• Gauche ! Droite ! Clivages et péremptions (I et II)

    L’esprit du temps comme celui de l'escalier ne s'éclaire, en fin de compte, que du sens de leurs permutations
    Rapport introductif au XIVe colloque du CERES, habituellement attribué à Didier Motchane

     

    [Début d'un texte toujours pas fini, commencé en juin. La suite viendra rapidement, la fin ensuite si j'y parviens]

    On parle beaucoup en France, ces temps ci, de la péremption du clivage droite-gauche. Ce n’est pas très original : on tient de tels propos presque depuis que ce clivage est apparu. Mais il est rare qu’ils soient aussi largement partagés. Ils viennent d’habitude d’un des deux versants du fameux clivage, le plus souvent le même, pour nier la légitimité de l’autre, lequel répond vigoureusement. Aujourd’hui, l’idée est émise, logiquement, par le pouvoir d’État macronien, qui cherche à s’y fonder une légitimité, mais également reprise par les deux principales oppositions qu’on veut lui donner, celle, naguère d’extrême-droite, de la famille Le Pen, celle plus difficile à situer mais formée d’anciens éléments de gauche et d’extrême-gauche au sens usuel des admirateurs de Mélenchon qui se nomment, poétiquement, insoumis, et trouve, bien au-delà, un écho certain.

     

    I–Phénoménologie

     

    Cet écho est dû à un constat que chacun peut faire, s’il n’est ni totalement abruti, ni payé pour dire le contraire, les deux n’étant pas incompatibles : les gouvernements qui se sont succédé ces dernières années, dits tantôt de droite, tantôt de gauche, ont tous mené exactement la même politique sur tous les point essentiels, et, de plus en plus, sur les points accessoires. S’agissant du fond, cette identité remonte à plus de quarante ans, au premier gouvernement Barre, à une petite parenthèse près d’un an à peine, à partir de juin 81, qui, avec le recul, semble surtout une plaisanterie sciemment montée pour montrer qu’il n’y avait décidément rien d’autre à faire (Le plus symbolique, les quelques nationalisation, paraît n’avoir été fait que pour rire, et permettre la vague continue ensuite, qui a emporté presque tout ce qui était public depuis la Libération et qu’aucun gouvernement de droite d’avant 81 n’avait jamais songé à privatiser). Cela n’a donc rien de nouveau, et on a souvent, pendant ces quarante années, entendu parler de péremption du fameux clivage, des deux Français sur trois de Giscard à la France unie de la version 1988 de Mitterrand. Ni l’un ni l’autre ni tous les autres que tout le monde a oubliés, n’ont convaincu. Il restait alors une différence : si la droite et la gauche, au gouvernement, faisaient à peu près la même chose, elles en parlaient différemment, ce qui maintenait l’idée d’une différence. Un gouvernement de gauche qui faisait des cadeaux au patronat aux dépens des travailleurs, privatisait, s’alignait sur les USA pour aller faire la guerre n’importe où, expliquait toujours avec un peu de honte qu’il ne pouvait pas faire autrement, que c’était le seul moyen de parvenir à un but fort différent, que c’était provisoire (la fameuse parenthèse de Jospin à Bourg en 83), qu’il avait tout essayé (la comédie de Mitterrand pendant l’hiver 90 pour une solution négociée à l’affaire du Koweit). Un gouvernement de droite qui liquidait l’indépendance nationale, s’en prenait à la politique familiale, aggravait la démolition de l’Éducation nationale, augmentait les impôts, comblait de subventions des associations bizarres ou des artistes improbables, faisait de même. On ne peut certes parler de symétrie, mais l’impression était du moins donnée qu’il y avait une politique de droite et une politique de gauche, et beaucoup de regrets parallèles chez ceux qui s’éloignaient de la politique de leur camp, nourrissant à chaque alternance l’espoir chez leurs électeurs qu’ils y seraient cette fois ci fidèles. C’est ce qui a changé, progressivement d’abord (Jospin avait clairement moins de honte que Mauroy) puis radicalement, ces dernières années, sous Sarkozy, pour la droite, et plus encore sous Hollande, pour la gauche. L’évolution est assez logique : à force de mener une politique, on finit par la trouver naturelle, et traiter par le mépris ceux qui vous la reprochent. À droite, les derniers souvenirs de gaullisme ou de démocratie-chrétienne se sont effacés. S’agissant du PS, la disparition ou l’effacement des derniers qui avaient connu la période d’avant 1981, et défendu autre chose avant de faire cela, qui n’a laissé que ceux qui n’avaient jamais connu autre chose, avaient adhéré pour appliquer cette politique, explique la brutalité du changement. Le résultat est là : rien, pas plus dans le discours que dans les actes n’a réellement distingué les gouvernements de gauche sous Hollande des gouvernements de droite sous Sarkozy. Il n’est donc pas étonnant que Macron ait pu ramasser et réunir des demi-soldes, des ratés, des apprentis des deux camps pour leur succéder, et pour faire la même chose. Que les laissés pour compte de l’opération qui restent au PS ou dans le machin de droite qui change tout le temps de nom, opposants malgré eux, l’accusent pour justifier cette opposition les premiers d’être affreusement à droite, les seconds d’être horriblement de gauche ne peut que renforcer l’impression que ces deux mots n’ont plus aucun sens.

