• Un peu d'épigraphie romaine

    Un petit divertissement, histoire de ne pas encore parler du traité de Maastricht. Facebook fait opportunément remonter quelques photos que j’avais envoyées de Rome lors de mon dernier séjour, il y a quatre ans, d’un charmant petit autel funéraire que j’avais vu au Musée national, celui des thermes de Dioclétien, en face de la gare.

    Pourquoi celui-là ? Parce que c’est un des premiers que j’ai vus, juste après la messe à Sainte Marie majeure presque en sortant de l’avion, , parce que je n’avais pas encore constaté que je devais ménager la batterie de mon appareil photo, parce que quand même je l’ai trouvé particulièrement joli. Résultat : ces photos.

    Il n’a rien de foncièrement original, ni dans sa forme, ni dans le texte de l’inscription. Mais j’ai eu envie de commenter ces photos, à titre d’exemple de ce que sont des centaines d’autres monuments funéraires de la même époque.

    L’autel est la forme la plus courante de monument funéraire élaboré, au delà de la simple stèle, mais en deçà de choses beaucoup plus monumentales comme les mausolées, nettement plus rares et d’ailleurs beaucoup moins souvent conservées. L’autel (ara) est en principe la table sur laquelle on sacrifie des victimes animales à un ou plusieurs dieux. Sa forme correspond à cette fonction : presque cubique, le sommet, plat, à la hauteur des mains d’un homme debout. Les pulvini (au sens propre, coussins, puis tout ce qui, même en pierre, a la forme d’un coussin), sur le côté, servent théoriquement à retenir le sang de la victime.

    Nous avons ici un très bel exemple, dont je viens malheureusement de découvrir (j’ai été très près de publier d’énormes bêtises) qu’il n’appartient pas à cet autel à l’origine, ce couronnement d’une autre provenance ayant été posé récemment dessus. Il m’est impossible de savoir s’il s’agissait d’un autel plat en son sommet, ou si son couronnement n’a pas été retrouvé, et ainsi sauvagement remplacé.

    Il semble cependant que, dans le cas des monuments funéraires, cette forme soit surtout symbolique, et qu’on n’y ait pas pratiqué de sacrifices sanglants. C’est évident quand ils sont soit beaucoup trop hauts pour un tel usage, soit minuscules. Celui-ci, dont la hauteur est de 55 centimètres (sans le couronnement, donc), pourrait être crédible.  Mais cela ne prouve pas qu’il était utilisé.

    L’inscription occupe, comme le plus souvent, l’essentiel du devant de l’autel, dans un cadre assez travaillé, bordé de bas-reliefs évoquant des colonnes (ioniques: c'est rond).

    Son texte se lit aisément, en tout cas sur place. Sur ma photo, c’est moins simple. On peut s’arracher les yeux, ou tricher en recherchant la référence aux Corpus Inscriptionum Latinarum : tome VI (celui consacré aux inscriptions de Rome), numéro 6209.

    Quelque soit la méthode utilisée, on arrive à lire ceci

    D M

    Iuliae Capriolae

    v a XXXV m III d XXVI

    T. Flavius

    Chrysippus

    coniug carissima

    et sanctissimae

    fecit et sibi et

    liberis posteris

    eorum.

     

     Ce qui donne en développant les abréviations, tout à fait habituelles, D(is) M(anibus) / Iuliae Capriolae / v(ixit) a(nnis) XXXV m(ensibus) III d(iebus) XXVI / T(itus) Flavius / Chrysippus / coniug(i) carissimae / et sanctissimae / fecit et sibi et / liberis posterisq(ue) / eorum.

    Soit, en français : Aux Dieux Mânes de Iulia Capriola. Elle vécut trente-cinq ans, trois mois, vingt-six jours. Titus Flavius Chrysippus, pour son épouse très chère et très sainte, a fait (ce monument), et également pour lui, pour leurs enfants et pour leurs descendants.

