• Le rapport introductif du 14e colloque du CERES, un texte capital de Didier Motchane à un moment décisif (1985), édition critique

    Ils reviendront ces dieux que tu pleures toujours.
    Le temps va ramener l’ordre des anciens jours.

     

     

    Le rapport introductif du 14e colloque du CERES, un texte de Didier Motchne à un moment décisif (1985)Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. J’y pensais depuis très longtemps. Si vous allez avoir la chance de lire ci-dessous le rapport introductif au quatorzième colloque du CERES, c’est que son texte avait été numérisé par Pierre Bréau pendant l’hiver 1998/99, parce que nous envisagions déjà de le diffuser dans le cadre du cercle Jules Guesde, lequel a eu si peu d’existence que seul Karl Joulain s’en souvient encore.

    Je l’avais découvert dans ce qui était alors le local national et parisien du Mouvement des Citoyens, au 9 rue du faubourg Poissonnière, au rez-de-chaussée à droite sur la cour, dans l’armoire qui était entre le bureau de Bernard et Marinette (aux jours heureux où ils étaient unis) et le débarras, où était aussi la collection de livres des années 1970 qui m’a permis de commencer la mienne, à une date que je ne me rappelle pas exactement. C’était avant la délocalisation vers le premier étage à gauche sur la cour, qui est arrivée durant l’année 95/96, après le moment où j’ai commencé à y avoir mes entrées, à l’automne 94. J’étais alors un bureaucrate. Je me rends compte aujourd’hui que cette propension à ouvrir les armoires qui étaient faites pour rester fermées était un signe que je ne le resterais pas longtemps.

    Il se présente comme une brochure de douze pages, trois feuilles A3 agrafées, la première consacrée au titre, tel qu’on le voit sur la photo ci-dessus, les onze autres imprimées en petits caractères sur deux colonnes Le rapport introductif du 14e colloque du CERES, un texte de Didier Motchne à un moment décisif (1985)séparées par un trait vertical continu, la dernière incomplète. Les merveilles de la technique moderne nous permettent de savoir qu’il fait 73958 signes, ce qui correspond environ à cinquante pages d’un livre normalement imprimé. En bas de la dernière page, en caractères encore plus petits, on lit « Imprimerie S.C.I.E. (62160 Bully-les-Mines) », ce qu’on trouve également sur les numéros de Volonté socialiste, le bulletin du CERES, à partir de 1983, et sur son successeur Socialisme et République, jusqu’en février 1989. Il n’y a là aucune date, ni non plus sur la couverture. La citation p. 12 de « Pierre ROLLE dans le dernier numéro d'En Jeu (avril 85) » permet seule de dater précisément l’écriture du texte, sinon son impression, puisque En Jeu, revue ayant paru, en vingt-six livraisons, d’avril 1983 à janvier 1986, dirigée par Didier Motchane et Jacques-Arnaud Penent, la plus belle qui ait jamais existé, était mensuelle, et que le 21 a été suivi par le 22 de mai.

    J’ignore tout à fait quels ont été son tirage et sa diffusion. Quand on trouve au fond d’une armoire dix ans après une très grosse pile d’une brochure, la première idée qu’on a est qu’elle a été abondamment tirée. À la réflexion, on se dit que c’est peut-être qu’elle a été fort peu diffusée. Elle aurait dû logiquement être envoyée à tous les abonnés de Volonté socialiste correspondant aux soutiens connus du CERES[1]. Mais elle ne porte pas la mention habituelle « supplément à Volonté socialiste », en principe nécessaire pour profiter du routage.

    Le titre, apparemment obscur, peut être éclairci. Le Centre d’Études, de Recherches et d’Éducation Socialistes a été créé à une date incertaine (antérieure en tout cas à l’officielle, janvier 1966) par Didier Motchane, Jean-Pierre Chevènement et Alain Gomez, rejoints ensuite par Georges Sarre puis Pierre Guidoni, comme, ce qu’indiquait son nom, un lieu de travail intellectuel, qui a obtenu le statut d’organisme associé au parti socialiste SFIO à une époque où les tendances y étaient strictement interdites (depuis la Libération, où on les avait rendu responsables, air connu, de tous les maux antérieurs). À ce titre, il s’est manifesté publiquement par l’organisation de colloques présentant ses travaux. Il est devenu progressivement un groupe politique officieux puis après Épinay (avec de subtiles nuances sur lesquelles nous passons) un courant officiel du Parti socialiste. Ses colloques évoluèrent parallèlement pour devenir à peu près ce qu’était un congrès pour un parti (mais sans vote, dans le cadre du « centralisme dialectique »). Ce n’est pas seulement par fétichisme qu’ils gardèrent ce nom, devenu paradoxal : si le PS a admis l’existence de « courants » comme conséquence de la représentation proportionnelle dans ses instances adoptée dans des conditions très acrobatiques à Épinay, il n’est pas revenu sur l’interdiction des tendances, nuance hypocrite qui permettait de réprimer toute manifestation des courants minoritaires hors des instances du parti. Les colloques furent annuels du sixième (1972) au douzième (1978) qui élabora la ligne pour le congrès de Metz et éradiqua l’hérésie pierretiste, puis l’habitude s’en perdit. Il y en eut un treizième, apparemment renommé « journées de réflexion » en juin 1982. Le quatorzième fut le dernier.

    Il n’est pas difficile de reconnaître dans ce texte la plume, inégalable, de Didier Motchane. Didier a un jour répondu à une question de ma part à ce sujet, du bout des lèvres, se rappeler l’avoir écrit, sans m’en dire rien de plus (j’y reviendrai). À ceci près, c’est un texte absolument dépourvu de contexte. La seule citation que j’en ai trouvée est, précisément, de Didier, dans une brochure de mai 1986 (j’y reviendrai aussi). Après avoir souvent essayé, sans succès, d’en savoir plus, j’en conclus qu’il faut le traiter comme je traiterais une inscription latine, trouvée dans un rempart (ici, une armoire) dont on sait que ce n’est pas l’endroit pour lequel elle avait été gravée. Peut-être cette publication permettra-t-elle de faire réagir certains (il doit bien en rester, quand même) qui en sauraient plus. 

    Une fois l’auteur identifié, il serait parfaitement inutile, car répétitif, de signaler que ce texte est excellent. Il l’est particulièrement. Il s’agit, à partir d’une analyse historique très serrée remontant à 1945 (avec quelques mots sur l’entre deux guerres), d’un jugement impitoyable sur l’action des gouvernements dirigés par le PS depuis 1981, qui porte implicitement le constat de l’échec de la démarche du CERES, d’autant plus fort (malgré quelques toutes petites restrictions sur la fin) qu’il vient d’un secrétaire national de ce parti et du principal responsable alors de ce courant, Jean-Pierre Chevènement étant ministre, suivi par une amorce de réflexion sur ce qu’il faudrait faire pour changer cela, à très long terme. Il est remarquable qu’il ait été écrit si tôt, dès avril 1985. Il l’est encore plus qu’il n’ait, après trente ans, rien perdu de sa pertinence, ni même de son actualité, ce qui montre l’extrême lucidité de son auteur, mais aussi, ce qui est moins réjouissant, qu’on n’a rien fait depuis pour porter remède aux maux qu’il dénonçait.

    Place au texte, donc, auquel j’ai ajouté quelques notes pour éclaircir certaines allusions à des choses qui ne sont peut-être pas familières à tout le monde aujourd’hui, que suivront mes modestes commentaires sur ce que je sais du contexte (ici) et ce que je crois pourvoir en déduire, puis quatre séries de textes (on a publié ces six différentes parties de telle sorte qu'elles apparaissent dans l'ordre dans le menu du blog)

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    Le rapport introductif du 14e colloque du CERES, un texte de Didier Motchne à un moment décisif (1985)

    La photo de Didier Motchane qui illustre l’éditorial d’En Jeu d’avril 1985

    14eCOLLOQUE DU C.E.R.E.S.
    RAPPORT INTRODUCTIF

    Préambule :
    Une crise avant la crise

    1920-1980 : l'histoire de la France contemporaine est à la fois celle de la faillite de ses classes dirigeantes et celle de la perpétuation de leur hégémonie.C'est donc, en d'autres termes, d'un double échec qu'il faut partir. L'échec d'une bourgeoisie dont la vitalité et la force historique auraient été ensevelies dans la première guerre mondiale comme dans un tombeau ; l'échec d'un mouvement ouvrier incapable de substituer sa direction à la sienne[2].

    Ce constat ne paraîtra sommaire qu'à ceux qui n'auront pas fait l'effort de prendre le recul nécessaire pour situer dans la continuité d'une perspective les fragments de l'analyse et les moments de la durée : il faut prendre du champ pour découvrir la courbe de l'horizon. La France a plus changé pendant les trente dernières années qu'au cours de la première moitié du siècle. On discerne dans cette accélération le poids accumulé des ralentissement antérieurs. Ils font comprendre combien les caractères distinctifs de la formation sociale française y ont coincé dans l'espace et dans le temps le capitalisme industriel entre la persistance d'une logique foncière qui l'atrophie et l'invasion d'une logique financière qui le désintègre et le mondialise. L'inertie des comportements patrimoniaux des classes dirigeantes transcende en effet une évolution qui vient seulement, avec le giscardisme, de faire en quelque sorte mûrir ensemble sous nos yeux la prépondérance de la bourgeoisie financière et le déclin industriel du pays. Tardives et concomitantes, cette assomption et cette décadence étaient assurément en germe dans l'épuisement séculaire d'une bourgeoisie demeurée, comme le marquent à courte distance la saignée de la Grande Guerre et l'écroulement de 1940, prisonnière du 19esiècle, malgré d'indéniables efforts pour maîtriser le nôtre.

    Moins sans doute dans un entre-deux-guerres tombé, malgré l'échancrure du Front Populaire, dans un malthusianisme sans faille que pendant l'entre-deux crises qui suivit la Libération, se déroule une sorte de course poursuite du temps perdu : de de Gaulle à de Gaulle et de Mendès à Pompidou, des commissions de modernisation du Plan Monnet à la « nouvelle société » de Jacques Chaban-Delmas, les classes dominantes du pays ou du moins leurs fractions dirigeantes - bourgeoisie industrielle et bourgeoisie d'État (de droite et de gauche) n'ont cessé de moderniser la France.

    Déploiement industriel et ouverture des frontières, décolonisation et recentrage commercial sur la communauté économique européenne, urbanisation massive et exode rural accéléré, telles furent, on le sait, les figures imposées de cette « modernité ». Mais les transformations considérables qu'elles ont induites ne doivent pas nous dissimuler, par leur ampleur et leur vitesse, une continuité plus profonde. La contrainte intérieure à laquelle elles obéissent est celle d'un conservatisme social qui fonctionne comme l'invariant fondamental de la société française. Ce conservatisme surmonte d'autant mieux sa tendance à figer les compromis de classe dont il a besoin qu'il lui faut en renouveler les termes pour les adapter à l'évolution du capitalisme. À travers l'enchevêtrement de ses modulations idéologiques et la succession de ses modalités institutionnelles, la modernisation de la France est restée l'enjeu de la « modernisation » de ses classes dirigeantes, et non l'inverse ; elle est restée l'enjeu de la perpétuation du pouvoir de sa bourgeoisie.

    En sorte que le modernisme, comme le remarque justement André GAURON « a été le contraire d'une pensée anticipatrice », parce qu'il ne procédait pas d'une volonté émancipatrice. « Ainsi s'est-il constamment défini par rapport au modèle fordiste américain. Il n'a pas pensé l'expansion : il a eu pour seule ambition de l'organiser en facilitant la régression et la modernisation de structures jugées archaïques… le conservatisme social n'a pas été la négation du modernisme économique : il s'est révélé être sa condition en permettant à la bourgeoisie financière de contenir la montée du salariat et de faire échec à tout partage du pouvoir, social et politique »[3]. Les classes dirigeantes avaient besoin du progrès économique pour établir avec le salariat les compromis qui préservent leur domination et leurs privilèges, et pour adapter les structures de leur hégémonie à cette fin. Loin de la rompre, le mouvement ouvrier et la Gauche, malgré une apparente montée en puissance, semblaient ne pouvoir la combattre que pour mieux y consentir, et disposer les salariés à lui donner leur acquiescement.

