• La suite et la fin de cet article sont ici
    Petits Santons II Le cousin du rempart et III Le Santon vergobret 

    Petits Santons IV Le Santon soldat

    Un abominable calembour me permet de profiter du temps de l’Avent pour exhumer un sujet de TD que je donnais Petits Santonsau temps lointain où on avait l’imprudence de me confier des étudiants. Les Santons dont il sera ici question sont un peuple gaulois qui vivait autour de l’actuelle ville de Saintes, qui leur doit son nom, comme on le voit sur la carte ci-contre, que nous trouvons chez André Chastagnol[1].

    Les Santons sont ce que César, quand il entreprend la conquête de toute la Gaule à partir de la province du Sud appelle une ciuitas.Ça ne correspond pourtant pas au modèle de la cité qu’on connaît en Grèce et en Italie : une ville commandant un territoire rural autour d’elle. Le territoire est presque toujours beaucoup plus vaste, et il y a souvent plusieurs villes. Il est significatif que ces ciuitatesgauloises soient nommées par le nom d’un peuple, et non, comme en Grèce et en Italie, par le nom de leur capitale. Ainsi, les Santons ont pour capitale Mediolanum, mais ne sont pas nommés d’après elle. Il est également significatif que le nom du peuple ait finalement prévalu pour nommer la ville : Mediolanum, capitale des Santons, est devenue Saintes, comme Lutèce, capitale des Parisii, est devenue Paris, Condate, capitale des Riedons , Rennes… Elles ont en tout cas, après la conquête, été traitées comme des cités, chacune conservant des institutions propres sous la domination romaine. On ne rappellera jamais assez ce que les Prussiens et leurs disciples n’ont jamais pu comprendre, que l’empire romain n’était pas une sorte d’État centralisé avec des subdivisions, mais un ensemble de cités ayant en commun d’être soumise à une autre cité, Rome, regroupées en provinces dont le gouverneur était beaucoup plus le représentant de Rome auprès d’elles qu’un genre de préfet moderne (Pour les Satons, il s’agissait de l’Aquitaine), soumises à peu près totalement à ce gouverneur quand il jugeait avoir une raison d’intervenir dans leurs affaires, autonomes le reste du temps.

    Si je propose à ceux qui ont la bonté de me lire, s’il en est, de s’attarder sur le cas des Santons, ce n’est pas seulement parce que j’ai beaucoup de mal à conclure mon pensum sur le clivage droite-gauche, ni qu’on s’embête le dimanche dans une ville où, suite au traité de Maastrikt, la messe du matin a été interdite façon Calvin. C’est aussi que Saintes a cette particularité qu’on y a conservé ou retrouvé quatre inscriptions particulièrement intéressantes, l’une datée et les autres datables de la même période, peu de temps après la mort d’Auguste, auxquelles une cinquième, de  Lyon, donne un écho intéressant. Ça peut vous sembler fort peu, et la suite risque de vous confirmer que ce n’est pas grand-chose, mais c’est, à ma connaissance, ce que nous avons de mieux pour une cité gauloise à cette époque, de Gaule dite chevelue en tout cas, celle qui a été conquise par César. Et encore : en Gaule dite narbonnaise, nous avons plus, mais rien d’aussi précis. On ne dira jamais assez non plus combien nous savons peu de choses sur l’Empire romain en général, et sur la vie de ses provinces en particulier : les sources littéraires, peu nombreuses et lacunaires, parlent du centre, et du reste que quand il s’y passe quelque chose qui touche le centre, rarement donc. Il ne reste donc que les inscriptions conservées ou retrouvées, très peu nombreuses et souvent en petits morceaux non compréhensibles (sauf par les Allemands qui savent, avec une seule lettre, restituer scientifiquement un texte de trois pages). Notre indigence en la matière dans presque toute la Gaule peut s’expliquer de différentes façons : soit on n’y faisait pas souvent d’inscriptions, soit on les faisait sur des supports périssables, du bois par exemple, soit elles sont si bien enterrées qu’on ne les a pas retrouvées à ce jour. Le résultat est là : les quatre inscriptions dont nous allons finir par parler quand même sont un ensemble à peu près unique[2].

    Trois d’entre elles ont été retrouvées, comme beaucoup en Gaule, dans le rempart de ce qu’on appelait naguère encore le bas empire, qu’il est désormais prudent d’appeler plutôt désormais, après les travaux de savants qui sont ainsi devenus riches et célèbres, l’empire de Haute-Provence (oui, comme les Alpes). On a longtemps pensé et enseigné que cette utilisation de pierres de monuments anciens prouvait que ces remparts avaient été construits dans un contexte de panique, quand à l’approche des barbares on se précipitait sur n’importe quoi pour faire un rempart qui pût les arrêter. On s’est ensuite demandé si, vue l’ampleur de ces fortifications, qui semblaient indiquer une construction sur une période assez longue, et non dans l’urgence à la vue d’un casque à pointe, on n’avait pas plutôt utilisé des morceaux d’anciens monuments tout simplement parce qu’on ne leur trouvait plus aucun intérêt. Quoi qu’il en soit, on a retrouvé dans le rempart de Saintes un certain nombre de pierres gravées, de textes étant clairement des inscriptions funéraires, sur des blocs de telle taille qu’on pouvait conclure qu’il ne s’agissait pas de simple stèles ou autels, mais de fragments de monuments plus importants, qu’on appelle des mausolées : un bâtiment complet consacré au défunt pour accueillir ses cendres, dont nous n’avons donc que ces blocs, sans savoir même où ils étaient placés avant d’être ainsi recyclés. On ne sait pas s’il faut râler contre les vandales de l’empire d’on ne sait plus quoi, ça change tout le temps, qui ont cassé les mausolées pour faire leur rempart, ou se féliciter qu’on ait pu ainsi, à défaut des monuments que d’autres auraient probablement démolis ensuite, conserver les inscriptions. La quatrième, par laquelle nous allons commencer) se trouve, elle, sur un monument beaucoup plus important, que personne n’a eu, à ce jour, l’idée de démolir (il n’a été que déplacé en 1843).

    I– Le Santon bâtisseur d’arc

    Il s’agit d’un arc à deux baies, de 14,70 mètres de haut, 15,90 de long, qui marquait apparemment l’entrée Est de la Petits Santonsville (photo du site de l'Office de tourisme de Saintes) . Il porte à son sommet une inscription donnant les noms de ceux à qui il est dédié, et de celui qui a fait faire ce monument. La dédicace est triple, en trois colonnes, au centre Tibère, le prince régnant, à sa droite Germanicus, le fils de son frère Drusus, qu’il avait adopté et qui semblait alors devoir être son successeur, à sa gauche Drusus (ce n’est pas le même, bien sûr), son fils naturel. Il est à peu près certain, vue la disposition des trois colonnes, que l’arc était surmonté de trois statues de ces personnages, qui n’ont pas résisté au temps. Il s’agit d’un hommage aux trois hommes les plus importants de la cité romaine, donc de l’Empire, le plus important étant bien sûr Tibère, au centre. On a pourtant pris l’habitude d’appeler ce monument Arc de Germanicus, en un temps où on ne voyait ça que d’en bas, son nom étant le plus lisible. Si l’erreur a été rectifiée dès qu’on a eu les moyens de grimper, on utilise encore couramment l’ancienne et fautive appellation, et certains, qu’on aurait cru savants, en tirent parfois des conclusions bizarres. Nous n’insisterons pas sur ce sujet, qui n’est pas ici le nôtre, et nous bornerons à rappeler qu’une excellente biographie de Tibère, comprenant bien sûr ses problèmes familiaux, a été publiée il y a quelques années chez Tallandier. Cette triple dédicace a néanmoins un avantage considérable quant à nos petits Santons : les noms des princes et de leurs proches étant presque toujours suivis de leurs différents titres, elles permettent de dater assez précisément le monument. Celles-là sont très abimées, mais il reste une mention précieuse : il est indiqué que Germanicus a été deux fois consul. Comme Germanicus a commencé son deuxième consulat le 1er janvier 18, et qu’il est mort en octobre 19, qu’il est évident que ce monument, où il est honoré sur le même plan que son père et son frère adoptifs, ne peut avoir été conçu que de son vivant, nous pouvons dater avec certitude cette dédicace de 18 ou 19.

