• Quinze ans de malheurs : l’anniversaire oublié de l’Euro

    Du sommet de Maastricht ne sont redescendus que des triomphateurs. L’opinion publique attendant de toute négociation européenne une sorte de miracle, dont personne ne peut sortir perdant, Maastricht aura été un grand arbre de Noël d’où chacun a ramené son cadeau.

    Didier Motchane, janvier 1992[1]

    Affiche UDF Maastricht

    Alors que la manie de la commémoration dont est atteint ce malheureux pays prend de mois en mois des proportions toujours plus monstrueuses, il est un anniversaire que personne ne semble songer à fêter, qui aurait pourtant pu donner lieu à de joyeuses célébrations étalées sur sept semaines : le 1er janvier 2002, les pièces et les billets en euros commençaient à circuler en France ; le 18 février de la même année, ceux en francs n’avaient plus cours. Cet anniversaire coïncidait heureusement avec le vingt-cinquième du traité de Maastricht, adopté en décembre 1991, signé le 7 février 1992. Il est à peine besoin de se demander la raison de ce silence chez ceux qui nous avaient promis des merveilles de ce changement. Il est en revanche utile de se demander pourquoi, comme d’ailleurs celle d’avril-mai 2002, la prochaine élection présidentielle se tiendra sans que personne n’envisage, désormais en tirant les conséquences de ces raisons, de remettre en cause sérieusement l’Euro.

    « Messieurs, ou vous changez d’attitude, ou vous abandonnez la politique. Il n’y a pas de place pour un tel discours, de tels comportements, dans une vraie démocratie qui respecte l’intelligence et le bon sens des citoyens ». Cette injonction de Jacques Delors, fulminée le 28 août 1992 à Quimper[2], aux partisans du non au référendum du 20 septembre, avait provoqué encore plus d’hilarité que d’indignation, tant elle paraissait absurde. On n’a plus du tout envie d’en rigoler aujourd’hui quand on constate, en regardant derrière soi, que la quasi totalité des politiciens à qui elle s’adressait ont, dans la décennie suivante, obéi à cette sommation.

    On retient surtout du référendum la quasi unanimité des partis officiels pour le oui, et la surprise qu’a été, dans ces conditions, le vote de 49% des électeurs pour le non. On a raison. Il y avait cependant du beau monde dans le camp du refus : environ la moitié du RPR dont Pasqua, Séguin, Mazeaud, Fillon, tous les fils Debré, la totalité du PCF, de la LCR, aussi, au PS Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane et ceux de leur courant qui ne les avaient pas lâchés après la guerre du Golfe, avec quelques ralliés d’autres courants, une bonne partie des écologistes dont Dominique Voynet et Alain Lipietz, à l’UDF Philippe de Villiers[3].

    Jacques Delors savait se faire obéir : de tous ceux-là, quelques-uns ont arrêté la politique, presque tous ont « changé d’attitude ». À l’élection présidentielle de 2002, dix ans après le référendum sur Maastricht, quelques semaines après la disparition des francs, il n’y avait pas un seul candidat anti Euro, hors le repoussoir institutionnalisé Le Pen[4]. Quatre avaient voté non, Robert Hue, Jean-Pierre Chevènement, Olivier Besancenot, Christine Boutin, mais semblaient frappés d’amnésie. Le PCF chantait désormais les louanges de la monnaie unique. Chevènement chantait un peu moins, mais se félicitait quand même de son succès. Les uns comme l’autre parlaient très vaguement de modifier les statuts de la banque centrale de Francfort, de cela seulement[5].

    Certains (pas tous) ont encore voté non en 2005, mais sans jamais s’en prendre au principe de la monnaie unique. En 2007, puis en 2012, ils se sont tous répartis entre des candidats ayant participé à la ratification du traité de Lisbonne, qui piétinait le non du peuple français au référendum[6].

