• Le cinquantième vous fatigue ? Reprenez un peu de Motchane !

    Je résisterai à la tentation de répondre en disant simplement Rome n'est plus dans Rome, parce que je ne pense pas qu'elle est toute où je suis, et s'il s'agit de la gauche, la première partie de cette phrase me paraît plus vraie, me paraît assez évidemment vraie, la gauche n'est plus dans la gauche. Je ne prétends pas, car ce serait évidemment faux, qu'elle est toute où je suis. C'est dommage, d'ailleurs, parce qu'elle serait quelque part.

    Alors que ce mois de mai s'achève, qu'on a bien commémoré le cinquantième anniversaire de ce qu'on nous a présenté comme l'annonce du macronisme (ce qui, en un sens, n'était pas faux, si on prend le macronisme pour ce qu'il est exactement), le moment me semble opportun pour sortir de mes archives ce texte quasi inédit d'une conférence de Didier Motchane (une cinquantaine d'exemplaires tirés clandestinement sur une photocopieuse de la Chambre des Députés grâce à un ami qu'il n'est pas question de compromettre ici en le nommant). C'était pour le trentième. Nous étions alors quelques-uns, ex jeunes chevènementistes se demandant où étaient les débris de la maison qui leur était tombé dessus, cherchant à poursuivre le combat par tous les moyens (jusqu'à une alliance improbable avec des néo-poperénistes, mais je m'égare). Ça s'est appelé, pendant quelques semaines, le Cercle Jules Guesde, et ça n'a même pas été oublié, puisque personne ne s'était aperçu de son existence. Personne, sauf Didier, dont l'amitié fidèle avait permis cette conférence de lancement, sur le sujet alors, comme aujourd'hui et pour les mêmes raisons, à la mode, mais comme prétexte bien sûr pour dire des choses qui n'étaient pas du tout à la mode, mais qui devraient y redevenir.

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    Trentième anniversaire de mai 68 :
    Quel combat continuer ?

    Conférence-débat avec Didier Motchane,
    à l'École normale supérieure, le 28 mai 1998

    Précision liminaire : si l'enregistrement de l'exposé et des réponses de Didier Motchane était satisfaisant, une grande part des interventions de la salle étaient totalement inaudibles. S'il y a eu censure, elle a donc été effectuée par le magnétophone, selon ses propres critères. Nous présentons toutes nos excuses à ses victimes, et sommes disposés à publier tout rectificatif d'erreurs ou de lacunes éventuelles.


    - [Emmanuel Lyasse] Je vous remercie d'être venus assister à cette conférence, qui marque la reprise de nos activités à l'École sous la rubrique Les Cahiers du Citoyen, cette revue qui y a existé sous différentes formes depuis pas mal d'années, et reprend, en grande partie grâce à Didier et au club République Moderne, que je remercie au passage. Mon éditorial pour cette revue s'appelle Le changement dans la continuité : il était donc tout à fait naturel d'inviter Didier, qui incarne le mieux le changement, pour lequel il milite depuis longtemps, et en même temps la continuité de nos activités.

    Nous avons choisi de parler de mai 68. C'était un choix à la fois de facilité, vue la date, et aussi de difficulté, dans la mesure où c'est un sujet qui pose un certain nombre de problèmes. On nous a beaucoup parlé dans le poste de ce trentenaire. je crois qu'on a dit beaucoup de bêtises, et surtout beaucoup d'inexactitudes, dues plus à l'ignorance qu'à une volonté de nuire. C'est pourquoi nous avons souhaité avoir l'opinion de Didier et, dans le débat qui suivra, la vôtre, de préférence à celles de Daniel Cohn-Bendit et Henri Weber qui monopolisent à eux deux les ondes (On entend moins Alain Geismar, sans doute parce qu'il est occupé à réformer l'Éducation nationale et à supprimer des postes de professeurs pour le compte de Monsieur Allègre.

    Je remercie Didier d'avoir accepté ce sujet compliqué. Je ne vais pas vous faire une longue introduction. J'ai juste retrouvé dans un livre, auquel je crois que Didier n'était pas pour rien, Socialisme et social-médiocratie, de Jacques Mandrin, une sorte d'analyse à chaud ou presque à chaud de mai 68, « Supposons la jeunesse en délire et les travailleurs en grève. Les démocrates et socialistes les plus notables reviennent en hâte de Castelnaudary et du Cateau-Cambrésis où ils entretiennent la fidélité de leur électorat ou d'une vieille maîtresse en de familiers colloques. À la descente du train, ils convoquent les "jeunes de structure" pour s'enquérir des motivations de ceux qui échappent à la structure. Formant conclave, ils manifestent par un communiqué émotion et compréhension et réclament des élections. Les événements se précipitant, mettant le régime aux abois, les visiteurs se bousculent enfin. D'innombrables vocations militantes se déclarent aussi soudainement qu'une grippe asiatique. Cette étrange maladie ravage la presse, la fonction publique, la police et les nobles corps qui vertèbrent notre société. Le siège des démocrates et socialistes est vite encombré de ces visiteurs d'un soir, chacun venu avec son ragot et repartant propager l'autre […] Dans ce caravansérail, la tabagie est si complète que les indicateurs de police ne peuvent même plus reconnaître leurs supérieurs. Les jeunes démocrates et socialistes, asphyxiés par le gaz nicotineux s'en vont prendre l'air dans le quartier des Facultés. Ces quadragénaires rencontrent quelquefois sur leur chemin des manifestations. À toute force, ils veulent s'y mêler […] Ces malheureux sociaux-traîtres finissent cependant par être reconnus. Les manifestants alors les rejettent inexorablement vers la police. Celle-ci présente les armes. »1


