cause de Giscard. On en arrive toujours à rejouer le vieux match entre Guesde et Jaurès au moment de l’affaire Dreyfus, avec toujours le même résultat : c’est Guesde qui a raison, mais c’est Jaurès qui gagne.

    Ces choses là sont rudes, si rudes que même avoir fait des études ne garantit pas de les comprendre. Accepter de s’inscrire dans l’histoire de la gauche, c’est s’engluer dans un magma de contradictions. Refuser cette histoire parce que les aspects déplaisants y dominent est se mettre délibérément hors-sol, ce qui n’est pas le meilleur moyen de faire pousser quoi que ce soit de sain. Le seul recours est, une fois encore, dans la dialectique, qu’on prouve aisément, malgré tous ses méfaits antérieurs, par le besoin que le mouvement ouvrier a d’elle. C’est un fait que nous sommes de gauche, par l’histoire, et qu’il est préférable de rester où nous sommes tant que nous n’avons pas de raison décisive de changer, ce qui ne devrait pas empêcher une saine critique de cette notion. Il vaut mieux, somme toute, rester inscrit dans une histoire avec la ferme volonté d’en rectifier la direction qu’adopter, hors de toute histoire, la position du parachutiste. Cela suppose, et c’est là l’essentiel, de rejeter fermement à droite tous les Giscards effectifs et objectifs : si nous sommes de gauche, eux ne le sont pas. La première conséquence en est électorale : il ne saurait être question d’aller voter, à quelque tour que ce fût, pour un « de gauche » proclamé tout à fait giscardien.

    S’il vaut mieux, toute réflexion faite et sans enthousiasme excessif, rester de gauche, il est en revanche une chose à laquelle il faut renoncer, qui a été, comme on l’a vu, le ressort de toute cette histoire : l’idée de progrès. Elle est un obstacle parce qu’elle est manifestement fausse. Il y a, depuis le XIXe siècle un progrès scientifique et technique presque continu, qui est une exception dans l’histoire de l’humanité (On ne peut d’ailleurs être certain qu’il va se poursuivre indéfiniment : la stagnation, voire la régression sont théoriquement possibles. Mais ce n’est pas la question ici). Rien ne permet d’affirmer, bien au contraire, qu’il doive nécessairement produire un progrès intellectuel, un progrès politique, un progrès des conditions de vie des hommes : c’était, si on veut rester aimable, un postulat, si on ne se donne pas cette peine, une superstition, dont les événements récents semblent avoir montré la vanité. On trouvera bien sûr quelques marxistes dogmatiques pour répondre que c’est une illusion, que tout ça n’est qu’une question de millénaires, que le doute est l’ennemi du croyant : ils ne convaincront que ceux qui veulent être convaincus, et n’apporteront rien, certes, à la solution des problèmes politiques qui se posent dans la période présente, ne faisant que confirmer aux autres que c’est bien d’une religion qu’il s’agit.

    Cette idée a eu un rôle essentiel dans le processus qui a menét à l’identification de la gauche et du mouvement ouvrier. Cela pourrait conduire à la considérer avec indulgence, si elle n’avait pas eu un rôle encore plus important dans la débâcle de l’une et de l’autre. Beaucoup de braves gens, du PS, du PCF ou d’ailleurs, qui prônaient le socialisme parce qu’on leur avait dit qu’il devait arriver inéluctablement, sans s’être toujours demandé en quoi il était souhaitable, parce qu’il n’était pas raisonnable d’aller contre l’Histoire, ont constaté, avec le désastre d’après 1981 en France, l’effondrement de l’URSS et des démocraties populaires d’Europe centrale au niveau international qu’il n’arrivait pas, bien au contraire, et en ont conclu, par un raisonnement analogue au précédent, après éventuellement un passage par des joyeusetés comme l’économie mixte[1], voire pour les plus drôles, par la revendication du communisme immédiat[2], que le capitalisme était éternel et qu’on ne pouvait pas aller contre l’Histoire. Les moins méchants ont cherché, sans résultat à ce jour, comment l’aménager, les autres même pas. On voit là le danger d’une foi contrariée par les faits : elle produit des mécréants, qui sont souvent d’autant plus fanatiques dans leur mécréance qu’ils ont beaucoup cru, et préfèrent changer radicalement de foi que renoncer à en avoir une.