     

    Quel est (ou était) donc leur sens, au juste ? C’est la question que nous avons réussi jusque là à éviter. Il y a peu, la quasi totalité des Français se déclaraient spontanément de droite ou de gauche, prenant ça à peu près comme un caractère biologique. Malgré les injonctions désormais unanimes venues de haut à conclure à la péremption, beaucoup le font encore, un peu moins certes, mais une large majorité vraisemblablement. Mais, puisque c’est ressenti comme quasiment biologique, il est assez difficile de le définir en termes politiques. En insistant, on trouvait naguère, et on trouve encore aujourd’hui malgré quelques dissonances sur lesquelles nous aurons à revenir, l’idée que la droite est du côté des riches, la gauche de celui des pauvres. Cela a souvent été dit clairement par les gensdegauches. Les gensdedroites, en usant de périphrases, euphémismes et métaphores rigolos où il était question d’effort, de risque, de mérite, ont largement montré qu’ils pensaient la même chose, s’ils ne le disaient pas franchement. Ça paraît horriblement simpliste (Tous les riches qui votent à gauche vous le diront). Ça se heurte à une question pénible : comment, dans un pays où, comme dans tous les pays, il y a beaucoup plus de pauvres que de riches, ce qui, manifestement, n’est pas allé en s’arrangeant ces dernières décennies, la gauche n’a-t-elle pas une écrasante majorité ? (Certains, qui sont en général riches et de gauche, ont une réponse toute prête : les pauvres, en plus d’être pauvres, sont idiots. C’est un peu court). Ça ne correspond certes pas à ce qu’on a vu de gouvernements de gauche depuis très longtemps, bien avant le barrisme de Mauroy même.

     

    Ça n’est pourtant pas si bête, si on use de sainte Dialectique pour préciser cette impression spontanée. L’idée reste que le clivage entre la droite et la gauche correspond à la contradiction entre le capital et le travail, gros mots qu’une police fort bien faite a réussi à interdire à peu près, mais dont demeure une trace inconsciente. En poussant mes fouilles entre les caisses, je retrouve cette réponse faite rue d’Ulm, à un guignol villiériste qui lui parlait de dépasser le clivage droite-gauche, par un nommé Jean-Pierre Chevènement, un homonyme sans doute de celui qui chante aujourd’hui les louanges du « président Macron » qui a su en finir avec ce fameux clivage,

    « Le clivage droite-gauche, je connais bien. Je pense que son enracinement est social. Il y a des dominés et des dominants. Bien sûr, il y a aussi des dominés qui sont à droite et des dominants qui sont à gauche… ou qui en tout cas s'arrangent pour dominer la gauche[1] »

    Tout est là, ou presque, tant l’idée qu’on se fait du clivage droite gauche que les raisons pour lesquelles il est falsifié. C’est cette conception qui nourrit la nostalgie d’une vraie gauche, qu’on oppose à la fausse, la seule, malheureusement qui ait jamais gouverné.

