• Sur les nations envisagées comme objets politiques (2) Tentative de perspective historique

    Voici la suite de ma modeste réflexion sur les nations, toujours sous forme de thèses, cette fois ci d’un point de vue historique à partir de quelques exemples. Les douze thèses préalables sont ici.

    13) L’utilisation du mot nation au sens où nous l’entendons est très récente. Le mot latin natio, d’ailleurs relativement peu employé, a un sens beaucoup plus vague, pouvant désigner tout groupe à qui on attribue une origine commune, ayant étymologiquement rapport avec la naissance. Il a évolué progressivement, vraisemblablement pas avant l’époque dite moderne vers son sens actuel dans les langues modernes, qui date au plus tôt du XVIIIe siècle, plus sûrement du XIXe.

    Ce serait une erreur d’en conclure qu’on ne peut parler de nations au sens actuel auparavant. La réalité précède (presque) toujours le mot qui la désigne, et parfois de beaucoup. On ne peut s’interdire d’utiliser des mots récents pour désigner des réalités anciennes, si cela doit toujours être fait avec grande précaution.

    Une des difficultés, quand on cherche des nations au sens actuel aux époques antérieures vient de la confusion qui est faite aujourd’hui entre nation et peuple, à peu près systématiquement, et entre nation et patrie, très souvent. Dans l’Antiquité, quand on parle en latin de populusou en grec de δῆμος, cela implique et signifie l’existence d’institutions politiques. La patria  est la terre du peuple organisé politiquement, ainsi nommée parce qu’il la tient de ses pères. On parle aujourd’hui de peuple même sans institutions politiques, au même sens qu’on parle de nation. On peut parler aussi de peuples différents dans des institutions politiques communes, comme on l’a vu en Union soviétique ou en Yougoslavie (où la patrie était en revanche commune à tous, comme les institutions).

    14) Il est généralement admis qu’il n’y a pas de nations au sens actuel dans l’Antiquité. Mais si on évite cette confusion, on peut à bon droit y constater l’existence d’une nation grecque, au sens d’une communauté de culture fondée sur une communauté de destin, avec un fort sentiment d’appartenance commune lié à la langue, au sang, et, sinon à la terre habitée puisque les Grecs sont alors dispersés par la colonisation, à une terre d’origine reconnue comme telle, mais sans institutions politiques communes, avec une multitudes de peuples au sens antique et donc de patries.

    Les sources font également apparaître clairement, à partir au moins du premier siècle avant notre ère, l’existence d’une nation italienne, qui est très différente, ou du moins nous apparaît très différemment. Alors que la nation grecque est un fait dès le début de l’époque historique, dont nous ignorons tout de la façon dont il s’est établi, cette nation italienne est une construction à partir de Rome, par l’extension de son hégémonie sur la péninsule, à partir de populations très diverses dont le point commun est d’avoir subi cette hégémonie, puis d’avoir été intégrées dans la cité romaine après la guerre sociale, ou quelques décennies plus tard pour celles du Nord, dit Gaule cisalpine. Nous avons donc là un exemple antique de construction politique d’une nation. Il est remarquable que cette construction se soit bornée à l’Italie (moins, peut-être, les cités grecques de son Sud) : on ne voit aucun phénomène semblable à l’échelle de l’empire, malgré la généralisation de la citoyenneté romaine en 212, ni même dans sa partie occidentale où le latin devient assez rapidement la langue dominante.

    Ces deux nations sont les seules que nos sources, indigentes dès qu’il ne s’agit pas de Rome ou d’Athènes, nous permettent de caractériser. Il serait certes déraisonnable d’en conclure que c’étaient les seules. On peut aussi voir, d’après Flavius Josèphe et les évangiles, une nation juive. Le peu que nous en savons, principalement d’après César, puis d’après des sources très fragmentaires, rend probable l’existence d’une nation gauloise. Il est difficile de ne pas supposer qu’il y en avait beaucoup d’autres, que la faiblesse de nos sources nous empêche d’apercevoir. Il est par exemple impossible, faute de source autre que les Romains qui appelaient Germains tout ce qui était au-delà du Rhin, de savoir s’il y a eu alors, au-delà des différents peuples cités, une forme de conscience commune permettant de parler de nation, et dans quelles limites.