    Il faut rappeler ici comment la triple providence de la croissance, de la démocratie politique et de l'État a réussi, Sainte Trinité de la bourgeoisie moderne, à piéger progressivement la Gauche et le mouvement ouvrier dans un judo dont ils ne maîtrisaient pas les clefs. Car l'histoire actuelle de la Gauche est celle d'une crise avant la crise, celle d'une défaite culturelle et morale : comme si les « trente glorieuses » années de croissance l'avait laissée, après une amputation profonde et indolore, en panne d'intelligence et à court de volonté.

    Comment expliquer que le « progrès économique » et le déploiement mondial du capitalisme aient mis le mouvement ouvrier dans un secret désarroi au moment même où les exigences de l'accumulation intensive semblaient déplacer les rapports de force en sa faveur ?Jamais les syndicats et les organisations politiques de la Gauche n'avaient acquis autant d'importance en Europe et même aux États-Unis entre le new deal et la guerre froide - que dans la période de l'après-guerre. L'économie de guerre avait imposé des contraintes et des habitudes qui permettaient de soumettre au contrôle et à l'organisation de la conscience collective les développements de la socialisation clandestine de la production et des échanges opérée par le capitalisme. La période de la reconstruction économique de l'après-guerre fut celle de l'édification d'un système public de protection sociale dans les pays industrialisés européens. Et les idées de Keynes avaient fini par leur fournir une doctrine qui paraissait opératoire pour assurer, en faisant de l'État-providence et de la négociation collective l'instrument d'une régulation économique efficace, une continuité sans précédent de la croissance et de l'emploi. L'influence de la social-démocratie, entendue à la fois comme une pratique politique et comme une forme de société, semblait bien la promettre à dominer l'avenir. Même dans les pays où, comme la France, la Gauche faisait profession de refuser ce troc du pouvoir contre le bien-être qui compense un renoncement politique par de multiples et considérables gratifications, le compromis social-démocrate était à l'œuvre. Il fonctionnait comme l'opérateur invisible d'un consensus imaginaire (mais quel consensus, pour reprendre ce mot qui caractérise bien la démocratie bourgeoise, ne l'est-il pas ?) ; il munissait le pilotage social d'un horizon artificiel : ce degré zéro apparent de la lutte de classe qui sert d'alibi intelligent au conservatisme et lui permet de faire coïncider le maximum d'espérance avec le maximum de résignation.

    Ainsi la croissance, la croissance « forte et indifférente » des années soixante n'aura-t-elle pas seulement donné aux classes dirigeantes de la France, avec le jeu nécessaire pour rallier les uns et neutraliser les autres, le moyen de concilier la modernisation de leur pouvoir avec celle du pays ; elle ne leur a pas seulement permis de pacifier la société à leur avantage, elle leur a permis d'imposer au mouvement ouvrier un armistice dont il ne pourrait sortir que diminué. C'est en effet dans cette période que s'est nouée la crise de la conscience politique de la Gauche. À mesure que l'héritage de Staline confirmait aux yeux des générations nouvelles les impasses du communisme, le socialisme survivait de plus en plus difficilement au naufrage de ses mythes et ne semblait porter en lui partout ailleurs qu'une image désenchantée. Perverti à l'est, mais subverti à l'ouest, l'effondrement des espoirs successivement levés par la Révolution d'octobre, le Front Populaire et la Libération, les divisions du mouvement ouvrier - redoublées par le partage du monde, l'ankylose enfin de ses organisations et de ses cléricatures - l'exposaient gravement au travail de sape que les mercenaires, folliculaires et pelliculaires de l'impensé bourgeois menaient pour le compte de la nouvelle alliance de la bourgeoisie financière et des nouvelles couches de la petite bourgeoisie. On ne s'attardera pas ici sur le pacte libéral-libertaire qui scella d'une éclatante réussite le détournement des idées des révoltes et des mythes de Mai 68, l'enterrement en petites pompes du prolétariat et de la nation indéfiniment célébré par des revenants de la Révolution revenus de tout sauf du reste. Laissons les baladins de la gauche américaine au firmament médiatique qui leur fit préférer les délices de la société civile à celles de la guerre civile. Le capital symbolique dont ils se nimbent n'empêchera pas l'histoire de renvoyer ces histrions dans ses limbes. La lutte des idées étant au cœur de la lutte sociale, ces aventures de l'inintelligence n'ont de sens que par rapport à elle ; ce qu'il importe de décrire, et s'il se peut d'expliquer, c'est la décomposition idéologique de la Gauche qui en nourrit la moisissure et la crise du mouvement ouvrier dont elle est à la fois l'expression et le ferment.

    Pour prendre cette affaire au plus simple, ce renversement de l'échelle morale des valeurs, qui fait préférer l'attrait de l'irrationnel à l'effort de la raison et le repli sur la vie privée au déploiement des solidarités, ne fut pas le cri de Mai 68 - bien au contraire - mais le fait de sa dénaturation ultérieure. « Tout est politique », ce qui est d'ailleurs une assertion bien exagérée, fut l'une des inscriptions les plus redoublées sur les murs de Mai et les plus recouvertes quelque temps plus tard, dans l'esprit du temps, par son exact contraire. Mai 68 fut dans une grande mesure une révolte morale dont l'avortement politique convertit la ferveur en dérision. L'exaltation paranoïaque de l'individualisme - qui soit dit en passant est à l'extrême opposé du souci de la liberté personnelle et l'éloge obsessionnel de la différence - qui masque en réalité une anxiété grégaire tout à fait contraire au respect de l'identité - sont les enfants naturels de la déception et du désespoir. Et la dévaluation du travail industriel qui fut bien l'un des traits culturels de l'époque dont on se souvient qu'elle ignorait le chômage de masse qui devait suivre - doit beaucoup à la résistance de la classe ouvrière au taylorisme, et à l'angoisse provoquée dans l'ensemble de la société par l'accélération des mutations techniques et le sentiment d'une impuissance collective à les maîtriser. Bref, le déferlement de ce qu'on appelle aujourd'hui l'individualisme est moins une pulsion collective qu'un résidu, la réaction cumulée des hommes et des femmes encerclés par le sentiment de l'ataraxie sociale et isolés dans l'angoisse des solidarités désintégrées.

    Il ne suffit pas en effet de faire la psychologie de l'histoire pour rendre compte de l'histoire de la psychologie. Comme les représentations sociales ne sont pas le reflet pur et simple de la lutte de classe, mais l'agent et l'enjeu de celle-ci ; comme il n'est pas de valeur qui ne soit liée à des intérêts ni d'intérêts à des valeurs, l'esprit du temps comme celui de l'escalier ne s'éclaire, en fin de compte, que du sens de leurs permutations. Il en est donc des figures de la symbolique sociale - cette expression étant déjà un pléonasme - comme de celles de l'économie monétaire : elles impliquent la production réelle de la société et de l'économie qu'elles déplacent sans les remplacer.

    De l'après-Mai 68 à l'après-Mai 81, on sait ce que la succession des mouvements heurtés et des glissements feutrés d'images et d'idées donne à lire, ou plutôt à déchiffrer : une crise morale de la bourgeoisie dont la croissance économique ne l'a pas préservée, mais dont pourrait-on dire elle a réussi à se défausser sur le monde du travail à la faveur du chômage que la crise économique nous vaut depuis 10 ans. Cette crise qui détruit ou réduit les marges de compromis disponibles pour concilier le conservatisme social et le changement économique n'a pas seulement révélé l'incapacité du capitalisme français à tenir son rang ; elle a révélé l'impuissance actuelle du mouvement ouvrier à substituer son hégémonie sociale à celle d'une bourgeoisie défaillante,au moment même où la décadence de celle-ci était pourtant devenue manifeste. Le paradoxe n'est évidemment qu'apparent d'une gauche plus démoralisée en France par les conséquences de sa victoire politique que la droite ne l'avait été naguère au plus fort de l'expansion économique : mondiale mais aussi globale, la « crise » ne peut être comprise que d'un point de vue politique ; elle est d'ailleurs d'abord et toujours une crise de la conscience politique. Avant d'en rappeler les soubassements, c'est-à-dire l'agglomération simultanée des transformations géopolitiques et économiques du monde qui sont au croisement des changements en cours dans les rapports de production et ceux des États, il faut discerner les raisons pour lesquelles les forces sociales qui se reconnaissaient dans la gauche, en France comme dans les autres pays capitalistes développés, ont été défaites dans leur cohérence par la croissance avant d'être atteintes dans leur cohésion par la crise[4].

    L'idée selon laquelle l'expansion de la consommation de masse et celle de l'État providence - deux des conditions permissives du fordisme, c'est-à-dire du système de régulation sociale qui a permis la continuité de la croissance intensive des économies capitalistes après la guerre en ajustant la progression d'une demande solvable à la progression de la production - auraient provoqué l'embourgeoisement de la classe ouvrière et le développement d'une immense classe moyenne que son enflure indéfinie destinerait à occuper presque tout l'espace social est à la fois fausse et répandue. C'est un article de foi sociologique des libéraux, mais si Giscard continue d'en être un inlassable utilisateur (de Démocratie Française à 2 Français sur 3) la gauche radicale mais aussi socialiste n'est pas à l'abri de ses ravages. Il ne suffit pas, pour en faire reconnaître l'absurdité, de montrer que l'embourgeoisement des salariés c'est-à-dire l'incorporation dans la bourgeoisie de ceux qui ne détiennent pas d'outil de travail est une contradiction dans les termes[5], puisque force est bien de constater que le développement, de la consommation de masse expose le salariat à perdre subjectivement en compréhension - c'est-à-dire en conscience de classe - ce qu'il gagne en extension. Ce n'est pourtant pas la très relative uniformisation de la consommation des valeurs d'usage et des mœurs, dont on connaît les limites qualitatives et même quantitatives, qui pourra rendre compte de cette illusion. Si on peut l'imputer dans une certaine mesure au fait que l'impression d'une accessible abondance émousse la perception des codes et des statuts, elle est due surtout à la confusion entretenue chez les salariés entre mobilité et progression sociale par le redéfinition des postes de travail, la décomposition et la recomposition des savoir-faire[6], l'évolution des métiers : de même que le mouvement de la mer laisse sur place, mais à des hauteurs différentes, chacune des particules d'eau soulevée par les vagues, de même le double mais inégal mouvement de l'organisation fordiste de la production qui déqualifie une proportion croissante de la force de travail tout en valorisant la formation professionnelle et l'investissement culturel de ceux qui l'encadrent et la conduisent entretient chez les travailleurs l'illusion qu'ils pourront transcender individuellement leurs déterminations sociales.Une augmentation continue de leur pouvoir d'achat, l'accélération de la mobilité professionnelle et la recomposition interne d'un salariat grossi régulièrement par l'exode rural et par l'émigration ont conspiré fortement à persuader un nombre croissant des salariés que la stabilité sociale et l'émancipation individuelle étaient devenues compatibles, ce qu'un certain nombre de « promotions » sociales d'autant plus exemplaires qu'elles étaient exceptionnelles semblait confirmer à leurs yeux.

    Dans le même temps, l'implication du syndicalisme dans une négociation collective permanente de plus en plus centralisée tendait à estomper les perspectives politiques du changement social, donc à diluer le sens de classe des pratiques de masse. Cette tension inhérente à toute pratique syndicale favorisait, dans un tel contexte et dans la mesure où le développement de celle-ci apparaissait désormais coextensive à des mécanismes de collaboration de classe, les tendances réformistes du mouvement ouvrier. La gestion social-démocrate de la croissance économique émousse davantage la perception des antagonismes de classe chez les salariés que dans la bourgeoisie ; le soi-disant embourgeoisement de la classe ouvrière traduit ainsi la force accrue d'une aliénation culturelle qui utilise le mythe d'une société réconciliée pour masquer la réalité d'une colonisation sous les faux semblants de l'assimilation. Le fonctionnement de la protection sociale qui conduit les agents de l'État-providence à s'interposer régulièrement entre les patrons et les salariés dans la gestion du rapport salarial obscurcit encore la perception des antagonismes de classe, dès lors surtout qu'à la différence des crises antérieures du capitalisme, le reflux de la croissance ne laisse plus au salariat le patronat pour seul interlocuteur.