    Nous intéresse ici le nom du dédicant, donné sous ces trois colonnes, et donné de façon particulièrement instructive.
    Comme il a eu le bon goût de le faire figurer sur les deux faces de son arc, on peut, en combinant les deux
    inscriptions très amochées mais différemment amochées, arriver à une lecture sûre.

    On voitit d’un côté

    C▴IVLI[ . . ]C̣▴IVLI▴C̣[ . ]ṬVẠṆẸṾNI▴F▴RVF̣ṾṢ▴C▴IVLI▴ẠGEDOMO[ . . . . . ]NEPOS▴EPOṬSỌRỌVIDI▴PROṆ▴Ṿ[ . . ]

    G̣ṾṢTỊ▴[ . . . ]ṚAM▴QV[ . ]Ẹ▴ESṬ▴AD▴CONF̣LṾENṬ[ . ]ṂPRẠEFEC̣ṬVS[ . . . ]ṚV[ . ]D▴[ . . . ]

     

    Petits Santons

     

    de l’autre,

    Petits Santons

    C▴IVLIVS▴C▴IVLI▴CẠTVANEVNI▴F▴RVFVṢ

    SACERDOS▴ROMAE▴ET▴AVGVSTI▴AD▴ARAM▴

    d’où on déduit facilement (si si) que le texte original de la double inscription était C(aius) Iuli[us], C̣(aii) Iuli(i) C[a]ṭuạṇẹụni(i) f(ilius), Rufụṣ, C(aii) Iuli(i) Ạgedomo[patis] nepos, Epoṭsọrọuidi(i) proṇ(epos), Ṿ[ol(tinia)], [sacerdos Romae et Au]gụṣtị [ad a]ṛam qu[a]ẹ esṭ ad Conflụenṭ[e]ṃ, prạefecṭus [fab]ṛu[m], d(e) [s(ua) p(ecunia) f(ecit)][3]

    On rappelle que l’usage en épigraphie est d’indiquer entre parenthèses le développement des abréviations, et entre crochets les lettres dites restituées, c’est à dire qui ne sont plus lisibles sur la pierre mais dont on suppose qu’elles y étaient à l’origine. Ici, toutes les restitutions sont évidentes (avec de petites réserves sur certains noms), par comparaison avec d’autres textes, sinon les derniers mots : d(e) [s(ua) p(ecunia) f(ecit)]indiquerait que le Monsieur a fait le monument avec son argent à lui, formule fréquente dans de tels cas, donc vraisemblable, mais qui ne peut être tenue pour certain (Il est certain que c’est bien ce qu’il a fait, non qu’il l’ait formulé en ces termes). Ça ne change rien à son identité, qui est ce qui nous intéresse ici.

    On sait qu’alors que chez tous les autres peuples connus de cette époque, les Gaulois comme les Grecs ou les Juifs, chaque individu avait un nom unique précisé éventuellement par celui de son père ou sa ville d’origine, le nom d’un citoyen romain comprenait trois éléments, le nomenqui se transmettait de père en fils comme notre nom de famille, le praenomenqui était en principe propre à chaque individu, mais choisi dans une liste strictement limitée, le cognomen, apparu plus tardivement parce que les prénoms ne suffisaient pas à distinguer les personnages, qu’il est dangereux de traduire par surnom vu son caractère officiel, qui correspond en fait beaucoup plus à ce qu’est notre prénom : il y en a un choix très vaste, ils sont attribués sans règle fixe, mais les mêmes reviennent souvent dans une même famille. Dans les documents officiels, et souvent sur les inscriptions même privées, on ajoute à ces trois noms deux autres éléments : la filiation, soit le praenomendu père, et la tribu à laquelle le citoyen appartient.

    Notre petit Santon nous donne tout ça, et a même la bonté de nous en donner beaucoup plus. Il a pour prénom Caius, et pour nom Iulius, exactement comme les trois autres avec qui nous allons faire incessamment connaissance. Ce sont ceux du conquérant des Gaules, Caius Iulius Caesar, qu’on a la bête habitude d’appeler en français Jules César, de son fils adoptif, qu’on pourrait tout aussi bien appeler Jules César, mais qu’on désigne par le cognomensupplémentaire qu’il a reçu en 27 avant notre ère, Auguste, mort en 14, quatre ou cinq ans plus tôt donc, et de plusieurs autres membres de leur famille. Pas ceux du prince régnant, qui est devenu Jules César comme tout le monde par l’adoption d’Auguste, mais a gardé son prénom de naissance, Tibère. L’explication en est bien connue : un étranger (on dit peregrinusen latin, francisé en pérégrin) qui recevait la citoyenneté romaine prenait en général le prénom et le nom du Romain à qui il la devait, magistrat avant le principat, prince toujours ou presque toujours ensuite[4]. Le nom était logiquement transmis à sa descendance, le prénom aussi en général car l’aîné au moins avait presque toujours le prénom de son père, les cadets de plus en plus souvent aussi. Cette procédure n’a évidemment rien à voir avec l’adoption : elle ne crée aucun lien familial avec celui dont on prend le nom. Elle a vraisemblablement eu à l’origine un rapport avec l’affranchissement, dont j’ai longuement parlé sur ce blog la dernière fois que j’y ai fait de l’épigraphie latine pour parler d’autre chose que du traité de Maastricht[5] : l’esclave affranchi prenait aussi le prénom et le nom de son ancien maître. Ainsi, les noms romains les plus prestigieux, et particulièrement ceux des princes sont aussi les plus répandus dans l’empire, mais n’indiquent rien sur la position sociale de ceux qui les portent.

    Son cognomenest Rufus. C’est ce qui se fait de plus banal en la matière : on en trouve un nombre considérable à Rome et dans tout l’empire. Il est possible que son origine soit l’adjectif rufusqui signifie roux, mais il serait absurde d’en tirer des conclusions sur la chevelure de notre personnage, comme il serait absurde de croire aujourd’hui qu’un Philippe aime les chevaux ou qu’un André est particulièrement courageux : on donnait un cognomenà la naissance comme on donne un prénom aujourd’hui, sans presque jamais se soucier de son sens.

    Il est de la tribu Voltinia. Tout citoyen romain est inscrit dans une des trente-cinq tribus. Il s’agit principalement de subdivisions électorales : dans la plupart des cas, on votait à Rome par tribu, chaque tribu comptant ensuite pour une voix, quand on votait par centuries, ce qui était beaucoup plus compliqué, les citoyens étaient répartis en classes en fonction de leur fortune, mais par tribus à l’intérieur d’une même classe[6]. À l’origine, la répartition était géographique, à l’intérieur du territoire de la cité romaine (à ne pas confondre, bien sûr, avec celui de l’empire), et on créait de nouvelles tribus lorsqu’il s’étendait, jusqu’à atteindre le nombre de 35 au milieu du IIIe siècle avant notre ère, date à laquelle ce territoire a cessé de croître pour longtemps, jusqu’à son extension brutale à toute l’Italie au début du Ier siècle. À ce moment là, plutôt que de créer de nouvelles tribus, on a choisi d’inscrire les nouveaux citoyens dans les 35 tribus existant, par cités mais sans plus de base géographique continue. Il semble que les Romains procèdent de façon analogue pour les nouveaux citoyens des provinces, promus individuellement : la tribu est attribuée en fonction de la province ou de la région d’origine. Ça n’a bien sûr à ce moment là plus aucune conséquence électorale. Il n’était pas permis, en ce temps où on prenait le vote au sérieux, permis de voter par internet : il fallait être présent à Rome le jour du vote, ce qui ne pouvait arriver que tout à fait exceptionnellement à un Gaulois fait citoyen mais continuant à résider dans sa cité d’origine. Sous le principat, d’ailleurs, le vote a perdu à peu près toute importance : même sans internet, c’est toujours le prince qui gagne. Nous avons quelques traces d’assemblées de vote, mais ne savons pas vraiment qui se donnait la peine d’y venir. L’appartenance à une tribu avait ceci d’essentiel, pour les provinciaux, qu’elle prouvait la citoyenneté romaine, ce à quoi ne suffisaient pas, quoi qu’on dise souvent, les trois noms. On constate, sans bien sûr avoir de texte normatif à ce sujet, que la très grande majorité des Gaulois faits citoyens romains, les plus nombreux étant naturellement en Narbonnaise, sont inscrits dans la tribu Voltinia. On n’est donc pas surpris d’y retrouver ce Santon, et on ne sera pas surpris d’y trouver aussi deux des trois que nous découvrirons ensuite.