     

    Ça n’est décidément pas bête du tout, mais c’est très daté. Il est remarquable que les nostalgiques et les archéologues qui cherchent, dans le néant actuel, l’essence du vrai clivage droite gauche aient toujours comme référence, comme si elle avait été de toute éternité, la situation des années 1970, avec quatre forces clairement identifiées, deux de gauche, le PS et le PCF affichant leur volonté d’en finir avec le capitalisme, chacun accusant l’autre de pas le vouloir vraiment, deux de droite, les gaullistes orphelins de De Gaulle, la réunion de tout ce qui n’était ni marxiste ni gaulliste, des démocrates-chrétiens aux enfants de Pinay et aux orphelins de Laval, se détestant mais unis par leur frousse des partageux et du goulag.  La gauche s’identifiait alors au mouvement ouvrier, que la quasi généralisation du salariat faisait croire à son hégémonie culturelle et à l’imminence d’une victoire politique définitive, la droite à tout ce qui le refusait. Il est clair que ce clivage n’a guère survécu à 1981, la première raison étant la façon dont le PS et le PCF ont alors exercé le pouvoir d’État, beaucoup d’autres, d’ordre national et international s’y étant ensuite ajoutées. Si certains optimistes, dont j’étais, ont cru le voir renaître en 1997, les cinq horribles années du gouvernement Jospin dit de gauche plurielle l’ont, définitivement à ce jour, enterré, et certes pas seulement de la faute du PS. On comprend qu’il suscite des regrets : la vie était plus simple alors, et on ne fait plus guère de politique en France depuis. Mais il est étonnant qu’on en fasse très souvent la référence unique et intemporelle de ce que sont droite et gauche.

     

    Si l’identification de la gauche au mouvement ouvrier n’a guère survécu à sa victoire de 1981, elle ne l’a que peu précédée. Elle avait alors à peine dix ans. Elle est née avec la signature, à l’aube du 27 juin 1972, du programme commun de gouvernement entre le Parti communiste français et le parti socialiste, conséquence directe du congrès tenu par le second nommé à Épinay l’année précédente. Il est curieux qu’on mentionne généralement ce congrès comme celui de l’unité socialiste. Il fut exactement l’inverse : celui de la division assumée. Depuis 1959, et la fin de sa brève participation au gouvernement De Gaulle, le parti socialiste hésitait entre deux stratégies contre le pouvoir d’État gaulliste, qui semblaient également vouées à l’échec : l’alliance avec tout ce qui était antigaulliste, au nom de la défense de la république et de la démocratie contre l’horrible dictature, l’alliance avec le Parti communiste au nom de l’objectif commun du socialisme. Les savants politologues qui, déjà, ne raisonnaient que par addition de choux et de carottes professaient qu’il fallait, pour envisager de gagner, les deux, mais elles étaient incompatibles, puisque les éventuels alliés de droite, et même certains de gauche, ne voulaient pas entendre parler du Parti communiste. Cette hésitation n’avait pas que des inconvénients : elle condamnait à l’impuissance et au ridicule au niveau national, mais permettait des alliances municipales qui, pour être variables, n’en étaient pas moins profitables. Le congrès d’Épinay a radicalement, à une courte majorité, d’ailleurs relative, tranché cette hésitation, en choisissant de privilégier l’alliance avec les communistes pour ouvrir la voie au socialisme, comme on disait alors. Cela a eu pour conséquence de pousser hors du PS tous ceux qui refusaient ce choix, brusquement ou progressivement selon les cas[2]. Dans un deuxième temps, avec la signature du Programme commun, il a de fait rejeté hors de la gauche et voués à la droite tous ceux qui avaient toutes les raisons jusque là de se croire et dire de gauche, mais ne voulaient pas d’une perspective socialiste, et tenaient à la propriété privée des moyens de production et d’échange, soit presque toute la gauche non socialiste d’alors, hors la minorité (apparente) des radicaux qui a signé, contre tout ce qu’elle avait toujours défendu, le programme commun (et n’a pas eu tort, d’ailleurs, au vu de la suite des événements). Ce n’est qu’à ce moment là, et pour peu de temps somme toute, qu’être de gauche a été synonyme de vouloir le socialisme[3], les nationalisations devenant la question principale. Il était possible d’être de gauche et hostile au programme commun, mais seulement en lui reprochant de ne point être assez socialiste (Rocard l’a fait, un temps). La gauche s’identifiait au mouvement ouvrier.