    Il est vrai, on le constate, que le capitalisme ne peut que devenir de plus en plus monstrueux, de plus en plus irrationnel par le simple fait qu’il ne peut vivre que par la recherche d’un profit beaucoup plus grand. La conséquence en France de cette monstruosité qui se déploie au niveau mondial est ce que nous avons appelé le giscardisme. Il n’est pas vrai, on passait là de la mécanique à la religion de l’Histoire, qu’il doive nécessairement s’effondrer pour laisser la place à un système meilleur à tout point de vue. Une organisation rationnelle de l’économie est souhaitable, mais elle n’est pas inéluctable, ne s’étendra pas nécessairement au monde entier, ne sera jamais à l’abri d’un retour au capitalisme. Nous avons vu en quoi il serait utile, nécessaire pour avoir une chance d’en finir avec le giscardisme, et d’abord pour lutter dans l’immédiat pour en limiter les effets, de se donner une telle perspective en France. Ça n’en fait pas une nécessité historique.

    Il faut donc constater, même si c’est regrettable, qu’il n’est pas vrai que l’humanité est globalement en marche vers un avenir meilleur, qu’à quelques péripéties négligeables près demain sera toujours mieux qu’hier, qui était déjà mieux qu’avant-hier. Il faut, surtout, en tirer toutes les conséquences : s’il n’est vraiment pas original aujourd’hui de dire qu’il n’y a pas d’avenir radieux inéluctable, on n’en reste pas moins dans un cadre de pensée qui le suppose. Le mot même de progrès, abondamment utilisé encore pour tant de choses variées, le contient, puisque c’est toujours dans un sens positif, qu’il ne porte pas en lui-même : étymologiquement, un progrès est un déplacement vers l’avant, ce qui ne peut être forcément positif que si on préjuge que l’avant sera nécessairement mieux.

    Il est vain, bien sûr, de lutter contre les évolutions admises de l’usage des mots. Il le serait donc d’essayer de mettre fin à l’emploi systématique de progrès ou avancée pour amélioration, et de recul ou régression pour détérioration. Il est en revanche possible et nécessaire d’éviter la confusion de la pensée, de se guérir donc du réflexe qui fait croire que toute innovation est a prioriun bien, tout retour au passé un mal. Ça éviterait par exemple de se mettre à pleurer dès que les promoteurs giscardiens d’une réforme nous traitent de conservateurs, ou d’appeler « retour au XIXe siècle » l’idée proprement inouïe de mettre en concurrence plusieurs propriétaires de train sur les mêmes voies[3]. Oui, c’est être conservateur que défendre les derniers points des réformes de la Libération dont les Giscards n’ont pas encore eu la peau. Même, c’est être réactionnaire que prétendre rétablir ceux qui ont déjà été abolis, et c’est aussi être réactionnaire que vouloir le retour à une monnaie nationale. On perd beaucoup de temps et de cohérence à ne pas l’assumer, à cause précisément du cadre de pensée imposé par l’idée de progrès. En en sortant, on évitera aussi d’abandonner tout positionnement politique cohérent dès qu’on nous parle de défendre la République ou, simplement, de bouffer du curé ou également, désormais, de l’imam, de se gargariser de « Lumières » dont nos adversaires ont beaucoup plus de raisons de se réclamer que nous. En se débarrassant de tout reste de nécessité historique, on pourrait, accessoirement, analyser la construction et l’échec de l’Union soviétique du point de vue du mouvement ouvrier (plutôt que de ses adversaires) en fonction de ce qu’elle a été, et non en étant borné par la volonté d’expliquer pourquoi l’État ouvrier a manqué à tous ses devoirs historiques en ne dépérissant point.