    Notre Caius Iulius Rufus, puisque tel est donc son nom complet, n’est pourtant pas à proprement parler un citoyen récent, et tient à le faire savoir. Nous arrivons enfin à l’intérêt principal, la filiation à rallonge, tout à fait inhabituelle. La formule normale, pour un Romain, aurait été, après le C de Caius, CF pour C(aii) F(ilius), fils de Caius, ce qui n’apprend pas grand-chose quand le fils a même prénom que le père, mais qu’on met encore par habitude. Lui a la bonne idée de nous en apprendre beaucoup plus, en mettant, après son nom les trois noms de son père puis, après son cognomen, ceux de son grand-père et un nom unique pour son arrière grand-père. Cela nous donne une merveilleuse série de noms à coucher dehors (c’est à ça qu’on reconnaît les Gaulois) et des informations précieuses sur l’origine de la citoyenneté romaine de cette famille. On voit en effet que c’est son grand-père Ạgedomopas (-patis au génitif dans le texte) qui l’a obtenue d’un Caius Iulius, dont il a pris le prénom et le nom, en faisant, comme c’est l’habitude, de son ancien nom unique gaulois son cognomende citoyen romain, et l’a transmise à son fils, C[a]ṭuạṇẹụni au génitif dans le texte, donc vraisemblablement C[a]ṭuạṇẹụnius ou C[a]ṭuạṇẹụnus au nominatif. L’arrière grand-père, Epotsorouidi dans le texte, quelque chose comme Epotsorouidius au nominatif, n’a qu’un seul nom, gaulois, et n’a donc jamais été citoyen romain.

    On ne connaît évidemment aucun de ces braves gens par ailleurs (sauf un, par l’inscription de Saintes qui suivra seulement) et on ne sait rien de plus sur eux, sinon qu’on trouve ailleurs en Gaule sur des inscriptions des personnages ayant les mêmes noms ou des noms proches, ce qui confirme leur caractère gaulois. Mais on peut essayer d’en savoir plus sur la date de l’octroi de la citoyenneté. Elle ne peut avoir été donnée que par le conquérant des Gaules César ou son fils adoptif Auguste[7]. Le premier semble plus vraisemblable, pour deux raisons. La première est le nombre de générations. Notre Rufus, quand il construit cet arc, est au sommet de sa carrière (nous le verrons) et a donc vraisemblablement plus de quarante ans, en tout cas pas moins de trente. Il est donc né vers 20 avant Jésus-Christ, ce qui conduit à placer la naissance de son grand-père avant l’arrivée de César en Gaule (en 58). On sait d’autre part que le conquérant a donné assez généreusement la citoyenneté romaine à ceux des chefs gaulois qu’il n’avait pas massacrés. On a donc de bonnes raisons de supposer qu’Agedomopas était de ceux-là.

    Les Santons n’apparaissent que trois fois dans la Guerre des Gaulesde César. Ils sont d’abord, au livre I, une des causes du début de la guerre, puisque c’est chez eux que les Helvètes veulent émigrer, avec leur accord. Comme César décide de faire leur bonheur malgré eux en empêchant cette migration, ils ne sont que mentionnés. On les retrouve au livre III, en 56, quand les Romains s’en prennent aux Vénètes (autour de la ville actuelle de Vannes) : on apprend qu’avec leurs voisins les Pictons, ils fournissent aux Romains des bateaux pour les affronter. On aurait tort d’expliquer ainsi la bienveillance de César pour le grand-père de notre Rufus : la dernière citation des Santons est au livre VII, en 52, dans la liste des peuples qui fournissent des contingents pour l’armée qui vient au secours d’Alésia. Il ne s’en sont néanmoins pas si mal tirés puisque Pline l’Ancien, dans la liste qu’il donne des cités d’Aquitaine, indique qu’ils sont liberi, libres, une liberté toute relative bien sûr, sous domination romaine, mais qui signifie un statut meilleur que la plupart des autres[8], dont il n’y a pas de raison de penser qu’il ne remonte pas à l’époque de la conquête. Il semble que les privilèges donnés à des peuple gaulois par César (si c’est bien lui) ne tenaient pas tant à leur attitude pendant la guerre qu’à leur importance. Ainsi, les Arvernes, qui avaient été des plus pénibles, et les Éduens, qui avaient méchamment renié leur alliance avec lui après Gergovie, font également partie des libres. Il serait sans doute excessif de dire que César n’était pas rancunier : il avait du moins la rancune sélective. Or les Santons, d’après la liste du livre VII, étaient de ceux qui fournissaient les plus gros contingents pour l’armée de secours : Vercingétorix leur demande douze mille hommes, ce qui les place juste derrière les Arvernes et les Éduens, à égalité avec quelques autres, devant tout le reste[9]. Le don de la citoyenneté romaine aux premiers des notables santons pourrait ainsi avoir accompagné l’octroi du statut de cité (relativement) libre. Agedomopas serait un de ses notables, son père Epotsorouidius ou à peu près ayant été un de ceux du temps d’avant la conquête, mort trop tôt, avant la guerre ou pendant celle-ci, pour la recevoir.

    Il faut quand même avouer, au cas où vous auriez oublié combien ces choses sont compliquées, que rien ne prouve après tout que le papa, Caṭuạṇẹụnius ou à peu près, ait hérité la citoyenneté de son papa à lui : il peut, s’il était déjà né, donc né pérégrin, l’avoir reçue en même temps que lui, ce qui rend la chronologie possible beaucoup plus large. La première hypothèse reste néanmoins plus vraisemblable.

    On n’a pas en tout cas de raison de douter que tous ces Santons aient été des gens très importants : si le petit Rufus a éprouvé le besoin de nous faire connaître, contre l’usage, la liste de ses ancêtres, c’était qu’il avait de bonnes raisons d’en être fier. On peut donc considérer que nous avons là une lignée de Gaulois déjà en position dominante dans leur cité avant la conquête romaine et qui l’ont conservée ensuite, comme l’illustre la carrière de notre Rufus.

    L’inscription lui donne deux titres. Le second praefectus fabrum,fait partie de ceux qui font les délices des épigraphistes, mais le cauchemar des historiens, qu’on trouve en abondance sur les inscriptions, mais dont aucun texte plus élaboré ne nous donne l’explication. Il a l’air extrêmement concret. Le praefectus, de prae, en avant, et du participe passé passif de facere, faire (factus, mais les voyelles, ça bouge tout le temps) est celui qui a été mis à la tête, le chef, en somme. Son importance dépend de ce qui suit (proscrire tout imaginaire napoléonien). Ici, c’est fabrum,génitif (c’est un complément de nom) pluriel de faber, qu’on peut traduire par ouvrier (ce devrait être fabrorum, d’après nos grammaires, mais c’est une forme contractée). On pense naturellement qu’une telle fonction s’exerce dans un contexte militaire, d’autant plus qu’elle précède souvent (pas ici) dans les cursus d’autres titres mieux connus : notre Rufus aurait commandé des ouvriers attachés à une unité. L’ennuyeux est que quand il s’agit de titres militaires (nous en verrons par la suite), on précise presque toujours dans quelle unité ils ont été portés, ce qui n’est jamais le cas pour un praefectus fabrum. Il est donc fort possible que, d’une fonction technique, ce soit devenu un titre purement honorifique, et que notre Rufus n’ait jamais commandé d’ouvriers avant de se mettre à construire des arcs. Elle semble avoir un rapport avec l’oedre équestre. Nous y reviendrons.

    La première fonction citée est, un peu, mieux connue. Elle est présente sur de nombreuses inscriptions, son énoncé est beaucoup plus explicite et, surtout, elle est attestée par une source littéraire, malheureusement très peu développée. Il s’agit du résumé du livre CXXXIX de l’historien Tite-Live, contemporain d’Auguste (et donc de notre Santon)

    Ciuitates Germaniae cis Rhenum et trans Rhenum positae oppugnantur a Druso, et tumultus, qui ob censum exortus in Gallia erat, conponitur. Ara dei Caesaris ad confluentem Araris et Rhodani dedicata, sacerdote creato C. Iulio Vercondaridubno Aeduo.

    Les cités de Germanies des deux côtés du Rhin sont attaquées par Drusus, et l’agitation qui avait été provoquée par le recensement en Gaule est apaisée. Un autel au dieu César fut dédié au confluent de la Saône et du Rhône, dont fut fait prêtre l’Éduen C(aius) Iulius Vercondaridubnus.