     

    II—Archéologie

     

    Auparavant, gauche et droite ont désigné des choses fort différentes. Il paraît que c’est une invention anglaise, datant d’un jour où les membres des Communes se sont séparés entre partisans et adversaires de la prérogative royale, chacun allant d’un côté de la salle de réunion. Droite et gauche sont donc liées à l’existence d’assemblées délibératives, quand on y prend l’habitude de siéger par opinion. Elles n’ont en ce sens aucune essence propre, même si la répartition initiale n’est pas sans rapport avec la croyance antique qu’il y a un bon côté, le droit, un mauvais, le gauche. Quand les sièges deviennent permanents pour la durée d’une session, la séparation se fait sur la question qu’on considère alors primordiale.

     

    En France, on a un peu parlé de droite et de gauche au début de la Révolution, quand le modèle était en partie, en concurrence avec l’américain, anglais. C’est avec la Restauration, et l’adoption, pour longtemps, de ce modèle que ces notions se sont installées en même temps que la vie parlementaire, incertaine sous la Convention et le Directoire, inexistante sous le Consulat et l’Empire. Il s’agissait alors, comme en Angleterre, essentiellement du roi et de la place qu’on lui donnait dans les institutions : à droite siégeaient les partisans d’une stricte application de la Charte, et ceux qui voulaient un roi sans charte, étaient de gauche tous les autres, ceux qui voulaient un roi avec moins de pouvoirs, sans pouvoir du tout, ou, républicains ou bonapartistes, pas de roi du tout.

     

    Dans les années 1870, la délimitation est tout aussi claire, sur le même sujet, le régime politique, mais tout à fait différente : la gauche s’identifie aux républicains, la droite regroupe tous les autres, légitimistes, bonapartistes, et orléanistes. C’est le résultat d’une évolution commencée en 1830 après la révolution de Juillet, quand une bonne partie de la gauche de la Restauration est devenue la droite, la gauche se réduisant presque, à une « gauche dynastique » rapidement marginalisée près, aux républicains et bonapartistes, achevée sous le Second Empire, qui réduisit la gauche aux républicains.

     

    Quelques années plus tard, c’était de religion qu’il s’agissait. Royalisme et bonapartisme réduits au rang d’activités folkloriques, une gauche et une droite également républicaines se distinguaient sur la place à donner à la religion catholique dans la République, avec plusieurs variantes. Les choses se sont ensuite compliquées (nous y reviendrons), et le clivage s’est beaucoup obscurci, avec la guerre de 14 et ses conséquences, l’occupation, la Libération, la décolonisation… jusqu’à la très radicale et très provisoire clarification des années 1970.