    - [Didier Motchane] Je voudrais vous dire que le titre donné à cette réunion de ce soir Quel combat continuer ?, c'est Emmanuel qui l'a inventé, je l'assume. Je le trouve un peu emphatique, mais assez beau. Il me conduit à une précision personnelle. Rassurez-vous : je n'ai pas du tout l'intention de donner dans le souvenir ni dans l'anecdote. Mais Quel combat continuer ?, certainement pas, à mon sens, celui de Cohn-Bendit mai 68 à Cohn-Bendit mai 98, et la précision personnelle qu'il me semble logique de dire, c'est que je ne suis pas un ancien combattant, pour plusieurs raisons, l'une d'entre elles étant que je n'étais pas, que je n'ai pas été un combattant de mai 68. C'est vrai que j'ai laissé mon occupation professionnelle pendant quelques jours, pendant quelques semaines, pour me promener dans Paris, mais la promenade, plus quelques autres activités annexes ont été mes activités, elles m'ont conduit le long des barricades, mais non pas dessus. Alors, j'ai pensé d'abord, rapidement, parler un peu, mais peu tout de même, de mai 68, d'abord parce que, cette commémoration, je comprends que d'autres aient envie et aient sans doute de plus fortes raisons de donner dans ce qui tout de même est une complaisance, à soi-même quand on pense à ce qu'on a fait il y a trente ans, sur ce qu'on peut en penser à mon sens. Je me souviens vaguement de ce que j'en avais écrit sur le moment même ou quelques semaines après, que c'était un théâtre de malentendus, ce n'est pas original mais je crois que c'est vrai, que, ça je ne l'ai pas écrit sur le moment même parce que le sens, finalement, ou la portée de cet événement, on l'a vu se construire progressivement, après lui, comme c'est généralement le cas, c'était au fond la mutation libérale-libertaire de la bourgeoisie française, mai 68, et aussi la marque d'une exténuation d'un certain nombre de mythes, jusqu'alors mobilisateurs. Régis Debray a fait un petit volume là-dessus, Modeste contribution aux cérémonies du dixième anniversaire, dans lequel il décrit assez bien cela, ces mythes mobilisateurs, ces concepts et ces valeurs étant celui de la nation et celui du prolétariat en particulier, qui étaient très très vivants dans la rhétorique et dans la thématique encore de mai 68, mais qui étaient en voie de momification, comme d'ailleurs beaucoup de choses, y compris cette croyance générale que le Parti Communiste Français restait un pôle à la fois politique et intellectuel : en mai 68, il était extrêmement rare que quelqu'un, un intellectuel comme on dit, ne se situe pas par rapport au PCF.

    Également, je pense que c'est ce qu'il reste de mai 68, c'est le sens de mai 68, c'est en fait la porte ouverte au giscardisme, dont l'accomplissement d'ailleurs a pris du temps, puisqu'il a fallu le mitterrandisme pour ce faire, mais c'est aussi la générosité, générosité de la jeunesse, mais un désir de générosité et de communication universelle qui s'est englouti assez rapidement dans autre chose, le libertaire glissant dans le libéral assez vite. Ce qui est resté tout de même, c'est un certain nombre de changements dans les mœurs et dans les habitudes. Le fait que les gens aient cru, ça a été une déchirure sociale, une déchirure culturelle, à la révolution, à une certaine révolution, et tout simplement le fait que les gens se soient parlé, plus un certain nombre de changements dans les mœurs, cela a été dit par plus compétent que moi souvente fois. Donc, Quel combat continuer ?, je ne suis pas sûr que c'étaient les combats menés en mai 68, même si ça a pu l'être dans certains cas et pour certains. Je donnerai à cette question trois réponses : je crois que les combats qu'il faut continuer, et parfois qu'il faut reprendre très en avant, c'est le combat pour l'égalité, c'est le combat pour la cohérence et c'est le combat pour la politique.

    Le combat pour l'égalité, qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire donner son sens - j'allais dire tout son sens, mais je dirai simplement son sens - à un mot mis en circulation depuis longtemps, mais devenu populaire depuis moins longtemps, sans que d'ailleurs on lui donne une acception bien définie : république. Une exigence de l'égalité, c'est ce qui caractérise la république, c'est à dire une exigence d'un partage de la chose publique, de quelque chose de commun, qui est l'affaire ou les affaires de la cité, qui est la politique. C'est, de manière très précise, la conception et la pratique républicaines de la démocratie. Il y a des démocraties qui ne sont pas républicaines, la république, elle, impliquant forcément la démocratie, étant une des formes de la démocratie. Ce combat pour l'égalité, ce rôle directeur de l'exigence de l'égalité, c'est ce qui caractérise la conception républicaine de la démocratie qui est l'invention de la révolution française, et c'est une chose qu'on ne trouve pas si aisément ailleurs. Si on regarde ce que c'est, on s'aperçoit que, bien entendu, la république est très largement inaccomplie et, plus immédiatement, est quelque chose dont beaucoup de gens qui s'en réclament, d'ailleurs sans malice, n'ont qu'une assez faible idée. Par parenthèse, je ne veux pas faire une digression de philosophie du droit, la laïcité, l'exigence de la laïcité n'est qu'un des versants de l'exigence de l'égalité : qu'est-elle sinon l'exigence de l'égalité appliquée aux choses de l'esprit ?

    Le caractère réellement singulier de la république, c'est que c'est l'exigence politique qui traverse, qui transcende, qui recoupe, comme une abstraction, la réalité naturelle, entre guillemets, de toute culture et de tout ordre social qui est inégalitaire puisque nous sommes tous différents les uns des autres, Dieu merci !, et que tout ordre social est inégalitaire et tend non seulement à le rester mais même à l'être de plus en plus. Ce qui coupe, ce qui traverse là, c'est cette exigence de l'égalité, le concept et l'usage que l'on fait du concept de citoyen, pour lequel on décrète que par le suffrage universel le vote de chacun a la même valeur.

    Or il est clair, il me paraît clair en tout cas, que la démocratie, et la démocratie républicaine en France, n'a jamais atteint qu'un niveau extrêmement médiocre, mais aussi qu'on assiste à une régression générale, notamment ce qu'on appelle la construction européenne le montre je pense bien : nous sommes dans une époque de développement du despotisme éclairé, car ce qu'on fait, c'est l'Europe du despotisme éclairé. Avant la révolution française d'ailleurs, nous avions un climat qui ressemblait peut-être à celui-ci : des gens, des souverains, éclairés, qui réformaient les choses, qui voulaient réformer les choses et qui d'ailleurs dans un certain nombre de pays ont commencé à le faire ou l'ont fait. On sait à quoi ça a abouti : à la révolution française. Il y a un avocat, Laurent Cohen Tanudji, l'auteur d'un livre qui me paraît absolument extraordinaire, Le droit sans l'État, qui a fait des tas de choses sur l'Europe dans lesquelles il le dit très expressément. Or le combat pour la république, le combat pour l'égalité, c'est vraiment ce qui me paraît le plus essentiel. C'est d'ailleurs la même chose que le combat pour, en fait, ce qu'est la nation française puisque la nation française n'est rien d'autre que cela : le produit, le résultat, la création de la politique, c'est à dire la première nation délibérément, pleinement et consciemment politique que l'on ait connue.

