• Joyeuses Pâques

     La résurrection de Jésus

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    Joyeuses Pâques

    La vie terrestre du Jésus des évangiles ne s’arrête pas à sa mise au tombeau, puisqu’il ressuscite.

    Il faut, une fois de plus, préciser la position de l’historien face à ce qui relève du surnaturel. Comme la conception virginale, comme les miracles, la résurrection de Jésus, en soi, lui échappe. Il ne peut être question de débattre de sa vraisemblance ou de son invraisemblance. Il n’est pas plus sérieux de la nier parce qu’elle ne relève pas des connaissances scientifiques du début du XXIe siècle, comme le faisait Renand au nom du scientisme du XIXe. Ce qui échappe à la critique ne peut être étudié comme fait historique. Mais il y a un fait historique indéniable : dès le premier siècle de notre ère, des hommes ont cru que Jésus était ressuscité, et certains en ont laissé des témoignages écrits. Là est, comme toujours en fait, la matière de l’historien.

    Il n’y a pas d’ailleurs de récit à proprement parler de la résurrection, c’est à dire du moment où Jésus sort du tombeau, dans les quatre évangiles. Selon eux, elle se passe sans témoins, et aucun ne se risque à reconstituer l’événement, comme on les voit faire pour d’autres pour lesquels ils ne pouvaient vraisemblablement avoir de sources. Elle y apparaît uniquement dans ses conséquences, dans un premier temps le constat que le tombeau est vide, dans un second l’apparition de Jésus ressuscité à certains disciples ou au groupe.

    I– LE TOMBEAU VIDE

    Il y a accord entre les quatre évangiles[1]sur le moment de la découverte du tombeau vide, à l’aube du premier jour de la semaine, le dimanche pour nous, le surlendemain de la mort de Jésus, soit le troisième jour selon la façon de compter d’alors, qui intégrait le point de départ dans le calcul. Il y a également accord sur un de ses auteurs, Marie de Magdala, une des femmes qui suivaient Jésus depuis la Galilée, qui a été ensuite identifiée à tort à la sœur de Lazare et à la prostituée repentie.

    Dans la version de Jean, elle est seule, mais chez Matthieu, elle est accompagnée de « l’autre Marie », c’est à dire Marie mère de Jacques et de Joseph, chez Marc, de cette même Marie et de Salomé. Chez Luc, ce sont toutes les femmes qui accompagnaient Jésus depuis la Galilée, présentes l’avant-veille au pied de la croix, qui semblent être là. Il nomme ensuite Marie de Magdala, Marie mère de Jacques, comme les deux autres, et Jeanne qu’il a dit ailleurs être la femme de l’intendant d’Hérode.

    On trouve une deuxième divergence sur le motif qui amène Marie Madeleine et ses éventuelles compagnes au tombeau. Matthieu et Jean n’en donnent aucun. Luc et Marc l’indiquent clairement : elles viennent dans un but précis, parfumer le corps de Jésus, ce qui n’a apparemment pas été fait dans la précipitation du vendredi soir, et n’a pu bien sûr l’être la veille, jour du sabbat. On pourrait conclure à un simple oubli des deux autres, et admettre cette version, si elle n’était pas contradictoire avec le récit par Jean de la mise au tombeau : chez lui, Joseph d’Arimathie et Nicodème avaient parfumé le corps. Un autre problème se pose : le tombeau avait été fermé par une lourde pierre, qui aurait dû leur interdire d’accéder au corps. Luc ne l’envisage pas, au contraire de Marc, qui précise qu’en arrivant

    Elles se disaient entre elles: «Qui nous roulera la pierre hors de la porte du tombeau?»,

    imprévoyance pour le moins surprenante. Si on admet la présence d’une garde placée précisément pour empêcher les disciples de Jésus d’accéder à son corps, que Matthieu est seul à signaler, leur démarche devient totalement invraisemblable.

    Sur la suite, il y a convergence sur l’essentiel : la pierre est roulée, le tombeau vide, ce qui résout le problème de son ouverture s’il s’est posé. Mais, pour le reste, nous avons des versions différentes. Chez Matthieu, la pierre ferme le tombeau quand les deux Marie arrivent et

    voilà qu'il se fit un grand tremblement de terre: l'Ange du Seigneur descendit du ciel et vint rouler la pierre, sur laquelle il s'assit. Il avait l'aspect de l'éclair, et sa robe était blanche comme neige. À sa vue, les gardes tressaillirent d'effroi et devinrent comme morts. Mais l'ange prit la parole et dit aux femmes: «Ne craignez point, vous: je sais bien que vous cherchez Jésus, le Crucifié. Il n'est pas ici, car il est ressuscité comme il l'avait dit. Venez voir le lieu où il gisait, et vite allez dire à ses disciples: Il est ressuscité d'entre les morts, et voilà qu'il vous précède en Galilée; c'est là que vous le verrez. Voilà, je vous l'ai dit.»

    On voit donc que, pour lui au moins, la résurrection et l’ouverture du tombeau sont deux faits distincts : Jésus est manifestement déjà ressuscité quand l’ange roule la pierre, pour montrer aux deux femmes que son corps n’est plus là. Marc fait aussi intervenir un ange, mais de façon nettement moins spectaculaire,

    Et ayant levé les yeux, elles virent que la pierre avait été roulée de côté: or elle était fort grande. Étant entrées dans le tombeau, elles virent un jeune homme assis à droite, vêtu d'une robe blanche, et elles furent saisies de stupeur.

    qui leur tient le même discours[2]. Chez Luc, le tombeau est également déjà ouvert, mais les anges sont deux, et leur discours, 

    «Pourquoi cherchez-vous le Vivant parmi les morts? Il n'est pas ici; mais il est ressuscité. Rappelez-vous comment il vous a parlé, quand il était encore en Galilée: Il faut, disait-il, que le Fils de l'homme soit livré aux mains des pécheurs, qu'il soit crucifié, et qu'il ressuscite le troisième jour.»,

    est assez différent, sur un point en particulier : il n’est pas question d’aller en Galilée. Nous y reviendrons.