     

    On aurait néanmoins tort de conclure de l’énumération qui précède (et de toutes les variantes qui lui manquent vue la taille de cet article), que droite et gauche sont des choses arbitraires et changeantes, qui existeront tant qu’il y aura des assemblées délibératives dont les présidents auront deux bras, mais varieront à l’infini en fonction des circonstances et des débats politiques dominants. On ne peut comprendre le schéma que nous avons esquissé sans prendre en compte l’idée, bien oubliée aujourd’hui, qui a dominé et orienté tous les affrontement politiques de la fin du XVIIIe siècle au dernier quart du XXe : le progrès, soit l’idée que l’humanité en général, et le pays en particulier, avançaient constamment vers un avenir meilleur, chaque changement obtenu en appelant un nouveau. Ce qui fait l’unité de la gauche sur cette période, c’est qu’elle s’est toujours vue, et a d’ailleurs largement été reconnue par ses adversaires, comme le camp du progrès opposé à celui de la conservation, dans lequel étaient rejetés, à chaque étape, ceux qui ne voulaient pas aller plus loin ou du moins pas si vite (Chateaubriand lui-même se disait convaincu que la république était inéluctable à terme, mais trouvait cela prématuré), les conservateurs précédents, devenus réactionnaires, étant voués à une marginalisation rapide. La Restauration, avec deux Chambres dont une élective, même au suffrage censitaire, était un progrès sur l’ancienne monarchie. Le régime parlementaire, même sous le plus fripon des Kings, avec un suffrage un peu moins restreint, était un progrès par rapport à la Restauration, où le gouvernement ne dépendait formellement que du roi. La République, sans roi et avec le suffrage universel, était un nouveau progrès. On s’en est pris ensuite à la religion catholique, considérée comme ennemie du progrès.

     

    C’est dans ce contexte qu’est apparu en France le mouvement ouvrier. Il semble être né en marge de ce mode de raisonnement, puisque ce qu’il est convenu d’appeler les Lumières n’avaient prévu ni que le développement industriel provoqué par la machine à vapeur d’abord créerait un nouveau type de rapport social, une condition ouvrière sans rapport avec ce qu’était celle des ouvriers dans le monde d’avant, ni que les révoltes d’ouvriers contre cette condition deviendraient un problème politique, conduisant des gens qui n’étaient certes pas des ouvriers à réfléchir à ce sujet et à agir dans un sens nouveau . C’est pourtant clairement dans cette idée d’un progrès continu qu’il s’inscrit dès qu’il dépasse le stade de la révolte pour se constituer en force politique. L’idée dominante est que le mouvement continu du progrès, dans une étape suivante, résoudra la question ouvrière, et mettra fin à la domination des patrons comme il a mis fin au pouvoir du roi et aux privilèges de la noblesse. Cela n’est pas propre à la France, certes. C’est en revanche une particularité français que le lien entre mouvement ouvrier et mouvement républicain, parce que le mouvement républicain, qui fait de la présence ou de l’absence d’un roi à la tête de l’État la question essentielle, est largement aussi une particularité française, s’il a eu bien sûr des excroissances extérieures. Il semble d’abord clair à presque tous, à partir de souvenirs mythifiés de quatre-vingt treize, que la république et le suffrage universel résoudront tous les problèmes en établissant la justice pour tous. C’est pourquoi les ouvriers de Paris ont combattu en février quarante-huit. Juin leur a montré que les choses n’étaient pas si simples. Mais le second bonapartisme a permis, au prix d’une relecture amusante, mais qui a pris, des événements suivant en général et du deux décembre cinquante et un en particulier de rétablir et renforcer l’union du mouvement ouvrier et du mouvement républicain. La Commune ne remit pas en cause cette union puisqu’elle fut détruite par une chambre de droite, que les républicains surent être ambigus sur ce point, défendre l’amnistie des communards et la voter quand ils devinrent majoritaires.

     

