• Des malheurs de Manon au retour de la "gauche"

    Quelques mots sur les Insoumis, et leurs malheurs récents (Faut-il montrer notre affliction ? Non, nous devons faire preuve de dignité).

    Je suis décidément surpris de voir tant de gens, dont de nombreux amis et camarades, depuis quelques mois et beaucoup plus encore ces jours derniers, opposer la merveilleuse campagne populiste, resplendissante de clarté, de 2017, à la lamentable dérive vers la gauche et l'ambiguïté qui l'a suivie, dont il font la cause de la débâcle.

    Je n'avais pas vu, et l'ai souvent dit, une telle lumière en 2017. J'ai souvent alors dénoncé une accumulation de contradictions, sur l'"Europe" d'abord, mais sur bien d'autres choses encore, d'absurdités contradictoires entre elles, le tout étant couvert par le culte tonitruant de la personnalité du Chef, et l'affirmation que ne pas voter pour Lui était voter Macron ou Le Pen (voire les deux).

    Il était assez logique que ces contradictions éclatassent passée l'exaltation électoraliste et les espoirs (absurdes) de victoire résolvant tous les problèmes du pays d'un coup. Mélenchon n'était pas en 2017 sur une ligne populiste souverainiste parfaite, il n'est pas passé depuis à une ligne écolo-gauchisante eurocompatible: il a constamment joué sur les deux à la fois, de façon ambigüe et nécessairement contradictoire, et a prétendu continuer. Cela l'a conduit, dissipée la bonne odeur des urnes qui masquait le caractère indigeste de la soupe, à faire taire ou exterminer non les tenants d'une ligne pour choisir l'autre, mais tous ceux qui voulaient le forcer à sortir de l'ambiguïté pour affirmer celle qui était la leur, dont leur aveuglement les avait convaincus, dans le vacarme électoral, qu'elle était aussi la sienne exclusive, et qu'il n'évoquait l'autre que pour enfumer ses tenants. La fameux « plan B », objet de tant de regrets, était une invention de la fraction antieuropéiste cohérente des Insoumis. Le Chef ne l’a jamais, à ma connaissance, évoqué que pour dire qu’il ne servirait qu’à ne pas servir puisque le A réussirait miraculeusement, et l’a ouvertement répudié dès avant le premier tour de la présidentielle, dans son discours de Dijon. Désormais, il prône de « sortir des traités »… sans sortir de l’UE, ce qui n’est guère qu’une variation dans la même imposture, certainement pas un grand retournement. Il est somme toute plus navrant qu’étonnant que ceux qui n’ont compris qu’après l’extinction des hologrammes que le Chef était dramatiquement nu en concluent qu’il s’est récemment déshabillé. La lucidité est rarement rétroactive. C’est une ressemblance de plus entre la campagne 2017 de Mélenchon et l’épopée de Chevènement en 2002, dont on croise encore de nombreux nostalgiques déplorant la suite sans vouloir comprendre qu’elle était déjà écrite dans le vide politique total de la campagne.

    Comment expliquer le désastre présent, si la ligne n’a pas changé, et le succès initial, si elle était désastreuse dès l’origine ? Il est clair que certains, qui s’étaient laissé enfumer, ont fini par comprendre, même si, on l’a vu, beaucoup s’obstinent à vouloir croire c’est le Chef qui a changé. La méthode principale « Vote pour nous sans te poser de questions, et tout ira bien » trouve logiquement ses limites quand ceux qui ont ainsi voté constatent que tout ne va décidément pas bien, et sont donc plus difficiles à convaincre de remettre ça. C’était, et ce n’est pas une coïncidence, celle de l’UNEF-ID, qui lui a assuré des décennies de succès. Mais les élections étudiantes ont, sur les élections bourgeoises, cette particularité intéressante que le public visé se renouvelle très largement dans les deux ans qui séparent deux votes, celui susceptible de voter presque totalement, ce qui permet aux bonimenteurs de ne jamais se baigner deux fois dans le même fleuve. Les eaux bourgeoises sont beaucoup plus stagnantes.