    15) On ne peut sérieusement nier la continuité de la nation italienne depuis le début de notre ère, par la langue, par la permanence d’une civilisation urbaine, par un sentiment constant d’appartenance commune. Elle est le cas intéressant d’une nation qui a résulté d’une construction politique, a persisté pendant des siècles une fois cette construction disparue, et n’a trouvé un État qu’au XIXe siècle.

    Le cas de la Grèce est beaucoup moins simple, malgré la persistance de la langue. On peut soutenir qu’il y a continuité entre la nation antique et la nation moderne qui s’est émancipée de la domination turque, comme voir là une reconstruction idéologique a posteriori

    16) Il est en revanche tout à fait évident que la nation française telle qu’elle existe aujourd’hui ne peut revendiquer aucune continuité avec une éventuelle nation gauloise, qu’il ne peut y avoir là qu’un fantasme ridicule, assez récent, auquel plus personne ne croyait, si personne y avait jamais vraiment cru jusqu’à ce que le règne actuel de l’ignorance et de la sottise lui permît de refaire surface.

    La France est une construction politique, presque exclusivement par les rois capétiens, principalement au cours du Moyen-Âge, liée à la construction d’un État et à son expansion territoriale. Il serait totalement vain (mais ça vaut pour toutes les nations) de chercher à donner une date précise de son apparition en tant que nation. Le point de départ est clairement le partage de Verdun, en 843, entre les trois fils de Louis le Pieux de l’héritage de leur père, et il est tout aussi clair qu’il n’y a pas alors de nation française dans ce découpage arbitraire. Il est également évident qu’il y en a une sous Philippe le Bel, qui résiste ensuite à l’épreuve de la guerre de cent ans, puis des guerres de religion, et s’étend vers l’Est, de façon certes non continue, avec des pertes au Nord, dont certaines ont été retrouvées ensuite, d’autres pas.

    On ne peut cependant que constater qu’à l’issue d’une construction sur un millénaire, la France a approximativement retrouvé les frontières de l’ancienne Gaule, avec un peu moins au Nord, en plus une partie des Alpes et la Corse (avec un problème connu), et qu’il est difficile d’attribuer cela au hasard. Il ne s’agit évidemment pas d’une persistance du sang gaulois, ni certes d’une langue ou d’une culture gauloise. On peut voir là en revanche l’importance du sol, qu’on retrouve d’ailleurs pour la Grèce et pour l’Italie (d’une façon différente puisque dans le deuxième cas au moins, la continuité nationale est indéniable. Mais la géographie a certainement contribué à cette continuité, comme elle a contribué à la construction politique de cette nation dans l’Antiquité). Il est d’ailleurs significatif que la seule limite de l’ancienne Gaule qu’elle n’ait pas retrouvée, celle du Rhin, soit la moins marquée géographiquement, beaucoup moins que les mers, les Alpes et les Pyrénées.

    17) Le cas de l’Allemagne est radicalement différent. Il est à peu près certain que le fantasme d’une continuité avec une hypothétique nation germaine antique (que rien, comme on l’a vu, dans nos sources ne permet d’apercevoir, ce qui n’exclut pas bien sûr qu’elle ait eu une existence, mais ne le prouve certes pas) soit le symétrique du fantasme gaulois des Français, à cette différence près qu’il y est beaucoup plus fort et a eu un rôle historique beaucoup plus important. Tout commence donc vraisemblablement, là aussi, avec le partage de Verdun, mais la suite n’est pas du tout la même.

    Il est clair qu’en France la construction politique par les rois capétiens a créé la conscience nationale, qui a persisté après ceux-ci. Il est tout aussi clair qu’en Allemagne, c’est l’existence d’une conscience nationale qui a permis, beaucoup plus tardivement, une construction politique par la monarchie prussienne, qui lui a survécu.

    Leurs situations étaient pourtant très semblables vers l’an mille, à l’issue du processus engagé (bien involontairement) par le partage de Verdun. Des deux côtés, à l’Ouest comme à l’Est, on avait, par une inversion spectaculaire de la situation sous les premiers rois carolingiens, de grands fiefs devenus héréditaires, et deux monarchies devenues électives, l’une royale, l’autre impériale, le titre impérial s’étant fixé à l’Est après bien des aventures. Les rois capétiens ont imposé l’hérédité de leur monarchie et soumis ou absorbé les grands fiefs, tandis que l’empire institutionnalisait son caractère électif avec la liste des sept électeurs, source d’instabilité, et que les fiefs tendaient à une indépendance de fait, finalement officialisée par les traités de Westphalie au milieu du XVIIe siècle. L’empire n’est devenu héréditaire au profit des Habsbourg que quand l’empereur n’a plus eu qu’un rôle symbolique hors de ses possessions propres.