    Le glissement continuel produit à l'intérieur des classes sociales par l'extension et les différenciations internes du salariat a accentué la polarisation de la société alors même qu'il la rendait moins visible.Les changements intervenus dans la condition ouvrière joints à l'évolution des formations professionnelles, de la division technique du travail, et du recours croissant à une main-d'œuvre importée du monde rural français, européen et africain ont affaibli la conscience prolétarienne au fur et à mesure que s'accroissait la masse du prolétariat. Le développement de la consommation de masse, dont la diffusion des plus riches aux plus pauvres soutient chez ces derniers l'illusion d'une stratification sociale assez poreuse pour leur donner une chance de suivre le trajet inverse et de rejoindre les premières, anesthésie le ressentiment latent qu'engendre les déterminations sociales et par conséquent la conscience politique qu'il pourrait fortifier.

    Sans doute l'invasion de l'agriculture et du commerce par le capitalisme a-t-elle affaibli en même temps les couches sociales sur lesquelles la bourgeoisie traditionnelle prenait appui, elle a désarticulé l'alliance de classe sur laquelle reposait sa domination politique depuis le dix-huitième siècle. Mais la « modernisation » économique accélérée de la France depuis trente ans fut aussi le levier d'une restructuration des classes dirigeantes - et de leur hégémonie. L'éclatement du gaullisme et la période giscardienne correspondent à la nouvelle prépondérance du capital financier dans le bloc historique français. Le laminage de la petite propriété paysanne et marchande conduit  en même temps la bourgeoisie à rechercher, au-delà de ses tensions internes, le soutien de la plus grande part possible du salariat. Ainsi ce que l'on appelle la nouvelle petite bourgeoisie, c'est-à-dire les couches salariées qui fournissent l'encadrement technique, administratif et commercial de l'industrie, des équipements collectifs et des services, est-elle devenue un enjeu particulièrement disputé entre le mouvement ouvrier et la droite. Ces couches sociales sont le produit du développement et de la différenciation du prolétariat moderne. Exclues, pour l'essentiel, de la détention d'un patrimoine, mais extérieures à la condition ouvrière, elles sont le lieu d'une inconscience de classe qui les fait osciller constamment entre les leurres de l'embourgeoisement et la peur des conséquences de la prolétarisation. Selon que le passage de la croissance à la crise les dispose à monter ou à descendre une échelle sociale qu'ils ne parcourent jamais qu'à reculons, ces salariés que l'on rattache à une nouvelle classe moyenne bien incapable de se penser elle-même positivement, sont réduits à s'enfermer dans une dénégation de classe dont ils voudraient perpétuellement sortir, en rêvant alternativement d'une bourgeoisie sans prolétaires ou d'un salariat qui n'aurait rien de commun avec le prolétariat[7].

    La croissance fordiste aura donc été le théâtre d'une singulière méprise. La Gauche semblait y avoir installé son hégémonie culturelle, imposé son langage et fait prévaloir ses valeurs. La droite, c'est-à-dire les mandataires politiques et les fonctionnaires idéologiques du capital, pouvait continuer, en dépit de quelques défaillances, à dominer le jeu politique mais elle s'était fondue dans le décor de l'État-providence.

    Il y semblait admis que la solidarité devînt inséparable de la justice et l'égalité de la liberté. La responsabilité de la protection sociale, comprise dans un sens de plus en plus étendu, n'était plus, tout au moins dans son principe, sérieusement contestée à la puissance publique. Au delà de la diversité des interprétations, des réticences et des restrictions mentales, l'acquiescement majoritairement consenti au principe de l'État-providence attestait la force d'une culture politique de gauche dont l'hégémonie, traversant les péripéties électorales, semblait en train de s'établir.

    De cette époque vient l'illusion, encore à l'œuvre aujourd'hui dans certains esprits, selon laquelle la Gauche serait naturellement propriétaire de la culture de son temps. À entendre certains d'entre eux parler d'intellectuels de gauche, ce serait déjà pure redondance. L'occasion n'a pas manqué pourtant de s'apercevoir qu'il s'agissait plutôt d'un terme de remontrance, hier des intellectuels à la Gauche, aujourd'hui de la Gauche aux intellectuels. Côté cour ou côté jardin, les intellectuels français ne désertent guère, sauf s'ils sont poètes, le théâtre du pouvoir ; qu'ils y fussent plus souvent siffleurs que souffleurs tient parfois à un choix politique, plus souvent à la rareté de ce dernier rôle et à la répugnance de se contenter de celui de figurant.

    C'est à la Gauche en réalité que l'engagement politique des intellectuels a le plus souvent fait défaut, malgré l'éclat jeté sur celle-ci par quelques grands écrivains. C'est que la Gauche moins que la Droite ne peut s'accommoder du silence et que notre littérature plus que d'autres est restée fascinée par la cour, comme le montre parfois jusqu'à sa manière d'en détourner trop ostensiblement la tête.

    Les intellectuels magnifient leur fonction par l'idée qu'il leur appartient d'exprimer la voix de ceux qui sont sans voix. Certains en concluent que la culture s'opposerait par nature à l'ordre établi. Ce n'est pas l'expérience qu'on en fait.

    Il vaudrait mieux dire que la culture - et c'est en cela qu'elle s'identifierait à la Gauche - consiste dans la capacité de défier toute servitude. Mais l'exercice de cette liberté a toujours été intermittent. L'accroupissement demeure la posture éternelle du scribe devant le prince. Les scribes français, qui se recrutent nécessairement aujourd'hui dans ces grandes cléricatures que sont l'université, l'édition et le journalisme, en éviteraient plus efficacement l'ankylose s'ils témoignaient autant d'indifférence à l'égard du pouvoir médiatique qu'ils professent d'indépendance à l'égard du pouvoir politique.

    Si, en réalité, les relations tourmentées que les intellectuels - ces détenteurs collectifs du savoir - entretiennent avec la société et le pouvoir n'ont pas toujours l'importance dont ils se flattent, elles comportent généralement une signification qui leur échappe. La plupart d'entre eux sont, on le sait, plutôt des diffuseurs que des inventeurs d'idéologie. Il est donc inutile d'expliquer par leurs louvoiements ou leurs virevoltes les mouvements d'une conscience collective dont ils sont davantage l'instrument que la cause, et d'imputer à trahison ce qui pour les clercs n'est vraiment que traduction. On objectera que c'est injustice que de refuser aux fonctionnaires de la pensée l'honneur d'en être vraiment responsables ; mais n'est-il pas vrai que si tous en revendiquent le risque, il en est peu qui l'assument ? Ce qui importe ici n'est pas ce qui se passe dans chacune de nos consciences, mais les rapports de convictions qui se nouent entre toutes. À lire « Libération » on s'indigne de voir ses intellectuels trahir la Gauche ; à suivre le cours du gouvernement on se scandalise de voir la Gauche trahir ses intellectuels ; mais c'est encore et toujours confondre la cause et l'effet et ne discerner des mouvements de la mer qu'une trace laissée sur le sable.

    Discréditée en France par Vichy, mais non déracinée, la bourgeoisie avait dû devenir moderniste et keynésienne pour survivre, ou plus exactement confier les rênes de l'attelage à une technocratie d'industrie et d'État moderniste et keynésienne. Ainsi le capitalisme a-t-il trouvé son salut sur sa gauche, au fur et à mesure que les succès du fordisme consolidaient l'État-providence et les réformes lancées à la Libération - tout en en canalisant de plus en plus étroitement le cours. Ainsi les gouvernements de la Cinquième République donnaient-ils l'impression à la France que sa droite était devenue réellement progressiste et que sa gauche n'avait pas besoin d'être politiquement majoritaire pour être culturellement dominante. Beaucoup d'intellectuels de gauche ont contribué à cette illusion parce qu'ils l'ont partagée. Nomades d'Église foudroyés dans leur foi par une Troisième Rome criminelle et parjure, ou cherchant à la transporter de Pékin à la Sierra-Madre, le désenchantement d'un marxisme exténué par les contrefaçons politiques perpétuées en son nom les exposait plus que d'autres aux charmes de la bourgeoisie de gauche, cette suprême ruse de classe. Il ne fallait pas attendre de ceux que leur discernement conduisait au reniement qu'ils discernassent le mécanisme des pièges qu'ils n'avaient dénoncés sans les comprendre que pour mieux, aurait-on dit, se préparer à y tomber[8].

    Sur les ruines du marxisme - qui laissaient la Gauche sans garde-fou et Sartre et Foucault démunis - le règne intellectuel de Raymond Aron allait pouvoir s'exercer sans partage.

    À l'instant même où le dérèglement de la croissance fordiste coupait l'élan de la social-démocratie, celle-ci apparaissait comme l'horizon, parfois lointain ou inaccessible, mais toujours indépassable de notre temps, l'asymptote commune au capitalisme et au mouvement ouvrier. La Gauche croyait souvent gouverner tout dans la société, sauf la politique, elle n'allait pas tarder à penser - ou du moins cette moitié d'elle que sera la demi gauche - qu'elle pouvait après tout s'en passer. On a rappelé comment le chemin de la croissance avait nourri l'illusion d'une hégémonie culturelle de gauche ; comme si le capitalisme avait pris le mouvement ouvrier par la main pour le subvertir.

    Sous couvert d'un armistice apparent qui était censé immobiliser les conflits dans une guerre de positions sociale, la bourgeoisie menait une guerre de mouvement idéologique qui prenait la Gauche à revers et la divisait contre elle-même : le savoir stigmatisé comme pourvoyeur des pouvoirs établis[9], la connaissance dévaluée par le désir, l'effort identifié à la servitude, la patrie à la guerre et la classe ouvrière au passé. Ce fut l'éboulement d'une culture, le parasitage d'un système de valeurs coupé de ses racines sociales et bientôt livré à la chimie de la culture hors-sol d'un capitalisme en mutation. On vient de rappeler comment l'expansion fordiste et son mode de régulation avaient favorisé ce glissement de terrain qui entraînait avec lui les partis et les syndicats d'un mouvement ouvrier coincé entre les impasses du léninisme et celles de la social-démocratie. Presque tous les éléments de cette culture de crise qui s'empara un peu plus tard des sociétés européennes s'y trouvaient déjà en germe dans cette période. Ainsi la crise culturelle de la Gauche aura-t-elle été couvée en quelque sorte par la croissance économique.

    La crise historique du mouvement ouvrier qui se déploie aujourd'hui est donc d'abord une crise de la conscience politique de ses organisations. Cette crise, qui a précédé la crise économique, avait miné à l'avance leur capacité à contester efficacement l'hégémonie des classes dirigeantes. De sorte que la crise économique, au lieu de leur ouvrir la possibilité d'y substituer la leur, allait les acculer à la défensive, à un combat en retraite pour la sauvegarde de la protection sociale, mais en les laissant sans force pour contrecarrer le retour en force de l'idéologie libérale dans la société. Cette idéologie semblait alors s'éloigner aussi vite que le souvenir de la crise des années trente : l'économie de guerre puis celle de l'État providence en avaient été les fossoyeurs. Mais le dérèglement de celui-ci, consécutif à l'épuisement de la croissance fordiste et les contradictions croissantes d'une accumulation dont la régulation étatique reste multiple alors même qu'elle s'effectue désormais sur une base mondiale ne permettaient plus de revenir à Keynes.

    Lorsque l'échec de la réplique néo-keynésienne, qui dans un premier temps fut celle des grands pays européens à la crise, laissa le champ libre au déferlement du monétarisme[10], les partis et les syndicats du mouvement ouvrier se trouvaient culturellement démunis pour livrer bataille. Ne disposant pas des armes politiques qu'exige la guerre économique (civile et internationale) qui les attendait, ils se laissèrent déporter sur le terrain de l'adversaire.