     

    La formule n’a rien d’original. On ne sait pas grand-chose des dieux mânes sinon qu’ils étaient des dieux présents autour des tombes et que c’étaient à eux qu’on rendait le culte funéraire. Leur invocation sur les monuments devient presque systématique au cours du premier siècle de notre ère, ce qui ne signifie pas qu’on y attachait plus d’importance qu’avant : les formules funéraires sont question de mode. Ils sont mentionnés au datif puisque c’est à eux qu’on fait le monument, suivis du nom de la défunte au génitif : chaque mort avait ses propres dieux mânes. Notons au passage qu’il n’est pas rare, après DM, de trouver le nom du défunt au datif, comme dans les anciennes formules, voire au nominatif, ce qui montre qu’on ne prêtait pas forcément une grande attention au sens de la formule.

    L’indication de la durée de la vie, au jour près, est assez fréquente, et très frustrante pour le lecteur moderne, qui préférerait une année de naissance ou une année de décès, à cette vaine précision. Les Romains attachaient manifestement une grande importance au temps, mais n’en avaient pas la même conception que nous.

    Les superlatifs utilisés par le veuf pour qualifier sa défunte pourraient impressionner et témoigner d’une vive affection, si leur usage n’était pas d’une grande banalité : beaucoup d’épouses sont très chères et très saintes une fois décédées. D’autres sont très pieuses (ce qui, chez les Romains, ne signifie pas qu’elles étaient assidues à la messe, mais observaient très bien leurs devoirs envers leurs maris, faisaient bien la cuisine par exemple), ou très chastes.

    Le plus intéressant est ici le nom du Monsieur[1], qui commence comme celui d’un prince, de trois princes même. Il a même praenomen et nomen que Vespasien (Titus Flavius Vespasianus) et ses deux fils et successeurs, Titus (qui s’appelait exactement comme son père, et qu’on désigne par son prénom pour l’en distinguer) et Domitien (Titus Flavius Domitianus), qui régnèrent de 69 à 96. Cela n’en fait pas un grand personnage. Les noms impériaux sont les plus répandus dans le monde romain car un étranger fait citoyen romain par un prince, ou un esclave du prince affranchi par lui, prenait son prénom et son nom, et faisait de son ancien nom d’étranger ou d’esclave son cognomen. Le nom, toujours, et le prénom, presque toujours, étaient transmis à leurs descendants mâles : un Flavius n’est pas forcément un affranchi d’un de ces trois princes ou un nouveau citoyen, mais peut en être un descendant.

    Celui-ci a un cognomen grec, Chrysippus. Ce pourrait être un grec fait citoyen romain mais, à Rome même, c’est très improbable. Les noms grecs y sont presque toujours des noms d’esclave, non qu’ils fussent tous grecs, mais parce que les Romains donnaient le plus souvent, mode ou snobisme, des noms grecs à leurs esclaves, qui les gardaient quand ils étaient affranchis. Ils donnaient en revanche à leurs enfants qui, contrairement à eux, étaient citoyens romains de plein droit, des cognomina parfaitement romains, qui n’indiquaient pas leur origine. On peut donc être à peu près certain qu’il s’agit d’un affranchi, même s’il ne l’indique pas. L’identité complète d’un citoyen romain comprenait normalement la filiation, c’est à dire la mention, entre le prénom et le nom, du prénom du père, Titi filius par exemple. Pour les affranchis, elle était remplacée par le prénom de l’ancien patron, et filius par libertus. Il n’y a pas ici de filiation, ce qui n’est pas exceptionnel : elle tend à disparaître sur les inscriptions, à une époque ou les fils ont tendance à recevoir systématiquement le prénom de leur père, même quand ils sont plusieurs (voir les deux fils de Vespasien). Il est possible que notre Chrysippus n’ait pas souhaité afficher sa condition d’affranchi, inférieure à celle du citoyen, mais il est tout aussi possible qu’on ait omis la filiation faute de place sur la pierre.