    Matthieu se distingue encore : chez lui, et seulement chez lui, après l’ange apparaît Jésus, qui répète à peu près ses paroles[3]. Il passe ensuite à la réaction des gardes :

    Tandis qu'elles s'en allaient, voici que quelques hommes de la garde vinrent en ville rapporter aux grands prêtres tout ce qui s'était passé. Ceux-ci tinrent une réunion avec les anciens et, après avoir délibéré, ils donnèrent aux soldats une forte somme d'argent, avec cette consigne: «Vous direz ceci: «Ses disciples sont venus de nuit et l'ont dérobé tandis que nous dormions.» Que si l'affaire vient aux oreilles du gouverneur, nous nous chargeons de l'amadouer et de vous épargner tout ennui.» Les soldats, ayant pris l'argent, exécutèrent la consigne, et cette histoire s'est colportée parmi les Juifs jusqu'à ce jour[4].

    Nous retrouvons après, sans transition, les onze disciples en Galilée : on peut donc conclure que le message a été transmis par les femmes, et reçu par eux.

    Au contraire, Marc dit

    Elles sortirent et s'enfuirent du tombeau, parce qu'elles étaient toutes tremblantes et hors d'elles-mêmes. Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur.

    et enchaîne sur une liste d’apparitions de Jésus ensuite, dont la première est pour Marie de Magdala, qui la raconte aux disciples qui ne la croient pas.

    Luc donne une version intermédiaire : elles vont immédiatement porter la nouvelle « aux Onze et à tous les autres », mais ils ne les croient pas. Pierre

    cependant partit et courut au tombeau. Mais, se penchant, il ne voit que les linges. Et il s'en alla chez lui, tout surpris de ce qui était arrivé.

    Chez Jean, Marie-Madeleine, seule donc, constate que le tombeau est vide et va immédiatement, sans qu’il y ait de manifestation surnaturelle, avertir Simon-Pierre et « l'autre disciple », c’est à dire l’évangéliste. Ceux-ci se rendent aussitôt au tombeau

    L'autre disciple, plus rapide que Pierre, le devança à la course et arriva le premier au tombeau. Se penchant, il aperçoit les linges, gisant à terre; pourtant il n'entra pas. Alors arrive aussi Simon-Pierre, qui le suivait; il entra dans le tombeau; et il voit les linges, gisant à terre, ainsi que le suaire qui avait recouvert sa tête; non pas avec les linges, mais roulé à part dans un endroit.

    Jean met alors son propre rôle en valeur,

    Alors entra aussi l'autre disciple, arrivé le premier au tombeau. Il vit et il crut. En effet, ils ne savaient pas encore que, d'après l'Écriture, il devait ressusciter d'entre les morts,

    mais ne nous dit pas s’il fait connaître  cette conviction à son compagnon. Eux partis, Marie-Madeleine, qui était donc revenue au tombeau avec eux, reste seule à pleurer devant, et voit d’abord

    deux anges, en vêtements blancs, assis là où avait reposé le corps de Jésus, l'un à la tête et l'autre aux pieds. Ceux-ci lui disent: «Femme, pourquoi pleures-tu?» Elle leur dit: «Parce qu'on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l'a mis.»,

    puis Jésus lui-même :

    Ayant dit cela, elle se retourna, et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c'était Jésus. Jésus lui dit: «Femme, pourquoi pleures-tu? Qui cherches-tu?» Le prenant pour le jardinier, elle lui dit: «Seigneur, si c'est toi qui l'as emporté, dis-moi où tu l'as mis, et je l'enlèverai.» Jésus lui dit: «Marie!» Se retournant, elle lui dit en hébreu: «Rabbouni!» - ce qui veut dire: «Maître». Jésus lui dit: «Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers le Père. Mais va trouver mes frères et dis-leur: je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu.»

    Elle transmet le message aux disciples : rien n’est dit de leur réaction.

    On constate donc une grande variété dans les détails. Chez Jean, Marie de Magdala est seule, chez Matthieu elle a une compagne, deux chez Marc, tandis que pour Luc elles sont beaucoup plus nombreuses. Matthieu et Marc ne parlent que d’un seul ange, Jean et Luc de deux. Chez Matthieu, l’ange roule la pierre devant les femmes, pour Marc et Luc il ou ils apparaissent devant la pierre déjà roulée, tandis que Jean ne les fait intervenir que dans un deuxième temps, après le passage des deux disciples avertis par Marie. Selon Matthieu et Jean, Jésus apparaît lui-même immédiatement après le ou les anges, ce dont il n’est pas question chez les deux autres. L’ange unique de Matthieu et Marc donne une consigne très claire à transmettre aux deux disciples, aller en Galilée, tandis que les deux de Luc et Jean sont beaucoup moins précis.  Les disciples obéissent au message dans le premier évangile, ne le reçoivent même pas dans le second, n’y croient pas dans le troisième, le quatrième ne disant rien de leur réaction. Enfin pour Luc et Jean, Pierre se rend au tombeau après les femmes, accompagné de Jean selon son évangile, mais non pour les deux autres.

    Il y a accord entre tous sur un seul point, qu’au matin du surlendemain de la crucifixion, le tombeau a été trouvé vide par Marie de Magdala au moins. Sur tout le reste, on constate la plus grande confusion, le fait remarquable étant qu’on ne peut répartir les évangélistes en groupe : ils ont tous des points communs deux à deux, tous des divergences. Nous n’avons pas comme souvent d’un côté la version des synoptiques, issue d’un fonds commun, de l’autre celle de Jean, qui paraît totalement indépendante. Cette confusion n’est guère surprenante. Il faut prendre en compte le contexte : les disciples, démoralisés par la mort de leur maître, inquiets pour leur propre sort, vivent en quelques heures des événements stupéfiants. Il ne serait pas étonnant qu’il y ait eu, quant aux détails, à peu près autant de versions que de témoins, diffusées ensuite oralement et mêlées les unes aux autres, recueillies finalement par les auteurs des évangiles synoptiques. Jean, lui, donne son propre témoignage, bien des années après, dont certains éléments correspondent à tel des autres évangiles, d’autres lui sont propres. On est bien sûr tenté, comme toujours, de privilégier en lui le témoin visuel, mais, plus qu’ailleurs, il faut aussi considérer que sa mémoire peut le tromper sur certains détails.