    Le combat pour la cohérence, c'est un versant de la même chose. Ce qui me paraît frappant, c'est la très grande difficulté que nous avons à mettre en cause la confusion. Car aujourd'hui les affirmations, les assertions les plus contradictoires, le manque de raisonnement et les déclarations qui ne tiennent pas debout ne soulèvent pas un cillement d'œil, non seulement dans les media, mais même chez les gens qui prétendent faire des commentaires sérieux de ces choses. Ce qu'on appelle la construction européenne en fournit des exemples innombrables. Je peux donner le dernier qui me soit venu à l'esprit : pour les raisons que l'on connaît aujourd'hui, le débat franco-allemand ressemble aujourd'hui aux guerres que menaient souvent les armées du dix-huitième siècle, à front renversé : on entend, on voit les hommes politiques français réclamer le fédéralisme, alors que les Allemands nous assurent depuis longtemps, avec une conviction inébranlable, que le budget communautaire ne doit pas dépasser son niveau actuel, qui est de 1,27 pour cent de l'agrégation des produits intérieurs bruts de tous les pays de la communauté européenne, et que c'est d'ailleurs déjà trop. Par exemple, le ministre des finances allemand a déclaré récemment avec une pointe de malice que, puisque onze pays sur les quinze de l'Union, et quasiment tous ceux sauf un qui voulaient passer à la monnaie unique en avaient été jugés capables, il n'y avait aucune raison de conserver dans le dispositif européen des fonds structurels qui sont destinés à organiser des transferts financiers alloués par les pays riches aux pays pauvres. L'idée qu'un système politique fédéraliste puisse être créé dans ces conditions, évidemment, ne tient pas debout, mais ça n'empêche pas, en France, tous les partisans de cette manière de construire comme on dit l'Europe, de prétendre que c'est ainsi qu'on lui donnera de la consistance politique.

    Le troisième versant, ou le troisième combat, ou le troisième versant du même combat, c'est celui pour la politique. C'est un combat, pour dire les choses un peu facilement, contre l'idéologie dominante, qui me semble être depuis assez longtemps l'économisme.

    C'est l'économisme qui, au fond, a dominé l'idéologie du vingtième siècle à l'Est comme à l'Ouest, dans sa version marxiste comme dans sa version capitaliste. Il y a tout de même une assez grande parenté avec évidemment des différences dans sa version soviétique, pour parler de façon moins sommaire. On ne pouvait pas dire évidemment que c'était l'idée que la société était dans l'économie et l'économie dans le marché, dans la version soviétique c'était un peu différent puisque le système soviétique était… Je préfère ne pas le qualifier car ce serait s'embarquer dans un débat non pas mouvant mais très controversé. Mais disons, la domination soviétique, les phénomènes de domination soviétique, c'étaient tout de même ceux d'une domination politique. N'empêche que très rapidement, après la NEP, même donc depuis Lénine, l'économisme a envahi une grande partie de l'idéologie qui se réclamait du marxisme.

    Le combat pour la politique c'est aussi une analyse de ce qu'on appelle la mondialisation, qui s'est installée dans le sens commun comme l'ordre des choses, l'évolution irréversible de l'histoire, et comme la fin de la politique. En réalité, elle n'est, je crois, perçue de cette manière que très minoritairement dans le monde, et en particulier dans les nations qui sentant ce à quoi elles avaient conduit l'exigence républicaine, l'exigence de la réalité, la conscience d'être une nation politique, qui sentent finalement que cette conception de la société et de la politique est le plus menacée. La nation française, inévitablement, ne peut que ressentir cette menace sur cette conception là de la nation. Ce genre d'incertitude habite beaucoup moins de nombreux peuples de la terre, probablement le plus grand nombre, en tout cas ceux dont la construction nationale et la conception nationale suit une autre ligne, celle par exemple de la nation culturelle ou ethnique, à l'allemande, voire même la conception américaine, qui est un peu entre les deux, qui n'est pas culturelle, ethnique, mais qu'on peut qualifier de procédurale (ce qui définit la nation américaine, c'est une commune adhésion à la constitution des États-Unis, c'est-à-dire à une règle du vivre ensemble qui fait tenir ensemble des communautés reconnues en tant que telles). Je n'ai pas l'impression que cette disparition du sentiment national, ou, plus exactement, de ce qui le légitimerait, que l'on ressent fortement en France, ait tellement cours ailleurs. Pas du tout en Allemagne, aux États-Unis. D'après ce qu'on peut savoir, pas en Russie, pas en Chine, pas dans le continent indien, pas, peut-être, dans le reste de l'Europe, dans une grande partie du reste de l'Europe, pas en Yougoslavie, par exemple. Lorsqu'en 1994, la CDU et la CSU ont fait circuler un mémorandum, traduit en français, évidemment, puisque c'était essentiellement destiné aux Français, qui présentait leur conception de l'Europe, il était indiqué en toutes lettres que l'État-nation est quelque chose de périmé, ce qui ne troublait pas outre mesure un Allemand, dans la mesure où, dans la culture allemande, l'unité nationale se fonde sur autre chose, sur l'unité du peuple, qui n'est pas politique, qui est ethnique.

    Ce combat pour l'égalité, pour la cohérence et pour la politique, c'est aussi un combat contre l'abaissement de l'État, c'est-à-dire pour la justice sociale, parce que l'instrument de l'égalité, ça ne peut être naturellement qu'un instrument collectif, celui de la puissance publique au service du partage collectif. Quelle projection peut-on faire dans ce qu'on appelle la politique, en France ? Je résisterai à la tentation de répondre en disant simplement Rome n'est plus dans Rome, parce que je ne pense pas qu'elle est toute où je suis, et s'il s'agit de la gauche, la première partie de cette phrase me paraît plus vraie, me paraît assez évidemment vraie, la gauche n'est plus dans la gauche. Je ne prétends pas, car ce serait évidemment faux, qu'elle est toute où je suis. C'est dommage, d'ailleurs, parce qu'elle serait quelque part.