    Nous en arrivons ainsi à un paradoxe : il faudrait, malgré tout, renouer en France avec l’histoire de la gauche telle qu’elle a malheureusement été interrompue après 1981 dans le brouillard bressan, mais rompre fermement sans espoir de retour avec l’idée de progrès qui en a été le ressort. Accroche toi au pinceau, j’enlève l’échelle, en somme. Ça semble pourtant la seule chose à faire quand l’échelle est définitivement hors d’usage tandis que le pinceau peut encore servir, au moins un peu, même si ça n’incite pas à l’optimisme à court terme.

    *

    *       *

    Que conclure, sinon que tout ça n’est pas gai ? J’avais écrit il y a vingt-quatre ans un machin sur le même sujet que j’avais intitulé Réinventer la gauche. Je citais, bien sûr, la fin d’Électre

    — Comment cela s'appelle-t-il, quand le jour se lève, comme aujourd'hui, et que tout est gâché, que tout est saccagé, et que l'air pourtant se respire, et qu'on a tout perdu, que la ville brûle, que les innocents s'entre-tuent, mais que les coupables agonisent, dans un coin du jour qui se lève ? (…)

    — Cela a un très beau nom, femme Narsès. Cela s'appelle l'aurore.

    Je ne peux donc pas le refaire. Il est assez difficile de ne pas accuser Giraudoux d’escroquerie. La ville n’en finit pas de brûler, les coupables trouvent toujours à se reproduire avant la fin de leur agonie, les innocents, à force de s’entre-tuer sont de moins en moins nombreux, mais continuent néanmoins, l’air se respire encore, quoi qu’on nous dise, le soleil se lève et se couche sans que rien ne change.

    Le mouvement des gilets jaunes est venu, pendant que je finissais d’écrire ces pages, confirmer l’ampleur de la crise, le rejet par la majorité de la population de l’actuel Giscard, mais confirme aussi l’absence dramatique d’alternative. Qu’on ait (presque) réussi à le réduire à la revendication aberrante d’un doit à un référendum bizarre avec un sigle rigolo, qui ne résoudrait évidemment rien l’illustre. Nous sommes face à un pouvoir qui règne sans partage depuis près de cinquante ans, qui a su à partir de 1981 éliminer toute opposition cohérente et exclure du jeu institutionnel toute contestation réelle : il est vain d’espérer le domestiquer ou le contourner par des gadgets. Il faut le renverser, ce qui ne peut être un objectif à court terme, et suppose la construction d’une force politique conséquente, tant dans ses effectifs que dans sa ligne.

    Il est beaucoup plus simple, en cette matière, de dire ce qu’il ne faut surtout pas faire, avec tant d’années d’expérience, que ce qu’il faudrait faire. C’est peut-être aussi le plus urgent. S’il est difficile de savoir exactement où nous allons, et comment y aller, il est primordial de savoir où nous ne voulons pas, où nous ne voulons plus aller. Il est clair qu’une nette majorité du peuple français rejette le giscardisme. Ça n’est pas nouveau : ça date de 1978 au moins. La large majorité de cette majorité, si elle en constate les effets et les punit en votant systématiquement contre le Giscard sortant, ne sait pas pourquoi elle rejette le giscardisme. Ce n’est pas surprenant : personne ne le lui dit. L’urgence est donc de le dire. Cela suppose par exemple de faire connaître le rôle exact de l’Union européenne en général et de la monnaie unique en particulier, et donc la nécessité d’en finir avec eux, de refuser toute guerre de type Guerre du Golfe où on bombarde des populations pour les punir d’avoir un méchant dictateur réel ou supposé et leur donner la démocratie, de refuser d’appeler démocratie un système qui, en France, est une machine à toujours produire des Giscards grâce à la magie du courant alternatif. Cela suppose de traiter en ennemi quiconque est capable de concessions sur l’u de ces trois points, d’autant plus si on prétend la justifier par de hautes considérations stratégiques alambiquées, car nous ne pouvons pas, après tant d’expériences, ne pas en prévoir le résultat. Cela suppose enfin la construction patiente d’un projet politique alternatif, qui ne pourra pas ne pas être anticapitaliste, et d’une force susceptible de le porter. C’est ici le chemin.