    Ainsi, on ne peut exclure le témoignage des synoptiques sur le nombre de femmes qui se rendent au tombeau. Jean peut fort bien avoir oublié, ou ignoré, que Marie de Magdala n’était pas seule. On ne voit pas comment et pourquoi Matthieu et Marc auraient inventé la présence de Marie mère de Jacques et, pour le second, de Salomé. Entre les deux versions extrêmes, celle de Jean pour qui la Magdaléenne était seule, celle de Luc chez qui il y a tout le groupe des femmes qui suivaient Jésus, celle des deux premiers évangiles paraît la plus vraisemblable : quelques-unes de ces femmes, Jean réduisant leur groupe à l’actrice principale, Luc généralisant abusivement.

    En revanche, sur le motif de cette visite matinale, il est difficile de ne pas donner raison, contre Marc et Luc pour qui il s’agissait de parfumer le corps, à .Jean, pour qui cela avait déjà été fait le vendredi soir.

    Il n’y a pas de raison de mettre en doute la venue de Pierre, sur le témoignage des femmes, au tombeau, mentionnée par Luc et Jean, ni la présence avec lui de ce dernier, signalée par lui seulement (mais Luc fait dire plus tard à Cléophas, l’un des disciples d’Emmaüs : « Quelques-uns des nôtres sont allés au tombeau ». Il sait donc que Pierre n’était pas seul). On comprend bien que Matthieu ait pu l’ignorer ou l’oublier, puisqu’elle ne donne lieu à aucun événement marquant. Il est plus étonnant que Marc la nie explicitement : selon lui les femmes ne disent rien de leur découverte dans un premier temps, puis Marie de Magdala, ayant vu Jésus, n’est pas crue.

    L’apparition de l’ange a-t-elle alors déjà eu lieu ? Jean, contre les trois autres, la place ensuite seulement. Outre son statut de témoin, qui nous dit avoir entendu le premier témoignage de Marie de Magdala, nous avons une autre raison de préférer sa version : sa chronologie des faits est plus complexe, donc plus vraisemblable. On comprend bien comment la version des synoptiques a pu regrouper ce qui arrivait aux femmes, puis la réaction des disciples, alors qu’on ne voit pas pourquoi Jean aurait dissocié la découverte du tombeau vide et l’apparition de l’ange, en y intercalant sa visite avec Pierre, si les choses ne s’étaient pas passées ainsi. Cette chronologie exclut l’intervention fracassante de l’ange pour rouler la pierre en présence des femmes qu’on trouve chez Matthieu uniquement : à leur arrivée, le tombeau est vide, et elles n’en ont l’explication que plus tard, après avoir prévenu Pierre et Jean. Certains des premiers chrétiens ont sans doute supposé que la pierre avait été roulée par un ange, sans témoins.

    Matthieu et Jean se retrouvent en revanche pour placer la première apparition de Jésus ressuscité immédiatement après la manifestation angélique, devant la même ou les mêmes, tandis que pour Marc et Luc il ne se passe plus rien à proximité du tombeau. Mais Marc, dans la liste d’apparitions qu’il donne ensuite, sans indication de lieu, met en tête Marie de Magdala : il semble donc qu’il connaisse le fait, mais en ignore les circonstances, et confirme ainsi qu’elle a été le premier témoin de la résurrection. Chez lui, comme chez Jean, elle est seule à ce moment là. Si on admet qu’elles sont au moins deux ou trois à découvrir qu’il est vide, mais que seule Marie de Magdala y retourne ensuite avec Pierre et Jean, puis reste après leur départ, et est donc seule à voir l’ange, puis Jésus, nous avons une explication possible de la divergence sur le nombre des femmes venues au tombeau : Matthieu sait qu’elles étaient plusieurs au départ, mais ignore qu’il y a deux moments différents ; Jean connaît l’apparition à une seulement, sans doute par son témoignage direct immédiatement après, et croit qu’elle était déjà seule dans la première phase ; Marc sait qu’il y avait plusieurs femmes le matin au tombeau, et que Marie de Magdala a vu Jésus seule et place donc cette apparition plus tard.

    Bien évidemment, cette reconstruction, qui fait une fois de plus la part belle à Jean, est seulement hypothétique. Elle paraît la plus vraisemblable, mais il serait dangereusement vain de la poser comme certaine.

    Il reste une divergence que nous n’avons pas encore abordée, la principale et la plus surprenante, qui porte sur le contenu du message de l’ange : annonce-t-il seulement la résurrection, ou fixe-t-il aux disciples un rendez-vous en Galilée ? Nous retrouvons cette divergence dans la suite, avec les récits des apparitions de Jésus.

    II–JÉSUS RESSUSCITÉSE MONTRE À SES DISCIPLES

    Matthieu en donne une version simple, aussi claire que brève, qui correspond à l’annonce de l’ange. Les onze disciples se rendent en Galilée, « à la montagne où Jésus leur avait donné rendez-vous », où ils le voient, qui leur tient, alors qu’ils se prosternent devant lui (curieusement, Matthieu indique là que certains doutèrent) un bref discours :

    «Tout pouvoir m'a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit, et leur apprenant à observer tout ce que je vous ai prescrit. Et voici que je suis avec vous pour toujours jusqu'à la fin du monde.»

    sur lequel l’évangile prend fin. Il y a donc selon lui une seule apparition après celle du dimanche matin aux deux Marie, réservée aux onze apôtres restant après la trahison de Judas, brève, apparemment sans contact physique, qui a lieu en Galilée quelques jours après la résurrection, le temps de faire le trajet depuis Jérusalem.