    C’est sur cette histoire, dont il a fait une préhistoire, qu’est venu se greffer le marxisme qui s’est rapidement imposé comme la théorie commune, à quelques anarchistes près, du mouvement ouvrier français, parce qu’il était la doctrine socialiste la plus cohérente, peut-être la seule cohérente, qui a recouvert plus qu’il n’a effacé tout ce qui précédait.  Il n’y a pas là, à proprement parler, de rupture, car le marxisme hérite totalement de la vision du progrès continu qui est celle de toutes les gauches successives. Il la modifie en deux points principaux, en ce qu’il voit sous les idéaux de liberté et de démocratie des intérêts économiques de classe, en ce qu’il y met la merveilleuse dialectique, qui a le mérite d’expliquer les coups de fusil de juin 48 et de la répression de la Commune. Cela ne change rien fondamentalement pour ce qui est de la droite et de la gauche, et du positionnement à gauche du mouvement ouvrier : la démocratie bourgeoise est une étape nécessaire, qui doit atteindre son plein développement avant d’être supplantée par le socialisme. Si l’idée de République telle qu’elle domine en France n’a rien de marxiste (on pense bien sûr que rois ou empereurs seront emportés par le processus historique, mais sans faire de cela un objectif en soi, ni même une étape), elle n’a rien d’incompatible avec sa doctrine, en ce qu’elle est assimilée à la démocratie bourgeoise et au suffrage universel qui doit un jour donner la majorité aux ouvriers.

     

    Le mouvement ouvrier, dans sa version politique, est né du parti républicain, et se pensait comme son prolongement naturel : la république devait engendrer le socialisme, et devait être défendue à ce titre. C’est ce qui semble avoir échappé à Jean-Claude Michéa, qui s’est récemment fait remarquer en dénonçant la position de Jaurès dans l’affaire Dreyfus comme une trahison conduisant à l’alignement du mouvement ouvrier sur la gauche républicaine. Ce serait une assez bonne idée de rendre justice sur ce point à Guesde, qui avait cent fois raison. Encore faut-il ne pas prendre les choses à l’envers : la question n’était pas d’aligner le mouvement ouvrier sur le parti républicain, car cet alignement était alors un fait, mais l’opportunité de l’en sortir, dans une perspective historique somme toute commune. À cette époque, la perspective d’une hégémonie politique du mouvement ouvrier, prenant la suite du mouvement démocratique pour l’accomplir, semblait très proche, en France comme en Allemagne. Des évènements imprévus, selon cette vision des choses, la guerre de 1914, la révolution russe, la scission internationale qu’elle a provoquée, le succès du nazisme en Allemagne et ses conséquences sur toute l’Europe, changèrent tout.

     

    On a bien oublié que ce fut, déjà, une période d’affaiblissement du clivage droite-gauche. On en était resté à la lutte entre cléricaux et anticléricaux, succédant à celle entre républicains et royalistes, pour ce qui était considéré (sauf par Guesde) comme un nouveau pas dans la voie du progrès. Elle n’avait plus guère de sens après la loi de 1905, en tout cas après la fin rapide de sa contestation : personne, dès 1914, ne pouvait songer sérieusement à un nouveau concordat, ni à la remise en cause de l’école laïque, mais elle a continué très longtemps à définir la frontière entre droite et gauche, faut d’un nouveau clivage déterminant. L’opposition entre nationalistes et pacifistes, apparue dans la marche vers la guerre de 14, d’autant plus importante au vu de son résultat, n’a jamais pu devenir ce clivage, sinon peut-être brièvement avec le Bloc national de 1919, qui n’a pas duré. Dans les années vingt, il y avait certes beaucoup plus de pacifistes à gauche et de nationalistes à droite, mais ça ne permettait pas de les définir. L’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne a changé, et encore compliqué cela. Parallèlement, la division du mouvement ouvrier entre socialistes et communistes l’a réduit à n’être qu’une petite partie de la gauche, avec pour seul point d’accord, justement, le pacifisme.