    La France cependant paraissait faire exception. La montée en puissance de la Gauche y était explicitement orientée par une perspective politique du changement social. Le programme socialiste du Parti d'Épinay[11]procédait d'une réflexion sur la transition socialiste, c'est-à-dire sur les points d'une inflexion décisive des rapports de classe à partir desquels la conjonction de la conquête et de la transformation démocratique de l'État - mouvement d'en haut - et de la réappropriation du travail et de l'organisation sociale par les travailleurs et par les citoyens - mouvement d'en bas - enclencheraient une transformation socialiste de la société. Le programme commun de gouvernement rassemblait des forces qui semblaient en mesure de l'engager[12]. Cependant la crise souterraine de la Gauche faisait en même temps son chemin. À partir de 1974, c'est-à-dire à partir du moment où l'élection présidentielle avait montré la vulnérabilité politique de la droite[13], cette crise de la Gauche commençait à provoquer une sorte d'involution de la dynamique de l'union. Cette dynamique, après avoir favorisé puissamment la rénovation du Parti Socialiste et la déstalinisation commençante du Parti Communiste, n'allait pas résister très longtemps à la remise en cause de l'une et autre. La résistance croissante rencontrée par le CERES dans le Parti Socialiste à partir de ces années 74 et 75[14]montrait bien comment celui-ci se détournait progressivement de la ligne d'Épinay.

    Déporté à droite par l'impatience sociale de sa nouvelle petite bourgeoisie militante[15], le Parti Socialiste n'était pas en mesure de faire évoluer d'une manière positive une crise de l'union de la gauche dont le rééquilibrage ne pouvait manquer de poser au Parti Communiste un problème d'identité. Sans doute le CERES a-t-il réussi, après l'échec des élections législatives de mars 78 à utiliser le levier d'un conflit de pouvoir interne pour ramener le Parti Socialiste à gauche, à travers le congrès de Metz, l'élaboration du Projet Socialiste et la désignation de son candidat à la présidence de la République[16]. Mais ce travail politique, qui permit d'aboutir à la victoire de 1981, était loin d'avoir poussé dans la conscience collective du socialiste[17]des racines assez profondes pour influencer suffisamment la suite. De même que la facilité avec laquelle une quasi unanimité du Parti s'était ralliée au Projet Socialiste[18]n'indiquait guère une adhésion réelle[19], de même on peut penser que, contrairement à l'apparence, sa mise en œuvre n'a pas été favorisée par l'ampleur de la victoire parlementaire remportée au mois de juin[20]. À la vérité, tous les choix décisifs du gouvernement de gauche, dès les premiers d'entre eux, ont procédé d'une logique différente (même si nombre des mesures prises y trouvaient leur référence). Le projet socialiste resta donc au vestiaire[21]. Comme il procède d'une analyse désormais vérifiée de la situation de la France et du Monde et qu'il comportait d'intéressantes anticipations, il est utile de mesurer aujourd'hui ce qu'elles comportaient d'avance - ou d'écart - sur l'événement.

    La première portait sur l'essoufflement de nos classes dirigeantes et sur leurs dissensions, comme sur la capacité de mobilisation et de rassemblement d'un Parti Socialiste perçu comme unitaire et porteur d'un projet de société. L'élection du 10 Mai 81 et celle aussi du premier tour, le 26 avril, la confirma.

    La seconde concernait le primat de la politique étrangère sur la politique économique, ou, pour l'énoncer plus précisément, la chaîne du raisonnement qui discerne dans la croissance une condition permissive de toute politique de gauche et dans l'indépendance, et notamment dans une maîtrise accrue des échanges extérieurs et dans l'élargissement consécutif de notre marge de manœuvre nationale la première des conditions permissives de la croissance, particulièrement dans un environnement mondial dominé par la droite et par la récession. Un an d'exercice du pouvoir - et d'hésitation à l'exercer - suffit à en faire, à contrario comme on sait, la démonstration[22].

    La troisième anticipation du Projet Socialiste est celle d'une recomposition de la Gauche à travers une crise historique à laquelle la victoire politique de Mai 81 devait servir de révélateur, crise qui sous le mot d'ordre d'une rupture avec le capitalisme était en train de faire du mouvement ouvrier le chaînon manquant d'un capitalisme ininterrompu. Les socialistes ne sont-ils pas sommés aujourd'hui de renoncer au socialisme, avec d'autant plus d'insistance que, depuis quelques années beaucoup d'entre eux n'ont pas eu besoin de se faire beaucoup prier pour cela ? Ce n'est pas par ceux-là que le vide créé par la faillite des classes dirigeantes françaises sera comblé. Comme la droite ne peut guère attendre sa revanche d'un regain d'intelligence ou de vitalité, mais des faiblesses d'une Gauche qui paraît avoir renoncé à lui disputer l'hégémonie, il semblerait que l'avenir de la France, l'avenir de la Gauche et du mouvement ouvrier ne soit plus à personne. C'est-à-dire qu'il appartiendrait à d'autres.

    Notre colloque vient à cette heure et pour commencer à relever le défi. Il reprendra le mot d'ordre de clarification à son compte, mais là où le vent dominant en fait un synonyme de normalisation intellectuelle et d'alignement politique, il affirmera la continuité de notre projet, celui d'une voie française à vocation majoritaire vers le socialisme. On ne peut cependant véritablement anticiper l'avenir en nous projetant comme le foyer de ce futur rassemblement qu'à la condition d'intégrer, au delà de l'idée d'un aléatoire résultat électoral en 1986[23], les raisons d'une impuissance politique déjà avérée par rapport à l'ambition première du « rassemblement populaire pour le redressement national »[24]et les moyens d'assumer le refus de la décomposition et le projet d'une recomposition démocratique de la société française.

    Nous savons que seuls pourront, le moment venu, être les artisans du redressement, ceux qui 

    - n'auront pas contribué à aggraver les périls de la Gauche,

    - sauront tirer les conséquences des deux évolutions majeures des dernières années que sont : la repolarisation accélérée du monde occidental autour des États-Unis- au plan économique, diplomatique, culturel, que ne remet pas (encore) en cause la montée de la sphère de la coprospérité asiatique du Japon ; la dévalorisation symboliquedu socialisme en France, la mystique s'étant dégradée en politicaillerie et la Gauche ayant, au nom des contraintes de la « gestion », perdu le sens de sa mission.

    Ceci, d'ailleurs, explique cela. L'enlisement actuel de la Gauche découle non seulement de son incapacité à vouloir résister au mouvement de polarisation dominant, mais plus fondamentalement à le penser. Rien de positif ne se fera à l'avenir, aucune contre-offensive ne s'amorcera sans une réarticulation de l'économique et du politique, du culturel et du stratégique, ce qui n'est pas sans conséquence sur les rapports entre classe et nation comme sur les relations entre la France et le monde.

    Chacun sait que la « contrainte extérieure » a servi d'alibi à la « rigueur »[25]. Mais l'accent a été trop mis, dans la critique de cette politique, sur ses retombées économiques et pas assez sur ses présupposés et ses conséquences politiques. Ce qui est en jeu en fin de compte avec la « rigueur », c'est tout ce qui pourrait remettre en cause l'attraction de la France vers le centre du système, empêcher la mobilisation des forces économiques du pays, entraver tout élan national, détendre la combativité des travailleurs chloroformés par la présence de la Gauche au pouvoir. La tournure presque exclusivement économique donnée à « l'autre politique »[26]fait écran à la portée sociale de ses choix et à la nécessité d'une nouvelle logique politique. Le débat sur la croissance ne doit pas se réduire à une question de chiffres, il doit être placé sur le terrain de la mobilisation.

    Il y a, de ce fait, une prévalence des lectures économistes de ce qu'on appelle la crise. À droite, elles camouflent l'apologie du retour à un « capitalisme sauvage » et au « darwinisme social ». « J'aime la crise », disait A. Minc au « Matin » « parce qu'elle me parait distinguer les bons des mauvais ». À gauche, elle fonctionne comme un trompe-la-faim. À force d'expliquer que la crise « est le produit des contradictions internes du capital » et que « la nouvelle DIT est la réponse du système à la baisse tendancielle du taux de profit » (ce qui est d'ailleurs vrai) on finit par oublier de se faire comprendre et, pis encore, par ne plus comprendre soi-même de quoi il retourne.

    Il est temps d'avancer une lecture géopolitique de la crise, comprise comme un conflit de stratégies géopolitiques au plan international. Cette lecture qui n'a rien de neuf, mais appelle quelques affinements (concernant par exemple la correspondance entre le système américain et le système des multinationales, les deux termes ne se recouvrant pas bord à bord) n'a jamais été transformée en discours de masse par la Gauche au pouvoir. Or un schéma politique articulé entre la polarisation et la résistance comporte l'incomparable avantage d'expliquer de quoi il retourne et d'indiquer en même temps la voie à suivre.

    Ce schéma montre la solidarité de destin qui lie vitalement désormais la classe ouvrière et la nation française. La même pression externe, la même poussée interne concourent à la décomposition du tissu industriel et à la désintégration de la France. Crise du socialisme et déclin du patriotisme expriment et précipitent le dépérissement de leurs bases sociales et l'avancée de la mondialisation du capital[27].

    La crise était politique avant même d'être économique. La réplique doit l'être aussi.

    L'ETAT DE LA CRISE
    LA CRISE DE L'ETAT

    Les analyses de gauche de la crise montrent toutes que celle-ci voit ses origines dans les rapports de production, au cœur même de l'organisation du travail, à la fois au sein de l'entreprise et dans l'ensemble de la société. L'objet de ce texte n'est bien sûr pas de refaire une telle approche théorique, mais d'en tirer les conséquences pour notre projet politique.

    Il faut partir de deux constatations. Le fameux épuisement des gains de productivité - un faible accroissement de la production en comparaison de l'importance des investissements - trouve sa source dans l'organisation « néo-tayloriste » du travail. Le fordisme des quarante dernières années, après avoir mis en place un dynamisme considérable de l'accumulation, vient buter contre l'étouffement de la créativité du travail qu'il implique. Parallèlement les sorties capitalistes envisagées pour la crise mettent l'accent, elles aussi, sur une modification du rapport au travail, à travers l'informatisation ou la robotique…

    Loin de concerner seulement les méthodes de production à l'œuvre dans chaque entreprise, ces contradictions du système résultent du mode de fonctionnement de la division du travail dans le monde capitaliste aujourd'hui. Car la logique de chaque processus de production n'existe qu'à travers un réseau complexe d'interventions, techniques, financières, sociales ou politiques, qui dépassent non seulement l'entreprise elle-même, mais aussi, bien souvent, le cadre national. Ainsi, la valorisation du capital, pour laquelle la production n'est qu'un moyen de dégager du profit, ne prend son sens, n'existe à l'heure actuelle, que dans une dimension à la fois toujours plus abstraite et plus mondiale. On y voit intervenir des capitaux, des financiers, une ingénierie, des producteurs, des sous-traitants et des marchés, éclatés chacun au sein de systèmes sociaux différents, et associés par une logique elle-même souvent contradictoire.

    Puisque les causes de la crise se situent là, la refuser c'est donc remettre en cause les rapports sociaux capitalistes, dont la forme a acquis cette complexité.

    Cette analyse, faite depuis quelques années déjà (!), nous avait conduit à orienter notre volonté de rupture avec la logique du capital autour de deux axes. La dimension autogestionnaire du socialisme que nous revendiquions avait pour objet de traduire concrètement un bouleversement des rapports sociaux, par l'intervention des travailleurs. Les nationalisations et l'impulsion démocratique de l'État dans la vie économique devaient assurer la remise en cause d'une logique de gestion, au service d'intérêts privés sans cohérence avec les besoins de notre pays.

    Du premier axe est demeuré un alignement sur une gestion capitaliste plus moderne, recherchant davantage d'intégration des salariés, et de meilleures relations dans l'entreprise. Du second on a oublié les deux dimensions essentielles. Le capitalisme dominant dans la France des années 80 impose sa logique de fonctionnement à toutes les entreprises, même si l'État en est propriétaire, dans la mesure où les critères de gestion retenus refusent de dépasser l'entreprise et de prendre en compte coûts et avantages pour la Nation. La place concrète des travailleurs est aussi fondamentale. Pas seulement dans les « nationalisés », mais dans l'ensemble des structures de décisions et d'organisation de l'économie, sans quoi l'étatisation n'est qu'une des formes de gestion de la crise dans une logique qui demeure capitaliste.