    Les autres évangiles distinguent plusieurs manifestations de Jésus ressuscité. Nous avons vu que Luc ignorait celle à Marie de Magdala. Mais il en raconte une autre, après la visite de Pierre au tombeau, qui a lieu sur une route partant de Jérusalem[5]. Deux disciples, l’un nommé Cléophas, l’autre anonyme, quittent ensemble la ville le dimanche matin pour se rendre à Emmaüs, un village situé à soixante stades, ou cent soixante selon certains manuscrits, soit  une dizaine ou une petite trentaine de kilomètres Ce lieu n’est pas identifié avec certitude. On peut penser que venus de Galilée avec Jésus, ils rentraient chez eux après la mort et l’échec de leur maître et que ce n’était que leur première étape. Ils ont entendu, avant de partir, le témoignage des femmes, mais n’y ont pas cru, comme ils l’expliquent à un autre voyageur qui les rejoint sur la route et qui les interroge sur ces événements qu’il semble ignorer, en exprimant leur déception. Celui-ci les qualifie alors de « cœurs sans intelligence, lents à croire à tout ce qu'ont annoncé les Prophètes » puis « en commençant par Moïse et parcourant tous les Prophètes, il leur interpréta dans toutes les Écritures ce qui le concernait ». À leur arrivée à Emmaüs, il s’arrête avec eux pour manger, à leur prière. Au moment où il rompt le pain, ils reconnaissent enfin qu’il s’agit de Jésus, mais il disparaît immédiatement à leurs yeux. Aussitôt, ils retournent à Jérusalem annoncer la nouvelle aux autres disciples qui y sont restés (« les apôtres et leurs compagnons ») : ils ne leur apprennent rien, car Jésus est apparu à Pierre. C’est alors qu’il se montre à nouveau au milieu d’eux et leur dit « Paix à vous » puis leur montre ses mains et ses pieds percés par les clous. Il les invite à le toucher pour se convaincre qu’il n’est pas un esprit et, certainement dans le même but, leur demande à manger. Il leur tient ensuite un discours,

    Telles sont bien les paroles que je vous ai dites quand j'étais encore avec vous: il faut que s'accomplisse tout ce qui est écrit de moi dans la Loi de Moïse, les Prophètes et les Psaumes.» Alors il leur ouvrit l'esprit à l'intelligence des Écritures, et il leur dit: «Ainsi est-il écrit que le Christ souffrirait et ressusciterait d'entre les morts le troisième jour,  et qu'en son Nom le repentir en vue de la rémission des péchés serait proclamé à toutes les nations, à commencer par Jérusalem. De cela vous êtes témoins. Et voici que moi, je vais envoyer sur vous ce que mon Père a promis. Vous donc, demeurez dans la ville jusqu'à ce que vous soyez revêtus de la force d'en-haut.»

    Cette apparition est la dernière : il les emmène ensuite à Béthanie où, après les avoir béni, il est emporté au ciel devant eux. Le troisième évangile se conclut pat

    Pour eux, s'étant prosternés devant lui, ils retournèrent à Jérusalem en grande joie, et ils étaient constamment dans le Temple à bénir Dieu.

    Il n’est donc pas question de retour en Galilée : tout se passe entre Emmaüs, Jérusalem et Béthanie, dans la journée du dimanche apparemment, peut-être plutôt sur deux jours si on considère qu’il est invraisemblable que Cléophas et son compagnon s’étant mis à table à Emmaüs alors que le soir tombait, Jésus ait pu apparaître le même jour à Jérusalem après leur retour dans cette ville, puis emmener tout le groupe à Béthanie  pour s’élever dans le ciel.

    On s’attendrait à trouver dans celui de Marc, où l’ange charge également les femmes d’envoyer les disciples en Galilée, une version proche de celle de Matthieu. Point du tout : la liste d’apparitions qu’il donne, après celle à Marie de Magdala, correspond à celle de Luc, moins celle à Pierre,

    Après cela, il se manifesta sous d'autres traits à deux d'entre eux qui étaient en chemin et s'en allaient à la campagne. Et ceux-là revinrent l'annoncer aux autres, mais on ne les crut pas non plus. Enfin il se manifesta aux Onze eux-mêmes pendant qu'ils étaient à table, et il leur reprocha leur incrédulité et leur obstination à ne pas ajouter foi à ceux qui l'avaient vu ressuscité,

    sa seule originalité étant son insistance sur l’incrédulité des disciples. Après un discours plus bref,

    .«Allez dans le monde entier, proclamez l'Évangile à toute la création. Celui qui croira et sera baptisé, sera sauvé; celui qui ne croira pas, sera condamné. Et voici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru: en mon nom ils chasseront les démons, ils parleront en langues nouvelles, ils saisiront des serpents, et s'ils boivent quelque poison mortel, il ne leur fera pas de mal; ils imposeront les mains aux infirmes et ceux-ci seront guéris.»,

    où il s’agit immédiatement d’envoi en mission, Jésus est également enlevé au ciel, après quoi les disciples vont prêcher dans le monde entier. Il est vrai qu’aucun lieu n’est cité, ni Emmaüs, ni Jérusalem, ni Béthanie : il est cependant difficile de croire, vue la concordance avec Luc, que Marc place ces événements en Galilée.