    Les faits ont pourtant donné raison aux opposants à Maastricht, confirmant leurs prévisions les plus catastrophistes. Quand on relit, par exemple, cette déclaration de Michel Rocard du 27 août 1992, « Maastricht constitue les trois clefs de l'avenir: la monnaie unique, ce sera moins de chômeurs, et plus de prospérité; la politique étrangère commune, ce sera moins d'impuissance, et plus de sécurité, et la citoyenneté, ce sera moins de bureaucratie et plus de démocratie »[7], on a du mal à comprendre comment cet homme a pu être salué à sa mort comme un grand visionnaire et un modèle d’honnêteté politique, comment ses héritiers peuvent gouverner la France depuis cinq ans en attendant d’être vraisemblablement remplacés par ceux de Giscard (que l’actuel favori ait voté non à Maastricht quand il était petit ajoute une note comique de plus).  Les ex opposants à Maastricht ont mis un acharnement incroyable à donner tort aux faits qui leur donnaient raison.

    Ces faits sont là, pourtant. L’Euro a eu sur l’économie française l’effet récessif prévu. La crise financière de 2008 en a donné l’illustration. La France a été beaucoup moins violemment touchée que d’autres, parce que la crise est partie des USA à laquelle son économie était beaucoup moins liée que d’autres, celle du Royaume-Uni en particulier, mais, contrairement à ces autres, elle n’en est pas sortie et ne semble pas près de le faire[8].

    Surtout, l’Euro empêche toute politique économique, c’est à dire à peu près toute politique, parce qu’il place le budget de l’État sous sujétion, parce que les règles fixées par les mêmes traités interdisent toute intervention sérieuse de l’État dans l’économie et que le contrôle de la monnaie par un organe extérieur garantit leur respect[9].

    Ce serait donc une très mauvais plaisanterie, à laquelle personne ne se risque, de prétendre que la fin du franc a été positive pour notre pays. C’en est une bien pire de prétendre que l’Euro est une bonne chose en soi, mais que son fonctionnement doit être changé. Il ne peut l’être puisque les traités ne peuvent être modifiés qu’à l’unanimité des États membres, évidemment impossible à atteindre[10]. Même s’il l’était, ce qu’il n’est pas, si on pouvait modifier les très fameux critères, le fonctionnement de la BCE et toutes sortes d’autres choses éventuellement, le problème demeurerait : le principe même d’une monnaie unique entre plusieurs États est nuisible, pour au moins deux raisons, l’une économique, l’autre politique. Il ne peut, d’abord, y avoir de monnaie saine servant à plusieurs pays dont les économies sont si différentes qu’elles ont en la matière des besoins fort différents. Le problème de la surévaluation de l’Euro n’est pas tant dans son rapport au dollar, qui évolue au gré des choix, obstinément keynésiens, eux, de la réserve fédérale américain, si bien que les disciples de Friedmann qui ont fondé la BCE ont réussi l’exploit d’inventer et de pratiquer, depuis dix-sept ans, cette innovation spectaculaire qu’est une politique pro cyclique (ce qui est certes nocif, aussi, si c’est rigolo), que dans les parités internes telles qu’elles ont été gelées lors de sa création, après des années d’alignement forcé du franc, dans des mesures différentes des autres devises, sur le mark. L’Euro tel qu’il est convient à l’économie allemande. Sa nocivité pour les autres est fonction de leur écart avec celle-ci : importante pour la France, plus pour l’Italie, beaucoup plus pour l’Espagne et le Portugal, dramatique pour la Grèce. On a là, bien sûr, la réponse aux grenouilles du chœur, aux quelques survivantes, du moins, qui s’obstinent à scander « L’Euro n’est pas la cause de nos maux : voyez l’Allemagne ». L’Allemagne n’a jamais abandonné sa monnaie nationale : elle n’a fait que nous l’offrir généreusement en lieu et place de la nôtre. Elle prouve au contraire, quels que soient les justes réserves qu’on doit émettre sur sa prétendue prospérité, qui n’y est pas une prospérité pour tout le monde, l’importance d’avoir une monnaie nationale.