     

    Le Front populaire a réveillé le clivage droite-gauche, mais avec de lourdes ambigüités et, surtout, une contradiction majeure, que sa légende dorée a travaillé à faire oublier. Il réunit les trois principaux partis de la gauche, et quelques autres moins importants, dans un cartel électoral prévoyant désistements réciproques, fondé sur un programme commun de gouvernement. C’est un changement important pour le parti socialiste SFIO qui, jusque là, acceptait parfois de soutenir un gouvernement de gauche, mais excluait d’y participer. Le changement est encore plus important pour le parti communiste, qui refusait tout soutien, et même tout désistement. Ces deux changements sont dus au traumatisme provoqué par l’émeute du 6 février 1934, qui, après la victoire des nazis en Allemagne l’année précédente, a fait envisager une évolution comparable en France. Il s’agit pour le mouvement ouvrier de voler au secours de la république menacée, en s’alliant au parti qui l’a presque constamment gouvernée depuis l’affaire Dreyfus, le parti radical et radical-socialiste (ainsi nommé à sa fondation parce qu’il regroupait les républicains les plus féroces, alors minoritaires, dont certains même tendaient au socialisme, depuis devenu parti central, aile droite ou aile gauche de presque toutes les majorités), contre un programme social minimal. C’est un retour à la politique de défense républicaine d’avant 1905, non une nouvelle étape dans la marche vers le progrès, régression justifiée par un danger imprévu dont les exemples italien et allemand montrent qu’il mettrait en cause l’existence même du mouvement ouvrier. Le ciment de la coalition était l’antifascisme, complété par le pacifisme, apparemment compatible puisqu’un fasciste était par nature belliciste. Il n’y avait vraisemblablement pas, c’était l’ambiguïté principale, de menace fasciste interne alors en France. Quand il apparut, avec la guerre d’Espagne, qu’il y avait en revanche un danger extérieur, la contradiction entre antifascisme et pacifisme éclata. On revint rapidement à des gouvernements centristes, avec cette seule différence que l’intégration des socialistes au jeu ministériel était désormais acquise jusqu’au 10 juillet 1940 (compris), les communistes exclus d’abord parce qu’ils voulaient la guerre avec l’Allemagne, ensuite parce qu’on les accusait (faussement) de ne la point vouloir.

     

    Le clivage droite gauche réapparut ensuite dans la Résistance, d’une façon originale puisque gauche et Résistance furent à peu près assimilées, les vichystes et collaborateurs originaires de la gauche étant rejetés à droite. À la Libération, tout le monde, ou presque, était de gauche, et disait aspirer à l’union nationale. Gauche et mouvement ouvrier étaient donc moins identifiables que jamais, mais, dans cette gauche presque unanime, celui-ci était apparemment largement hégémonique, hégémonie relative du PCF seul, hégémonie absolue si on y ajoutait la SFIO hâtivement replâtrée en parti résistant et tous ceux qui, sans être de l’un ou de l’autre, se plaçaient dans une perspective socialiste. Les réformes adoptées alors, sans commune mesure avec celles du Front populaire, transformèrent considérablement les structures du pays, quant à la propriété des moyens de production et d’échange, avec les nationalisation, quant au statut des travailleurs, avec la sécurité sociale, les retraites, les statuts particuliers des fonctionnaires et d’autres professions. Ce n’était certes pas le socialisme (la reconduction presque à l’identique des lois constitutionnelles de la IIIe République dans la nouvelle constitution, après des débats compliqués, l’aurait confirmé si c’était nécessaire), mais ça pouvait être interprété comme une reprise significative de la marche du progrès, par des voies non prévues par le matérialisme historique. Beaucoup voyaient là une première étape. Ce fut en fait un solde de tout compte pour une ou deux générations, géré ensuite par des gens qui y étaient de moins en moins favorables (mais dont aucun n’avait osé y toucher vraiment encore en 1981), car cette hégémonie du mouvement ouvrier s’est fracassée sur la guerre froide, le PCF naturellement lié à l’URSS, la SFIO remarxisée avec Guy Mollet sachant trouver dans la pensée de Kautsky des arguments pour justifier l’inféodation de la France aux USA, et allant ainsi de Schuman en Pinay. Il y eut à nouveau une gauche et une droite, avec cette particularité qu’elles gouvernaient ensemble, ne se fâchaient que sur la vieille question religieuse qui définissait à nouveau le clivage (loi Barrangé), et excluaient comme ennemis de la démocratie les gaullistes et les communistes (« Le Parti communiste n’est pas à gauche, il est à l’Est », disait Guy Mollet) en truquant au besoin le suffrage universel par le merveilleux système des apparentements.