    Jean ignore l’épisode des disciples d’Emmaüs, et passe tout de suite à l’apparition du dimanche soir. Il précise que, dans le lieu où ils se trouvent, dont nous ne saurons rien de plus (mais qui, vue la date, ne peut être qu’à Jérusalem ou dans ses environs), les portes sont fermées par peur des « Juifs ». Comme chez Luc, il dit aux disciples « Paix à vous ! » et montre ses mains et ses pieds, mais sans les inviter à le toucher, ni demander à manger. Les disciples ne sont pas effrayés, mais remplis de joie. Son discours est encore une fois différent

    Il leur dit alors, de nouveau: «Paix à vous! Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie.» Ayant dit cela, il souffla sur eux et leur dit: «Recevez l'Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis; ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus.»

    et rien n’est dit de la façon dont il s’en va. Cette apparition n’est pas la dernière. Thomas, qui était alors absent, refuse de croire ses compagnons et déclare « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt dans la marque des clous, et si je ne mets pas ma main dans son côté, je ne croirai pas.» Une semaine plus tard, Jésus apparaît à nouveau dans les mêmes conditions, et l’invite, à sa grande confusion, à faire cette vérification[6]. Vient alors ce qui semble être la conclusion de l’évangile

    Jésus a fait sous les yeux de ses disciples encore beaucoup d'autres signes, qui ne sont pas écrits dans ce livre. Ceux-là ont été mis par écrit, pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour qu'en croyant vous ayez la vie en son nom,

    Ces trois versions sont, à quelques détails près, compatibles. On peut penser que Jean omet l’épisode des disciples d’Emmaüs et l’ascension parce qu’il n’a rien à ajouter au récit de Luc, et que les trois versions du discours de Jésus sont complémentaires. Luc et Marc fusionnent en une seule les deux apparitions au groupe que Jean, qui était là, distingue. Ignorant le rôle propre de Thomas, ils attribuent son incrédulité, puis sa frayeur, à tous, et Luc croit qu’ils ont tous touché le ressuscité sur son invitation. Elles sont radicalement incompatibles avec la version de Matthieu, pour qui cette apparition, unique, a lieu en Galilée.

    III– D’AUTRES APPARITIONS

    Le dernier chapitre de Jean vient compliquer les choses[7]. Il s’agit manifestement d’un ajout postérieur, puisqu’il vient après la conclusion. On suppose souvent, sans preuve aucune, qu’il n’est pas du même auteur. Jésus y apparaît à un groupe de sept disciples seulement, « Simon-Pierre, Thomas, appelé Didyme, Nathanaël, de Cana en Galilée, les fils de Zébédée et deux autres », au bord du lac de Tibériade, où ils ont passé une nuit à pêcher. Il n’y a aucune indication de date, le texte commençant seulement par « après cela » : rien n’indique donc comment ces sept disciples se trouvent à nouveau en Galilée. Jésus les interpelle de la rive, et se fait reconnaître en leur faisant faire une pêche miraculeuse (c’est encore une fois l’évangéliste qui comprend le premier), puis mange avec eux. On retrouve le repas, preuve de la résurrection charnelle, que Luc place le premier dimanche. Apparemment, il ne leur parle pas, ou ne dit rien de significatif, puisque le texte dit « Aucun des disciples n'osait lui demander: «Qui es-tu?», sachant que c'était le Seigneur. » À la fin, il a un entretien particulier avec Pierre où il revient implicitement sur le reniement, en lui demandant trois fois s’il l’aime, consacre sa primauté par la formule « Pais mes brebis », et lui annonce son futur martyre. L’évangéliste dit « Ce fut là la troisième fois que Jésus se manifesta aux disciples, une fois ressuscité d'entre les morts. », ce qui semble indiquer que pour lui il n’y en a pas eu auparavant d’autres que celle qu’il raconte, en tout cas aux disciples en groupe : il ne compte pas l’apparition à Marie de Magdala, ce qui laisse ouverte la possibilité d’autres manifestations privées. Il ne dit pas en revanche si ce fut la dernière.

    Avec ce dernier chapitre, Jean se distingue des synoptiques sur un point essentiel : chez eux, Jésus n’apparaît que brièvement, tout de suite après sa résurrection, en Galilée pour l’un, dans la région de Jérusalem pour les deux autres. S’il les réconcilie en un sens sur les lieux, les apparitions ayant lieu successivement dans les deux régions, cela implique aussi qu’elles se soient étendues sur une période nettement plus longue.

    Il n’est pas seul sur ce point. Nous avons une cinquième source sur les manifestations du ressuscité, les Actes des Apôtres, qui commencent en les évoquant,

    avec de nombreuses preuves il s'était présenté vivant [aux disciples] après sa passion; pendant quarante jours, il leur était apparu et les avait entretenus du Royaume de Dieu[8]

    avant d’enchaîner sur un récit de l’Ascension plus développé que dans les évangiles de Marc et de Luc. Les disciples retournent ensuite à Jérusalem pour attendre, conformément à ce que Jésus leur a demandé, la venue de l’Esprit saint, qui a lieu le jour de la Pentecôte, fête juive commémorant la réception par Moïse de la Loi sur le Mont Sinaï, qu’on célébrait le cinquantième jours après la Pâque :

    Tout à coup, vint du ciel un bruit tel que celui d'un violent coup de vent, qui remplit toute la maison où ils se tenaient. Ils virent apparaître des langues qu'on eût dites de feu; elles se partageaient, et il s'en posa une sur chacun d'eux. Tous furent alors remplis de l'Esprit Saint et commencèrent à parler en d'autres langues, selon que l'Esprit leur donnait de s'exprimer[9].