    Cela ne me semble pourtant pas être la raison principale du contraste. Les nostalgiques de la pureté populiste de 2017 qui n’a jamais existé font vraisemblablement une deuxième erreur, en attribuant à ce merveilleux populisme le relatif succès d’alors. Un candidat, et ses supporters, ont naturellement tendance à croire que si des électeurs votent pour eux, c’est parce qu’ils ont été convaincus par ce qu’ils racontaient d’adhérer à leur ligne, laquelle prouve ainsi sa justesse. Ce n’est pas toujours le cas : ce peut être seulement qu’ils ont été convaincus par tous les autres de ne pas voter pour eux et que, tenant à voter, il ne leur restait plus que cette possibilité. Mélenchon a largement (mais non totalement) rejeté la notion habituelle de gauche pendant sa campagne de 2017. Il n’en était pas moins, les Verts et le PCF muté  absents, Hamon totalement transparent dans le rôle de candidat d’un PS sortant dont il n’assumait pas le bilan, Macron officiellement devenu centriste, le seul candidat crédible pour un électorat de gauche voulant le rester. Sa position ressemblait beaucoup en cela à celle de Duclos en 1969 quand, Defferre marginalisé par son propre parti, les électeurs de la gauche non communiste soucieux d’un vote efficace ne pouvaient choisir qu’entre le centriste Poher et lui (avec ces différences essentielles bien sûr que la gauche alors ne signifiait pas la même chose, le centre non plus d’ailleurs, et qu’il y avait Pompidou). La situation n’était plus du tout la même cette année, puisque, à une élection à la proportionnelle, et surtout d’une insignifiance si évidente qu’elle ne pouvait pas être autre chose qu’un sondage géant sans question de vote utile, l’offre était abondante, avec des Verts à qui cette insignifiance l’a toujours rendue favorable, un PS libéré d’Hamon et de toutes les personnalités qui auraient pu fâcheusement rappeler la période Hollande-Valls, un Hamon libéré du PS qui a pu donner sa pleine mesure (trois pour cent, c’est beaucoup, quand même), un PCF en pleine glaciation identitaire sans contenu politique qui a ramassé quelques voix. Il est tentant de conclure que Mélenchon n’a pas atteint 19% il y a deux ans grâce à sa stratégie dite populiste, mais malgré elle, et que tous ceux qui avaient voté malgré elle pour le seul candidat de gauche (malgré lui) crédible, sont revenus avec soulagement à leurs habitudes, ne restant que ceux qui étaient convaincus en partie au moins par ce discours.

    Quand les fumées de la bipolarisation Macron Le Pen à 45% des votes exprimés, 23% des électeurs inscrits, se seront dissipées, il apparaîtra probablement que cette élection bidon fut celle du grand retour, après la parenthèse Hollande-Valls qui se sont distingués non pas en faisant une politique de droite (ça n’était pas original) mais en finissant par l’assumer totalement, de la gogôche, celle qui privatise, mais sans le faire exprès, qui encourage les patrons à licencier, mais parce que l’État ne peut pas tout, qui casse les services publics et le droit du travail, mais pour sauver l’emploi, qui est pour l’Europe sociale et ne sacrifie les travailleurs sur l’autel des traités libéraux que parce qu’ils en sont le passage obligé, qui fait la guerre, mais toujours pour la démocratie et le droit et en ne tuant que ceux que de méchants dictateurs utilisent comme boucliers humains, en saupoudrant tout ça opportunément de considérations sur l’ « urgence éclogique ». Ça n’est pas une bonne nouvelle. Mais c’est à peu près fatal.

    L’autre information essentielle que donne cette élection qui n’en est pas une est que le macronisme s’est installé à droite. Électoralement, bien sûr : politiquement, il l’était depuis son origine (et ça n’est toujours pas original). Les macrolatres, dont les pires sont ceux qui commencent par dire qu’ils n’aiment vraiment pas Macron et concluent qu’il faut d’autant plus les croire quand ils avouent que cet enfant est un génie politique, expliquent doctement que l’idole des vieilles triomphe et entame un règne de mille ans, parce qu’après avoir pris à la gauche son électorat au premier tour de la présidentielle, elle prend aujourd’hui celui de la droite. Une seule chose leur a échappé (parmi les nombreux trucs qu’on n’enseigne pas à Sciences-Po, il y a l’arithmétique) : ce nouvel exploit herculéen accompli, Macron se trouve un peu au-dessous de son pourcentage des présidentielles (et très en dessous de celui des législatives), et a perdu à gauche largement ce qu’il avait gagné à droite. La politique de Macron, la frousse provoquée par les « gilets jaunes » et le bonheur de voir ce mouvement sauvagement réprimé rallient autour de lui le bon vieux parti de l’ordre (Hollande et Valls faisaient exactement la même chose. Mais eux étaient « socialistes », et c’était rédhibitoire pour cet électorat. C’est immoral et c’est comme ça) tandis que la gogôche, qui n’a jamais accepté qu’on matraquât ou fusillât les travailleurs que quand c’était pour leur bien, fuit horrifiée. J’avais écrit dans un long pensum sur le clivage droite-gauche il y a quelques mois que le système avait besoin de l’alternance entre une droite et une gauche, et que l’imposture macronienne finirait nécessairement par basculer d’un côté ou de l’autre pour laisser apparaître une opposition appelée à lui succéder[1]. Nous y sommes, un peu plus vite que prévu, et pas dans le sens qui me semblait alors prévisible, les évènements, et aussi la nullité du parti de droite qui change tout le temps de nom, ayant poussé dans l’autre. Macron, installé à droite (mais avec moins de onze pour cent des électeurs) laisse peu d’espoir à une opposition de droite, mais toute sa place à une opposition « de gauche ».