    Je pense que la projection politique au sens courant du mot, si on admet qu'il y a quelque raison de suivre les impulsions ou les choix dont j'ai parlé, implique de redéfinir le choix politique, les choix politiques. J'ai été témoin de discussions intéressantes, amusantes, confuses aussi, sur la question de savoir si le clivage gauche-droite avait un sens. C'est un des lieux communs, d'ailleurs, vous le savez, en France, que ça n'en a plus. Je crois que c'est pour plusieurs raisons. La première est celle que j'ai dite : la gauche n'est plus dans la gauche, alors on ne sait pas où elle est. La deuxième raison, c'est une autre manière de dire la même chose, c'est que cette différence a un sens, c'est elle d'ailleurs qui donne un sens à la politique, par rapport justement à l'exigence de l'égalité, mais son sens s'est perdu. Il faut le redéfinir. C'est-à-dire que la géographie politique ne correspond plus à la géologie. On peut prendre un exemple, qui ne date pas d'ailleurs de cette période extraordinaire où nous sommes depuis le mois de juin, depuis un an, où on voit une gauche devenir majoritaire au parlement, et donc gouverner, avec quarante pour cent des suffrages. C'est à propos de questions qui sont importantes, mais qui ne sont pas les seules, le débat, ou la controverse, entre ce que certains ont cru bon d'appeler une gauche morale et une gauche sociale, comme si une gauche qui oublie d'être sociale pouvait rester morale (ça peut se discuter, mais en tout cas moi je pense que non) et même si elle peut rester morale, en tout cas elle ne peut pas rester une gauche. Je veux dire que dans cette affaire là, il y a beaucoup de choses, il y a l'émotion - je pense aux problèmes qui sont aussi les problèmes de la nation, les problèmes de la nation par rapport à la grande question du monde, c'est à dire les conséquences de cette dénivellation formidable entre le nord et le sud du monde, pour parler très sommairement. Le problème de la nation par rapport au problème du monde, le plus grand problème du monde, - j'en parle parce qu'on en parle beaucoup, il y a beaucoup d'autres choses qui sont importantes, qui sont sans doute plus importantes -

    On peut voir à quel point Rome n'est plus dans Rome, c'est à dire à quel point la confusion et la pénétration de l'idéologie libérale, appuyées d'une émotion et d'une compassion qui non seulement existent, … donne cette discussion bizarre.

    Donc je pense que la gauche, elle est très difficile à trouver. Naturellement, je ne veux pas dire qu'il n'y a pas, dans les partis de gauche, des militants pour qui la gauche garde un sens, mais manifestement ce sens est souvent brouillé, et plus manifestement encore, je pense que ceux qui parlent au nom de la gauche contribuent la plupart du temps à le brouiller encore. Ce qui se passe en Europe, c'est à dire la manière dont on prétend donner une réalité politique, une consistance politique à l'Union européenne, accentue énormément cette confusion. Je ne suis pas en train de dresser un acte d'accusation contre la gauche… Si, mais pas en particulier contre ce gouvernement de gauche. Simplement, pour la raison que, comme le disait quelqu'un hier ou avant-hier, c'est sans doute, et même certainement le moins pire gouvernement que la gauche était capable de produire, à bien des égards, qu'il est né dans des circonstances qu'on oublie, quarante pour cent des électeurs, et avec des partis qui n'ont certainement pas, si j'ose dire, digéré ce qui leur est arrivé, le Parti Communiste depuis 1917 et le Parti Socialiste je ne sais pas depuis quand, mais en tout cas depuis assez longtemps. Il ne l'ont pas digéré, et manifestement ils continuent d'être digérés par cela. En même temps, je pense que la conséquence qu'on devrait avoir envie d'en tirer, c'est la nécessité de la pédagogie. Les combats qu'il faut continuer, c'est à dire qu'il faut les reprendre, c'est de la pédagogie, de l'auto-pédagogie. Je pense qu'il y a un grand besoin, un grand désir, de ce genre de choses, ce qui ne veut pas dire qu'on met la pratique, la politique au sens courant du mot entre parenthèses, au contraire. Mais je me souviens qu'il y quinze mois, la perspective que la gauche redevienne responsable du gouvernement semblait à presque tout le monde extrêmement éloignée. À ce moment là, des gens disaient « Ce sera une longue marche », c'est un travail de fond, c'est un examen de conscience qu'il faut faire, c'est un inventaire, dont même Lionel Jospin proclamait la nécessité.

    La question qui se pose Quel combat continuer ? c'est est-ce que la nécessité de ces combats dont je parle a disparu simplement parce que Jacques Chirac a dissous l'Assemblée nationale et a provoqué la situation bizarre dans laquelle nous nous trouvons ? À mon avis, non. On ne doit pas considérer ce qui se passe comme un raccourci. Si ça peut l'être, tant mieux, mais la question peut être posée aussi de savoir s'il n'y aurait pas lieu d'éviter, dans la mesure du possible, le risque d'une rallonge. Je veux dire que lorsque le gouvernement, de la gauche, à tort ou à raison, peu importe, estime et dit qu'il est obligé de garder sur quelque chose de très important, et même d'essentiel, la continuité, la question qui se pose est de savoir dans quelle mesure cela aide les combats dont nous parlons, et cela permet à la gauche de se retrouver. C'est une question plus ou moins masquée, ou estompée, par les circonstances, par l'embellie de la conjoncture, qui permet de juxtaposer des affirmations qui sont contradictoires. On peut dire aux autres pays d'Europe, aux Allemands en particulier, quelque chose qui ne va pas du tout avec ce que l'on dit aux Français. On peut prendre des engagements à l'égard des uns qui ne sont pas compatibles avec les engagements que l'on a pris, ou que l'on souhaiterait prendre à l'égard des autres. Nous sommes réellement dans cet entre-deux. Ce qui est remarquable, et ce qui le mérite de ce gouvernement, c'est qu'il semble bien donner l'impression qu'il était capable de faire de la politique autrement sans faire vraiment une autre politique, en faisant tout de même certaines choses. Peut-être n'est-il pas possible de faire autrement. Peut-être n'est-il pas possible de faire mieux. Il n'empêche que c'est par rapport à l'exigence de l'égalité, à l'exigence de la cohérence et à un sens clair de ce qu'est la politique, qu'une pratique, même celle-là doit se juger, et c'est la mesure dans laquelle je pense que le titre que tu as choisi est un bon titre.