    C’est à ce moment là qu’ils commencent à annoncer la résurrection de Jésus, à Jérusalem d’abord, L’attente a donc duré dix jours. C’est cette chronologie qu’a retenue la liturgie de l’Église, qui fête l’ascension le quarantième jour après Pâques, et Pentecôte dix jours après. Elle est compatible avec ce que raconte Jean : il est fort possible que certains au moins des disciples aient fait l’aller et retour entre Jérusalem et le lac de Tibériade pendant ces quarante jours, même si les Actes n’en disent rien. Elle ne l’est pas avec les versions des trois synoptiques, dont celle de Luc, dans l’évangile duquel c’est le soir du dimanche suivant sa crucifixion, ou peut-être le lundi, que Jésus est enlevé au ciel devant les disciples, après une unique apparition à leur groupe. Cela pose un problème certain, puisque leur auteur se présente clairement comme le troisième évangéliste, inscrivant dans sa préface, adressée comme la précédente à un personnage, réel ou fictif, nommé Théophile, ce livre dans la continuité du précédent :

    J'ai consacré mon premier livre, ô Théophile, à tout ce que Jésus a fait et enseigné, depuis le commencement jusqu'au jour où, après avoir donné ses instructions aux apôtres qu'il avait choisis sous l'action de l'Esprit Saint, il fut enlevé au ciel[10]

    Il y a là une contradiction difficilement explicable. On ne résoudrait rien en niant que les deux ouvrages aient le même auteur, puisqu’on ne peut nier que le second se place dans la continuité du premier, juste avant de contredire formellement son dernier chapitre. Il paraît donc nécessaire de supposer que Luc, entre le moment où son évangile a été écrit et diffusé et celui de la rédaction des Actes a changé d’avis parce qu’il a eu de nouvelles informations, peut-être de lecteurs de sa première œuvre, qui l’auraient conduit à rectifier ce point. Il reste bien sûr une question : pourquoi n’a-t-il pas corrigé aussi son évangile ? Nous sommes renvoyés une fois de plus à notre ignorance des conditions de rédaction et de diffusion de ces textes, et du délai entre la rédaction des deux œuvres de Luc. Il y a cependant un point commun entre les Actes et le troisième évangile : celui-ci est le seul où Jésus, lors de sa dernière apparition, invite les disciples à « demeure[r] dans la ville jusqu’à ce qu’[ils soient] revêtus de la force d’en haut », ce qui annonce clairement la Pentecôte, tandis que chez Matthieu il n’y a rien de tel et que chez Marc la prédication dans le monde entier commence immédiatement. Nous avons donc deux versions différentes du même auteur, qui font cinq versions pour quatre évangélistes.

    Nous en avons même une sixième dans le Nouveau testament. Paul, dans sa première lettre aux Corinthiens, écrit :

    Je vous ai donc transmis en premier lieu ce que j'avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon les Écritures, qu'il a été mis au tombeau, qu'il est ressuscité le troisième jour selon les Écritures, qu'il est apparu à Céphas [Pierre], puis aux Douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois - la plupart d'entre eux demeurent jusqu'à présent et quelques-uns se sont endormis - ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Et, en tout dernier lieu, il m'est apparu à moi aussi, comme à l'avorton[11].

    Il s’agit d’une simple liste, sans récit, mais qui est, comme un autre passage de cette même lettre pour l’institution de l’Eucharistie, le plus ancien témoignage que nous ayons, antérieur à la rédaction des évangiles. Il s’en distingue, et rejoint en partie la version des Actes, quant au nombre des apparitions, plus important que dans les synoptiques, et même que chez Jean. Les deux premières citées peuvent correspondre au soir du dimanche tel qu’il est présenté chez Luc, où Pierre voit Jésus avant les autres, à cette différence près que dans le troisième évangile d’autres disciples sont présents avec les Douze réduits à onze[12], dont les deux qui reviennent d’Emmaüs et ont déjà vu le ressuscité. Comme Luc, Paul ignore l’apparition à Marie de Magdala.

    Celle à Jacques, qui est incontestablement ici le « frère du Seigneur », celui que Paul connaissait, et qui semble ne pas faire partie des Douze, n’est citée nulle part ailleurs. La formule « puis à tous les apôtres » désigne sans doute une série d’apparitions plutôt qu’une seule à un groupe. Elle prouve que pour Paul il n’y a pas équivalence entre « les Douze » et « les Apôtres », qui sont plus nombreux

    Deux évocations surprennent, par rapport aux versions des évangiles comme à celle des Actes. Cette liste se conclut par celle dont il dit avoir bénéficié. Cette apparition ne peut avoir eu lieu qu’assez longtemps après la crucifixion de Jésus : Paul, comme il le rappelle immédiatement après,

    je suis le moindre des apôtres; je ne mérite pas d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Église de Dieu[13],

    ne s’est converti qu’après avoir d’abord persécuté les premiers chrétiens. Selon les Actes, c’est alors qu’il se rendait à Damas pour poursuivre ceux qui s’y trouvaient qu’il a entendu sur la route une voix lui disant « Saul, pourquoi me persécutes tu ? » et que devenu aveugle, il a été guéri et instruit par un chrétien de cette ville[14]. C’est très vraisemblablement à cet événement qu’il fait allusion dans la première lettre aux Corinthiens : ce ne peut être en tout cas à un événement antérieur. Mais tandis que Luc parle seulement d’une voix, après avoir dit que les apparitions de Jésus ressuscité avaient pris fin à l’Ascension, quarante jours après sa mort, Paul considère, lui, qu’il a bénéficié d’une de celles-ci, au même titre que  Pierre et les autres disciples, bien après. Nous n’avons pas de moyen sûr de dater la conversion de Paul : dans le récit des Actes, nous sommes après la mise à mort d’Étienne, donc bien après la Pentecôte, mais sans pouvoir dire si cela se compte en mois ou en années, faute de repères. En tout cas, pour Paul quand il écrit cette lettre, les apparitions n’ont pas été comme pour les évangiles synoptiques et les Actes limitées à une courte période après la crucifixion, et se terminent par celle qu’il reçoit. Il reste une question, que son texte ne permet pas de résoudre : celle-ci est-elle la seule à être nettement postérieure, les autres étant groupées, ou s’étalent-elles entre la crucifixion et sa conversion ?