    Tite-Live, familier d’Auguste, était l’auteur d’une monumentale histoire romaine, des origines à son époque, en 142 livres, dont il ne nous reste malheureusement que 35, portant tous sur des événements antérieurs à 167 avant notre ère. Des autres, nous n’avons que ces courts résumés, bien postérieurs : le passage que nous venons de citer correspond à un livre entier, qui devait représenter au moins une soixantaine de pages d’un livre d’aujourd’hui et nous en aurait dit beaucoup plus sur le sujet qui nous préoccupe ici. La seule œuvre historique antique de taille significative que nous ayons sur cette période, celle du grec Dion Cassius, deux siècles et demi plus tard, en dit plutôt moins que le résumé de Tite-Live,

     Τῶν τε γὰρ Συγάμβρων καὶ τῶν συμμάχων αὐτῶν διά τε τὴν τοῦ Αὐγούστου ἀπουσίαν καὶ διὰ τὸ τοὺς Γαλάτας μὴ ἐθελοδουλεῖν πολεμωθέντων σφίσι, τό τε ὑπήκοον προκατέλαβε, τοὺς πρώτους αὐτοῦ, προφάσει τῆς ἑορτῆς ἣν καὶ νῦν περὶ τὸν τοῦ Αὐγούστου βωμὸν ἐν Λουγδούνῳ τελοῦσι, μεταπεμψάμενος “Les Sicambres et leurs alliés ayant, à la faveur de l'absence d'Auguste et des efforts des Gaulois pour secouer le joug, recommencé la guerre, il [Drusus] prévint le soulèvement des peuples soumis en convoquant les notables de ceux-ci sous le prétexte d’une fête, qu’ils célèbrent aujourd’hui encore à Lyon autour de l’autel d’Auguste”[10], mais donne deux indications supplémentaires, sur la pérennité de ce culte (qui serait précieuse si elle n’était pas prouvée par un inscription de 238, le très fameux marbre de Thorigny[11]) et sur le rôle des principaux personnages de chaque cité, τοὺς πρώτους αὐτοῦ.

    Nous avons deux autres mentions de ce culte. Le géographe grec Strabon, également contemporain d’Auguste, en dit plus sur l’autel

    "Le sanctuaire dédié par l'ensemble des peuples gaulois à César Auguste s'élève devant la ville de Lyon, à la jonction même des deux fleuves. Il comporte un autel considérable, orné d'une inscription énumérant soixante peuples et de statues de chacun de ces peuples, et un autre autel de grande dimension." [12]

    Enfin, la biographie de Claude, le troisième successeur d’Auguste, par Suétone (au IIe siècle), en racontant la naissance de son personnage, Claudius natus est Iullo Antonio Fabio Africano conss. Kal. Aug. Luguduni eo ipso die quo primum ara ibi Augusto dedicata est, « Claude est né, sous les consulats de Iullus Antonius et Fabius Africanus, le 1eraoût, à Lyon, le jour même où on dédia là pour la première fois un autel à Auguste », nous permet, grâce à une heureuse coïncidence, de connaître le jour de la consécration du culte, avec cependant une approximation ou une erreur sur l’année, puisqu’on peut déduire de Tite-Live qu’il s’agit de 12 avant notre ère alors que ces consuls (le moyen normal, pénible d’ailleurs, des Romains pour désigner une année) sont de 10.

     En mélangeant toutes ces données fragmentaires, on arrive à voir assez bien de quoi il s’agissait. En 12 avant notre ère, dans un contexte troublé, de guerre avec les Germains à la frontière Nord-Est de la Gaule et d’agitation à l’intérieur à cause du recensement (Pourquoi tant d’hostilité à un recensement ? Parce qu’il servait à faire payer des impôts, peut-être pour financer la guerre), Drusus, qui n’est pas celui que nous avons vu sur l’arc mais son oncle, frère cadet de Tibère, fils comme lui de Livie, la femme d’Auguste, a réuni à proximité de Lyon des délégués des cités des trois provinces de Lyonnaise, d’Aquitaine et de Belgique, soit la partie de la Gaule conquise par César, excluant la Narbonnaise, à Rome depuis plus longtemps, pour une cérémonie religieuse en l’honneur du prince, le premier août. On a désigné pour cette cérémonie un prêtre, dont le résumé de Tite-Live nous donne, assez miraculeusement, le nom qui, comme les ascendants de notre Santon, et pour la même raison, s’appelle Caius Iulius, avec un cognomenà coucher dehors avec un billet de logement. Cette cérémonie a été renouvelée sous la même forme par la suite jusqu’au IIIe siècle au moins. Bien que rien ne l’indique, on peut légitimement poser qu’elle était annuelle, comme toutes les cérémonies de ce genre pour lesquelles aucune indication contraire n’est donnée. On a construit pour ce culte, assez tôt puisque c’est Strabon qui le décrit, probablement pas pour la première année si l’impression d’improvisation que donnent Tite-Live et Dion est juste, un ensemble monumental assez vaste, comprenant un autel et une clôture. Strabon nous apprend aussi au passage qu’il y avait soixante ciuitatesconcernées, ce qui confirme qu’il s’agissait des trois provinces déjà nommées (faire correspondre ce nombre avec les listes que nous avons des cités gauloises est un jeu beaucoup plus compliqué, auquel on ne se risquera pas ici).

    Il s’agit d’un culte. On observe que la formule donnée par notre inscription, et par toutes les inscriptions Romae et Augusto[13]n’est donnée par aucune des sources littéraires, qui parlent seulement d’Auguste, sauf le résumé de Tite-Live qui l’attribue à un Deus Caesartout à fait inconnu. Ce sont évidemment les inscriptions qui ont raison, et donnent le titre exact. Le culte est rendu bien sûr sous la forme de sacrifices d’animaux, à Rome, traitée comme une déesse, et à Auguste, qui est donc traité comme un dieu. Une légende persistante prétend qu’on ne rendait de culte divin qu’après leur mort aux empereurs romains, hors aux très méchants qui avaient le front de l’exiger de leur vivant. Nous avons là un des très nombreux exemples du contraire. Cette légende est née de mauvaises interprétations de textes parlant de Rome seulement, non du reste de l’empire, et aussi de quelques manifestations du mauvais caractère de mon ami Tibère[14]. Suétone, dans sa Vie d’Augustedit

    Templa, quamvis sciret etiam proconsulibus decerni solere, in nulla tamen provincia nisi communi suo Romaeque nomine recepit.

    (Pour ce qui est des temples, bien qu’il sût qu’on en décernait même aux proconsuls, il n’en accepta dans aucune province qui n’associassent pas à son nom celui de Rome).

    Nous en avons l’illustration ici. C’est présenté comme une preuve de réserve et de modestie. Ça n’en prouve pas moins qu’il acceptait fort bien d’être traité en dieu, puisque Rome l’était incontestablement en déesse. Les auteurs de nos sources littéraires vont à l’essentiel, en parlant d’un culte rendu à Auguste. Quant au Deus Caesar, c’est manifestement une erreur, non pas de Tite-Live, mais de son abréviateur tardif, ou d’un copiste ultérieur.

    Ce culte réunissait donc annuellement près de Lyon, résidence du gouverneur d’une des trois provinces, mais non à Lyon, qui, étant une colonie de citoyens romains installés en Gaule, n’était pas concernée par lui, des délégués de chaque cité. Combien étaient-ils par cité ? Mystère. Comment étaient-ils choisis par chacune de ces cités ? Mystère encore. On peut seulement être certain qu’ils l’étaient parmi leurs citoyens les plus riches et les plus honorés. Les seuls qu’on connaisse un peu par les inscriptions, sont les prêtres (il y a aussi quelques autres fonctions, peu attestées, que nous nous épargnons ici), dont fut notre Rufus. Le titre est le plus banal qui soit : sacerdosest le terme générique utilisé pour désigner tous les prêtres, qui ont en général des titres plus précis ou plus amusants. Le résumé de Tite-Live nous indique qu’il n’y en avait qu’un seul à la fois. Il était manifestement différent chaque année : dans le monde romain, de telles fonctions ne pouvaient être qu’annuelles ou viagères, et le nombre relativement important de ces prêtres dont nous avons trace exclut que celle-ci ait été exercée à vie. Ce n’était certainement pas en soi une tâche très importante, puisqu’il ne s’agissait que de présider un sacrifice une fois, mais elle était incontestablement prestigieuse et recherchée, étant la seule (avec les autres que nous décidé d’oublier, dont nous ignorons d’ailleurs si elle existait déjà) fonction officielle gauloise existant hors du cadre de la cité. Elle pouvait donc être soit le couronnement d’une carrière locale, soit, plus rarement, l’amorce d’une nouvelle carrière dans le cadre romain. Comment ce prêtre était-il choisi ? Mystère encore. Le résumé de Tite-Live dit creatus, ce qui n’apprend strictement rien. On parle généralement d’élection, ce qui est le plus vraisemblable dans une telle assemblée. Mais nous ignorons totalement les modalités de cette éventuelle élection, et les critères de choix, n’ayant évidemment aucune trace de candidat déçu. Un point est sûr : il fallait être très riche, car il y avait nécessairement des frais importants à assumer. Dans une assemblée où les très riches ne manquaient pas, ce ne pouvait être le seul critère.