    - [Intervention de la salle] En fait, c'est le centre d'inertie du monde qui s'est déplacé, et la gauche est obligé de le suivre, et ne peut donc plus ressembler à ce qu'elle était


    - [D. M.] Pourquoi ? En quoi…


    - [Le même] Les contraintes ont changé. Elle ne peut plus être aussi radicale.


    - [D. M.] Mais en quoi les contraintes ont-elles changé ? Non, elles ont changé, mais en quoi ? [passage inaudible] Je crois par exemple que les mouvements de capitaux avant 14 étaient plus importants ou au moins aussi importants. Bien entendu, la technique, les changements des vitesses d'information changent les conditions, mais la mondialisation n'est pas un phénomène continu. Je pense que c'est une stratégie ou, au moins, la conséquence d'un rapport de forces et d'une évolution de ce rapport de forces. La liberté des mouvements de capitaux, et d'une manière générale le mouvement des dérégulations ce sont des évolutions économiques et politiques. Tous les phénomènes économiques, il me semble, sont des phénomènes politiques.


    - [Le même] Oui mais au niveau mondial


    - [D. M.] Disons qu'elle est d'autant plus petite qu'on la laisse se rétrécir. Il y a du vrai dans cette remarque, je suis d'accord en partie. Mais au fond, je ne suis pas d'accord, pour la simple raison que on assiste en France à une sorte de vertige de l'inexistence, vertige d'une volonté d'inexistence, qui est extrêmement frappante, qui est peut-être d'ailleurs la mesure de ce qu'on appelle un peu bêtement l'exception française, c'est à dire qu'il y a une manière de concevoir l'organisation des choses publiques qui est très particulière, liée à la révolution française, et qui finalement n'est pas allée très loin.(…) Il me semble que les marchés ont bon dos. Par exemple, le passage à l'euro peut se faire parce que le dollar a monté. Bon. Pourquoi le dollar est-il monté ? Est-ce que c'est par un concours de circonstances, ou parce que l'administration américaine a changé d'avis à un certain moment et après avoir pensé que c'était son intérêt de le laisser glisser a pensé que son intérêt était au contraire de le remonter. La réponse est un peu les deux. On dit « on est contrôlé par les marchés ». On est sous la contrainte des marchés, c'est vrai, mais tout de même dans une certaine mesure, dans la mesure où on l'accepte ou on ne l'accepte pas.


    - [Hélène Goldet] Je voudrais apporter une précision à propos de la mondialisation. La mondialisation n'est pas dans l'économie parce que le temps de l'économie est un temps qui n'est pas compatible avec la rapidité avec laquelle s'est déployée l'accélération des flux de capitaux, depuis disons le début des années quatre-vingt. Ce n'est pas un temps économique, et ce n'est pas non plus un temps technique, car les grands bouleversements techniques en ce qui concerne le mouvement des capitaux, l'événement essentiel, ça a été la pose d'un câble sous-marin transatlantique, qui ont permis cette véritable révolution dans le domaine financier et le domaine micro boursier, qui a permis la création d'un marché instantané, un bouleversement technique qui crée une situation économique et financière jamais vue auparavant et un mode de fonctionnement jamais vu auparavant. C'est tout de même en 1881. Le temps économique c'est un temps qui n'est pas à la mesure de ce qui s'est passé depuis 1980.

    Je suis tout à fait convaincue de l'importance des bouleversements techniques auxquels nous assistons, mais ce n'est pas la possibilité d'une information instantanée, c'est plutôt la baisse du prix de cette information qui permet à un nombre sans cesse croissant d'individu d'y accéder. Les dernières innovations technologiques auxquelles nous assistons n'ont pas cet effet dans la mesure où ce sont plutôt des innovations qui ont été anti-marchés au sens où, notamment ,la crise boursière de 1929 a permis la mise en place d'un certain nombre de régulation des marchés financiers qui leur permettent de ne pas fonctionner en instantané pour que le système n'explose pas à tout moment.


    - [D. M.] D'ailleurs, je crois savoir que les économistes ne savent pas ce que c'est que le progrès technique puisque c'est une variable exogène. Seul un sociologue pourrait savoir ce que c'est… Ce serait intéressant d'ailleurs, mais il n'en est pas encore capable.


    - [H. G.] Je viens de me faire raconter que je ne sais pas ce que c'est que le progrès technique. C'est toujours assez agréable


    - [D. M.] Non, mais je veux dire


    - [H. G.] Je terminerai là-dessus en disant que je crois que ce qui s'est passé depuis 1981, en réalité, c'est davantage une innovation que je placerai plus dans le domaine du social que dans le domaine économique. (…) L'accompagnement du vieillissement démographique d'une partie des populations aisées dans un certain nombre de sociétés dont l'accumulation patrimoniale s'est fait sous une forme financière mutualisée sous la forme des fonds de pension. C'est un événement qui est de l'ordre de la politique sociale au sens le plus large du terme, qui fait écho à ce qu'a été la création des grandes banques de dépôt à la fin du dix-neuvième siècle, avec tous les effets économiques et financiers qu'elles ont pu avoir, c'est la création de ces grands fonds de pensions, cette mutualisation des droits d'une partie de la population qui est à l'origine de cette financiarisation accélérée. Paradoxalement, l'origine de la mondialisation, c'est la politique sociale.


    - [D. M.] La première intervention ne conduit pas à se dire, mais alors finalement Quel combat continuer ?, mais à quoi bon ? Ce n'est pas ce que je dis, mais ça correspond assez à l'esprit du temps, en tout cas en France.