    Ce sont là des données connues. Elles méritent cependant d'être rappelées car le langage dominant aujourd'hui dans la Gauche a atteint un stade où ces propos sont à la limite de pouvoir être compris, avant même d'être contestés. Cette volonté de rupture, émoussée aujourd'hui pour beaucoup de socialistes, s'est heurtée depuis 1981 à deux obstacles bien difficiles à dépasser. L'état de la société française d'abord, après plusieurs années de recul idéologique de la Gauche et de dénigrement d'une problématique de volonté collective inspirée par l'analyse marxiste. Cette dimension plus politique et sociale de nos points faibles doit être approfondie dans d'autres textes. Mais elle joue un rôle considérable dans les limites imposées à l'action sur l'économie menée par les gouvernements de la France depuis Mai 1981.

    La concurrence internationale est venue quant à elle donner une caution « objective » à la timidité idéologique de ceux qui ne voulaient pas avancer. On en a beaucoup commenté les contraintes imposées à la politique économique (taux de change du Franc et Système Monétaire Européen, politique budgétaire et déficits extérieurs, endettement et compétitivité). Mais elle œuvre d'abord au sein de chaque entreprise parce qu'elle impose un certain type d'investissements, donc une certaine forme d'organisation du travail, à travers des normes de rentabilité et d'écoulement de la production sur des marchés dont la dimension est rarement circonscrite à notre pays, que l'on exporte ou que l'on soit concurrencé par des importations. Comme on l'a dit, la valorisation du capital impose sa logique mondiale, et les entreprises d'un pays dont les marchés sont aussi pénétrés que les nôtres ne peuvent s'y soustraire.

    On se retrouve alors dans un débat qui rappelle celui qui agitait le P.S. il y a quelques années : l'autogestion est une logique d'ensemble qui n'a pas de sens dans une entreprise dont l'environnement demeure capitaliste[28]. Doit-on transposer cette analyse dans le cas d'une France voulant rompre avec la logique de crise du système (ou avec ses tentatives de sortie de crise qui risquent d'enfoncer notre peuple pour des décennies dans la dépendance et les difficultés) ?

    Ce problème est très crûment posé dans la période actuelle d'hymne à la « modernisation »[29]. L'adhésion à une modernité technologique imposée par les courants porteurs des grandes multinationales à base américaine ou japonaise nous permet bien sûr de faire face à leur concurrence dans les secteurs que nous maîtrisons encore bien. Mais c'est en même temps un ralliement accentué à leur logique de production, à leur logique économique… et plus ou moins directement à leur modèle social et culturel.

    L'horizon est-il ainsi totalement opaque ? En fait, ces contradictions sont aussi riches de dépassements. C'est l'exploration de ceux-ci qu'il est nécessaire d'approfondir.

    Les bouleversements du procès de travail, c'est-à-dire tout ce qui se cache aujourd'hui derrière ce qu'on appelle dans le langage courant les « nouvelles technologies », peuvent conduire à une organisation du travail tout à fait différente. À l'occasion des changements profonds qu'ils impliquent, une place nouvelle des travailleurs doit être trouvée. Mais là aussi l'on ne peut s'en tenir à l'univers restreint de chaque unité de production. Car c'est l'ensemble des producteurs qui subissent ces modifications. La classe ouvrière ne peut plus du tout être analysée comme il y a cent ans. Les créateurs de plus value, les travailleurs productifs, peuvent aussi bien se trouver dans certains secteurs du tertiaire que dans les ateliers de production. En effet, la division du travail s'approfondit et l'informatisation de la production en développe encore les effets, accentuant la séparation entre conception et exécution, mais redonnant aussi sa composante intellectuelle au travail d'intervention directe sur la production, à travers les possibilités de modification de programmation d'outils de production « robotisés ».

    En même temps, ces orientations nouvelles de la division du travail donnent à la France des possibilités tout à fait intéressantes. Le rôle prépondérant du potentiel intellectuel, l'importance de la formation qui en découle, peuvent nous permettre de remettre en cause la marginalisation de notre pays à laquelle la logique de l'internationalisation du capital tend à nous conduire.

    Mais ces dépassements possibles, s'ils autorisent un peu d'optimisme, ne peuvent être portés que par un projet politique cohérent. Celui-ci a besoin de forces sociales alliées pour l'imposer. Or la crise se manifeste aussi par une profonde déstructuration du groupe formé par les salariés, et particulièrement de la classe ouvrière traditionnelle. Le poids de la « nouvelle petite bourgeoisie », mélange de groupes dynamiques pour la logique de modernisation du système et de groupes parasitaires (même s'ils sont « branchés » sur les nouveaux modèles dominants et essentiels à la souplesse sociale ou financière des multinationales) ou déjà archaïques, le dualisme de plus en plus marqué des structures sociales, encore accentué par une longue période de problèmes d'emploi, désagrègent gravement la cohésion des forces sociales capables de porter un projet de transformation.

    Le capital lui-même subit des modifications. Une quantité accrue des capitaux français fonctionne aujourd'hui selon une logique qui dépasse le cadre national. Il ne s'agit pas seulement de quelques multinationales françaises, d'ailleurs en partie nationalisées, mais d'un ensemble de producteurs et de financiers auxquels la rationalité de l'internationalisation du capital s'impose quotidiennement. La lutte entre fractions de classes, alliées pour conserver le pouvoir ou s'en emparer, est d'autant plus perturbée que son objet, l'État, est lui-même une structure progressivement dépassée par la mondialisation des problèmes économiques. Derrière l'apparence d'une place accrue dans l'économie française, que le débat débile sur le « poids des prélèvements obligatoires » a illustré, se cache une impossibilité grandissante pour l'État d'assurer son rôle de régulation du capitalisme. La politique budgétaire ne parvient plus à maîtriser des récessions ou des reprises d'abord conditionnées par les impulsions de nos partenaires étrangers. La politique monétaire se heurte aux contraintes des taux d'intérêt « gérés » par… les contradictions des États-Unis. Même la « gestion, de la force de travail », de l'École à la Sécurité Sociale en passant par les politiques de l'emploi ou par l'impulsion des négociations salariales, n'est plus envisagée qu'à travers de perpétuelles comparaisons avec les charges sociales allemandes, le niveau de formation des japonais ou la flexibilité des américains.

    Et parallèlement, le système productif français perd sa cohérence. Ce qui veut dire que nous n'avons plus nos propres ressorts d'accumulation : le dynamisme ou l'apathie de notre industrie dépendent d'évolutions mondiales que nous maîtrisons de plus en plus difficilement. C'est bien pourquoi la politique que nous pensions voir mener par la gauche depuis 1981 devait être d'abord une politique de reconstruction du système productif français, contre la logique de division internationale du travail à l'œuvre, mais sans pour autant commencer par remettre en cause les rapports sociaux. L'autonomie de notre économie est évidemment un préalable à cette remise en cause, même s'il apparaît aujourd'hui que le mouvement doit être davantage simultané pour réussir.

    Mais pour reconstruire notre système productif, nous devons nous appuyer sur un État autour duquel se cristallisent les alliances de classe à travers un projet politique. C'est ce qu'ont bien compris les courants dominants du capitalisme mondial. Leurs offensives concrètes, par des mesures économiques, diplomatiques et stratégiques, sont complétées par un combat idéologique contre les États, sous prétexte d'antitotalitarisme. Car les Etats nationaux demeurent, malgré leurs faiblesses, un des obstacles majeurs à la logique d'internationalisation du capital. En effet, ils sont le lieu privilégié des affrontements de classes et le maintien de la domination des groupes sociaux au pouvoir passe par la garantie de toutes ces archaïques rigidités qui représentent les derniers remparts des dominés contre une modernité d'abord destructrice.

    Mais le degré de résistance des États face à l'internationalisation dépend étroitement de la solidité idéologique et culturelle des nations qu'ils incarnent. Cette dimension essentielle agit beaucoup plus directement qu'on ne le croit sur la réalité économique. Notre faiblesse dans ce domaine accentue grandement la déstructuration de notre tissu social et industriel, en même temps que la difficulté à revendiquer un projet national autonome annule les quelques efforts entrepris pour redonner une cohérence à notre économie.

    Parce que la dimension internationale est prépondérante, il nous faut jouer sur les rapports de forces dans le monde et savoir tirer parti de certains de leurs aspects stratégiques pour chercher des alliances objectives avec d'autres pays. Parallèlement, un travail important d'internationalisation des luttes des travailleurs doit permettre de répondre - malgré le retard considérable qui a été pris - à la réalité actuelle du capital, déjà mondialisée.

    La cohésion, à travers l'État, autour d'un projet culturel, est un second axe déterminant. C'est l'État, dans un sens qui dépasse évidemment l'État central bureaucratique, qui doit cristalliser une cohérence économique et sociale face à la destruction engagée. Le plan peut y jouer un rôle essentiel, moins sous sa forme traditionnelle, que comme un lieu où sont posés les problèmes et leur gestion non au coup par coup, mais dans leur dimension nationale et globale, qui n'exclut nullement la décentralisation de leur résolution.

    Tous les thèmes habituels de nos débats sur la politique économique et nos possibilités de transformation doivent être resitués dans ces deux dimensions, cadre nécessaire pour donner une chance aux issues positives des bouleversements du procès de travail présentées dans les pages précédentes.

    Il paraît en particulier nécessaire d'approfondir nos réflexions autour des questions suivantes :

    — articulation entre remise en cause des rapports de production (mode d'intervention des travailleurs dans l'entreprise, du peuple dans les décisions économiques, etc.) et reconstruction de notre système productif par une modernisation imposée par nos concurrents.

    — étude des contradictions entre la défense des archaïsmes lorsqu'ils représentent les intérêts immédiats des travailleurs contre les menaces du capital et leur combat au nom de notre propre projet de modernisation.

    — analyse de classe à renouveler du fait des transformations subies par la division du travail (à la fois déstructuration, marginalisation, dualisme et modification du concept de producteur, développement possible ou actuel du travail créateur).

    — articulation entre division internationale du travail et guerre économique mondiale (la place et les marges de manœuvre de la France, les alliances possibles, l'axe Nord-Sud, le rôle de l'Europe et nos rapports économiques et politiques avec l'Allemagne).

    — lutte des classes et compromis, le rôle de l'État et la démocratie économique : nécessité d'une conception radicalement nouvelle de la planification, lieu d'arbitrages et de choix autour des problèmes posés dans leur globalité : problèmes liés à la décentralisation, rôle du système financier, des nationalisées…

    — l'économique dans notre projet culturel : comment replacer la modernisation ou l'hymne à l'entreprise dans un discours de combat contre le libéralisme, comment faire comprendre que notre conception de l'État et l'importance de la dimension collective représentent la lutte la plus efficace contre les « systèmes totalitaires ».

    LE MALAISE FRANÇAIS :
    L'HEGEMONIE EN QUESTION

    La période que nous venons de vivre - 1981/1985 - est donc celle d'une crise d'hégémonie. La crise économique permet de plus en plus difficilement aux classes dirigeantes de légitimer aux yeux des salariés leurs privilèges et leurs pouvoirs. La défaite de GISCARD en 81 aura été la conséquence politique d'un désenchantement. La gauche était appelé par elle à remplir un certain vide, et même, ce n'est pas exagéré de le dire, à rendre un sens, ou plus de sens, à la vie collective. On ne peut pas dire qu'elle ne l'ait pas pressenti, la tâche du CERES n'aura été rien d'autre que de l'y préparer. On a vu les raisons pour lesquelles ce travail n'a pu qu'être ébauché. Injures pour les uns, parures pour les autres, les idées du Projet Socialiste appelaient à une prise de conscience qui commençait à poindre mais trop lentement pour inspirer d'une manière décisive l'usage que la gauche allait faire du pouvoir. Il ne faut pas en oublier les mérites, même s'ils n'ont pas suffi à faire la démonstration que la France attendait.

    La faillite de la droite n'est pas effacée

    Alors que la France continue d'en supporter l'héritage, sa défaite politique n'a renouvelé en rien l'imagination défaillante de la droite. Aussi divisée que naguère, elle tente de donner le change de son renouvellement en partageant ses références idéologiques entre deux archaïsmes, celui d'un credo libéral sans consistance et celui d'un populisme facilement fascisant.