    Pourtant, vers l’an mille, la position de l’empereur ottonien paraît relativement plus solide, tant dynastiquement que dans ses rapports avec les grands fiefs, que celle du roi capétien. S’il y a des deux côtés une grande diversité de cultures, de langues, de mœurs, elle semble plus importante à l’Ouest, marqué par la culture latine à laquelle s’est superposée de façon très variable selon les régions celle des envahisseurs barbares, qu’à l’Est, où l’élément germanique est dominant partout. Pour tenter d’expliquer l’évolution ultérieure, il faut bien sûr faire la part des personnalités, des circonstances, des hasards (et d’abord l’ainsi nommé miracle capétien, qui a permis qu’onze rois de suite, d’Hugues à Philippe, de 996 à 1314, laissent à leur mort un fils pour leur succéder, ce qui est une improbabilité statistique majeure). Mais il n’en reste pas moins, d’origine, une différence fondamentale, géographique : tandis que la France a eu, avant d’être une nation, et avant d’être France, un territoire clairement délimité, sauf au Nord-Est, à l’intérieur duquel s’est construite politiquement la nation, l’Allemagne n’avait rien de tel, étant dans une vaste plaine où de nombreux peuples se croisaient ou cohabitaient. Cela explique largement qu’elle ait cherché sa définition dans la langue et dans le sang, fort peu dans la terre, et que cette définition ait précédé son organisation politique. On note au passage que, si toute définition de la nation française par la continuité du sang ne peut être qu’une plaisanterie ou le fait d’un dangereux imbécile, tant elle est le résultat d’une superposition de populations, elle est beaucoup plus crédible, sans pouvoir être bien sûr absolue, pour l’Allemagne.

    Il est ainsi encore plus difficile de dater l’apparition et le développement d’une conscience nationale allemande au cours du Moyen-Âge et de l’époque moderne, s’il est absolument certain qu’elle n’a pas été créée par Guillaume et Bismarck au milieu du XIXe siècle, ni par Fichte cinquante ans plus tôt quand il fit appel à elle contre la domination française.

    Il aurait été possible que ceux des grands fiefs qui ont connu une longue période de stabilité développassent des consciences nationales propres. Le fait est que cela ne s’est pas produit. Là encore, la géographie semble plus déterminante que les aléas politiques. Les deux seules exceptions significatives avant le XIXe siècle tendent à le confirmer aux marges orientales et méridionales du territoire qui a donné l’Allemagne, la Suisse et les Pays-Bas qui ont construit des consciences nationales particulières dans des territoires clairement différents, le premier par son relief, le second par son ouverture maritime.

    Le cas de l’Autriche est plus récent, et très différent puisque son existence est due à une volonté politique négative. Les Autrichiens n’étaient pas, au milieu du XIXe siècle, moins allemands que les Saxons, les Prussiens ou les Bavarois. S’ils ont été écartés de l’unité allemande, c’est que les Hohenzollern de Prusse ont voulu la faire à leur profit exclusif, donc contre la maison de Habsbourg. Ça n’a pas créé une nation autrichienne. L’adhésion massive, quoi qu’on ait voulu parfois en dire par la suite, de la population à l’Anschluss de 1938, était largement l’effet d’un sentiment d’appartenance commune, à un moment où les problèmes dynastiques n’existaient plus.

    La séparation durable a été la conséquence du nazisme et, surtout, de la dénazification, et a permis aux Autrichiens de se placer parmi les victimes (les Allemands n’osent le faire que depuis peu). Elle semble aujourd’hui avoir créé une nation autrichienne distincte, mais il est un peu tôt pour juger de sa pérennité. (Certains, croyant à l’effet miraculeux des frontières politiques, avaient voulu croire, autour de 1980, à l’apparition d’une nation est-allemande distincte. On a rapidement vu ce qu’il en était).