    Si on pouvait le changer, ce qui n’est pas le cas, l’Euro ne pourrait toujours correspondre qu’à une seule économie. Dans l’hypothèse aberrante, celle des rodomontades de ceux qui braillent des choses comme « Nous sommes la cinquième ou la sixième puissance du monde et nous allons mettre Merkel au pas ! Ein ! Zwei ! [Fünf ! Sechs ! serait plus juste] », où on convaincrait les Allemands de transformer leur Euromark en une belle monnaie bien française, correspondant à l’économie française, le problème ne serait que déplacé.  D’abord (on y revient), il n’y aurait aucune raison que les autres l’acceptent. Ensuite, un peuple qui en opprime d’autres n’est pas libre ; peut-être un jour les travailleurs allemands, qui actuellement ont tendance à s’enorgueillir des « sacrifices » qu’ils font et à faire cause de leurs maux les vilains petits feignants qui n’en font pas autant, le comprendront-ils.

    La raison politique, intimement liée à la précédente, est qu’il n’y a pas d’État digne de ce nom qui ne dispose pas de sa monnaie, sinon depuis que le monde est monde, du moins depuis qu’il y a des États (ou d’autres formes d’organisation politique, comme la cité) et des monnaies. La souveraineté en la matière est de celles qui ne peuvent se partager. Un Euro « démocratique » où on voterait au lieu de remettre la souveraineté monétaire de tous les autres à l’Allemagne, hypothèse tout à fait gratuite bien sûr, ferait à chaque fois un gagnant et des perdants. On l’a vu : un État qui n’a pas de monnaie perd son principal moyen d’action, et donne à celui dont il dépend en la matière le moyen de paralyser toutes ses velléités d’agir marginalement par d’autres moyens. L’Euro n’a pu être établi que par l’union de deux fantasmes, d’ailleurs contradictoires : celui de ceux des libéraux qui veulent croire que la monnaie est un instrument neutre et qu’il ne faut surtout pas y mettre de politique, ce qui ne s’est jamais vu nulle part, surtout pas dans leurs paradis anglo-saxons du libéralisme, celui des européistes qui veulent abolir les nations par décret pour les remplacer par une belle nation européenne et ont été assez vains pour voir dans la monnaie le moyen de cette merveilleuse transsubstantiation.

    Un État qui ne maîtrise pas sa monnaie ne peut pas faire de politique, du moins sans le consentement de qui la lui fournit. La crise grecque de l’été 2015 l’a parfaitement confirmé : quand le gouvernement Tsipras a manifesté l’intention de s’écarter des règles fixées par les traités, il a suffit de le menacer de le priver d’Euros pour le mettre à genoux, puisqu’il avait exclu d’office le retour à une monnaie nationale. C’est pourquoi une élection présidentielle dans ce contexte, celle de cette année comme les trois précédentes, ne peut être qu’une très mauvaise plaisanterie.

    Nous en sommes là. Alors que ce malheureux pays s’enfonce dans une crise qui ne peut que le mener au désastre, les différents acteurs politiques parlent du temps qu’il fait, rivalisent de considérations morales qui ne sont certes pas hautes sur la cohésion sociale, inventent chacun leur mesurette censée prouver tant leur originalité que leur préoccupation de donner la priorité à l’emploi, en sachant parfaitement qu’ils ne décideront rien, mais appliqueront ce qui a été décidé ailleurs et ne pourra qu’amplifier la crise. L’Euro n’est pas bien sûr la seule cause de cette crise, il n’en est peut-être pas, au sens strict la cause première. Mais il en est évidemment la cause suffisante, en ce qu’il empêche radicalement de s’attaquer à toutes les autres, si bien qu’il est totalement vain d’en parler tant qu’on n’a pas posé comme préalable qu’on se débarrasserait de celle-ci.