    Riche, l’ami Rufus l’était, puisqu’il pouvait faire construire à ses frais un arc gigantesque à l’entrée de sa ville. Nous en avons une autre preuve, sur le site même du sanctuaire du confluent. On y a retrouvé un amphithéâtre, que les sources littéraires ne mentionnent pas mais dont la présence n’est pas surprenante, car il était logique que les cérémonies comprissent des jeux, et dans l’amphithéâtre, cette inscription[15],

    Petits Santons

    où il est question de notre désormais vieille connaissance. Elle se compose de deux blocs, est complète à droite (la moulure le prouve) mais incomplète à gauche : d’après le texte, on peut être à peu près certain qu’il ne manque qu’un seul bloc. On lit clairement à la deuxième ligne C(aius) IVL(ius) C(aii) F(ilius) RVFVS SACERDOS ROM(ae) ET AVG(usti), et on observe au passage que la filiation est ici normale. L’abréviation du nomenne l’est pas, mais tend à la devenir dans un milieu ou presque tout le monde s’appelle Iulius. La fin de la troisième ligne EX CIVITATE SANTON(um) D(e) S(ua) P(ecunia) FECERVNT vient nous confirmer qu’il s’agit bien de notre Santon, et non d’un homonyme et nous apprendre qu’il s’agit, comme à ASintes, de la dédicace d’un monument offert avec de l’argent privé, de sua pecunia. Les ennuis commencent avec le dernier mot fecerunt, parfait du verbe facere, faire (jusque là tout va bien), à la troisième personne du pluriel. Il faut donc traduire « ont fait avec leur argent » : Rufus n’était pas seul. Malheureusement, le nom ou les noms de son ou ses camarades étaient au début de la ligne, sur le bloc manquant. On lit au début du deuxième FILII F ET NEPOS, qui pourraient nous dire l’essentiel, qu’il a associé à son don une nombreuse famille, des fils (filii) et un petit-fils (nepos), ce qui permettrait en plus de lui donner un âge avancé, au-delà des quarante ans dont nous parlions. Le F pénible après filiivient tout gâcher. Il devrait normalement se développer en F(ilius)ou F(ilii), mais ça ferait beaucoup trop de fils sans aucune coordination. L’hypothèse du lapicide bourré, si précieuse souvent, n’est pas crédible pour un monument d’une telle importance. Nous sommes condamnés à l’incertitude.

    La première ligne peut en revanche être restituée sans grand doute. On lit le nom du prince, TI(berii) CAESARIS AVG(usti), au génitif. Le E vient presque à coup sûr d’une formule très banale Pro salute. Le monument est donc dédié pour la sauvegarde ou pour la santé (il vaut mieux éviter la traduction salut) du prince régnant. Il s’agit encore de religion, mais non plus de culte impérial : on ne traite pas le prince comme un dieu, mais on prie les dieux pour lui en tant que mortel. Il est possible de voir là une conséquence de l’obstination de Tibère à refuser, contrairement à son prédécesseur et à tous ses successeurs, d’être adoré comme un dieu même hors de Rome. Il faut noter cependant que sous les autres, s’il était permis de traiter le prince en dieu, il n’était pas pour autant interdit de prier d’autres dieux pour lui.

    Cette bonne intention de Rufus et de ses mystérieux compagnons pour Tibère a l’avantage de nous donner une datation à quelques années près. Ce don a presque sûrement été fait à l’occasion de son sacerdoce (ce qui signifie que le monument a été construit après, sauf bien sûr si ce sacerdoce était prévu à l’avance, ce qui renvoie au problème de la désignation du prêtre). Ce ne peut être qu’après la mort d’Auguste en août 14 : les années précédentes, Tibère était le deuxième personnage de Rome, abondamment honoré comme tel, mais ne s’appelait pas Auguste. Ce ne peut être qu’avant la dédicace de l’Arc de Saintes, où Rufus cite sa prêtrise[16]. C’est donc entre 15 et 19.

    On lit à la fin de la première ligne AMPHITHEATR. Les Lyonnais, à commencer par l’inventeur de l’inscription, le grand Amable Audin, tiennent beaucoup à ce que ce soit la dédicace de l’amphithéâtre lui-même. Il serait très dangereux de leur signaler que la lacune suivant laisse un doute, qu’il pourrait ne s’agir que d’une partie de ce monument. Nous ne le ferons donc pas. Quoi qu’il en soit, ça donne une idée de la richesse, et de la générosité, de notre ami Rufus.

    L’inscription de l’Arc de Saintes est donc particulièrement précieuse, avec son écho lyonnais, puisqu’elle nous permet de faire la connaissance d’un personnage qui semble assez caractéristique du siècle qui suit la conquête : issu d’une famille déjà importante auparavant, qui a reçu la citoyenneté romaine peu de temps après, il mène une carrière qui le conduit à la fonction gauloise la plus prestigieuse, une prêtrise servant à manifester la loyauté des Gaules à Rome et à son prince.

    Elle est d’autant plus précieuse qu’elle n’est pas isolée, comme nous allons le voir.

    A suivre…
    Ici

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook

     

     

    [1]A. Chastagnol, La Gaule romaine et le droit latin, Lyon (De Boccard), 1995, quatrième de couverture, certainement l'une des plus fiables. Bien sûr, le détail des frontières entre peuples fait l'objet de débats très savants, car sans issue. Bien sûr, nous n'entrerons pas dans ces débats.

    [2]Je précise que je fais ça de chez moi, principalement avec mes souvenirs et mes impressions, et ce que je peux trouver sur Internet. Mon but n’est pas de révolutionner la science, qui l’a été très souvent, mais de donner à mes lecteurs qui ne sont pas des spécialistes une idée de ces choses là, ce pourquoi j’insiste lourdement sur des points sur lesquels les spécialistes ne s’attardent pas, parce qu’ils sont supposés connus (Seuls des méchants pourront se demander si, après tant d’années à n’en point parler, il est vraiment sûr que les spécialistes eux-mêmes les connaissent encore). Il est sûr que presque tout ce que je dis n’a rien d’original, et que je regrette de ne pas pouvoir citer en note, selon l’usage universitaire, tous ceux qui ont dit les mêmes évidences avant moi. S’il y a là-dedans deux ou trois idées originales sur des détails, c’est également par le plus grand des hasards, et je m’en excuse.

    J’ai utilisé pour les inscriptions de Saintes le site http://petrae.huma-num.fr/fr/qui a la bonne idée de publier en ligne l’excellent tome des Inscriptions latines d’Aquitaine(ILA, Santons dans la suite)que Louis Maurin a consacré aux Santons. J’y ai aussi pris des photos. Pour l’inscription lyonnaise, j’ai eu recours au site d’Heidelberg, https://edh-www.adw.uni-heidelberg.de/

    [3]ILA, Santons, 7 (http://petrae.huma-num.fr/inscriptions/liste/notice?p00=3981#3981) où nous renvoyons pour les détails sur les pierres et l’historique de la lecture. Les deux photos viennent du site.

    [4]Je dis « en général » et « presque toujours » parce qu’on peut constater l’abondance de tels noms, pour des citoyens récents, dans les provinces. On ne peut être certain que d’autres, qui ne les ont pas, ne soient pas des citoyens récents, ni qu’un gars qui porte un grand  nom romain non impérial n’ait pas reçu la citoyenneté d’un magistrat sous le principat.

    [5]Un peu d’épigraphie romaine.

    [6]Je vous épargne et je m’épargne les nombreux problèmes que pose le rapport entre tribus et centuries. Ce n’est pas, fort heureusement, notre sujet.