    Inversement, de même que l’absence d’unité politique n’a pas empêché la constitution de la nation allemande, l’existence de principautés où cohabitaient des Allemands et d’autre nationalités, Slaves variés ou Hongrois, voire Italiens, n’a jamais conduit à des constructions nationales nouvelles. Le rapport entre Allemands et non Allemands a toujours été de dominants à dominés, bien perçu comme tel de part et d’autres. Le fantasme de l’empire multinational par lequel les Habsbourg ont tenté de se consoler de leur exclusion de l’unité allemande a fait long feu. Les nostalgiques qui en apparaissent périodiquement, même encore récemment, sont ceux à qui cela a échappé.

    19) L’Angleterre semble avoir les mêmes caractéristique que la France, et rien en commun avec l’Allemagne : construction politique par une royauté, sur une terre marquée par des invasions successives, mais clairement (encore plus) délimitée géographiquement. Le résultat est pourtant fort différent, puisque la nation écossaise, malgré des siècles de domination, n’a jamais été assimilée à l’anglaise, qui reste limitée à une partie de l’île. Il est clair que, malgré leur histoire et leur géographie, les Anglais donnent au sang une importance qui les rapproche plus tôt des Allemands.

    20) À partir de la fin du XVIIIe siècle, des nouvelles nations sont apparues par l’indépendance de colonies.

    La première a été ce qui s’est nommé les États-Unis d’Amérique, quand les colons anglais de treize colonies d’Amérique du Nord se sont soulevés contre leur pays d’origine. Les colonies espagnoles, et la colonie portugaise, le Brésil, d’Amérique, ont rapidement suivi le même chemin, D’autres colonies anglaises, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande ont ensuite accédé à l’indépendance, sans violence, de façon plus progressive, mais avec le même résultat.

    Dans tous ces cas, il y a eu constitution de nations nouvelles, incontestablement distinctes de la nation métropolitaine, constitution dont l’indépendance a été soit la conséquence, soit une étape décisive. L’éloignement, un cadre géographique très différent, des conditions de vie très différentes, peut-être aussi des hiérarchies sociales différentes, peuvent expliquer ces séparations.

    Il y a cependant une différence remarquable entre les Anglo-Saxons, et les Hispaniques. Les nouvelles nations des premiers ont été, et restent, exclusivement coloniales, et ont été fondées, en même temps que par la séparation de la nation métropolitaine, sur l’élimination d’une large partie des indigènes, puis la ségrégation et la marginalisation des survivants (Le repentir de mode depuis peu n’y change rien, puisque qu’il pleure bruyamment les causes sans rien changer à leurs effets, au contraire).  En Amérique latine, au contraire, il y a eu finalement une fusion, relative certes, tardive certes, inégalitaire évidemment, qui n’en est pas moins un trait des nouvelles nations.

    Il y a une autre différence entre les USA seulement, et les colonies d’Amérique latine, dont les indépendances sont presque contemporaines, les premiers ayant été largement un modèle pourtant pour les secondes. Alors que les treize colonies anglaises qui se sont soulevées contre leur roi ont formé une seule nation, dont l’unité n’a été remise en cause, très brièvement, que par la guerre entre les États quatre-vingts ans plus tard, et qui s’est étendue vers l’Ouest et vers le Sud aux dépens des indigènes principalement, des colons espagnols et français accessoirement, les anciennes colonies espagnoles sont devenues des nations distinctes, dont toutes les tentatives d’unification totale ou partielle ont rapidement échoué. Il y a une différence de contexte au départ : les treize colonies ne pouvaient espérer faire plier leur roi qu’en s’unissant, tandis que le malheureux roi d’Espagne n’avait guère de moyens de s’opposer à l’indépendance des siennes. Cette différence ne suffit cependant pas à expliquer la pérennité, de part et d’autre, de la situation ainsi créée. On peut parler aussi de géographie, d’un côté une bande côtière continue, de l’autre un relief assez cloisonné. On peut aussi envisager un rapport différent au sol et au sang, issu des différences entre les métropoles. Rien de tout cela n’est pleinement satisfaisant, mais le fait est là.