    Tel est le paradoxe. Le débat politique se réduit depuis des années aux gens dont tout prouve qu’ils ont eu tort, tort à un tel point qu’ils ne peuvent être que dramatiquement incompétents ou foncièrement ennemis du bien public, et ont conduit le pays à une impasse, et à ceux qui, ayant eu raison, se sont assez vite repentis pour se consacrer à avoir tort avec les premiers. Certes, tous ceux-là y gagnent fort bien leur vie, et on peut comprendre que certains se trouvent heureux de ne pas faire de politique, mais de jouir de grasses prébendes, le risque d’en être privé par la colère du peuple étant tempéré par la certitude qu’ils ont de les retrouver à l’élection suivante, quand leurs successeurs, ayant fait exactement ce pourquoi eux-mêmes avaient été chassés, subiront le même sort. On peut bien sûr, il le faut, accuser un système politique verrouillé pour ne donner au peuple à choisir qu’entre des candidats présélectionnés par le système, avec comme exutoire l’épouvantail lepéniste, tout aussi présélectionné, qui a trouvé cette année son symétrique avec l’abominable homme du quinoa[11]. On ne doit pas moins s’étonner qu’il n’y ait personne, absolument personne, dans le système politique, pour constater qu’il ne fait pas jour à minuit et tenter de le faire savoir. La terreur delorienne ne peut quand même, après tant d’années, suffire à expliquer cela.

    Ce paradoxe est renforcé par un autre. En 1992, on opposait volontiers aux méchants politiques mesquins qui s’obstinaient à refuser de voir les merveilles de l’« Europe » en général et de la monnaie unique en particulier, l’unanimité des « intellectuels », tous ces gens savants et désintéressés qui en chantaient tous les louanges. Il y avait, bien sûr, une part de bidonnage. Mais il était alors effectivement assez difficile de trouver un universitaire, économiste, sociologue, historien même, ou un essayiste reconnu s’opposant clairement à Maastricht. Ceux qui n’en chantaient pas les louanges préféraient parler d’autre chose. Les quelques rares qui disaient non s’abritaient aussitôt, pour tenter d’échapper à la foudre, sous les foutaises de l’autre Europe, démocratique et non bureaucratique, pourquoi pas avec une monnaie unique mais pas celle-là, pas tout à fait celle-là. C’était encore largement le cas lors du référendum de 2005. Depuis, le vent a spectaculairement tourné. Parmi les « intellectuels » (j’emploie ce vilain mot faute de mieux) même officiels, la contestation de l’Union européenne est désormais largement hégémonique, au point qu’elle commence à se faire entendre dans les media. L’écho suscité par la sortie ces jours-ci de l’excellent livre de Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne l’illustre. Il n’est pas sûr qu’un tel livre aurait pu être écrit il y a dix ou quinze ans, même si tous ses arguments principaux existaient déjà. Il est tout à fait certain qu’on aurait alors veillé à ce qu’il ne fît pas de bruit. Il vient dans un contexte favorable : après les deux frères (hélas) ennemis, Frédéric Lordon et Jacques Sapir, de plus en plus de voix se prononcent pour la fin de l’Euro. Ainsi, Gaël Giraud prône son remplacement par une monnaie commune : ce ne serait que le retour d’un vieux classique s’il ne précisait pas que cette monnaie commune doit se faire… sans l’Allemagne[12]. Les hommages officiels périodiquement (et justement certes, pour une fois) rendus à Bernard Maris omettent soigneusement de préciser qu’un an avant son assassinat, il s’était clairement rangé parmi les adversaires de la monnaie unique, en reconnaissant, avec une loyauté rare, qu’il s’était auparavant totalement trompé. Plus largement, on voit de plus en plus de jeunes étudiants militant dans les partis de « gauche » se déclarer contre l’Union européenne, sans honte et sans éprouver le besoin de se cacher derrière « l’autre Europe »[13]. Bien sûr, cette hégémonie, comme la précédente, n’est que relative. Mais le rapport s’est exactement inversé. Aujourd’hui, tous les « intellectuels » qui parlent de l’Euro, ou presque, le font pour le condamner fermement, les autres parlent d’autre chose, de burkini par exemple, ou autres joyeusetés laïques, républicaines et identitaires, mais ne se risquent pas à le défendre. On ne trouve plus pour faire tourner le moulin à prières européiste que des journalistes, que personne, aussi galvaudé que soit ce terme, ne pourra songer à qualifier d’intellectuels, comme les illustres Jean Quatremer et Bernard Guetta. Eux-mêmes d’ailleurs en sont à ressortir le vieux coup de l’« Autre Europe », et s’ils nous somment toujours d’aimer l’« Europe » précisent en général que ce n’est pas pour ce qu’elle est, mais pour ce qu’elle devrait être. C’est dire si la terreur a changé de camp. Mais on n’en voit poindre aucune traduction politique : tous ces brillants eurosceptiques ou europhobes en sont réduits à choisir leur maastrichtien en se convaincant qu’au fond de lui-même (vraiment au fond, alors) il ne l’est pas, ou à prôner l’abstention, et, hélas, à s’accuser mutuellement de trahir.