    Bellegarde – Mijoux – Bellegarde, juin 2018 – 11 janvier 2019.

     

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    [1]C’était la déclaration de principes du congrès de Rennes, qui déclarait péremptoirement « L’Histoire a tranché ».

    [2]Ce fut la position de mon camarade Lucien Sève, le dernier philosophe officiel du PCF : en gros, ce n’est pas le communisme qui a échoué mais le socialisme. Donc, puisque le socialisme c’est mal ; il faut passer directement du capitalisme au communisme. À ma connaissance, il n’a jamais dit comment on faisait dépérir l’État bourgeois pour instaurer immédiatement la société sans classes ni État.

    [3]Rappelons que le système initial, au XIXe siècle donc, était la concession de réseaux par l’État à des compagnies privées, dont chacune avait le monopole sur les destinations qu’elle desservait, ce qui n’a donc absolument rien à voir. Profitons en aussi pour rappeler que la création de la SNCF par le mythique Front populaire (par le gouvernement Chautemps, d’ailleurs), qui n’était pas dans son programme, n’était pas le résultat d’une idéologie collectiviste, mais du constat fait par les compagnies elles-mêmes de leur incapacité à remplir les obligations fixées par les concessions. Bien sûr, de nos jours, sous Giscard, dans un cas comme ça, on abolirait les obligations des compagnies « pour sauver l’emploi ». Les radicaux de la IIIe République n’étaient pas collectivistes, mais ils n’étaient pas non plus giscardiens.

    Il paraît qu’il y a eu brièvement aux USA une période de concurrence entre compagnies sur les mêmes trajets, mais chacune avait son réseau, ce qui s’est rapidement terminé par faillites et monopoles.


  • Les précédentes parties de cet article sont ici
     I et II: Phénoménologie et Archéologie
    III–Du désastre, des ersatz, du vide
    IV– De l’ « Europe », et de la fin prévisible de la comédie macronienne
    V– De ce qu’on abolit en fait
    VI– Apprendre à reconnaître l’Ennemi : du Giscardisme
    VII- Des conditions d’un antigiscardisme concret

     

    VIII– Des élections, de ce qu’il ne faut pas faire

    Gauche ! Droite ! (VIII): VIII– Des élections, de ce qu’il ne faut pas faireIl faut, surtout, ne jamais sacrifier à son impatience le souci de cohérence. Cela implique de se guérir de l’électoralisme, cette maladie sénile du mouvement ouvrier. Une des plus belles inventions du giscardisme est le rythme quinquennal, qui n’a rien à voir avec les plans du même nom, mais fait croire qu’on peut tous les cinq ans tout changer dans une élection à quatre tours, ce qui n’est pas beaucoup par hasard. La plaisanterie est connue : tous les cinq ans tout est, façon Marceau Pivert, possible puisque le peuple est appelé à choisir qui le présidera, puis à en déduire qui le représentera. C’est à chaque fois Giscard qui gagne, ce qui devrait prouver aux sceptiques méchants à quel point Giscard est démocrate. Pourtant, à chaque fois, beaucoup des meilleurs de ceux qui ne sont pas suspects de giscardisme marchent à ce jeu. L’ennuyeux est que Giscard s’y est donné le monopole de présentation des candidats, de sorte qu’on ne peut trancher à chaque fois qu’entre deux ou trois Giscards, et des opposants choisis pour leur capacité  à brailler n’importe quoi sans surtout remettre en cause les fondements du giscardisme. Il y a les mécanismes de sélection des candidats, officiels s’agissant de la présidentielles, les cinq cents signatures, une invention de Giscard Ier[1], plus légers pour les législatives, où c’est surtout le lien créé par Jospin avec la présidentielle qui joue. Il y a surtout l’invention géniale du vote « utile », grâce au truquage du scrutin majoritaire uninominal à deux tours, qui réserve de droit pour la présidentielle, de fait presque toujours pour les législatives, l’accès au deuxième tour aux deux candidats arrivés en tête du premier.