    « La guerre des chefs » à laquelle la défaite du giscardisme a donné libre cours est plus qu'un épiphénomène. Leur incapacité à s'unir autrement que dans la redite et dans la revanche est plus que le reflet de leur rivalité personnelle. La droite n'a pas et n'aura pas, d'ici 86, de projet politique positif parce que les conflits d'intérêts qui opposent les couches sociales qu'elle influence ne se sont pas relâchés. L'exercice du pouvoir par la gauche ne lui a sans doute pas encore acquis, dans l'esprit public, la légitimité historique à laquelle elle peut prétendre. Il n'a pas pour autant fait oublier les faillites qui l'ont précédé. Il faut même dire que si la gauche s'est démoralisée elle-même en cherchant trop souvent la mesure de ses actions dans une idéologie qui n'est pas la sienne, rien ne pourra lui enlever les mérites d'une alternance dont le premier, mais non le seul, aura été celui de la durée.

    L'idéologie libérale à laquelle la gauche consent des lettres de crédit que la France refusait à ses banquiers habituels, reflète la faiblesse, voire la désintégration de la société, et non pas sa force, comme aux États-Unis.

    En liant à ses thèmes et à ses symboles la légitimation de son pouvoir, la droite reconnaît implicitement qu'elle est incapable de prendre en charge l'avenir de la France : le libéralisme était il y a 100 ans l'idéologie de l'Europe moderne et bourgeoise, elle est aujourd'hui l'idéologie du déclin de l'Europe et de la bourgeoisie en France.

    Les socialistes ont raison d'imputer à la droite la banalisation de l'extrême-droite. Là encore, ils ne doivent pas oublier qu'il leur revient d'empêcher la gauche de banaliser la droite. Le Front National est assurément un produit de la crise, mais non un pur produit de la crise, puisque celle-ci n'est une fatalité que pour autant qu'elle est acceptée comme telle[30].

    Le libéralisme de REAGAN et de THATCHER sont aussi populaires en France que l'ignorance : ni plus, ni moins. La crise n'a pas affaibli l'attachement du peuple français aux principes de la protection sociale, c'est seulement l'absence d'un grand dessein collectif et l'anxiété qu'elle engendre qui font prendre à cet attachement les couleurs du corporatisme et dégradent les valeurs de la solidarité dans un besoin de sécurité passive.

    Le développement du système des media s'effectue bien entendu à l'intérieur du capitalisme. Il a profondément transformé le travail des représentations sociales et leur rapport symbolique aux forces sociales et aux institutions. Cette évolution, qui n'est pas liée aux techniques de la communication de masse mais à leur instrumentalisation par le capitalisme, a décuplé les possibilités d'une manipulation rationnelle de l'irrationnel. La gauche est mal armée pour disputer aux classes dirigeantes la maîtrise intellectuelle, opérationnelle et sociale des media. La presse, la télévision, la radio et l'édition constituent, en quelque sorte, les places de sûreté politique de celles-ci.

    À travers les media, les images sont aux idées ce qu'est la guerre chimique à l'arme blanche. Les socialistes ont donc raison d'accorder la plus grande importance aux problèmes de la communication politique, ils ont seulement tort d'oublier souvent que les problèmes de la communication sont toujours des problèmes de signification et que le rapport de force qui s'établit dans les ondes dépend autant du rapport de conviction qui s'instaure dans les têtes qu'il ne le produit[31].

    Tout revers a sa médaille
    ou la gauche a du bon

    Pour apprécier le bilan de la gauche au gouvernement, il faut se garder de deux illusions : la première consiste à ne mesurer sur action qu'au jugement de la droite et aux chances qu'elle laisse à celle-ci de revenir prochainement au gouvernement. La seconde consiste à les comparer aux exigences sociales des travailleurs, au Projet Socialiste, en oubliant que la pertinence d'une analyse fait de celle-ci une anticipation de la conscience collective que l'Histoire ne ratifie pas nécessairement en temps voulu.

    En gouvernant la France, et pendant quelques temps avec la participation des Communistes[32], la gauche a fait une démonstration qui n'est pas rien et qui pourrait resservir. Plus importante encore, elle a commencé à faire prendre aux Français l'habitude et peut-être le goût, de se projeter dans l'avenir, elle a commencé à les réveiller du sommeil du déclin et à préparer certaines des conditions d'un sursaut. La réanimation de la recherche et de l'action culturelle, la mise en chantier d'une profonde rénovation de l'Éducation Nationale montrent clairement que tout le temps n'a pas été perdu[33].

    Il est vrai que l'effort de justice sociale entrepris il y a 4 ans s'est ralenti et parfois arrêté. Il vrai surtout que dans l'ensemble l'exercice du pouvoir a révélé les faiblesses idéologiques de la gauche et la fragilité de ses desseins politiques. Les Socialistes ne pourront respecter la logique sociale de leur projet qu'en élargissant la marge extérieure de la France et qu'en appuyant cette démarche sur la recherche systématique de l'adhésion populaire et de la démocratisation de l'État. La gauche au gouvernement a pu atténuer les conséquences sociales de la crise, freiner le déclin du pays et poser les premiers jalons d'une renaissance, mais dans l'ensemble et pour l'instant le bilan que l'on doit tirer aujourd'hui est le suivant : 5 ans de gouvernement de gauche n'ont pas diminué la dépendance extérieure de la France, loin de démontrer aux Français la capacité de la gauche à conduire le changement social dans une bonne direction, ils ont obscurci et dévalué à leurs yeux les perspectives et les valeurs du socialisme[34].

    LES TÂCHES DE LA PERIODE

    C'est de ce constat qu'il faut partir pour recomposer la gauche, remobiliser le monde du travail, rendre à la France la maîtrise de son avenir et lui ouvrir par là la perspective du socialisme. Le Projet Socialiste n'était pas en retard mais en avance sur la conscience politique des socialistes. C'est à partir de ces analyses que le CERES a pu jouer un rôle décisif dans la victoire de 1981, mais une analyse juste ne fait levier qu'autant que son point d'application ne se dérobe pas. Mai 81 fut à la fois l'aboutissement de la ligne d'Épinay et le point d'épuisement de sa force propulsive. Dès 1978 d'ailleurs, à travers les déconvenues de 77 et de 78 le CERES avait tiré la leçon, dans l'élaboration du Projet Socialiste, des limites à la rénovation du Parti Socialiste que lui imposaient, à partir des années 74 et 75, les progrès de l'idéologie de crise et l'affaiblissement de la dynamique de l'Union de la Gauche en France.

    Aujourd'hui la conquête du gouvernement montre à la fois la peine que la gauche éprouve à prendre vraiment le pouvoir mais aussi, plus clairement, l'usage qu'elle pourrait en faire.Il est aisé de montrer entre la motion d'Épinay et le Projet Socialiste et les textes de 1981 une continuité sans faille. Mais entre le Programme Socialiste (et le Programme Commun et le Projet Socialiste) la crise économique avait commencé à révéler celle du mouvement ouvrier puis, après Mai 81 celle de la gauche. Si la visée du Projet Socialiste pour les années 80 n'est pas moins anticapitaliste que celle du Programme Commun, il est clair que la rupture avec le capitalisme n'y tient plus le rôle d'un mythe fondateur que lui donnait la motion d'Épinay. Dès l'été 81 (dans sa contribution au congrès de Valence) le CERES, tout en demandant d'accélérer le processus et l'usage des nationalisations et le changement de la législation sociale, rappelait explicitement que Mai 81 ne pouvait mettre le socialisme immédiatement à l'ordre du jour[35].

    C'est qu'il a toujours semblé à notre courant que le socialisme n'avait que faire d'un anticapitaliste seulement proclamatoire qui ne serait jamais, selon les cas, qu'un témoignage d'impuissance ou le pavillon de complaisance du néo-molletisme éternel[36]. Il y a deux manières de se résigner : changer de direction, ou la garder mais en s'y donnant des objectifs inaccessibles.

    Prendre aujourd'hui le socialisme au sérieux c'est définir et réunir les conditions d'un travail politique de masse qui redonne à la gauche son identité en conservant la sienne à la France.

    Si l'exercice du pouvoir par les socialistes a détruit dans une large mesure et aux yeux d'un grand nombre de travailleurs en particulier, la force symbolique du socialisme, cela ne veut pas dire que l'épuisement de la force propulsive d'Épinay disqualifie les idées d'Épinay. Cela veut dire que la nouvelle hégémonie ne se construira pas, aujourd'hui, au nom du socialisme.

    Définir et réunir les conditions d'un travail politique de masse implique pour l'essentiel que l'on redéfinisse la base sociale de la gauche, qu'on lui donne une cohérence politique à partir d'un mythe fondateur et d'un projet politique.

    Beaucoup de gens en viennent à penser aujourd'hui, à l'intérieur même de la gauche, que celle-ci, qui a précédé historiquement le mouvement ouvrier, pourrait lui survivre. Pour réfuter positivement cette information il faut 

    — redéfinir la classe ouvrière ou classe des producteurs à la lumière des changements survenus de leur rapport salarial du fait de la croissance intensive (fordisme) puis de la crise.

    — mettre en lumière que la gauche, aujourd'hui et demain comme hier, ne se constitue pas seulement par le choix de ses valeurs, mais par les choix de classe qu'il implique.

    Rien n'est plus important à cet égard que de pousser à son terme à l'intérieur de la gauche, le débat sur l'autogestion, dont le mot a trop souvent servi à couvrir le retour à l'obscurantisme. Comme si un Bien Commun pouvait s'établir spontanément au niveau de petites communautés de base, comme par l'effet de l'équilibre optimal procédant d'une main invisible, qui à défaut d'être celle de la divine providence ne saurait, bien entendu, en dernière analyse qu'être celle du marché : de l'autogestion ainsi détournée à la régulation par le marché il n'y a qu'un pas, vite franchi par une deuxième gauche qui s'expose de la sorte, parfois jusqu'à son insu, à n'être plus qu'une demi-gauche. Quand le CERES a importé le concept de l'autogestion au Parti Socialiste, ce n'était ni pour en faire l'alibi d'une technique néo-libérale de gestion ni pour réduire le socialisme à une vague généralisation du mouvement coopératif et de son idéologie. C'était pour marquer l'actualité, dans le monde du travail, comme dans la vie civique, des exigences de la démocratie et le rétrécissement que lui impose le fonctionnement des institutions, et la nécessité de prendre au sérieux le refus de la division capitaliste du travail.

    Puisque ce qu'on appelle la crise depuis 10 ans, a été en même temps que les transformations du mode de produire, l'histoire des tentatives faites par le capitalisme pour restaurer le taux de profit en rétablissant derrière les États-Unis, un mode de régulation efficace à l'échelle mondiale, il y a un lien très intime entre la lutte de classe et le rapport des puissances, entre les conflits sociaux et la compétition des États. La crise pose en même temps la question du déclin de la France et de l'Europe et celle de l'avenir de la Gauche et du mouvement ouvrier dans le Monde. C'est un fait aujourd'hui qu'une communauté de destin lie plus immédiatement que jamais l'avenir de la classe ouvrière et celui de la nation.

    La crise et le déclin de l'Europe suscitent dans le pays des résistances et des réactions éparpillées :

    — réactions ouvrières et syndicales (les refus de la flexibilité),

    — réactions patronales (certains segments du patronat broyés ou menacés par la nouvelle division internationale du travail),

    — réactions démocratiques (choix de voies ou de modes de vie alternatifs) qui se forment un peu partout dans la société, mais sont susceptibles de se retourner contre la démocratie une fois vérifiée l'impuissance du suffrage universel à infléchir le cours des événements,

    — réactions nationales par exemple entre l'Allemagne et la stratégie américaine de bataille limitée en Europe, ou la France et l'Angleterre par rapport à l'utilisation de défense stratégique de l'espace.

    Ces réactions sont non seulement dispersées mais fréquemment contradictoires, car elles expriment des intérêts différents mais exposés à des menaces communes. C'est pourquoi, pour organiser la résistance et refonder la gauche, il faut mettre partout la politique aux postes de commande.

    Il n'est pas question de nierles contradictions qui différencient le salariat, affrontent les salariés aux entrepreneurs. Mais l'action politique consiste justement à les déplacer, ce qui implique : plus d'État, et plus de syndicalisme, plus de solidarité et plus de croissance, plus de militants et d'entrepreneurs et moins de rentiers. Ce qui implique enfin - ou d'abord - un projet politique c'est-à-dire un Parti.