    [7]On n’envisagera pas bien sûr l’hypothèse pénible mais farfelue d’un cousin à eux inconnu par ailleurs qui serait passé par là par hasard.

    [8]Pline l’ancien, Histoire naturelle, IV, 108. Les géographes précédents, Strabon et Pomponius Mela, ne font que citer les Santons sans rien en dire.

    [9]On a émis des doutes probablement légitimes sur les chiffres de cette liste, qui conduit à un effectif total supérieur à deux cent mille hommes (Des amateurs de gauloiseries, ne doutant pas, en ont conclu par projection que la Gaule avait alors la population de la France de 1780, et avait donc été ruinée pour dix-huit siècles par la vilaine conquête des méchants Romains). On ne s’intéresse ici, sans discuter les chiffres absolus, qu’au poids relatif de chaque cité, qui met les Santons parmi les premières.

    [10]Dion Cassius, LIV, XXXII, 1

    [11]Corpus des Inscriptions latines, XXXIII, 3162

    https://edh-www.adw.uni-heidelberg.de/edh/inschrift/HD063794

    [12]Strabon,Géographie,IV, III, 2, (trad. F. Lasserre pour la  CUF).

    [13]Au datif, le cas du complément d’attribution (celui dont des savants récents ont voulu faire un CO2 au risque de réchauffer la planète), pour un culte rendu à quelqu’un. Sur notre inscription, la formule est au génitif (complément de nom) puisqu’il s’agit du prêtre de culte de Rome et d’Auguste.

    [14]E. Lyasse,Tibère, Paris (Tallandier), 2011, p. 188-96.

    [15]Inscritptions latines des Trois Gaules, 217, https://edh-www.adw.uni- heidelberg.de/edh/inschrift/HD019219La photo est prise sur un truc pédagogique suspect (pléonasme) avec des champs lexicaux mais, donc, une bonne photo  http://arelal.fr/wp-content/uploads/2015/02/La-du00E9dicace-de-lamphithu00E9u00E2tre-de-Lyon.pdf

    [16]Il est en revanche absurde de considérer que c’est cette année là comme le font, ce qui ne surprendra personne, l’article de Wikipédia et, ce qui est plus ennuyeux, la notice du site officiel du Musée de Fourvière.


  • Les Zinsoumis ne savent plus quoi inventer pour me donner des raisons de les détester. Voilà que pour justifier le délire Noli me tangere de leur Chef, ils s'en prennent à l'histoire romaine et invoquent la sacro-sainteté du tribun de la plèbe. Parfaitement absurde.

    Tentative de mise au point. J'essaie de faire simple et rapide.

    Préalable: l'ennuyeux est que la création des tribuns de la plèbe remonte à une période très haute de l'histoire romaine (Ve siècle avt notre ère), que nous ne connaissons que par des auteurs bien postérieurs, surtout d'époque augustéenne, qui eux-mêmes reconnaissent n'en pas savoir grand-chose faute de sources fiables. Nous savons assez bien ce qu'était un tribun de la plèbe à l'époque historique à proprement parler, pour laquelle nous avons des sources assez proches des faits (pas avant le IIIe siècle). À l'origine, c'était manifestement fort différent, mais nous n'avons qu'une version reconstruite de l'histoire, qui pose pas mal de problèmes. On s'en tiendra à cette version, pour faire vite et aussi parce que s'il est juste de noter qu'elle n'est pas fiable à cause d'un hiatus d'au moins trois cents ans, il est parfaitement idiot de prétendre décréter ce qu'est la vraie avec un hiatus de plus de deux mille ans. 

    Après l'expulsion du dernier roi, habituellement datée de 509, Rome est gouvernée par des magistrats annuels, les consuls, qui seraient élus par l'assemblée du peuple (c'est un souci), assisté par un sénat dont on est membre à vie. D'après la version officielle, les consuls comme les sénateurs sont exclusivement pris dans un groupe social très restreint, et totalement fermé, les patriciens, qui seraient les descendants des sénateurs du temps des rois, tous les autres citoyens, appelés plébéiens étant ainsi totalement exclus du pouvoir (Nombreux soucis. On voit mal comment c'est compatible avec le rôle attribué à l'assemblée du peuple, où les plébéiens ne peuvent être que largement majoritaires. Il y a, parmi les noms des premiers consuls, des noms incontestablement plébéiens).

    Très rapidement, les plébéiens protestent et menacent de quitter la cité (Toujours le même souci: ils sont l'immense majorité, et ne trouvent rien à faire que s'en aller). On cause, et finalement les consuls et le sénat leur concèdent la création d'une magistrature qui leur soit propre, le tribunat de la plèbe. Les tribuns qui sont deux au départ (nombre progressivement porté à dix, sans qu'on puisse dire si c'est pour renforcer le tribunat ou limiter le pouvoir de chacun) sont élus par la plèbe seule (ce qui arithmétiquement ne devrait pas changer grand-chose) en son sein (ce serait la différence essentielle), pour un an. Ils sont alors totalement extérieurs aux autres institutions de la cité. C'est un contre-pouvoir, avec des prérogatives très étendues, mais négatives: ils ont le droit de protéger tout plébéien contre les magistrats patriciens, ils ont surtout celui de s'opposer à toute loi proposée par eux, mais ne peuvent prendre aucune initiative. Ils sont, pendant leur année de tribunat, sacro-saints (on y arrive), c'est à dire que les patriciens n'ont pas le droit de s'en prendre à eux. C'est assez logique, vue leur fonction purement défensive. 

    Ça, c'était avant. Contrairement à ce que beaucoup de gens croient (on se demande bien pourquoi), la distinction entre patriciens et plébéiens n'a pratiquement plus de signification politique à l'époque historique, dès le IIIe siècle. Les plébéiens ont accès à toutes les magistratures et à presque toutes les prêtrises (toutes celles qui ont une importance politique). Le critère est la richesse, alors qu'il était avant (selon la version officielle en tout cas) la naissance. Le groupe dominant, la nobilitas (qu'il ne faut surtout pas confondre avec le patriciat) mêle plébéiens riches et patriciens, qui y sont sans doute minoritaires, ou le deviennent rapidement.

    Demeure cependant le tribunat de la plèbe (et l'édilité plébéienne créée ensuite) C'est un paradoxe du conservatisme roma

    in: alors qu'il n'y a plus de magistratures réservées aux patriciens, il en reste qui leur sont interdites. Mais elles sont intégrées au cursus, qui est progressivement formalisé. Le tribun de la plèbe doit avoir été questeur préalablement, il peut espérer ensuite devenir préteur puis consul. Il a désormais, comme les consuls et les préteurs, le droit de convoquer le sénat, et (avec des modalités un peu différentes) de proposer des lois au vote du peuple. Mais (toujours le conservatisme) il a aussi gardé ses anciennes prérogatives et sa sacro-sainteté, ce qui fait du tribunat un bon moyen pour qui veut mettre la pagaille. Mais seuls quelques uns des tribuns annuels en ont eu envie.

    Bien sûr, les tribuns sont désormais choisis dans la nobilitas. Le père des deux fameux Gracques avait été consul, son père et le père de son père également.

    Donc:

    1) Il est absurde de qualifier le tribun de représentant du peuple, d'abord parce qu'il n'y avait pas de notion de représentation du peuple. Il était à l'origine (selon la version officielle) le défenseur (sans représentation) d'une partie du peuple alors exclue du pouvoir. Il est ensuite devenu un des éléments du pouvoir.

    2) Il n'est pas, et n'a jamais été, le défenseur des gentils pauvres contre les méchants riches. À l'origine il est pris parmi les plébéiens riches que leur naissance exclut du pouvoir.

    3) Sa sacro-sainteté était à l'origine liée à son absence de pouvoir. Elle a perduré de façon anachronique. Mais elle ne durait que l'année de sa magistrature, et il n'était pas rééligible (Les Gracques ont essayé de changer ça: ça ne leur a pas réussi). Dans les premiers temps, il redevenait ensuite un citoyen comme les autres (sujet à des règlement de comptes, ce qui limitait sa sacro-sainteté pendant son année de charge). À l'époque historique, il était ensuite sénateur, sans sacro-sainteté. En faire l'ancêtre de l'immunité parlementaire est parfaitement absurde.