     

    On entend souvent que ce fut la Ve République qui ressuscita le clivage droite gauche. Ce ne fut pas en tout cas son effet premier. Après la quasi unanimité hors PCF au début pour soutenir De Gaulle et la nouvelle constitution, à laquelle ne manquaient que Mendès, Mitterrand et quelques ex-vichystes conséquents (ce n’en était point la majorité), le premier réflexe fut, en 1962, de refaire le vieux coup de la défense républicaine,  cette fois ci de Pinay à Thorez avec éventuellement Tixier en prime. Il est aberrant de faire de la candidature, soutenue par la SFIO et le PCF, de Mitterand en 1965 la préfiguration du programme commun : Mitterrand n’avait à l’époque rien de socialiste, et était « le candidat républicain » (mais oui !) contre l’horrible pouvoir personnel suspect de fascisme, ce qui lui valait le soutien des deux grand partis issus du mouvement ouvrier. Le fascisme tardant à se manifester explicitement, des contradictions apparurent dans cette brillante coalition.

     

    Il fallut bien des choses pour arriver au miracle du Programme commun, qu’il n’est certes pas question d’analyser ici. Citons, sans nous y arrêter, mai 68, la démission de De Gaulle et le ralliement progressif de la droite anti-gaulliste à Pompidou, qui simplifiait la question des alliances, la fin de la guerre froide, encore une chose que tout le monde a oubliée, que la guerre froide était alors terminée et l’heure à la coexistence pacifique. L’unité était certes imparfaite (on disait alors dialectique) : socialistes et communistes persistaient à s’accuser mutuellement de ne pas vouloir vraiment le socialisme (la suite a prouvé que chacun jugeait bien l’autre) et de ne pas être un vrai parti ouvrier. Mais chacun prévoyait l’élimination de l’autre pour une étape ultérieure. Le résultat était là : le progrès semblait avoir repris sa marche en avant, et la gauche et la droite se distinguaient à nouveau selon ce critère. On ne comprend rien à cette période si on ne prend pas conscience qu’alors presque tout le monde, en France, pensait que le socialisme était l’avenir inéluctable de l’humanité, comprise une bonne partie de ceux pour qui il était une abomination, qui pensaient ne mener qu’un combat de retardement. La crise de 1973 est venue opportunément montrer, un an après la signature du programme commun, que la gestion du capitalisme sous contrôle relatif de l’État par les principes keynésiens ne garantissait pas la prospérité.

    À suivre…
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    [1]La France, l’Europe, la République, conférence de J.-P. Chevènement à l’École normale le 1erfévrier 1995, dans Les Cahiers du Citoyen, VIII (novembre 1995), p. 44.

    [2]Rappelons, pour les plus jeunes, qu’il ne s’agissait pas alors d’être pour ou contre le socialisme, objectif commun à tous les membres de ce parti, comme son nom l’indiquait, à une époque où on prêtait attention au sens des mots, mais de la façon d’y parvenir. Il y a eu des partisans déterminés de la dictature exercée au nom du prolétariat par le parti de la classe ouvrière, fidèles absolus de la juste doctrine de Kautsky, qui ont fini chez Giscard parce qu’il ne pouvait être question d’entamer la révolution socialiste avant que la révolution bourgeoise fût achevée (Ils n’y auront précédé que de quelques années leurs adversaires d’alors).

    [3]Rappelons aussi, pour les mêmes, que le socialisme est un mode de production, fondé sur la propriété collective, opposé au mode de production capitaliste et destiné à le remplacer, et qu’il était, comme leur nom ne l’indiquait pas, l’objectif commun des partis socialiste et communiste, comme le communisme était leur objectif à long terme. L’URSS et d’autres pays se sont dit socialistes (on discute de la pertinence de cette revendication). Il est parfaitement ridicule, pour bien des raisons, de les qualifier de « pays communistes ».