    21) D’autres sont apparues beaucoup plus récemment, par décolonisation, ce qui, on ne devrait pas avoir besoin de le rappeler même si certains poussent le mensonge fort loin à ce sujet, n’est pas du tout la même chose. Il ne s’agit pas ici de colons qui rejettent leur métropole, mais d’indigènes qui chassent les colons. On ne parlera pas ici d’Asie, où il s’est agi presque toujours d’anciennes entités politiques retrouvant leur souveraineté (Il faudrait parler du sort fait dans ce cadre à certaines minorités, bien sûr, mais ça supposerait une compétence que je n’ai pas). En Afrique noire, en revanche, il est incontestablement apparu de nouveaux États, dans ce qu’il est convenu d’appeler « les frontières artificielles nées de la colonisation », lesquelles n’en ont pas moins, près de soixante ans après les indépendances, une efficacité certaine. C’est un fait que des États ont pu se constituer et survivre dans ces frontières là, qui semblent aujourd’hui pour la plupart appuyés sur des consciences nationales, même s’il est sans doute trop tôt pour affirmer leur pérennité. De telles nations, si elles durent, auront été principalement le produit du processus de colonisation et de décolonisation, la communauté de culture et de destin forgée dans la domination subie puis la lutte contre cette domination. Leurs frontières sont celles entre les différents empires français et anglais surtout, belge, portugais et espagnol aussi, mais « galement celles entre les différentes entités administratives d’un même empire. On comprend fort bien que les différentes formes de domination, impliquant des modalités différentes d’émancipation, aient pu créer des cultures politiques distinctes. Il est plus remarquable encore que des frontières administratives internes, par exemple celles de l’AOF et de l’AEF, aient eu des effets presque aussi forts. On peut bien sûr invoquer d’autres explications, dans les circonstances des fondations de ces États, également, en amont, en observant que toutes ces frontières n’étaient pas aussi artificielles qu’il est de bon ton de le dire, que les fameuses « frontières tracées au cordeau » qui font les délices de nombreux cuistres n’existent presque qu’au milieu des déserts. Elles ne peuvent cependant rendre compte du caractère général du phénomène (Je ne vois qu’une seule exception, le Cameroun réunifié, et c’est encore sur la base d’une frontière coloniale préalable).

    22) Les pays arabes posent un problème très différent, bien antérieur à la colonisation, si celle-ci a bien sûr pesé sur elle et en a modifié partiellement les données. Il y a une indéniable concurrence entre la conscience assez forte d’une appartenance commune, et l’apparition de consciences nationales propres dans les différents États qui se sont construits au cours du XXe siècle, certains dans des limites anciennes, comme le Maroc et l’Égypte, d’autres dans des frontières dues à la domination coloniale, comme l’Algérie, la Syrie, l’Irak. La conscience arabe est née de la conquête à partir du VIIIe siècle et de l’assimilation via la conversion majoritaire à la religion musulmane (mais ne peut être réduite à celle-ci, puisque beaucoup de ceux à qui l’Islam s’est étendu ne se reconnaissent pas comme Arabes). Elle semble être restée inaboutie, de telle sorte que les Arabes sont trop proches pour former des nations distinctes, trop différents pour en être vraiment une seule. Il est certain que tous les obstacles mis délibérément par les puissances anciennement colniales, protectrices ou mandataires et les Etats-Unis à toutes les tentatives d’unité arabe ont contribué à leur échec. Il est clair qu’elles ne suffisent pas à l’expliquer. On pourrait parler du parti Baas, fondé sur cette idée, qui a finalement conquis le pouvoir d’État en Syrie et en Irak, ce qui a donné lieu à deux baasisme si hostile l’un à l’autre que celui de Syrie a bruyamment soutenu la destruction de l’Irak par les Anglo-Saxons et leurs laquais (avant d’en subir les conséquences).

    23) Enfin, on a parlé, dans le contexte de l’effondrement de l’URSS et des démocraties populaires qu’elle avait créées ou soutenues (au moins au départ) en Europe orientale et centrale, de « réveil des nations », marqué par l’apparition d’États censés correspondre à des nations dont on n’avait pas toujours soupçonné l’existence auparavant, qu’on nous a dit s’être libérées du « joug communiste ». On aurait dû être surpris, quand même, en observant que ces chantres du réveil de nations qu’ils auraient eu du mal à situer sur une carte étaient les mêmes qui prônaient la veille, et prônent toujours aujourd’hui, la mort des nations pour construire la belle Europe, dont l’affection pour les nationalismes ne concernait que l’au-delà de la ligne entre Stettin sur la Baltique et Trieste sur l’Adriatique.