    Il serait néanmoins fort imprudent d’en faire un affranchi impérial, et de dater l’inscription d’après cela, des règnes des Flavii ou d’une trentaine d’années au plus tard. Des affranchis des princes ont également eu des esclaves, en ont affranchis certains, qui sont devenus, comme eux, Titus Flavius. Les descendants des affranchis des princes aussi. Si ce pénible donnait sa filiation, on pourrait le savoir : affranchi d’un particulier, il serait Titi libertus, affranchi impérial, Augusti libertus, en précisant même éventuellement duquel il s’agissait. Le titre d’affranchi d’Auguste ayant un certain prestige, on est tenté déduire de son absence qu’il ne l’est pas, mais ça ne peut être qu’une hypothèse fragile.

    Feue Madame, qui n’a bien sûr pas de prénom (c’était réservé aux hommes), porte également un nom de prince, différent de celui de son mari (chez les Romains, la femme ne changeait pas de nom en se mariant), Iulia, féminin de Iulius, mais plus ancien : c’est celui des trois premiers, Auguste, Tibère et Caius (qu’on a la bête habitude en français d’appeler Caligula) qui le tenaient, par adoptions successives, du dictateur Caius Iulius Caesar (non, Jules n’était pas son prénom. C’est sans doute pour ça qu’il fait la tête quand Astérix et Obélix l’appellent ainsi). Son cognomen est tout à fait latin, mais presque exclusivement attesté pour des esclaves et des affranchies il signifie d’ailleurs « petite chèvre », ce qui semble assez peu flatteur, et peut expliquer cela. Elle n’est évidemment pas une affranchie impériale : elle aurait été affranchie, dans l’hypothèse la plus favorable, au moins trente ans avant son mari. Elle peut être l’affranchie d’un descendant d’un affranchi d’un des Jules, ou d’un étranger fait citoyen romain par l’un d’eux (On en trouve à Rome. Le plus célèbre est Cnaeus Iulius Agricola, sénateur, consul, et beau-père de l’historien Tacite, originaire de Fréjus, vraisemblablement issu d’un Gaulois fait citoyen par le dictateur César ou par Auguste). Elle pourrait être aussi la descendante née libre d’un affranchi ou d’une affranchie, mais on a deux raisons de préférer la première hypothèse, son cognomen servile, et qu’elle soit l’épouse d’un affranchi.

    C’est sans aucun doute elle qui est représentée dans la partie basse de l’autel, en train de boire un verre, couchée car c’est ainsi que les Romains mangeaient comme chacun sait.

    Ceux qui y tiennent absolument pourront voir là une évocation de sa vie dans l’au-delà, sans aucune garantie bien sûr. On remarque le travail des détails, qui offre peur de matière à commentaires, mais beaucoup à photo.

    L’inscription nous apprend enfin qu’il s’agit d’un monument familial où, après celles de Capriola, seront déposées les cendres de Chrysippus, prévu aussi pour leurs enfants et pour leurs descendants. On peut en conclure qu’ils avaient des enfants, qui ne sont pas nommés. C’est dommage : on aimerait bien connaître leurs cognomina pour étayer les hypothèses précédentes. On ne sait bien sûr pas combien de personnes ont finalement eu là leur sépulture : les cendres ne se retrouvent pas.

    On ne sait rien d’autre, non plus, sur ces braves gens. Il est rare, quand on n’est pas des puissants, qu’on laisse plus d’une inscription à son nom, celle du tombeau. Encore, pour que cette trace unique nous soit connue, faut il que le hasard des fouilles nous permette de la retrouver. Cet autel a été découvert en 1875 sur l’Esquilin, la plus à l'Est des sept collines de Rome, lors, nous dit l’étiquette du musée, des fouilles de la Compagnie foncière italienne. On a trouvé apparemment bien d’autres choses lors de ces fouilles, puisque je trouve sur Google trace d’un livre qui leur a été consacré : Pitture e sepolcri scoperti sull'Esquilino dalla Compagnia Fondiaria Italiana nell'anno 1875, d’un nommé Edoardo Brizio, paru à Rome dès 1876. D’après son titre, il y avait plusieurs tombes, ce qui semble indiquer que cette pierre a été trouvée sur le site où elle avait été placée, donc en dehors des limites de Rome : les morts étaient alors rejetés hors des villes, suspects d’avoir des dieux mânes pleins de mauvaises intentions.