    - [H. G.] Je voudrais revenir à ce moment-là sur… Je n'ai jamais été libertaire, mais moi ce qui me frappe rétrospectivement, de cette époque, c'est que nous étions alors hantés par une question. Je me souviens, c'était vraiment une obsession dans nos conversations entre nous. C'était « si tous les autres sont morts, tués - on aimait beaucoup mourir à l'époque - tués, ou en prison, est-ce que moi tout seul, j'en sais suffisamment pour reconstruire, à moi tout seul, le parti révolutionnaire, comme nous disions ou pour être à moi tout seul la mémoire, la volonté, la théorie dont le monde a besoin pour accoucher de la transformation révolutionnaire ». Le gros fantasme, je crois, de la plupart de ceux qui participaient à un certain nombre de groupes d'extrême-gauche, dont celui dans lequel j'étais, la JCR, c'était celui-là. Ça n'était pas du tout quelque chose qui était anarchiste ou individualiste, c'était un immense devoir, un devoir de lecture, un devoir de courage aussi physique, parce que c'est très facile, trente ans après, de dire qu'il n'a pas eu de morts sur les barricades. On dirait franchement que s'il y avait eu des morts, ceux qui sont montés n'y seraient pas montés. En quelque sorte, si nous avions eu des martyrs, ce serait plus intéressant, les conneries de ceux qui sont montés sur les barricades seraient moins des conneries. Personnellement, je sais que nous étions tous un peu comme Fabrice à Waterloo et que, très franchement, entre le bruit d'une grenade offensive et celui d'une vraie arme à feu, nous étions totalement incapables de distinguer. Par conséquent, il ne faut pas oublier que ce qui s'est joué en 68 pour un certain nombre de gens, ça a été la question du courage physique. courir un peu moins vite que les autres, il y a des fois où c'est très…


    - [D. M.] C'est gênant, mais


    - [H. G.] Alors, j'arrive là-dessus pour conclure. Il y a un certain nombre de choses qui me gonflent, mais aussi, c'est tout à fait normal que les gens aujourd'hui se disent « à quoi bon ? ».


    - [D. M.] Précisément, à propos de ce que tu viens de dire, ce que tu as rappelé, c'était un très bon signe, c'est très positif, à la limite. Le fait que des militants le soient comme ça, se posent ce genre de questions, c'est presque la réponse. Ça veut dire qu'on peut imaginer que tel ou tel eussent été capables, individuellement. Mais aujourd'hui, la question qui se pose c'est qu'on constate, non pas, parce que ça, c'est normal, que les mêmes, trente ans après, ne se posent plus ce genre de questions, ont changé d'état d'esprit - ça, c'est… j'allais dire que ce n'est pas grave- ce qui est grave, c'est qu'il n'y en ait pas d'autres. Tu comprends ? Ce qui est grave, c'est que, aujourd'hui, les enfants de la bourgeoisie, ou de la petite-bourgeoisie, ne sont pas comme ceux de 68.


    - [H. G.] Tu as mal élevé tes gosses, Didier ! Non, je crois qu'il nous était arrivé une chose extraordinaire on avait été trahis par le PC. On avait été trahis je pense, parce qu'en 1958, le PC avait traité de Gaulle comme un dictateur militaire. Nous ne comprenions pourquoi, dix ans après, alors que nous ne savions pas ce qui s'était passé, le gaullisme était devenu quelque chose avec lequel on pactisait. Au travers le fait que le PC trahissait la révolution vietnamienne, chinoise,… j'en passe, venait d'abord de l'incapacité de la gauche à parler du communisme. Et je suis complètement convaincue qu'aujourd'hui… On était 250 à la JCR dans toute la France, dont la moitié de cinglés.


    - [D. M.] Oui, largement, mais (rires). Non, je suis d'accord. Ce n'est pas, en tout cas au début, une question de nombre. C'est une question de conscience et, comme on sait, la prise de conscience, par définition, par construction, est toujours singulière.


    […]


    - [D. M.] Pour prendre les choses à un niveau extrêmement terre à terre, est-ce que vous croyez qu'il est plausible que, avec une gauche aussi minoritaire et, en plus, étant ce qu'elle est, on pourra indéfiniment empêcher une droite qui a autant de voix qu'elle de tirer la conclusion qu'elle est majoritaire ? Faire avec le Front national ce que Mitterrand a monté, et qui continue, croyez-vous que ça durera très très longtemps ? Ce n'est pas possible, ça n'a pas de sens.


    - [interruption inaudible]


    - [H. G.] Il est en train de dire que quand le Front National sera là, ça va être vachement mieux pour faire de la politique. - En quelque sorte… Non, je suis en train de poser la question de savoir si on peut faire l'économie d'un passage par la monnaie unique, mais par un régime qui serait une sorte de Vichy suave et sans occupation allemande


    - [Hassan El Mossadak] Vous avez parlé de la laïcité et de continuer le combat contre l'économisme. Il y en a d'autres, par exemple Tony Blair, qui disent que l'économie n'est ni de droite ni de gauche, qu'il faut une adaptation, un certain pragmatisme parce la gauche dans sa version marxiste a toujours souffert du poids de l'économisme pour analyser la société. La deuxième question, dont je me préoccupe à titre personnel. Vous avez défini la république comme une forme de démocratie : qu'est-ce que vous pensez du compromis entre le roi du Maroc et la gauche marocaine, c'est à dire que le combat pour l'égalité, la cohérence et la politique passe par la démocratisation de la vie publique et non par l'instauration d'une république comme une première forme de démocratie, ce qui, au moins, a l'avantage de permettre aux citoyens de se prononcer.