     

    Apparemment, Mélenchon l'intouchable voudrait faire courir sa sacro-sainteté depuis sa première élection au sénat en 86. S'il veut absolument une référence romaine, on peut penser à Auguste et à ses successeurs, qui ont pris la puissance tribunicienne, sacro-sainteté comprise, à vie. Ce fut la fin du rôle politique du tribunat de la plèbe qui n'a plus été qu'une étape mineure du cursus des sénateurs, dont avaient été dispensés les patriciens.

    [Précision annexe, qui explique aussi que les tribuns élus aient toujours été des riches: à Rome, les campagnes électorales n'étaient pas remboursées par les impôts des citoyens. Un candidat au tribunat qui aurait eu envie de faire sous-titrer et mettre sur internet ses discours par Sophia Chikirou aurait dû la payer de ses propres deniers, ce qui explique que fort peu l'aient apparemment fait]

    Ce texte a déjà été publié sur Facebook, à cette adresse, où il peut être commenté

     

     

     

     

     

     


  • Un petit divertissement, histoire de ne pas encore parler du traité de Maastricht. Facebook fait opportunément remonter quelques photos que j’avais envoyées de Rome lors de mon dernier séjour, il y a quatre ans, d’un charmant petit autel funéraire que j’avais vu au Musée national, celui des thermes de Dioclétien, en face de la gare.

    Pourquoi celui-là ? Parce que c’est un des premiers que j’ai vus, juste après la messe à Sainte Marie majeure presque en sortant de l’avion, , parce que je n’avais pas encore constaté que je devais ménager la batterie de mon appareil photo, parce que quand même je l’ai trouvé particulièrement joli. Résultat : ces photos.

    Il n’a rien de foncièrement original, ni dans sa forme, ni dans le texte de l’inscription. Mais j’ai eu envie de commenter ces photos, à titre d’exemple de ce que sont des centaines d’autres monuments funéraires de la même époque.

    L’autel est la forme la plus courante de monument funéraire élaboré, au delà de la simple stèle, mais en deçà de choses beaucoup plus monumentales comme les mausolées, nettement plus rares et d’ailleurs beaucoup moins souvent conservées. L’autel (ara) est en principe la table sur laquelle on sacrifie des victimes animales à un ou plusieurs dieux. Sa forme correspond à cette fonction : presque cubique, le sommet, plat, à la hauteur des mains d’un homme debout. Les pulvini (au sens propre, coussins, puis tout ce qui, même en pierre, a la forme d’un coussin), sur le côté, servent théoriquement à retenir le sang de la victime.

    Nous avons ici un très bel exemple, dont je viens malheureusement de découvrir (j’ai été très près de publier d’énormes bêtises) qu’il n’appartient pas à cet autel à l’origine, ce couronnement d’une autre provenance ayant été posé récemment dessus. Il m’est impossible de savoir s’il s’agissait d’un autel plat en son sommet, ou si son couronnement n’a pas été retrouvé, et ainsi sauvagement remplacé.

    Il semble cependant que, dans le cas des monuments funéraires, cette forme soit surtout symbolique, et qu’on n’y ait pas pratiqué de sacrifices sanglants. C’est évident quand ils sont soit beaucoup trop hauts pour un tel usage, soit minuscules. Celui-ci, dont la hauteur est de 55 centimètres (sans le couronnement, donc), pourrait être crédible.  Mais cela ne prouve pas qu’il était utilisé.

    L’inscription occupe, comme le plus souvent, l’essentiel du devant de l’autel, dans un cadre assez travaillé, bordé de bas-reliefs évoquant des colonnes (ioniques: c'est rond).

    Son texte se lit aisément, en tout cas sur place. Sur ma photo, c’est moins simple. On peut s’arracher les yeux, ou tricher en recherchant la référence aux Corpus Inscriptionum Latinarum : tome VI (celui consacré aux inscriptions de Rome), numéro 6209.

    Quelque soit la méthode utilisée, on arrive à lire ceci

    D M

    Iuliae Capriolae

    v a XXXV m III d XXVI

    T. Flavius

    Chrysippus

    coniug carissima

    et sanctissimae

    fecit et sibi et

    liberis posteris

    eorum.

     

     Ce qui donne en développant les abréviations, tout à fait habituelles, D(is) M(anibus) / Iuliae Capriolae / v(ixit) a(nnis) XXXV m(ensibus) III d(iebus) XXVI / T(itus) Flavius / Chrysippus / coniug(i) carissimae / et sanctissimae / fecit et sibi et / liberis posterisq(ue) / eorum.

    Soit, en français : Aux Dieux Mânes de Iulia Capriola. Elle vécut trente-cinq ans, trois mois, vingt-six jours. Titus Flavius Chrysippus, pour son épouse très chère et très sainte, a fait (ce monument), et également pour lui, pour leurs enfants et pour leurs descendants.

     

    La formule n’a rien d’original. On ne sait pas grand-chose des dieux mânes sinon qu’ils étaient des dieux présents autour des tombes et que c’étaient à eux qu’on rendait le culte funéraire. Leur invocation sur les monuments devient presque systématique au cours du premier siècle de notre ère, ce qui ne signifie pas qu’on y attachait plus d’importance qu’avant : les formules funéraires sont question de mode. Ils sont mentionnés au datif puisque c’est à eux qu’on fait le monument, suivis du nom de la défunte au génitif : chaque mort avait ses propres dieux mânes. Notons au passage qu’il n’est pas rare, après DM, de trouver le nom du défunt au datif, comme dans les anciennes formules, voire au nominatif, ce qui montre qu’on ne prêtait pas forcément une grande attention au sens de la formule.

    L’indication de la durée de la vie, au jour près, est assez fréquente, et très frustrante pour le lecteur moderne, qui préférerait une année de naissance ou une année de décès, à cette vaine précision. Les Romains attachaient manifestement une grande importance au temps, mais n’en avaient pas la même conception que nous.

    Les superlatifs utilisés par le veuf pour qualifier sa défunte pourraient impressionner et témoigner d’une vive affection, si leur usage n’était pas d’une grande banalité : beaucoup d’épouses sont très chères et très saintes une fois décédées. D’autres sont très pieuses (ce qui, chez les Romains, ne signifie pas qu’elles étaient assidues à la messe, mais observaient très bien leurs devoirs envers leurs maris, faisaient bien la cuisine par exemple), ou très chastes.

    Le plus intéressant est ici le nom du Monsieur[1], qui commence comme celui d’un prince, de trois princes même. Il a même praenomen et nomen que Vespasien (Titus Flavius Vespasianus) et ses deux fils et successeurs, Titus (qui s’appelait exactement comme son père, et qu’on désigne par son prénom pour l’en distinguer) et Domitien (Titus Flavius Domitianus), qui régnèrent de 69 à 96. Cela n’en fait pas un grand personnage. Les noms impériaux sont les plus répandus dans le monde romain car un étranger fait citoyen romain par un prince, ou un esclave du prince affranchi par lui, prenait son prénom et son nom, et faisait de son ancien nom d’étranger ou d’esclave son cognomen. Le nom, toujours, et le prénom, presque toujours, étaient transmis à leurs descendants mâles : un Flavius n’est pas forcément un affranchi d’un de ces trois princes ou un nouveau citoyen, mais peut en être un descendant.

    Celui-ci a un cognomen grec, Chrysippus. Ce pourrait être un grec fait citoyen romain mais, à Rome même, c’est très improbable. Les noms grecs y sont presque toujours des noms d’esclave, non qu’ils fussent tous grecs, mais parce que les Romains donnaient le plus souvent, mode ou snobisme, des noms grecs à leurs esclaves, qui les gardaient quand ils étaient affranchis. Ils donnaient en revanche à leurs enfants qui, contrairement à eux, étaient citoyens romains de plein droit, des cognomina parfaitement romains, qui n’indiquaient pas leur origine. On peut donc être à peu près certain qu’il s’agit d’un affranchi, même s’il ne l’indique pas. L’identité complète d’un citoyen romain comprenait normalement la filiation, c’est à dire la mention, entre le prénom et le nom, du prénom du père, Titi filius par exemple. Pour les affranchis, elle était remplacée par le prénom de l’ancien patron, et filius par libertus. Il n’y a pas ici de filiation, ce qui n’est pas exceptionnel : elle tend à disparaître sur les inscriptions, à une époque ou les fils ont tendance à recevoir systématiquement le prénom de leur père, même quand ils sont plusieurs (voir les deux fils de Vespasien). Il est possible que notre Chrysippus n’ait pas souhaité afficher sa condition d’affranchi, inférieure à celle du citoyen, mais il est tout aussi possible qu’on ait omis la filiation faute de place sur la pierre.

