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Sur les nations envisagées comme objets politiques (1)
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(2) Tentative de perspective historiqueDouze thèses préalables.
J’essaie ici, après avoir très longtemps, dans des contextes variés, tourné autour de la question nationale, de l’aborder de front. L’ampleur du sujet m’a conduit à adopter, pour éviter d’écrire des centaines de page, une présentation par thèses successives, qui devrait, je l’espère du moins, faciliter la discussion.
Il ne s’agit ici que de quelques préalables. J’ai l’intentionsi fata sinunt, de poursuivre cette réflexion, vraisemblablement sous la même forme.
1) C’est un fait qu’il y a des nations. Toute théorie politique qui prétend ignorer ce fait, ou le nier, s’y heurte rapidement, et en subit des conséquences fâcheuses.
2) C’est également un fait qu’il est fort difficile de définir ce qu’est une nation. Otto Bauer commence son gros livre sur la question en citant un nommé Walter Bagehot (dont je ne sais rien de plus) qui déclare, selon lui, que « la nation est un des nombreux phénomènes dont nous savons ce qu’ils sont tant qu’on ne nous interroge pas, mais que nous sommes incapables d’expliquer d’une manière concise et concluante »[1]. Ça n’est pas bête, mais ne peut être satisfaisant pour qui veut faire un usage politique de cette notion.
3) On trouve une des causes principales de cette difficulté dans la diversité des nations, de leur structure, de leur histoire, chacun qui disserte de ce qu’est une nation ayant une tendance naturelle à considérer la sienne propre, et à en déduire une définition générale. Les divergences entre Otto Bauer et Staline, par exemple, s’expliquent largement si on considère que le premier était un Allemand dans l’empire austro-hongrois, le second un Géorgien dans l’empire russe.
4) Un autre fait aggrave cette difficulté : on ne parle jamais de nation abstraitement, ni innocemment, mais toujours dans un contexte politique précis, avec un but politique précis. C’était le cas d’Otto Bauer et de Staline, qui tentaient chacun d’adapter la doctrine marxiste au cas de deux empires caractérisés, fort différemment, par la coexistence sur leur territoire de nombreuses nationalités. C’est encore plus vrai quand on essaie d’opposer une conception allemande et une française de la nation à partir des œuvres de Fichte et de Renan en oubliant que l’un et l’autre ne traitaient pas de la nation dans le ciel des idées, mais le premier pour mobiliser les Allemands contre la France de Napoléon, le second pour contester que l’Alsace fût allemande et non française. Nous n’aurions pas non plus grand-chose à répondre à qui prétendrait que les présentes thèses sont écrites dans le contexte politique précis de la sujétion de la France via l’Union européenne, et ne peuvent avoir de portée générale qu’incidemment.
5) On a le plus souvent voulu définir la nation soit par le sang, soit par la terre, soit par la langue. Des gens subtils jugent plus rationnel de la définir par le libre choix des individus qui la composent, et d’inventer la nation politique, la nation contrat, en forçant manifestement la formule bizarre de Renan qui la définissait comme « plébiscite de tous les instants », sans évidemment aller jusqu’où il vont.
L’idée de nation contrat fondée sur le libre choix de ses citoyens est une vaste plaisanterie, que la simple observation des faits suffit à démentir. Il est clair qu’à peu près tous les humains qui se reconnaissent et à qui on reconnaît une appartenance nationale ne l’ont pas choisie, mais reçue. Il est évidemment théoriquement possible que des individus choisissent de former entre eux une nation. C’est le modèle idéologique des Etats-Unis d’Amérique, et de ce qui s’est nommé État d’Israël, qu’on peut accepter comme tel si on oublie les aspects délibérément raciaux du rassemblement initial, et si on laisse de côté le fait qu’une telle nation ne peut avoir de terre qu’en la prenant à d’autres. Il n’en reste pas moins qu’une telle nation ne peut conserver cette définition que le temps d’une génération : dès la deuxième, ses ressortissants le sont sans l’avoir choisi, parce qu’ils sont nés de parents donnés à un endroit donné, comme ceux de toutes les autres nations.