    L’Euro en particulier et l’Union européenne en général sont un tel désastre que même le monde « intellectuel » a fini par s’en apercevoir, mais le système politique reste totalement monopolisé par les responsables de ce désastre et, pire, par ceux qui, l’ayant prévu, s’y sont pourtant ralliés en cours de route, qui renvoient délibérément à la famille Le Pen tous ceux qui ont des doutes à ce sujet. On nous répondra peut-être que le peuple français est très majoritairement attaché à l’Euro, et que les politiques en tirent logiquement les conséquences (bien que ce ne soit pas leur habitude de tenir compte de l’opinion du peuple). Il est vrai que les sondages portant sur une sortie de la monnaie unique donnent une large majorité contre. Comme les sondages sur la sortie de l’Union européenne au Royaume-Uni donnaient une large majorité de non. Comme les sondages sur la constitution européenne en France avant la campagne du référendum donnaient deux tiers de oui. Tant que le débat est interdit au plan politique, la réponse est fatale. Il est à peu près certain qu’elle changerait si ce débat s’ouvrait, comme elle a changé radicalement en quelques mois en 2005. Je me rappelle un sondage, un seul, il y a quelques années où on avait commis l’erreur de demander aux personnes interrogées « Seriez-vous favorable à un retour au Franc si c’était possible ? ». Stupeur : le oui était très largement majoritaire. Mais tous s’emploient, comprise, dans le rôle du repoussoir, la famille Le Pen, à faire croire que ce n’est pas possible. Hors du champ « intellectuel », la terreur n’a pas changé de camp, mais elle a significativement changé de méthode. En 1992, on insultait ceux qui voulaient priver le peuple français des merveilles que lui apporterait la monnaie unique au nom d’un nationalisme ringard. Vingt-cinq ans plus tard, on ne parle plus de merveilles, on cache à peine qu’il aurait mieux valu qu’il n’y ait pas d’Euro, mais pour ajouter immédiatement qu’on irait à des catastrophes plus horribles encore si on en sortait. Nous sommes dans la situation des passagers d’un avion qui fonce vers le sol, dont l’accès au poste de pilotage et bloqué, à qui les hôtesses de l’air disent « Sauter en parachute ? Vous n’y pensez pas ! C’est très dangereux ».

    Bien sûr, s’il n’y a pas de parachutes, tout est perdu. Mais il y en a, dans le cas précis. Comment croire ceux qui, après nous avoir promis des millions d’emploi par la magie de la monnaie unique, nous annoncent maintenant des millions de chômeurs (de plus) si nous en sortons ? On pourrait citer de nombreuses unions monétaires entre États ayant existé par le passé, qui ont été dissoutes. Il est certain que la sortie de l’Euro poserait des difficultés techniques, non en tant que changement de monnaie mais en tant qu’abandon d’une monnaie notoirement surévaluée, qui appellent des solutions techniques. Ce serait un choc, mais un choc salutaire, bien préférable à l’obstination dans une direction qui conduit inéluctablement au désastre.