    Cela nous amène à celle qui pose le plus de problèmes, que nous avons laissée de côté jusque là, la manifestation de Jésus ressuscité « à plus de cinq cents frères à la fois ». Il est surprenant qu’elle ait échappé aux quatre évangélistes. Elle semble même totalement incompatible avec leurs récits, où Jésus apparaît toujours à de petits groupes, de façon impromptue, soit dans une maison, soit dans des endroits écartés, le voisinage du tombeau, la route d’Emmaüs, la montagne galiléenne chez Matthieu. Elle ne peut avoir eu lieu qu’en plein air, et dans un lieu ouvert : à Jérusalem ou dans les environs, elle n’aurait pu passer inaperçue ; dans un endroit désertique, elle suppose un rendez-vous préalable. Cinq cents frères ne peuvent se trouver là par hasard, comme les deux disciples d’Emmaüs ou les sept pêcheurs du dernier chapitre de Jean. Le nombre même pose problème. Ailleurs, Jésus apparaît à des membres du groupe des disciples, uniquement ou essentiellement ceux qui l’avaient suivi de la Galilée à Jérusalem. Nous avons constaté notre ignorance sur leur nombre, nettement supérieur à douze en tout cas : il est invraisemblable qu’ils aient pu être cinq cents du vivant de Jésus, encore plus que ces cinq cents aient pu se trouver réunis en un même lieu après sa mort. Paul semble pourtant sûr de lui : en précisant que la plupart sont encore vivants, certains déjà morts, il indique qu’il en connaît, directement ou indirectement, et s’appuie sur leur témoignage. Une telle manifestation serait donc plus vraisemblable un peu plus tard, quand la communauté chrétienne s’était développée, et pouvait éventuellement réunir en un même lieu plusieurs centaines de personnes, après la Pentecôte, donc. Il est également possible de supposer que ce soit l’événement même du jour de la Pentecôte auquel il fait ici allusion. Les Actes parlent de cent vingt disciples présents ce jour là : les cinq cents de Paul pourraient être une estimation généreuse, incluant peut-être d’autres témoins qui se sont alors convertis (selon les Actes, il y en eut trois mille le jour même). Bien sûr, dans le récit de Luc, cet événement est clairement différent des apparitions du ressuscité, qui ont alors pris fin : c’est l’Esprit qui se manifeste, sous une forme qui n’est pas corporelle. Mais, si nous n’avons que cette version, nous ne pouvons être certains que d’autres n’aient pas circulés auparavant : peut-être celle reçue par Paul assimilait elle les faits que Luc distingue. La façon dont il traite son propre cas montre qu’il avait une conception de l’apparition de Jésus ressuscité plus large que celle de Luc, et vraisemblablement des autres évangélistes.

    Que cette apparition aux cinq cents soit en fait l’événement de la Pentecôte, ou qu’elle date d’après, cela impliquerait que, pour Paul, celle dont il a bénéficié n’est pas la seule à avoir eu lieu plus de quarante jours après la résurrection. Si on considère que sa liste est chronologique, ce qui paraît clair, celles à Jacques puis « à tous les Apôtres » seraient également d’après la Pentecôte.

    Nous avons donc trois versions nettement différentes sur la durée des apparitions de Jésus après sa résurrection. Pour Paul, elles ont été nombreuses, sur une longue période, qui s’achève avec sa propre conversion, plusieurs mois ou plusieurs années après la mort de Jésus. Pour les trois évangiles synoptiques, il n’y en a eu que quelques unes, deux chez Matthieu, trois chez Marc et Luc, toutes le premier dimanche ou dans les jours suivant. Pour les Actes, elles s’étalent sur une période de quarante jours. Jean ne dit rien explicitement de leur durée mais sa version est compatible avec celle des Actes : plusieurs apparitions étalées sur une période limitée.

    La chronologie de ces trois versions est paradoxale : la plus ancienne est celle de Paul, écrite vers 55, qui donne la période la plus large, puis viennent les synoptiques, avec la plus courte, et enfin la voie moyenne des Actes et de Jean, qui semble s’être imposée puisque le calendrier liturgique se fonde sur elle. On ne peut donc en déduire une évolution dans un sens ou dans l’autre, une tendance à étendre ou à restreindre cette période, mais seulement constater que, pour les premières communautés chrétiennes, les choses n’étaient pas claires et que des versions contradictoires circulaient, dont les six sources qui nous parvenues donnent des échos. Nous nous heurtons à nouveau à notre ignorance totale de la façon dont ces récits ont été composés, publiés, diffusés, des contacts entre leurs auteurs, des discussions qu’ils ont pu susciter.

    Que ce témoignage de Paul soit le plus ancien n’en fait pas pour autant le plus sûr. Il parle, de façon allusive et dans un contexte polémique, puisqu’il s’agit pour lui de défendre son statut d’apôtre, de faits qu’il n’a pas vécus. Par les Actes, et par son propre témoignage dans la lettre aux Galates[15], nous savons que, converti sur la route de Jérusalem à Damas, il a été instruit sur sa nouvelle religion dans cette ville, par des chrétiens qui n’avaient vraisemblablement pas connu Jésus avant sa mort, n’est allé à Jérusalem que trois ans plus tard, où, durant un bref séjour, il n’a rencontré que Pierre et Jacques le « frère du Seigneur », avant d’y revenir au bout de quatorze ans et d’y connaître d’autres des Douze. Certes, c’était encore avant la rédaction de la première lettre aux Corinthiens. Mais ont-ils eu alors l’occasion de parler des circonstances précises de la résurrection ? C’est bien improbable.

    Les auteurs des évangiles synoptiques écrivent quelques années plus tard. Comme Paul, ils témoignent d’un enseignement qu’ils ont reçu, non de faits qu’ils ont vécus[16]. Mais, contrairement à lui, ils écrivent dans un but clairement historique. On peut donc supposer chez eux un travail de recherche et de confrontation des éléments dont ils disposaient. Cela donne deux versions très différentes de Matthieu et de Luc, et un curieux mixte des deux dans Marc où, après avoir fait donner rendez-vous à ses disciples en Galilée comme chez le premier, Jésus leur apparaît comme dans Luc[17], mais un accord entre les trois sur un point : les apparitions sont peu nombreuses, dans une période très brève, ce qui contredit le témoignage de Paul, mais est ensuite contredit par le dernier chapitre de Jean, et surtout par les Actes.