    - [D. M.] La première question, je pense qu'au fond j'y ai presque répondu. C'est presque dans son énoncé : c'est un bon exemple d'économisme, que de penser que l'économie n'est pas politique. C'est une autre manière de le dire que de dire comme Blair qu'elle n'est ni ne droite ni de gauche. L'économie n'est pas politique, il faut la laisser aux économètres. Je pense qu'il faut réfuter cela : combattre l'économisme, c'est cela. À la deuxième question, je ne sais pas la réponse. Je ne connais pas la situation, ni l'histoire du Maroc. Il est possible, effectivement, que l'évolution progressiste des choses se fasse autrement qu'elle s'est faite en France par la révolution française. Encore que l'évolution des choses par la révolution française n'a pas été aussi simple et aussi linéaire qu'on vous le dit, parce que la république selon son concept, elle n'est pas arrivée dans la réalité tout armée, elle n'est d'ailleurs jamais arrivée dans la réalité. Il y a dans ce numéro des Cahiers du Citoyen deux textes sur le fédéralisme. Aujourd'hui, c'est la tarte à la crème de l'européisme français. Comme on a fait la monnaie unique pour inventer un contrepoids à la surpuissance allemande, on a dit on va arracher au chancelier Kohl cette énorme concession, et c'est une vraie concession, qu'il accepte de partager un pouvoir monétaire qu'il détenait seul (parce qu'on avait bien voulu le lui laisser). Aujourd'hui, on dit « La monnaie unique, ce sera une merveilleuse machine à produire la nécessité d'un système politique européen », qui va créer un gouvernement européen et ça ne peut être, compte tenu du fait qu'on est bien obligé d'admettre qu'il n'y a pas une nation européenne, qu'un fédéralisme. Le fédéralisme allemand, ça marche en Allemagne, pas si bien que ça d'ailleurs, mais c'est quelque chose de tout à fait accordé à leurs habitudes et à leur culture. C'est clair que c'est la légitimation de l'inégalité, parce qu'il est légitime qu'en Bavière, le droit ne soit pas le même qu'en Saxe-Anhalt, ou dans la Palatinat. C'est un système qui juxtapose, qui empile, de petites niches, qui légitime qu'il y ait des gagnants et des perdants. On ne peut pas dire que ce n'est pas démocratique, parce que ça repose sur le suffrage universel, mais c'est un système antirépublicain.


    - [Jean-Luc Darroux] Mon intervention concerne surtout les combats à mener. Ce qui est fondamental aujourd'hui, c'est de lutter contre la pensée dite unique d'une part, d'autre part de favoriser l'intérêt du peuple pour la chose publique. Quels sont les moyens pour arriver à ça ? Ce serait surtout de susciter la critique, c'est à dire d'apprendre à critiquer.

    Il y a surtout deux publics essentiels à toucher, à la fois des personnes qui se sentent non concernées et des personnes qui se sentent concernées par la politique, mais sont déçues par elle. Pour ce qui est du premier, je pense que la priorité doit être donnée au système d'instruction publique. Je crois qu'on est capable aujourd'hui de faire quelque chose de beaucoup mieux que l'école de Jules Ferry, qui était l'apprentissage de la connaissance pour la connaissance : conduire à se positionner dans un sens critique par rapport aux connaissances et, pourquoi pas aller au-delà, c'est à dire leur permettre de se positionner par rapport à tout ce qu'ils peuvent entendre, surtout au niveau économique et social.

    La première chose c'est de faire passer un petit peu la notion de critique. Pourquoi cette priorité à l'instruction ? C'est quand même le système qui socialise le plus la population française. À la limite, si les gens ont la notion d'égalité, c'est souvent à l'intérieur du système d'instruction publique que ça s'est fait. À la fac, c'est assez flagrant : les étudiants se considèrent comme égaux en fonction du niveau atteint, quel que soit leur niveau social d'origine (certes, ce n'est pas le summum : ils pourraient se considérer comme égaux quel que soit ce niveau). L'instruction publique favorise un lieu d'échange commun et donne en quelque sorte une identité à la nation. Ce n'est pas une affaire d'enseignants, mais c'est l'intérêt du peuple.

    Au niveau de ceux qui se sentent concernés, les déçus de la politique, je dirai qu'il faut subodorer l'action politique en dehors du cercle traditionnel des notables. Au niveau municipal, il y aurait vraiment les possibilités d'intégrer des gens qui n'y connaissent pas grand-chose et de faire en sorte qu'ils évoluent.

    Je voudrais finir par la pédagogie. Nous qui sommes impliqués politiquement, nous sommes tous des enseignants de la République, des hussards noirs.

    Enfin, je crois que la République elle-même n'est pas un idéal. Évidemment, aujourd'hui, face à la mondialisation, il faut la défendre, mais on devrait à long terme trouver une forme démocratique qui défende beaucoup mieux les principes de liberté et d'égalité.


    - [D. M.] Vous l'appelez ?


    - [J.-L. D.] Je ne l'appelle pas. je pense qu'on peut aller au-delà.


    - [D. M.] J'ai l'impression que beaucoup seront - ou sont - d'accord avec ce que vous dites. la seule chose qui me paraît… Au fond j'ai peut-être eu tort d'employer le mot de pédagogie, parce que la pédagogie, l'école, ce que vous avez dit est très vrai, mais en même temps, la pédagogie, ce n'est pas la démocratie, l'apprentissage de la démocratie. Je ne crois pas que la pédagogie soit démocratique. Je veux dire que la position de l'instit, ou du prof, à l'école ou même à l'université ce n'est pas la position du citoyen. La position du citoyen, c'est la position de l'égalité.


    - [J.-L. D.] Je n'ai pas dit cela.


    - [D. M.] Vous ne l'avez pas dit, du tout !


    - J'ai une question sur l'égalité, qui me paraît assez vague, comme idée. 68 c'est l'égalitarisme.


    - [D. M.] Je n'ai pas dit que c'était 68


    - Non, non, pas du tout,. mais pour moi, l'égalité ainsi comprise, d'une manière un peu vague accès à la connaissance, marché…


    - [D. M.] Il me semble que l'égalité, c'est, d'abord, l'égalité politique, et à partir de l'égalité politique, un certain nombre de conséquences qu'il faut tirer ailleurs. La citoyenneté, le débat entre des citoyens dont on considère qu'ils ont un rôle égal et un accès égal au partage de la chose publique, de la décision, porte à conséquence quant au de l'égalité dans d'autres domaines. Il est bien évident qu'il faut que d'autres inégalités soient réduites. C'est à partir de l'égalité politique que…


    - Elle n'est pas niée, actuellement.


    - [D. M.] Il me semble qu'elle est complètement détournée. La manière dont on fait de la politique, dont on en parle, c'est le contraire de l'égalité. C'est le despotisme éclairé. On a persuadé les gens que la démocratie était un système politique où les élections sont libres. Ce n'est pas vrai, ce n'est pas la démocratie. La démocratie, c'est un système politique où des élections libres sont la conclusion, provisoire, d'un véritable débat, entre des citoyens éclairés, c'est à dire à qui on a donné les moyens de débattre. Sinon, ce n'est pas la démocratie. Par exemple, la république de Weimar avait institué des élections libres et Hitler est arrivé légalement au pouvoir. Sur la première question, je me suis sans doute mal exprimé parce que ce n'est pas du tout ce que je pense. Je n'ai pas voulu dire qu'il était urgent de ne rien faire et de se mettre à penser. Effectivement, il faut réfléchir. Mais il faut réfléchir dans ce qu'on fait, et par conséquent il ne faut pas du tout cesser de faire quelque chose.