    J’ai entendu Jean-Pierre Chevènement, lors d’un meeting début mai 1997 dans le vingtième arrondissement de Paris se demander si, la monnaie unique adoptée, il vaudrait la peine de continuer à faire de la politique en France. Il s’agissait à l’époque de faire voter PS pour empêcher le passage à l’Euro prévu par les méchants Chirac et Juppé[14]. On connaît la suite. Il est difficile de dire si la suite de son parcours contredit cette déclaration ou si, au contraire, celle-ci l’éclaire. En tout cas, personne ne fait plus de politique en France depuis très longtemps. Faudra-t-il attendre l’explosion de l’Union européenne, inéluctable mais qui peut prendre encore longtemps pour que ça change ? Que restera-t-il alors de notre pays ? Quelle politique surgira de décennies de néant ? Tout ça n’est pas gai. Pourtant, Bernard Kouchner, l’homme qu’on aime et admire autant à « gauche » que chez Sarkozy, nous l’avait certifié : « Avec Maastricht, on rira beaucoup plus »[15].

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    [1] Maastricht, dans La lettre de République moderne, LVI, janvier 1992. Je publierai prochainement sur ce blog l’intégralité de ce texte.

    [2] citée par J.-P. Chevènement (ed.), Le bêtisier de Maastricht, Paris (Arléa), mai 1997, p. 109.

    [3] On ne parle évidemment des lepénistes qui jouaient, et jouent encore, le rôle que leur a assigné le système : montrer qu’être contre « l’Europe », c’est être un horrible fasciste.

    [4] Comme la police est bien faite, il n’a pas été question d’expliquer son score un peu plus élevé que programmé par le fait qu’il pouvait apparaître comme le seul opposant à l’Euro. On a parlé d’insécurité.

    [5] Comme je sens qu’on ne va pas me croire, je me vois obligé de citer le très fameux discours de Vincennes (des fossés de ?) du 9 septembre 2001 dont se sont ensuite gargarisés tous ceux qui prétendaient se partager des fragments de la vraie croix de Chevènement : « les Européens et les Français vont aussi découvrir les effets néfastes d’une Banque Centrale déliée de tout engagement à l’égard des citoyens et de leurs représentants et qui, au prétexte de lutter contre l’inflation, ne soutient pas la croissance et l’emploi. Eh bien, il faut réformer les statuts dépassés de la Banque Centrale européenne ; qu’on lui assigne comme tâche de soutenir la croissance et l’emploi par une politique de bas taux d’intérêt, et pas seulement de lutter contre l’inflation ! Que le gouvernement de la France prenne à témoin l’opinion publique européenne et propose de modifier l’article du traité de Maastricht fixant ses missions à la Banque Centrale. » (http://www.chevenement.fr/Discours-de-Vincennes_a30.html). Il frappait encore plus fort quatre ans après, à l’Université d’été du MRC à Perpignan, après le référendum de 2005 donc, « Dès lors que les compétences de l’Eurogroupe et de la Banque Centrale auraient été ciblées par la définition d’objectifs clairs (croissance, emploi, rôle international de l’euro), il devrait être admis que, sous le contrôle des Parlements nationaux, les décisions pourraient s’y prendre selon des règles de majorité qualifiée. Cette mise en commun, qui  peut être critiquée du point de vue d’un intégrisme souverainiste qui n’est pas le nôtre, se justifie doublement : elle serait un réel progrès par rapport à la situation actuelle. Par ailleurs, l’Eurogroupe embrayerait sur le noyau homogène de l’Europe, celui à l’intérieur duquel les hommes ont depuis des siècles l’habitude de travailler étroitement ensemble. » (http://mrc92.free.fr/DOC_MRC/072-Intervention_JPC_Perpignan_08-2005.htm). J’appris en lisant cela que j’étais un souverainiste intégriste, et me demandai si’il y avait moyen d’obtenir des indemnités de celui qui m’avait passé cette sale maladie.