    Le premier programme du Parti ouvrier français de Guesde et Lafargue, inspiré et approuvé par Marx et Engels, parlait de transformer le suffrage universel « d'instrument de duperie qu'il a été jusqu'ici en instrument d'émancipation ». Le moins qu’on puisse dire, cent trente-huit ans après, est que ce ne fut pas un succès. Le pire est qu’en regardant les élections de ces dernières décennies, on ne peut que constater que, de ce point de vue, les choses ne vont pas en s’arrangeant.

    Il ne saurait être question, dans le contexte actuel, de conquête du pouvoir d’État par les urnes à court terme. Croire qu’il suffirait, parce que la large majorité du peuple rejette manifestement les conséquences du giscardisme, de trouver le candidat idéal pour obtenir par surprise avec vingt ou vingt-cinq pour cent des voix une qualification au premier tour, puis gagner au second en ayant le bonheur de se trouver contre  un Le Pen quelconque, serait réussir la synthèse du blanquisme et du crétinisme parlementaire, un exploit remarquable en matière de dialectique sportive, mais sans effet politique concret.

    On parlait jadis d’utiliser les élections, à défaut de pouvoir y conquérir le pouvoir d’État, pour y gagner des positions dans son appareil. L’appareil ayant été, par tout ce que nous avons vu plus haut, réduit à un pitre braillard, un gouvernement dont la seule fonction est de ne point faire d’ombre au pitre, et des députés élus sur le nom du pitre pour tout voter, le tout étant décidé ailleurs, cela ne peut plus être envisagé sérieusement. C’est encore pire s’agissant des élections locales : la proportionnelle honteusement truquée, version Defferre pour les municipales, version Jospin pour les régionales, garantit encore plus sûrement que le scrutin majoritaire uninominal à deux tours truqué des législatives le monopole giscardien

    On avait trouvé naguère, en désespoir de cause, que, même si on ne pouvait décidément plus rien attendre de leur résultat, elles étaient néanmoins un moment privilégié pour parler de politique à la population, plus réceptive dans ce contexte, et que des candidatures même vouées à l’échec par le système pouvaient permettre un travail de propagande utile à terme. Ça a pu marcher, marginalement au moins, dans le passé : ça ne marche plus du tout quand les élections ont été à un tel point transformées en cirque télévisuel qu’elles sont devenues au contraire le moment où il est le plus difficile en France. Ceux qui prennent encore ça au sérieux regardent la télé, et méprisent qui vient leur parler avec un tract, ceux qui ont compris s’enfuient en hurlant dès qu’on veut leur parler d’élections. On a, relativement, beaucoup plus de chances de parler de choses que nous nous obstinons à considérer comme sérieuses, celles dont il est question plus haut, quand il n’y a pas d’élection à l’horizon. Quand il y en a une, on se trouve sommé immédiatement par qui veut bien causer de dire pour lequel des pitres télévisuels on vote, et la discussion s’arrête là quoi qu’on dise, l’interlocuteur fâché de la réponse partant aussitôt, l’interlocuteur satisfait partant content, mais partant tout autant.