    - [Noé Peyre] Quand vous dites, « d'abord la liberté, légalité politique, ensuite le reste viendra de soi » L'égalité politique puis le reste ensuite, c'est exactement ce qu'explique Marx dans L'idéologie allemande… Si la gauche se met à dire ça, effectivement il n'y a plus de gauche, parce que la première chose que doit faire la gauche, c'est d'interdire tout salaire au-delà de quarante mille ou cinquante mille francs et de reverser…


    - [D. M.] Non, ne viendra pas de soi


    - [N. P.] Je veux dire que si l'inégalité des situations économiques existe, est trop grande, il n'y aura pas d'égalité politique.


    - [D. M.] L'idée que la démocratie, dans sa forme républicaine, est quelque chose qui doit être réservé aux institutions politiques, c'est la pratique américaine. La démocratie, c'est pour la politique et le reste c'est la liberté. Ce qui caractérise au contraire l'Europe, c'est l'héritage d'ailleurs de la gauche, la démocratie dans le sens que nous lui avons donnée est une exigence qui doit valoir partout dans la vie collective, dans tous les domaines de la vie sociale, l'exigence de la démocratie et l'exigence de l'égalité doivent être mises en œuvre. C'est l'exigence politique.


    - [N. P.] D'accord, mais dites moi si l'idée ne vous paraît pas légèrement de gauche. Son travail positif, s'il y en a encore un, c'est d'augmenter un peu les conditions de vie, les salaires, la SMIC, le RMI… Tout ça, c'est bien, mais est-ce que l'inverse n'est pas aussi important, voire plus important, c'est à dire…


    - [E. L.] Prendre aux riches ?


    - [N. P.] Oui, prendre aux riches.


    - [E. L.] Mais ils ne veulent pas !


    - [D. M.] Ce n'est pas complètement sans rapport.


    - [N. P.] Tant que la gauche ne fait pas ça, elle ne mérite pas le nom de gauche. Par exemple, si on mettait les hommes politiques au SMIC, on verrait lesquels sont réellement honnêtes […] Je suis en train de monter une pétition pour diminuer le salaire des Normaliens […].


    - [E. L.] La question qui est posée , c'est finalement celle de la répartition des salaires. La question que je me pose, qui semble assez naturelle, qui n'est certes pas une question neuve, c'est : est-ce qu'on peut vraiment poser la question à ce niveau là ?, c'est à dire est-ce qu'on peut vraiment poser la question de salaires, et en particulier de celui des Normaliens, puisque c'est comme ça qu'elle a été posée, sans poser plutôt, avant de poser celle du mode de vie, celle du capital et de la nature du pouvoir. Est-ce qu'on peut vraiment dire par décret « Hop ! On prend aux riches pour donner aux pauvres ! ». Il me semble que, pas plus qu'on abolira le capitalisme par décret - c'est un grand acquis : nous savons tous qu'on abolira pas le capitalisme par décret -, la solution n'est pas là. Je trouve assez singulier, dans le cas précis que tu as pris, qu'on parte du principe qu'il faut donner aux pauvres pour améliorer leur salaire et leur mode de vie et qu'il faut prendre aux riches, et qu'on termine en pétitionnant pour la baisse de salaires qui ne sont certes pas les plus élevés, et d'autant plus que les salaires ne sont pas, par principe, les revenus les plus élevés. […]


    C'est un peu la question , et c'est ce qui manque dans tous tes exposés, Didier -je n'ai pas non plus la réponse- c'est « Qu'est-ce qu'on fait ? ». La gauche n'est pas dans la gauche, la gauche n'est pas en toi non plus…


    - [N. P.] On ne fait pas le paradis sur terre par décret, d'accord, mais…


    - [E. L.] Ce qui me gêne c'est que, puisqu'on ne peut pas faire le paradis sur terre, on veuille baisser de vingt pour cent le traitement de fonctionnaires stagiaires qui gagnent sept mille francs par mois.


    - [N. P.] C'est un début.


    - [E. L.] Crois-tu vraiment que ça contribuerait à avancer le paradis sur terre ?


    - [D. M.] S'il faut baisser quelque chose, il faudrait peut-être mieux commencer par baisser les revenus dix fois ou vingt fois, voire cent fois supérieurs […L'orateur évoque ensuite la similitude entre la situation présente et celle de 1940, « que personne ne songe à commémorer », en s'appuyant sur la récente lecture qu'il vient de faire de L'étrange défaite de Marc Bloch, avant de conclure]

    Il y a plusieurs raisons d'être optimiste. Il y en a une dont on parle, me semble-t-il, assez peu : il est rarement arrivé que personne ne puisse se faire une idée précise de ce qui va arriver. Vous me direz que c'est toujours le cas. Ce n'est pas vrai. En 1940, les gens qui dirigeaient la France, comme on dit, qui qu'ils fussent, pensaient avoir une idée très précise de la manière dont les choses allaient se passer. Comme leur idée était fausse, ça ne leur a pas réussi.

    Mais aujourd'hui, regardez, par exemple, ce qu'on appelle le pragmatisme. Il y a un pragmatisme intelligent, bien conduit, et un pragmatisme maladroit : le gouvernement actuel est un gouvernement habilement pragmatique. Mais croyez-vous que ce gouvernement ait la moindre idée claire de ce que peut devenir cette usine à gaz qu'est la construction européenne ? […] Il y a un côté un peu inquiétant à ça. Le bon côté de cette impression, si elle est juste, c'est que beaucoup de choses sont possibles, et pas seulement le pire.


    - [E. L.] Je vous remercie d'avoir participé à ce débat. Il me semble significatif que, partis de l'obligation, de l'obligation médiatique, dans laquelle nous étions de commémorer mai 68, nous en soyons arrivés à l'intérêt qu'il y aurait à commémorer juin 1940.