    Il faut surtout remarquer que ni la Tchécoslovaquie, ni la Yougoslavie n’étaient des inventions de ces si méchants communistes, mais des créations des traités signés autour de Versailles en 1919, au nom du droit des nationalités, et avec apparemment l’assentiment des populations concernées. A fortiori, si les bolcheviques ont créé l’URSS, ils ne sont certes pas à l’origine de l’empire russe, dont elle n’a fait que reprendre ce qu’il restait en 1923 , avant de retrouver entre 1939 et 1945, à quelques détails près, en plus ou en moins ses frontières de 1914.

    Il est difficile de distinguer, parmi les nombreuses revendications nationales qui se sont exprimées dans ce contexte, encouragées voire inspirées de l’extérieur (Le cas extrême est celui des Monténégrins, qui ont découvert qu’ils n’avaient finalement rien de commun avec les Serbes quand on leur a fait comprendre que c’était le moyen d’échapper à l’anathème dont on avait frappé ceux-ci en les désignant comme les méchants de l’histoire), lesquelles ont une véritable légitimité historique, lesquelles relèvent de fantasmes intéressés nourris par des souvenirs anciens plus tribaux que nationaux. L’avenir le dira vraisemblablement.

     

     

    24) À partir de ces quelques exemples pris arbitrairement, parce qu’ils m’ont paru significatifs dans l’état de mes connaissances, on peut constater l’ancienneté de l’existence des nations, et vérifier la diversité des définitions de chacune dans le temps et dans l’espace.

    Il ne serait pas pour autant raisonnable de conclure qu’il y a eu des nations en tous lieux, en tous temps et que la nation est une forme naturelle, tout homme appartenant à l’une d’elle, parce que cela ne peut pas être prouvé dans bien des cas, et parce que dans presque tous les autres où on peut mener une étude de façon à peu près continue, il y a clairement des solutions de continuité, des vides entre des moments où des nations se dissolvent et ou d’autres apparaissent au même endroit.

    On constate aisément que des nations apparaissent à un moment de l’Histoire. Il faut donc, à moins de supposer un accroissement infini du nombre de nations, que d’autres disparaissent. Il est également clair que ces apparitions ne sont pas subites, mais le résultat d’un long processus, dont on peut éventuellement dater approximativement le début, et l’aboutissement. Il y a donc forcément un moment où il n’y a pas de communauté nationale définie. Qu’étaient les colons anglais d’Amérique du Nord entre le moment où ils ont cessé d’être à proprement parler des Anglais, et celui où il a été clair qu’ils formaient une nation nouvelle ? Si on admet qu’il y avait une nation gauloise à l’époque de la conquête romaine, et que la nation française s’est ensuite construite sur cette même terre à partir du traité de Verdun, sans continuité entre l’une et l’autre, qu’étaient les habitants de cette terre entre-temps ?  Ces questions, qu’on pourrait multiplier, n’ont pas de réponses simples.

    On pourrait néanmoins supposer que, si la nation n’est pas un fait naturel, la tendance des hommes à se regrouper en nations, avec plus ou moins de succès à plus ou moins long terme l’est. Mais il faudrait être certain que cette tendance a un caractère universel a priori, ce qui est loin d’être certain. Les exemples anciens que nous avons étudiés viennent tous du monde méditerranéen (pas, bien sûr, de l’«  Europe », ni de l’ « Occident », ces inventions absurdes), ou de son voisinage immédiat ayant subi son influence. Les nouvelles nations dont nous avons parlé, par colonisation réussie jusqu’à l’indépendance, ou par décolonisation, sont la projection d’un modèle venu de la puissance coloniale, soit par ses colons s’en détachant, soit par les dominés s’en libérant. Nous ne nous sommes pas encore demandé s’il était possible de parler de nations aux Amériques ou en Afrique noire avant la colonisation : la réponse semble devoir être la même que pour la Germanie du temps de l’empire romain, que rien dans nos sources ne prouve leur existence, mais que ça ne prouve pas leur absence. L’Extrême-Orient montre des choses vraisemblablement plus convaincantes, amis qui appellent certainement aussi des réserves. La question reste ouverte.

    Bellegarde, Mijoux, Bellegarde, été 2019.

     

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