    On ne peut qu’être surpris par cette confusion dans les témoignages sur ce qui est certainement pour les premiers chrétiens le point essentiel. Autant les divergences sur les détails de la matinée du dimanche peuvent aisément se comprendre du moment qu’il y a accord sur la découverte du tombeau vide par une ou plusieurs femmes et l’annonce de la résurrection par une manifestation surnaturelle, autant celles sur la suite, tant sur le lieu des apparitions, Galilée ou Jérusalem, que sur leur durée, un ou deux jours dans les synoptiques, plusieurs semaines selon Jean, quarante jours pours les Actes, beaucoup plus apparemment chez Paul, étonnent. On retrouve là, multipliée, la même incertitude qu’entre les deux évangiles de la Nativité, mais sans l’explication de l’absence probable de témoignages directs.

    Cette diversité montre qu’il n’y a pas, dans les premiers temps de l’Église, de version commune de l’événement fondateur, comme il y a une version commune de l’enseignement de Jésus dont les synoptiques donnent un écho assez clair, et de sa passion. On a fini par adopter celle des Actes, en y raccordant ce qui n’était pas incompatible, soit tout ce qu’on trouve chez Jean, ce qu’en dit l’évangile de Luc hors la date de l’Ascension, et en oubliant à peu près l’unique apparition en Galilée de Matthieu, et une partie de celles qu’évoque Paul.

    On ne peut bien sûr utiliser de critère de vraisemblance historique pour arbitrer, puisque la résurrection relève par nature de l’invraisemblable. On ne peut non plus établir des critères de cohérence entre des témoignages qui n’en ont décidément pas. Cela prouve du moins que l’histoire n’a pas été forgée par les disciples de Jésus aussitôt après sa mort : elle aurait été plus cohérente. Il y a un fait certain, le seul qui soit accessible à l’historien : la conviction forte chez eux que Jésus était ressuscité, que son tombeau était vide le dimanche, qu’il était apparu ensuite non comme un fantôme mais comme un homme, qu’on pouvait toucher et qui pouvait manger. Hors l’apparition à un groupe comprenant au moins les onze, qui est commune à toutes les versions (avec une différence de lieu chez Matthieu qui reste inexplicable), il s’agit apparemment d’expériences personnelles, revendiquées et racontées par ceux qui en ont bénéficié, transmises aléatoirement, éventuellement déformées.

    La deuxième version de Luc, celle des Actes, vient tardivement apporter une cohérence en fixant une limite chronologique à leur période, qui exclut Paul, mais laisse plus de place à d’autres manifestations que les trois synoptiques. Nous ne pouvons évidemment savoir si cette reconstitution est due à un réel travail de synthèse des témoignages, ou si elle est arbitraire.

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    [1]Mt 28, 1-10 ; Mc 16, 1-9 ; Lc 24, 1-8 ; Jn 20, 1-18.

    [2]«Ne vous effrayez pas. C'est Jésus le Nazarénien que vous cherchez, le Crucifié: il est ressuscité, il n'est pas ici. Voici le lieu où on l'avait mis. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre qu'il vous précède en Galilée: c'est là que vous le verrez, comme il vous l'a dit.»

    [3]«Ne craignez point; allez annoncer à mes frères qu'ils doivent partir pour la Galilée, et là ils me verront.»

    [4]Mt 28, 11-15.

    [5]Lc 24, 13-32.

    [6]Jn 20, 24-28.

    [7]Jn 21.

    [8]Ac 1, 3.

    [9]Ac 2, 2-4.

    [10]Ac 1, 1-2.

    [11]1 Co, 15, 3-8.

    [12]Contrairement à Luc, Paul dit « les Douze » et non « les Onze », soit qu’il considère cela comme un titre sans égard au nombre, soit qu’il y inclue Matthias, ajouté au groupe peu de temps après en remplacement de Judas.

    [13]1 Co 15, 9. On trouve une autre allusion dans la lettre aux Galates (1, 13) « Vous avez certes entendu parler de ma conduite jadis dans le judaïsme, de la persécution effrénée que je menais contre l'Église de Dieu et des ravages que je lui causais ». Il dit aussi avoir été  « un persécuteur de l'Église » dans la lettre aux Philippiens (3, 6), et dans la première à Timothée (1, 12)

    [14]  Ac 9, 1-19.

    [15]Ga 1, 15-21  - 2, 1 : « Mais quand Celui qui dès le sein maternel m'a mis à part et appelé par sa grâce daigna révéler en moi son Fils pour que je l'annonce parmi les païens, aussitôt, sans consulter la chair et le sang, sans monter à Jérusalem trouver les apôtres mes prédécesseurs, je m'en allai en Arabie, puis je revins encore à Damas. Ensuite, après trois ans, je montai à Jérusalem rendre visite à Céphas et demeurai auprès de lui quinze jours: je n'ai pas vu d'autre apôtre, mais seulement Jacques, le frère du Seigneur: et quand je vous écris cela, j'atteste devant Dieu que je ne mens point. Ensuite je suis allé en Syrie et en Cilicie, mais j'étais personnellement inconnu des Eglises de Judée qui sont dans le Christ; […] Ensuite, au bout de quatorze ans, je montai de nouveau à Jérusalem avec Barnabé et Tite que je pris avec moi. »

    [16]Nous avons vu ailleurs que c’était admis dès l’Antiquité pour Luc et Marc et pourquoi il était improbable que l’évangéliste Matthieu fût un des Douze.

    [17]On veut parfois expliquer cela en supposant que le dernier chapitre de Marc est un ajout a posteriori, d’un autre auteur, qui connaît Luc et le résume, et que la version d’origine de l’évangile s’arrêtait au discours de l’ange aux femmes devant le tombeau vide. C’est une hypothèse  gratuite, et invraisemblable au moins sur un point. L’évangile authentique de Marc s’achèverait sur un échec : Jésus est ressuscité, mais tout le monde l’ignore par la faute des femmes qui, par peur, gardent pour elles le message de l’ange.