    Il est décidément vain d’envisager de présenter des candidats dans ces concours de Giscards parfaitement réglés, où les premiers rôles sont distribués à l’avance de telle manière qu’il n’y ait même pas de place pour des figurants. Il n’est pas forcément absurde de chercher parmi les candidats présélectionnés le moindre mal. Encore faut-il qu’il y en ait un, et qu’on sache ce qu’on en veut faire. S’il est, parmi les Giscards en lice, un qui est clairement moins méchant que les autres, dont on peut légitimement penser qu’il démolira avec moins d’ardeur, il n’est pas déraisonnable de voter pour lui, voire de le soutenir publiquement. Mais ça se fait rare. Qui peut affirmer aujourd’hui qu’Hollande  était, comme beaucoup, un par exemple, nous l’ont seriné au printemps 2012, un moindre mal par rapport à Sarkozy ? Il reste quelques comiques pour lui reprocher d’avoir trahi son programme : il faut croire que nous n’en avons pas eu la même version. Quoi qu’il en soit, une telle position n’est possible que s’agissant d’un candidat qui ait une chance réelle de gagner, ce qui se fait également de plus en plus rare : les trois dernières fois, le résultat était prévu de très loin, et inéluctable. Il était d’autant plus absurde de voter pour Hollande comme moindre mal que son élection était certaine (ce qui aurait dû d’ailleurs convaincre qu’il ne l’était pas). Il était également absurde de chercher un moindre mal à Macron puisque, Fillon éliminé judiciairement (pour avoir fait ce que bien d’autres, dont l’actuel ministre de l’économie, ont fait aussi), son élection était assurée.

    Il ne serait pas non plus absurde a priori de chercher parmi les candidats qui n’ont aucune chance de gagner, mais sont cependant dans la catégorie des audibles, un pour qui voter dont le discours, même s’il n’est pas satisfaisant, permettrait de faire avancer des positions que nous jugeons utiles. Il est malheureusement encore plus difficile d’en trouver un, tant la police giscardienne est bien faite. Il semble assez clair que tout discours qui contribue à répandre l’idée qu’il est possible de faire une « Europe » différente, et sympathique, dans le cadre de l’UE, ou celle que le régime sous lequel nous vivons est démocratique, ou qui soutient le choix de la récession, même en l’appelant décroissance pour faire plus chic, est un discours objectivement giscardien, qui contribue à empêcher toute alternative. Il se trouve par exemple, ce n’est certes pas ma faute, que Mélenchon et ses Insoumis cumulent ces trois aspects décisifs. Il est donc difficile de comprendre comment il serait possible de voter pour eux sans renforcer l’hégémonie idéologique du giscardisme.

    Faut-il donc s’abstenir ? Quand on n’a aucune possibilité de vote utile en quoi que ce soit, quand tous sont soit nuisibles, soit inaudibles autour de un pour cent, c’est le seul choix raisonnable. Ce n’est pas pour autant la solution. L’augmentation de l’abstention est un signe intéressant de la conscience que prennent les citoyens de l’inutilité du cirque électoral, des limites aussi de cette conscience puisque l’élection où la participation, bien qu’en baisse, reste la plus forte, est la plus grossièrement, la plus honteusement, la plus scandaleusement truquée, celle qui permet à Giscard de succéder à Giscard. Il est préférable d’y contribuer, plutôt que de cautionner l’imposture en votant pour lui, ou pour un des opposants qu’il s’est soigneusement choisis. Mais il ne faut pas confondre symptôme et remède. On constate que le taux d’abstention n’enlève rien à l’outrecuidance de ceux qui répètent qu’ils ont été élus, que c’est ça la démocratie, et que le peuple, s’il proteste contre la politique qu’ils mènent depuis plus de quarante ans, prouve qu’il est antidémocrate. On constate également que les Insoumis qui contestent parfois la légitimité de Macron parce qu’il n’a été en fait élu que par vingt pour cent des Français sont aussi ceux qui prétendent, contre tout bon sens, toute logique, toute arithmétique aussi, qu’il n’a manqué qu’une poignée de voix à leur pitre pour gagner, et que si le méchant Hamon ne s’était pas méchamment présenté, il serait aujourd’hui président à la place de l’autre pitre, considérant manifestement que lui aurait été légitime en pareil cas. C’est moins un paradoxe qu’une vérification que tous ces gens sont de la même farine, qui ne peut certes faire regretter de s’être abstenu.