    [6] On ne détaillera pas ici tous les parcours. Certains ont alterné ralliement et arrêt de la politique. Charles Pasqua (entre-temps ministre sous Balladur) et Philippe de Villiers ont été, à ma connaissance, les seules personnalités à dénoncer la fin du franc en 2002, mais n’ont pas persévéré. Le plus spectaculaire fut le virage total du PCF, sans débat bien sûr parmi les militants, mais refusé ensuite par quelques obstinés seulement (dont certains comptent aujourd’hui parmi les adorateurs de Mélenchon, l’homme qui traite, fort paradoxalement, les ennemis de l’Euro de pétainistes). Le plus incompréhensible fut le ralliement  de Jean-Pierre Chevènement à partir de 1999, officialisé dans sa campagne de 2001/02. Les plus comiques sont certainement François Kalfon et Laurent Baumel, qui après avoir été les grands chefs des jeunes contre Maastricht derrière Chevènement, sont devenus des sous-fifres des moins jeunes avec Strauss-Kahn, pour le TCE bien sûr, et sont désormais des vedettes du montebourgisme, ce qui en dit long sur cet objet. Enfin, le dernier apparemment irréductible, Nicolas Dupont-Aignan, s’est reconverti dernièrement dans la chasse aux immigrés pour incarner une sorte de lepénisme bien élevé.

    [7] Interview à Ouest France, citée par J.-P. Chevènement (ed.), Le bêtisier de Maastricht… p. 44.

    [8] Toute ressemblance avec la crise de 1929 et les effets de la déflation Laval ne serait pas fortuite.

    [9] « L’institution de Francfort a les moyens de flanquer un pays de l’eurozone à la porte sa propre monnaie si elle le souhaite sans que le pays n’ait aucun moyen de s’y opposer. Question dissuasion, on ne fait guère mieux » Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, Paris (Michalon), janvier 2016, p. 181.

    [10] La raison en est simple : tout gouvernement, forcément nouvellement issu des urnes, qui arrive avec des velléités de changement, se trouve confronté à tous les autres, qui ont adopté ou appliqué les traités en répétant qu’il n’y avait aucune autre politique possible. C’est ce qui est arrivé à Jospin en 97, et à Tsipras en 2015. On peut bien sûr douter de la sincérité de l’un, de l’autre ou des deux. Il n’en est pas moins certain que s’ils avaient été sincères, le résultat aurait été identique.

    [12] l’economista gesuita Giraud: morta l’europa se ne fa un’altra, anzi due, interview du 22 juin 2016 lisible ici, http://www.glistatigenerali.com/clima_euro-e-bce/leconomista-gesuita-giraud-morta-leuropa-se-ne-fa-unaltra-anzi-due/ traduite ici https://www.facebook.com/jeanmarc.jancovici/posts/10155152659017281 . « Si une Europe du Sud naissait, la nouvelle monnaie, que nous pourrions appeler l'Euro 2.0, risquerait de s'écrouler sur les marchés financiers, et la balance commerciale extérieure de la nouvelle zone pourrait bien être déficitaire. L'inflation serait une conséquence inévitable. Mais il faut considérer ce point comme une bonne nouvelle, sachant qu'aujourd'hui nous sommes dans la trappe bien plus dangereuse de la déflation. » 

    [13] Comme nous le faisions quand nous avions leur âge, il faut l’avouer.

    [14] Le dernier chapitre du Bêtisier de Maastricht, déjà abondamment cité s’appelait « Il n’y a que les imbéciles que ne changent pas d’avis ». Apparemment, il s’agissait de montrer que tous les maastrichtiens faisaient alors marche arrière. Mais il a pu arriver à ceux, dont j’étais, à qui on l’avait fait vendre pendant la campagne des législatives de 1997, de se demander s’ils ne s’étaient pas trompés sur le sens profond de ce titre.

    [15] Le 8 septembre 1992 à Tours, cité, toujours, par J.-P. Chevènement (ed.), Le bêtisier de Maastricht…, p. 133.