    Ce front de classe sera anti-libéralparce que si le libéralisme n'est pas et de loin la seule idéologie moderne produite par le capitalisme, il est le déguisement idéologique de la servitude et la bonne conscience dans l'asservissement, idéologie du déclin de l'Europe.

    Ce front de classe sera celui d'un rassemblement pour la démocratie, la justice sociale et l'indépendance.Ces exigences sont, au sein d'une société de classe à l'intérieur du capitalisme mondialisé, les ferments nécessaires du socialisme. C'est pourquoi la dynamique - et la dialectique - de la république et du socialisme doivent être celles de notre action.

    Ce n'est pas l'effet d'une concession ou d'un repli, mais la volonté d'une contre-offensive qui conduit le CERES à recomposer la gauche autour de la République. Veut-on, par les temps qui courent, mobiliser directement les masses pour le socialisme et leur annoncer la bonne nouvelle de la rupture avec le capitalisme ? Notre République ne remplace pas le socialisme, elle en est le point de passage obligé. Et tout autant que la République réelle qui est la condition du socialisme, nous savons bien que le socialisme est la république réalisée.

    Il y a donc à la fois continuité et discontinuité entre la république et le socialisme, et cette dialectique ne date pas d'aujourd'hui.

    — discontinuité : n'est-ce pas contre la majorité parlementaire des républicains que le mouvement ouvrier a dû lutter constamment pour pousser aussi loin que possible l'accomplissement de la révolution française et de la démocratie ?

    — continuité parce que comme on l'a rappelé, le socialisme est l'accomplissement de la République : l'antagonisme entre la République libérale et la République sociale est apparu au commencement du mouvement socialiste,

    — discontinuité parce que notre République doit rassembler les forces sociales dont certaines ne fondent pas comme nous les valeurs de la démocratie et de l'indépendance nationale sur une analyse et une perspective socialiste,

    — mais continuité parce que le rassemblement, au nom de la démocratie et de l'indépendance de ces forces sociales, est le seul chemin qui s'ouvre à elles pour réaliser leurs intérêts et leurs idéaux.

    Notre République n'est pas une cuvette, un crachoir à consensus, mais la ligne de crête qui fait clivage entre l'avenir de la démocratie et celui que nous préparent aussi bien les forces du mondialisme libéral que celles de la régression barbare (extrême-droite). La refondation de la gauche - si elle ne passe pas seulement par les seules forces qui aujourd'hui se reconnaissent dans ce qu'elle est - exige avant tout que celles-ci se ressourcent aux exigences fondamentales du socialisme, dont il faut rappeler qu'il ne sépare pas les choix moraux des choix sociaux.

    Comme l'écrit Pierre ROLLE dans le dernier numéro d'En Jeu (avril 85) : « La République ? Bien sûr, mais renouvelée, reconnaissant qu'elle est aujourd'hui constituée de relations capitalistes, ce qu'elle se refuse encore à faire, et entreprenant non plus de les limiter ou de les organiser, mais de les maîtriser ».[37]

    Si la gauche « au pouvoir », demain comme aujourd'hui, est l'expression politique de couches sociales subordonnées qui n'envisagent pas autre chose que leur subordination, éventuellement aménagée, alors la présence à la tête des institutions de dirigeants issus de ses rangs - en 2000 comme en 1981 - ne peut qu'être précaire : coupure avec la « base sociale », impuissance devant la logique du capital. De même, les gouvernements ne peuvent durablement porter seuls la volonté d'indépendance nationale si cette volonté n'existe pas dans le pays.

    Plus grave : si un gouvernement de gauche n'est pas un « comité de soutien au monde du travail, candidat au pouvoir[38] », alors ce gouvernement ne peut que :

    — faire le sale boulot que les dirigeants de droite sont, momentanément, incapables de faire,

    — donner des gages à la classe dirigeante pour mériter sa confiance, dont il ne saurait jouir profondément et durablement.

    Pour sortir de l'ornière, il est donc indispensable de révéler au monde du travail qu'il peut être « candidat au pouvoir ».

    À un horizon d'une quinzaine d'années cela peut prendre corps :

    — par le développement des forces productives et créatives,

    — par l'instruction publique et la formation professionnelle,

    — par « l'éducation politique des masses »,

    — par l'internationalisation du mouvement populaire.

    Ceci exige un parti qui se respecte, ce qui implique « le devoir d'irrespect » vis-à-vis des institutions (irrespect qui n'exclut pas le « respect des institutions »[39]). Élitisme républicain ou monarchisme républicain ce n'est pas la même chose.[40]

    Les éléments de commentaire supplémentaires sont ici
     

     

     



    [1]Dans le cadre du système des courants qui n’étaient pas des tendances (voir paragraphe suivant), il n’y avait pas en principe d’adhérents à un courant, mais des votants de chaque motion. Étaient traités comme tels ceux qui se dénonçaient, ou ceux qui avaient été repérés comme votant la motion. 

    [2]La date de 1920, plutôt que 1918 ou 1919 est bien sûr choisie en référence au Congrès de Tours, où la majorité du Parti socialiste SFIO unifié en 1905 a choisi de rejoindre la IIIe Internationale en fondant le PCF, la minorité de maintenir l’ancien parti. L’une des particularités du CERES est qu’il considérait, au contraire du PCF bien sûr qui la glorifiait, et de la plupart des socialistes qui la jugeaient salutaire, cette scission comme une catastrophe sur laquelle il faudrait revenir, le Programme commun étant vu dans cette perspective. On lira à ce sujet J.-P. ChevènementLes socialistes, les communistes et les autres, Paris (Aubier Montaigne), 1977.

    [3]Il n’y a pas de référence. J’ai trouvé grâce à Google que ça venait de André GauronHistoire économique et sociale de la Cinquième République, tome 1, Le temps des modernistes,Paris (La Découverte-Maspero), 1983, et que l’auteur était un conseiller à la Cour des Comptes (ce n’est pas alors un point de rencontre avec Didier Motchane, qui ne l’est devenu qu’en 1989) qui a fait partie des cabinets de Pierre Bérégovoy aux Affaires sociales (avant juin 1984, donc) et aux Finances (vraisemblablement alors). Je n’ai trouvé aucun lien entre lui et le courant : il semble donc s’agir d’une référence scientifique désintéressée, l’absence de référence étant un oubli.

    [4]Idée très forte, sur laquelle le texte revient ensuite : la période de prospérité a si bien désarmé les socialistes, tant elle contredisait tout ce qu’ils avaient appris sur la crise inéluctable du capitalisme, qu’ils ont été incapables de comprendre, la crise venue, qu’elle donnait raison à ce qu’ils avaient appris.

    [5]Le marxisme définit la bourgeoisie par la possession des moyens de production, non par un mode de vie (Bien sûr, aucune de ces deux définitions ne correspond à l‘étymologie du mot, qui ne dit souvent rien sur son sens).

    [6]Je supprime un s à savoir qui est manifestement une faute de frappe.

    [7]Ce sont ces catégories qui se sont tournées largement dans les années 1970 vers le PS, où elles n’étaient pas au moment d’Épinay, et y ont changé bien des choses.

    [8]Ce sont bien sûr les « nouveaux philosophes », Glucksmann, Lévy, Finkielkraut qui sont principalement, mais non exclusivement, visés par tout ce passage.

    [9]C’est évidemment pour Bourdieu et ses sous-ordres.

    [10]Une chose qu’on a à peu près oubliée. Le premier réflexe des gouvernants devant la crise de 1973 a été d’appliquer les recettes de Keynes, dont on leur avait appris à l’école qu’elles marchaient infailliblement (comme on a appris à leurs successeurs qu’elles ne valaient rien). C’est parce qu’elles n’ont pas marché qu’ils ont cherché d’autres gourous.

    [11]Changer la vie. Programme de gouvernement du parti socialiste,  Paris (Flammarion), 1972. Il s’agit d’un programme de législature (pour les élections de 1973, donc) adopté après le congrès d’Épinay, avec l’objectif explicite qu’il soit compatible avec celui du PCF dans le but d’aboutir au programme commun. La rédaction de l’avant-projet avait été confiée par la direction du PS à Jean-Pierre Chevènement, alors secrétaire national au programme et aux structures associées. On ne peut douter que Didier Motchane y ait mis la main. Il a été adopté par la convention nationale extraordinaire de Suresnes des 11 et 12 mars 1972. Il est publié avec une présentation de François Mitterrand, celle proposée par Jean-Pierre Chevènement, intitulée L’autogestion et l’ordinateurayant été refusée (elle sera recasée comme préface de Clefs pour le socialisme, de Didier Motchane, l’année suivante). C’est surtout, comme il est logique, une liste de mesures à prendre, où la perspective de transition ici évoquée paraît implicite.

    [12]Adopté à l’aube du 27 juin 1972 par les représentants du PS, du PCF et des radicaux de gauche.

    [13]On avait retenu de 1974 non la défaite de Mitterrand contre Giscard mais que, candidat de l’Union de la Gauche sur la base du programme commun, que tous les savants vouaient au désastre pour s’être coupé des centristes, il avait été très près de gagner, ce qui promettait la victoire pour 1978. Cette victoire n’a pas eu lieu. Entre-temps, le programme commun avait été rompu en septembre 1977, chacun des partenaires accusant l’autre de cette rupture.

    [14]Charmant euphémisme. Le CERES qui était une des trois composantes, avec le courant Mauroy-Defferre et le courant Mitterrand, de la majorité du congrès d’Épinay, et donc de la direction qui en était issue, puis de celle de celui de Grenoble (en étant passé de 8,5% à 21%, mais en cessant d’être indispensable, la coalition Mitterrand Mauroy Defferre, à laquelle s’était rallié Savary, ayant la majorité absolue) en a été exclu au congrès de Pau par François Mitterrand, qui a refusé d’envisager la synthèse entre les deux motions, après une longue période de polémique contre lui des mitterrandistes, sous l’accusation de constituer un parti dans le parti nourrissant des desseins monstrueux. Il est resté dans l’opposition, dans des conditions très dures, pendant quatre ans, contre une direction Mitterrand Mauroy Defferre Rocard (qui venait de quitter le PSU pour le PS) Poperen.

    [15]Analysée plus haut. Ce sont ces nouveaux militants qui ont fait le rocardisme, mais on en trouvait aussi dans les autres courants.

    [16]En 1979, Rocard s’est dressé contre Mitterrand, avec le soutien de Mauroy. Au congrès de Metz le CERES a à nouveau fait l’appoint pour Mitterrand, qui a pour cela bougé vers ses positions, et est ainsi revenu dans la majorité et au secrétariat national. On note que l’auteur n’a pas d’illusions sur les raisons de ce retour à la ligne d’Épinay, et n’éprouve plus, en 1985, le besoin de faire semblant d’en avoir.

    [17]Formule bizarre. Ne faut-il pas restituer « la conscience collective du <parti> socialiste » ?

    [18]La rédaction du Projet a été confiée à Chevènement après Metz comme celle du programme après Épinay, pour les mêmes raisons arithmétiques. Il ne faut surtout pas les confondre : c’est leur seul point commun. Alors que le programme était surtout un catalogue de mesures, et le rôle du rédacteur surtout celui d’un scribe, le Projet est principalement une analyse cohérente de la situation française et internationale et de la ligne politique à suivre (Seule la troisième partie, Agir est un catalogue de ce type, qui a fait généreusement place, par le système des amendements à presque toutes les obsessions de presque tous les militants, pour un résultat qui contraste avec les deux premières, Comprendre et Vouloir). Autre différence, le CERES a eu cette fois ci presque toute latitude pour y mettre ce qu’il souhaitait. La part de Didier Motchane y a été bien sûr été essentielle : il défend ici surtout, en tant que rapporteur anonyme du CERES, son œuvre publiée sous une autre identité.

    [19]Le Projet a été adopté par la convention nationale extraordinaire d’Alfortville des 12 et 13 janvier 1980, par (d’après son compte-rendu sténographique, lisible sur le site de la fondation Jean Jaurès) 5613 mandats (96,5% des exprimés, 85% du total) contre 198, avec 623 abstentions et 154 refus de vote. Neuf mois après Metz, qui s’était joué à 60 / 40, ce résultat sur un texte qui exprimait presque uniquement les positions de l’aile la plus radicale dde la majorité u congrès pourrait sembler miraculeux. Il ne l’était pas : Rocard (qui n’avait pas renoncé à être candidat à la présidence de la république en 81) et Mauroy avaient choisi de ne pas être minoritaires, sans se sentir engagés pour autant. Seul Delors, pourtant sur la motion Mitterrand à Metz, avait choisi de manifester bruyamment son horreur devant ce concentré de bolchévisme sanguinaire. On sait que ça n’a pas nuit à sa carrière ultérieure, au contraire peut-être.