    On nous dira peut-être que c’est bien la preuve que l’abstention fait le jeu du Pouvoir en lui lassant le champ libre. C’est incontestable. À ce jeu pourri, tout le fait : c’est son principe. Mais on le fait un peu moins en s’abstenant qu’en votant pour le Pouvoir d’une des multiples manières qu’il nous propose généreusement. On peut, théoriquement au moins, avoir telle ou telle raison de préférer tel ou tel de ces candidats. L’erreur à ne pas commettre est de se croire obligé de choisir quand il n’y a aucune raison objective de les distinguer : là commence le fétichisme des urnes, cette maladie chronique qui ne tue pas forcément, mais paralyse. Il faut espérer qu’il y aura un jour à nouveau quelque chose d’utile, sinon de décisif, à faire des élections qu’on n’ose plus appeler bourgeoises : tant que ce jour n’est pas arrivé, il vaut mieux les considérer comme un mauvais moment à passer. Il vaut toujours mieux ne rien faire que faire des sottises.

    On ne pourra espérer peser contre le giscardisme, dans les urnes ou ailleurs, que quand existera une force politique capable de s’y opposer de manière cohérente, sans adopter son idéologie. Sa construction ne peut commencer que par l’idéologie, par l’élaboration et l’affirmation des points essentiels, et la mise à l’écart de tout ce qui ne l’est pas. Pratiquer le désarmement idéologique unilatéral à rythme quinquennal revient à repartir à chaque fois de zéro.

    Ce sera long, très long même si un événement imprévu ne vient pas à notre secours. Pourtant, il y a urgence. Ça fait très longtemps qu’il y a incontestablement urgence, depuis le début des années quatre-vingt dix, depuis la Guerre du Golfe et Maastricht. Si on avait alors entrepris sérieusement la reconstruction dont beaucoup parlaient, dans la durée en partant des refus fondamentaux de l’une et de l’autre, plutôt que chercher des petits trucs à chaque fois qu’approchait une urne, les choses seraient sans doute un peu plus avancées aujourd’hui. Je me rappelle avoir été du Mouvement des Citoyens, à l’époque. Après avoir constaté aux élections européennes de juin 1994 qu’il ne pouvait que se couvrir de ridicule à ce jeu là, il a proclamé à son congrès de Belfort qu’il choisissait « la longue marche » pour une reconstruction qui prendrait nécessairement longtemps. Ça n’était pas bête, même si la référence à Mao ne pouvait prêter qu’à rire. Au bout de cinq à six semaines, la longue marche s’est arrêtée devant la perspective des élections présidentielle et municipales du printemps 95. Il était hors de question, après la branlée de l’année précédente, que Jean-Pierre Chevènement se présentât. Il FALLAIT prendre position puisque nous étions (c’était le refrain de l’année), « un parti politique et non un club ». Par élimination, ce fut Jospin. Il fallait aussi (même refrain) des élus municipaux. Comment les obtenir, sinon en se plaçant sur les listes du PS, très accueillantes après la divine surprise du soutien à Jospin (sauf à Paris où il a fallu menacer en public et supplier en privé) ? La longue marche était devenue une courte marche arrière. Elle avait à peine repris, nettement en deçà de son point de départ initial, avec au printemps 97 une campagne pour un référendum sur la monnaie unique dont l’écho fut moins ridicule que souvent, quand la Chambre fut dissoute. Revenez à la case départ, touchez un ministère. On en arriva rapidement à dire que, la République ayant été sauvée par une loi de plus sur l’immigration, la monnaie unique devenait une question tout à fait accessoire ne valant pas qu’on se fâchât avec ce si bon Jospin. On avait totalement oublié la Guerre du Golfe, qui se poursuivait pourtant par l’embargo, et fut reproduite contre la Yougoslavie. On ne remarqua même pas le démantèlement du secteur public. La démission du Chef, attendue et espérée par tous ses admirateurs (j’en étais encore un tout petit peu, bien qu’ayant été chassé du beau château à grands coups de pied dans le derrière) vint enfin, fin août 2000, non sur rien de tout ça, mais sur une sombre histoire corse (Je ne dis pas qu’il avait tort sur ce point, j’observe une disproportion). Il précisa d’ailleurs regretter devoir quitter à cause des Corses un gouvernement si merveilleux sur tous les autres sujets. Pourtant, il se lançait un an plus tard dans une aventure présidentielle en affirmant que Chirac et Jospin étaient parfaitement identiques, le fameux « Chirospin », ce qui n’était pas faux mais sonnait curieusement chez celui qui avait été le chef des flics du second pendant trois ans, et avait rompu avec lui à propos de deux départements seulement, aventure qui fut par bien des aspects la préfiguration de l’opération Mélenchon de 2017, par les deux principaux surtout : le refus de se prononcer contre l’Euro, le blanquisme électoral[2]. Après un résultat ridicule par rapport à ses annonces de victoire mais qu’il a déclaré grandiose, l’effondrement a été total aux législatives, et ce fut la fin du Mouvement des Citoyens, et de l’héritage du CERES.