6) La définition de la nation par le sang ne résiste pas plus à l’examen des faits. On constate aisément que les sangs se mêlent, que les individus se déplacent et changent, sinon immédiatement, du moins après quelques générations, d’appartenance nationale, qu’il n’y a pas de sang nationalement pur.
7) La définition de la nation par la terre n’est pas plus convaincante. Ni la naissance en un lieu, ni la résidence en ce lieu ne suffisent à faire une appartenance nationale. Même si cela était, il resterait le problème de la définition des limites de la terre correspondant à chaque nation.
8) La définition par la langue, qui peut sembler plus souple, n’a pas plus de pertinence. Il y a des langues communes à plusieurs nations évidemment distinctes. Les Écossais et les Irlandais ne sont pas devenus Anglais en se mettant à parler couramment l’anglais plus souvent que leurs dialectes celtiques. Les habitants de l’Amérique latine ne sont pas, ou plus depuis longtemps en tout cas, castillans ou portugais. Il y a aussi des nations ayant plusieurs langues. Il serait tout à fait absurde de considérer que la France n’est devenue une nation que du moment où presque tous ses habitants ont parlé principalement le français, pas avant le début du vingtième siècle.
D’ailleurs cette définition, fort prisée des théoriciens allemands du dix-neuvième siècle, partait du fantasme que la langue révélait le sang, ce qui nous ramène aussi à un problème précédent, et excluait donc qu’on pût changer de langue (ce qui conduit encore aujourd’hui certains à donner une carte des nationalités en Europe figée sur celle des langues au XIXe, comme si elle était plus naturelle qu’une d’aujourd’hui… ou une de l’Antiquité, quand la langue dominante du Rhin à Gibraltar était le latin).
9) On ne peut cependant nier que l’appartenance nationale ait à voir avec le sang, la terre, la langue. Ces trois facteurs se combinent différemment selon les nations, avec des importances variées pour chacun.
10) Mais cette combinaison même n’est pas suffisante pour définir une nation. Elle ne rend pas compte de cette évidence, qu’au cours de l’Histoire il y a des nations qui apparaissent, d’autres qui disparaissent, sans lien bien sûr avec le sang, dans la plupart des cas sans migrations massives qui permettraient de parler de la terre, sans rapport avec la langue non plus.
11) La définition donnée par Otto Bauer, « communauté de culture fondée sur une communauté de destin » a l’avantage d’englober tous ces aspects, et les évolutions historiques possibles, et d’être suffisamment large pour rendre compte de l’existence de toutes les nations, malgré leurs diversités. Elle ne permet cependant pas de dire ce qui est nation et ce qui ne l’est pas quand la chose est contestée.
12) La question du lien entre nation et État est essentielle quand il s’agit de traiter politiquement des nations. Elle n’est pas simple. Il y a un lien évident, en ce que l’existence d’un État ou, plus largement, d’institutions politiques, peut contribuer à la construction de la communauté de culture qui fonde une nation. Mais cette existence n’est ni nécessaire pour caractériser une nation, puisque beaucoup ont eu une réalité incontestable bien avant d’en avoir (si elles en ont jamais eu), ni suffisante, puisque bien des constructions politiques n’ont pas fait émerger de nation au cours de l’Histoire. Les cas de la France, de l’Allemagne, de l’Italie, du Royaume-Uni et de l’Espagne suffisent à montrer des rapports très différents entre nations et institutions politiques, qui ne sont pas dus à des conceptions différentes a priorides unes ou des autres, mais à des successions de faits historiques.
Bellegarde, 19 mars 2019.
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[1]O. Bauer, La question nationale et la social-démocratie, traduction de N. Brune-Perrin et J.Brune,Paris Montréal (EDI), 1987 (première édition en allemand à Vienne, 1907), p. 41, citant W.Bagehot,Der Ursprung des Nationen. Beitragen über der Einfluss der natürlichen Zucwahl und der Vererbung auf die Bildung politischer Gemeinwesen, Leipzig, 1874.