    [20]On sait que le PS, avec 36% des voix au premier tour, a obtenu au second (à l’époque, c’était une surprise. Le seul précédent était l’UDR en juin 1968) la majorité absolue (266 sur 491) des sièges à l’Assemblée, ce qui lui a ôté tout souci du PCF (lequel a trouvé intelligent de lui manger dans la main, après avoir trouvé intelligent de faire presque ouvertement campagne pour la réélection de Giscard). L’auteur semble ici considérer qu’une majorité plus restreinte aurait été plus tenue par les engagements pris, peut-être aussi parce qu’elle aurait compté moins de députés totalement inexpérimentés.

    [21]Ce constat lapidaire peut surprendre aujourd’hui. Des mesures prévues par le Projet ont bien sûr été prises, mais hors de sa cohérence. La meilleure illustration en semble les nationalisations, auxquelles le rapport vient plus bas, faites tardivement, et sans que rien fût fait pour leur donner le sens prévu par le projet, puisque les entreprises nationalisées ont été gérées à peu près comme des entreprises privées.

    [22]On note qu’il n’est pas ici question du « tournant de 1983 ». C’est dès juin 1981 que l’exercice du pouvoir d’État est jugé condamnable. Le « tournant libéral » n’est devenu un dogme chevènementiste que plus tard (même si d’autres textes contemporains de Didier Motchane parlent d’un tournant en 83)

    [23]Au-delà d’une façon pudique de considérer la défaite comme inéluctable, une incitation à regarder beaucoup plus loin.

    [24]Formule de François Mitterrand pendant la campagne électorale de 1981.

    [25]C’est bien sûr du gouvernement Mauroy-Delors qu’il s’agit, qu’il aurait été dans ce contexte aussi malséant qu’inutile de nommer.

    [26]C’est celle prônée par Chevènement (et, un temps, par Fabius et Bérégovoy) début 1983, qui impliquait la sortie du franc du SME, dont le rejet par Mitterrand est devenu ensuite le fameux « tournant » déjà cité (On peut penser que c’est au contraire son adoption qui aurait été un tournant par rapport à ce qui était fait depuis 81), et entraina sa démission. C’est celle défendue par le CERES au congrès de Bourg-en-Bresse du PS en octobre de la même année. La critique ici formulée sur la façon dont elle est défendue vaut-elle pour le courant ?

    [27]C’était le thème principal du livre Le socialisme et la France, publié en avril 1983, par un Jacques Mandrin ressuscité sous lequel ne se cachaient même pas Didier Motchane et Pierre Guidoni.

    [28]C’était une particularité du CERES, qui avait repris à d’autres le mot d’ordre d’autogestion, mais ne l’envisageait que comme suite d’une rupture avec le capitalisme par la nationalisation en particulier, quand ces autres pensaient généralement qu’on pouvait autogérer dans le cadre du capitalisme et de la concurrence (voir la triste expérience des Lip de Besançon).

    [29]C’est le gouvernement Fabius, son chef surtout, qui est ici probablement visé en premier lieu. Dans l’éditorial du numéro 38, en octobre 1984 de Volonté socialiste, Didier Motchane demandait « Qu’est-ce que la modernisation ? L’électricité moins les Soviets ? L’informatique, moins la démocratie ? Des patrons sans ouvriers ? Des ouvriers sans travail ? », à propos d’un questionnaire envoyé aux militants socialistes à ce sujet. Plus tard, dans le numéro 51 (11 décembre 1985), il commence son dernier paragraphe par « Militants socialistes, soyez troublés à votre tour : quoi de plus pathétique chez un moderniste que de ne pas s’apercevoir qu’il est déjà démodé ? » Laurent Fabius s’étant déclaré « troublé » par la visite de Jaruzelski en France (dont il est question plus haut) la cible est évidente.

    [30]Le Front national venait alors d’émerger électoralement aux européennes de juin 1984 (après quelques bons scores locaux aux municipales de mars 1983) et le PS commençait à chercher son salut dans les clowneries antifascistes, et l’accusation portée contre la droite de vouloir s’allier avec lui (faute de pouvoir dire en quoi, hors ce soupçon, il se distinguait d’elle). Ça n’avait pas alors les dimensions que ça a pris par la suite, mais l’auteur voit déjà bien où est le problème.

    [31]Tout est dit sur l’obsession de bien passer dans les media, qui commençait également alors.

    [32]Le parti communiste avait participé aux trois gouvernements Mauroy, avant de refuser de le faire au gouvernement Fabius en juillet 1984.

    [33]On rappelle que Jean-Pierre Chevènement a été ministre de la Recherche de mai 1981 à mars 1983, et était alors ministre de l’Éducation nationale depuis juillet 1984. On ne touche pas au Chef, dont le bilan est toujours positif (l’Industrie ne compte pas puisqu’il a été poussé vers la sortie dès qu’il a voulu y faire quelque chose), ce qu’on retrouvera beaucoup plus tard à l’Intérieur, et quand on est parti, comme annoncé au début de cette partie pour parler de ce qu’il y a quand même de positif, pour ne pas faire trop mauvaise impression, on ne trouve à la fin que lui ou presque (la présence de la Culture est plus surprenante. C’est un fait cependant que Jack Lang est plutôt bien vu dans En Jeu. Sa photo fait même la une du dernier numéro paru).

    [34]Les bonnes intentions ne durent pas, malgré des efforts manifestes.

    On trouve presque la même chose dans l’éditorial de Volonté socialiste  44 (9 mai 1985), « Du point de vue de l'avenir, l'exercice du pouvoir par les socialistes depuis 1981 n'aura pas manqué de résultats positifs. L'alternance, c'est-à-dire concrètement la capacité de la gauche à prendre en charge les affaires de la France est entrée dans les faits, et, quels que soient les brouillards - et les brouillages - médiatiques, dans les têtes. Les grands chantiers ouverts dans le champ de la recherche, de la formation professionnelle, de l'école ont fait sauter des blocages anciens et commencé a disposer les mentalités à assurer l'avenir. Une bataille d'arrêt contre le déclin industriel a été engagée, et la construction d'un secteur public élargi a jets les bases d'une renaissance. La décentralisation et les lois Auroux en créant de nouveaux centres de responsabilité favorisent le développement de l’initiative.

    En même temps, il est vrai, d'autres éléments ont assombri l'action de la gauche. Une faiblesse de volonté dans la maîtrise des échanges extérieurs de la France a fait accepter un effort de croissance tout à fait insuffisant pour garantir notre indépendance et développer la justice sociale. Des choix de classe trop fragiles ont con¬uit de trop nombreux socialistes à mesurer le sens et les résultats de leur action aux raisonnements et aux critères des libéraux. Le redressement de la balance commerciale et la réduction de l'inflation ont été obtenus par des rééquilibrages vers le bas, et le poids de la dépendance extérieure, culturelle autant qu'économique, n'a guère été allégé. Les choix de politique économique opérés de 1981 à 1983 ont progressivement démobilisé une part croissante de la gauche, et, le Parti Communiste étant ce qu'il est, abouti irrésistiblement à la rupture de l'union. » C’est cependant beaucoup plus indulgent, avec e particulier les lois Auroux et la décentralisation, au positif. L’auteur aurait-il changé d’avis, soit spontanément, soit sur les remarques faites par des camarades, entre-temps ? On pourrait savoir dans quel sens puisque rien n’indique lequel de ces deux textes, datés du même mois, a été écrit en premier. Il est également possible qu’il ait choisi d’être plus modéré dans un éditorial signé de son nom et lu au-delà du courant que dans un texte interne et anonyme.

    [35]« L’élection de François Mitterrand à la présidence de la République n’a pas mis immédiatement le socialisme à l’ordre du jour. Elle ne pouvait le faire. Mais elle met les socialistes au pied du mur. Un nouveau rapport de force politique a été créé. Seront-ils capables, avec leur parti, de s’en servir, pour orienter l’évolution du rapport des forces sociales dans le sens de leur projet, pour créer les conditions d’un passage au socialisme ? Ils ont quelques années pour le faire », troisième point de la contribution Agir aux travaux du congrès de Valence présentée par D. Motchane, P. Guidoni, M. Charzat, J. Besse A. Cheppy, M. Coffineau, G. Sarre, soient les membres du Bureau exécutif au titre du CERES qui n’étaient pas ministre, publiée par Le Poing et la Rose, 93 (août 1981), p. 12-17, en ligne sur le site des Archives socialistes http://62.210.214.184/cg-ps/documents/pdf/cong-1981-10-23-1-jnl.pdf. Ce congrès, tenu en octobre 1981 fut celui des réjouissances après la victoire (joyeusement caricaturées par la presse, d’ailleurs). Le CERES prit avec ce genre de propos tout le monde à contre-pied (Certains, poperénistes en particulier, lui ont longtemps reproché d’avoir été ainsi la cause du maintien du capitalisme en France). Comme ce fut un congrès avec une motion unique, personne ne souhaitant se compter dans ce contexte, on ne peut mesurer l’influence que cette contribution a eue.

    Le côté « Le CERES a toujours eu raison » de ce paragraphe peut agacer. Il est normal dans un texte s’adressant aux militants du CERES. Il ne faut vraisemblablement pas s’en tenir à cet éventuel agacement, mais observer qu’il n’est pas question d’après 1981, ce qui peut être une critique implicite, et que cela introduit en tout cas un ferme appel à changer.

    [36]La force de cette accusation, dans ce contexte, ne peut se comprendre qu’historiquement, dans le cadre d’un parti, le PS, qui s’était reconstruit à partir de 1971 sur le rejet du mollétisme, et d’un courant, le CERES, qui avait été le fer de lance de ce rejet dès la fin des années soixante (On lira le très méchant Socialisme ou Social-médiocratie, publié en mai 1969 (au Seuil) sous leur pseudonyme de Jacques Mandrin par Didier Motchane, Jean-Pierre Chevènement et Alain Gomez).

    Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que le molletisme, aujourd’hui souvent caricaturé injustement en l’opportunisme le plus bas, se définissait d’abord par sa fidélité intransigeante à la doctrine marxiste la plus pure selon lui, celle de Kautsky, et son rejet féroce de tous les hérétiques qui n’étaient pas assez justement marxistes à son goût (c’est sur cette base qu’il avait pris le parti en 46 à Blum et Mayer qui, tout bien réfléchi, ne voulaient plus faire la révolution). La répression des grèves de 47 et 48, la guerre d’Algérie, le oui à De Gaulle en 58, le soutien à peine implicite à Poher en 69 n’ont été que les conséquences de cette conception exigeante de la pureté marxiste.

    [37]Chapeau d’un article intitulé Pour une démocratie salariale, En Jeu, 21 (avril 1985), p. 36-38, faisant partie d’un dossier nommé Notre Républiquequ’on trouvera intégralement en annexe. Pierre Rolle, universitaire, spécialiste de la sociologie du travail, a appartenu au comité de rédaction d’En Jeu du premier au dernier numéro.

    [38]On rappellera la distinction fondamentale, bien oubliée aujourd’hui, entre pouvoir et pourvoir d’État. Le second n’est, pour le moment, qu’une expression du premier, qui a bien d’autres formes. Le conquérir n’est pas « prendre le pouvoir ». Cela pourrait, aurait dû être, un moyen d’avancer vers sa conquête par la transformation des rapports de pouvoir dans la société.

    [39]Pieuse restriction pour éviter une fausse accusation. Le « respect des institutions » dont commençait déjà à se gargariser le PS pour justifier son impuissance est cette idée qu’on ne combat le capitalisme que poliment, dans le respect de la loi.  Il n’est effectivement pas incompatible avec ce « devoir d’irrespect » que réclame l’auteur, qui permet une critique de ces institutions, y compris dans leurs fondements.

    [40]Après la pieuse restriction, un gros coup sur la tête de Mitterrand pour terminer.