    Je ne prétends pas bien sûr faire du MdC le modèle de ce qu’il aurait fallu faire ou qu’il faut faire, réduit à néant par un malheureux égarement électoraliste. Il avait bien des défauts, qui n’étaient pas tous liés à la personnalité de son chef, qui expliquent largement sa triste fin. Il y a néanmoins une leçon à en tirer : on ne peut, encore moins aujourd’hui qu’alors, vouloir avoir un pied dans un jeu institutionnel honteusement truqué, encore plus aujourd’hui qu’alors, un en dehors, sans se trouver rapidement par terre. Soit on accepte les conditions du jeu, et on ne peut que parler du temps qu’il fait ou de fraude fiscale en braillant très fort pour montrer qu’on y tient le rôle de l’opposant radical[3], soit on en est exclu. On aimerait bien sûr qu’il en fût autrement. Mais on n’y contribue pas en croyant qu’on va subvertir le système de l’intérieur en obtenant d’y être intégré en disant pour être constructif qu’on est pour une autre « Europe », pour une autre récession, pour une autre austérité, pour une autre baisse des « charges », pour d’autres privatisations, pour d’autres bombardements massifs. Cette politique de Gribouille ne peut conduire qu’à deux choses, soit constater que finalement ces autres ne sont que des nuances et à s’intégrer, soit à comprendre au bout d’un moment qu’ils n’existent pas, à le dire, et à être rejeté. Dans les deux cas, on s’est discrédité.

    L’objectif doit bien sûr être, si on veut que tout cela ait un sens (et comment ne pas le vouloir, quand y renoncer serait admettre qu’on a écrit quatre-vingts pages, et bien d’autres avant en vingt-cinq ans pour rien ?) de se donner les moyens de revenir un jour dans le jeu institutionnel en étant suffisamment fort pour le changer avec la perspective de s’y imposer. Ça n’est pas simple, mais c’est la voie la plus simple puisqu’il n’en est décidément pas d’autre : le seul autre choix est de se faire giscardien.

    À suivre…
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    [1]Avant 1981 , il n’en fallait que cent, qui étaient évidemment beaucoup plus faciles à trouver.

    [2]C’était beaucoup plus surprenant et affligeant de sa part à lui, qui avait depuis plus de trente ans dénoncé la communauté européenne en général puis le projet de monnaie unique en particulier, et théorisé la construction et le rôle du parti. C’est sans doute une des raisons, avec la différence de contexte, expliquant que ça ait beaucoup moins bien marché que l’opération Mélenchon. Le passé de Chevènement lui collait si bien à la peau que le système médiatique était peu disposé à le promouvoir dans le rôle du pitre s’opposant à tout sans risquer de faire de mal à personne.

    [3]Dernière variante : du maréchal #Joffre.





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