    Faut-il conclure du verdict des urnes que c’est Clémentine Autain qui a raison contre les mélencholatres, qu’il faut continuer à être contre Macron mais en étant gentil avec tout le monde ? La réponse est incontestablement oui, si le but est de devenir ministre d’un gouvernement de la gogôche, qui mènera la même politique exactement que tous ceux qui se sont succédé depuis le premier gouvernement Barre. Il faut effectivement  pour cela enterrer ce qu’il y avait d’original dans la rupture de Mélenchon avec cette gogôche. On se rappellera, avant de trouver que c’est affreusement dommage, que cette rupture était exclusivement de forme, qui substituait aux pleurnicheries les aboiements, mais ne modifiait en rien la ligne politique de fond, puisqu’elle ne portait aucune rupture réelle avec le ralliement de la « gauche » au giscardisme après 1981. Les aboiements étaient très utiles quand il s’agissait de faire élire Macron comme gentil centriste entre une méchante d’extrême-droite et un méchant d’extrême-gauche. Ils deviennent nocifs quand, l’imposture et l’imposteurs épuisés, il s’agit de leur redonner une opposition « de gauche », pour que le cirque continue.

    Il devrait rester l’autre option : agir pour que le cirque s’arrête, que cesse enfin une politique qui va délibérément contre l’intérêt évident d’une immense majorité du peuple français, et enfonce de législature en législature ce malheureux pays dans la ruine. À cette option, les urnes donnent à chaque fois raison, en chassant sans ménagement le clown sortant qui a mené cette politique, et tort, en portant au pouvoir d’État un autre clown de la même farine, dont il est évident, et rapidement confirmé, qu’il la mènera. Il serait parfaitement absurde de le reprocher à ceux qui les remplissent. Dans un système totalement fermé, qui a le monopole de l’offre électorale crédible, et tous les moyens de produire des oppositions qui deviennent ensuite des majorités tout autant à son service, et aux marges des épouvantails inoffensifs comme la famille Le Pen ou le clan Mélenchon, l’électeur n’a que deux possibilités : jouer le jeu de ce système en votant pour ce qu’il propose, ou s’abstenir, ce qui est plus rationnel, mais ne sert à rien non plus. Je ne peux que répéter pour conclure ceci ce que j’ai souvent dit, qu’on ne peut envisager d’alternative qu’en la plaçant, avec toutes les difficultés que cela implique, délibérément en dehors de ce système, en partant de ce qui est juste et en construisant patiemment une force politique capable à terme de le renverser. Ce ne peut être que long : on ne supprime pas facilement des décennies de mensonges. Cela suppose, et c’est certainement, comme tant de tristes expériences l’ont montré pendant ces décennies, le plus difficile, d’accepter que ce soit long, et de ne pas, à chaque fois qu’on sent l’odeur des urnes, se jeter sur un gadget électoral proposé par le système comme solution miraculeuse et instantanée à tous les maux, hier le populisme façon Mélenchon, demain vraisemblablement une nouvelle forme de « gauche » plurielle.

    Bellegarde, 30-31 mai 2019.

    Pour commenter, c'est ici, sur Facebook.

     

    [1]« Une seule chose ne changera pas : la politique menée par ceux qui auront le pouvoir d’État, celle, la même, que mèneront ceux qui auront joué le rôle de l’opposition quand il leur succéderont. Le pouvoir tout court ne peut se passer d’alternance, le changement régulier de personnel étant le seul moyen de maintenir une politique dont une large majorité du peuple ne veut pas. Le macronisme n’est sans doute pas la fin du clivage droite-gauche, mais une pause, à un moment où il devenait trop voyant qu’il ne signifiait rien politiquement, pour le relancer une fois l’expérience conclue comme toutes les précédentes, pour les mêmes raisons que les précédentes. » (Gauche ! Droite !, dernières phrases du IV, De l’ « Europe », et de la fin prévisible de la comédie macronienne, p. 42 de la version PDF)