    À voir ce si joli monument, on se dit qu’il fallait avoir une certaine fortune pour se payer ça. Nous n’en savons malheureusement pas plus : nous avons des milliers d’exemplaires des œuvres de l’art funéraire à cette époque, mais aucune indication sur ceux qui le pratiquaient ni bien sûr sur leurs tarifs. On ignore également, ce qui, dans un tel monument, était un travail original sur commande, hors bien sûr la gravure de l'inscription, et ce qui était prêt à servir pour n'importe quel défunt. Nous ne saurons donc pas si c'est bien Capriola que nous voyons en bas de cet autel, ou n'importe quelle figure féminine faite à l'avance au dessus de laquelle on a rajouté son nom. 

    La prochaine fois, nous parlerons (peut-être) du traité de Maastricht.

    16-18 octobre 2016 (pour le texte)

    7 octobre 2012 (pour les photos)

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    [1] Sur les noms romains, comme il vaut toujours mieux se citer que se répéter, voici un extrait d’un excellent livre :

    "Le citoyen romain mâle porte trois noms : le praenomen, le nomen et le cognomen.

    Le nomen fonctionne, pour les hommes du moins, comme notre nom de famille : il est transmis de père en fils. Il a presque toujours une terminaison en –ius, comme les deux plus célèbres que nous ayons rencontrés, Claudius et Iulius.

    Le praenomen (du préfixe prae-, qui se trouve en avant) avait pour fonction, comme aujourd’hui, de distinguer entre les individus d’une même famille. Mais le nombre de prénoms est resté strictement limité : on en connaît une douzaine, qui sont presque systématiquement abrégés par leur initiale, pour certains par leurs deux premières lettres, dans les textes. Il est donc souvent précisé par le prénom du père. Mais l’usage semble s’être institué très vite de donner presque systématiquement au fils aîné le prénom de son père.

    C’est sans aucun doute pour distinguer les Romains ayant mêmes nomen et praenomen qu’est apparu un troisième nom, le cognomen. On traduit généralement ce mot en français par surnom, ce qui correspond à son étymologie (cum-nomen, qui va avec le nom) mais non à sa nature. Le cognomen est en effet un élément du nom officiel du citoyen romain. À l’origine, la plupart des cognomina semblent avoir été attribués, à l’âge adulte, en fonction de particularités physiques ou morales. Ainsi l’ancêtre de Tibère, Appius Claudius Caecus a-t-il été ainsi désigné après être devenu aveugle (caecus). Mais, très rapidement, ils se sont aussi transmis héréditairement. Ainsi, si cicero signifie pois chiche, et évoque vraisemblablement une verrue sur le visage, nous ne pouvons rien en tirer quant au physique du grand orateur, car son frère, son père et son grand-père s’appelaient également Cicéron : c’est donc un de ses ancêtres qui avait reçu ce cognomen vraisemblablement pour cette raison, et l’avait transmis à sa descendance. Il n’y a cependant pas de règle générale. Dans certaines familles, tous les fils héritent du cognomen de leur père : c’est le cas chez les Tullii Cicerones, c’est aussi le cas chez les Iulii, qui s’appellent tous César. Ils sont alors distingués par leurs prénoms comme Marcus Tullius Cicero, l’orateur, et Quintus, son frère, ou Caius et Lucius Caesar, les fils adoptif d’Auguste. On utilise aussi parfois un deuxième cognomen. C’est le cas pour les fils aînés de Germanicus, qui au nom de Iulius et au cognomen de Caesar ajoutent ceux, repris de leurs ancêtres Claudii, de Nero et Drusus.

    Mais cela n’est pas systématique. Tibère reçoit à sa naissance les trois noms de son père, Tiberius Claudius Nero, mais son frère cadet porte, lui, le cognomen de son ancêtre maternel, Drusus. Le cognomen est donc ce qui ressemble le plus à nos prénoms d’aujourd’hui : il en existe un très grand nombre, qui sont donnés sans règle fixe, mais on voit souvent revenir les mêmes dans une même famille." (E. Lyasse, Tibère, Paris (Tallandier), 2011, p. 227-29)