    Il serait néanmoins fort imprudent d’en faire un affranchi impérial, et de dater l’inscription d’après cela, des règnes des Flavii ou d’une trentaine d’années au plus tard. Des affranchis des princes ont également eu des esclaves, en ont affranchis certains, qui sont devenus, comme eux, Titus Flavius. Les descendants des affranchis des princes aussi. Si ce pénible donnait sa filiation, on pourrait le savoir : affranchi d’un particulier, il serait Titi libertus, affranchi impérial, Augusti libertus, en précisant même éventuellement duquel il s’agissait. Le titre d’affranchi d’Auguste ayant un certain prestige, on est tenté déduire de son absence qu’il ne l’est pas, mais ça ne peut être qu’une hypothèse fragile.

    Feue Madame, qui n’a bien sûr pas de prénom (c’était réservé aux hommes), porte également un nom de prince, différent de celui de son mari (chez les Romains, la femme ne changeait pas de nom en se mariant), Iulia, féminin de Iulius, mais plus ancien : c’est celui des trois premiers, Auguste, Tibère et Caius (qu’on a la bête habitude en français d’appeler Caligula) qui le tenaient, par adoptions successives, du dictateur Caius Iulius Caesar (non, Jules n’était pas son prénom. C’est sans doute pour ça qu’il fait la tête quand Astérix et Obélix l’appellent ainsi). Son cognomen est tout à fait latin, mais presque exclusivement attesté pour des esclaves et des affranchies il signifie d’ailleurs « petite chèvre », ce qui semble assez peu flatteur, et peut expliquer cela. Elle n’est évidemment pas une affranchie impériale : elle aurait été affranchie, dans l’hypothèse la plus favorable, au moins trente ans avant son mari. Elle peut être l’affranchie d’un descendant d’un affranchi d’un des Jules, ou d’un étranger fait citoyen romain par l’un d’eux (On en trouve à Rome. Le plus célèbre est Cnaeus Iulius Agricola, sénateur, consul, et beau-père de l’historien Tacite, originaire de Fréjus, vraisemblablement issu d’un Gaulois fait citoyen par le dictateur César ou par Auguste). Elle pourrait être aussi la descendante née libre d’un affranchi ou d’une affranchie, mais on a deux raisons de préférer la première hypothèse, son cognomen servile, et qu’elle soit l’épouse d’un affranchi.

    C’est sans aucun doute elle qui est représentée dans la partie basse de l’autel, en train de boire un verre, couchée car c’est ainsi que les Romains mangeaient comme chacun sait.

    Ceux qui y tiennent absolument pourront voir là une évocation de sa vie dans l’au-delà, sans aucune garantie bien sûr. On remarque le travail des détails, qui offre peur de matière à commentaires, mais beaucoup à photo.

    L’inscription nous apprend enfin qu’il s’agit d’un monument familial où, après celles de Capriola, seront déposées les cendres de Chrysippus, prévu aussi pour leurs enfants et pour leurs descendants. On peut en conclure qu’ils avaient des enfants, qui ne sont pas nommés. C’est dommage : on aimerait bien connaître leurs cognomina pour étayer les hypothèses précédentes. On ne sait bien sûr pas combien de personnes ont finalement eu là leur sépulture : les cendres ne se retrouvent pas.

    On ne sait rien d’autre, non plus, sur ces braves gens. Il est rare, quand on n’est pas des puissants, qu’on laisse plus d’une inscription à son nom, celle du tombeau. Encore, pour que cette trace unique nous soit connue, faut il que le hasard des fouilles nous permette de la retrouver. Cet autel a été découvert en 1875 sur l’Esquilin, la plus à l'Est des sept collines de Rome, lors, nous dit l’étiquette du musée, des fouilles de la Compagnie foncière italienne. On a trouvé apparemment bien d’autres choses lors de ces fouilles, puisque je trouve sur Google trace d’un livre qui leur a été consacré : Pitture e sepolcri scoperti sull'Esquilino dalla Compagnia Fondiaria Italiana nell'anno 1875, d’un nommé Edoardo Brizio, paru à Rome dès 1876. D’après son titre, il y avait plusieurs tombes, ce qui semble indiquer que cette pierre a été trouvée sur le site où elle avait été placée, donc en dehors des limites de Rome : les morts étaient alors rejetés hors des villes, suspects d’avoir des dieux mânes pleins de mauvaises intentions.

    À voir ce si joli monument, on se dit qu’il fallait avoir une certaine fortune pour se payer ça. Nous n’en savons malheureusement pas plus : nous avons des milliers d’exemplaires des œuvres de l’art funéraire à cette époque, mais aucune indication sur ceux qui le pratiquaient ni bien sûr sur leurs tarifs. On ignore également, ce qui, dans un tel monument, était un travail original sur commande, hors bien sûr la gravure de l'inscription, et ce qui était prêt à servir pour n'importe quel défunt. Nous ne saurons donc pas si c'est bien Capriola que nous voyons en bas de cet autel, ou n'importe quelle figure féminine faite à l'avance au dessus de laquelle on a rajouté son nom. 

    La prochaine fois, nous parlerons (peut-être) du traité de Maastricht.

    16-18 octobre 2016 (pour le texte)

    7 octobre 2012 (pour les photos)

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook.

     

    [1] Sur les noms romains, comme il vaut toujours mieux se citer que se répéter, voici un extrait d’un excellent livre :

    "Le citoyen romain mâle porte trois noms : le praenomen, le nomen et le cognomen.

    Le nomen fonctionne, pour les hommes du moins, comme notre nom de famille : il est transmis de père en fils. Il a presque toujours une terminaison en –ius, comme les deux plus célèbres que nous ayons rencontrés, Claudius et Iulius.

    Le praenomen (du préfixe prae-, qui se trouve en avant) avait pour fonction, comme aujourd’hui, de distinguer entre les individus d’une même famille. Mais le nombre de prénoms est resté strictement limité : on en connaît une douzaine, qui sont presque systématiquement abrégés par leur initiale, pour certains par leurs deux premières lettres, dans les textes. Il est donc souvent précisé par le prénom du père. Mais l’usage semble s’être institué très vite de donner presque systématiquement au fils aîné le prénom de son père.

    C’est sans aucun doute pour distinguer les Romains ayant mêmes nomen et praenomen qu’est apparu un troisième nom, le cognomen. On traduit généralement ce mot en français par surnom, ce qui correspond à son étymologie (cum-nomen, qui va avec le nom) mais non à sa nature. Le cognomen est en effet un élément du nom officiel du citoyen romain. À l’origine, la plupart des cognomina semblent avoir été attribués, à l’âge adulte, en fonction de particularités physiques ou morales. Ainsi l’ancêtre de Tibère, Appius Claudius Caecus a-t-il été ainsi désigné après être devenu aveugle (caecus). Mais, très rapidement, ils se sont aussi transmis héréditairement. Ainsi, si cicero signifie pois chiche, et évoque vraisemblablement une verrue sur le visage, nous ne pouvons rien en tirer quant au physique du grand orateur, car son frère, son père et son grand-père s’appelaient également Cicéron : c’est donc un de ses ancêtres qui avait reçu ce cognomen vraisemblablement pour cette raison, et l’avait transmis à sa descendance. Il n’y a cependant pas de règle générale. Dans certaines familles, tous les fils héritent du cognomen de leur père : c’est le cas chez les Tullii Cicerones, c’est aussi le cas chez les Iulii, qui s’appellent tous César. Ils sont alors distingués par leurs prénoms comme Marcus Tullius Cicero, l’orateur, et Quintus, son frère, ou Caius et Lucius Caesar, les fils adoptif d’Auguste. On utilise aussi parfois un deuxième cognomen. C’est le cas pour les fils aînés de Germanicus, qui au nom de Iulius et au cognomen de Caesar ajoutent ceux, repris de leurs ancêtres Claudii, de Nero et Drusus.

    Mais cela n’est pas systématique. Tibère reçoit à sa naissance les trois noms de son père, Tiberius Claudius Nero, mais son frère cadet porte, lui, le cognomen de son ancêtre maternel, Drusus. Le cognomen est donc ce qui ressemble le plus à nos prénoms d’aujourd’hui : il en existe un très grand nombre, qui sont donnés sans règle fixe, mais on voit souvent revenir les mêmes dans une même famille." (E. Lyasse, Tibère, Paris (Tallandier), 2011, p. 227-29)





    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique