• Gauche ! Droite ! (VII): Des conditions d’un antigiscardisme concret

    Les précédentes parties de cet article sont ici
     I et II: Phénoménologie et Archéologie
    III–Du désastre, des ersatz, du vide
    IV– De l’ « Europe », et de la fin prévisible de la comédie macronienne
    V– De ce qu’on abolit en fait
    VI– Apprendre à reconnaître l’Ennemi : du Giscardisme

     

    VII– Des conditions d’un antigiscardisme concret

     

    Nous pouvons sembler à ce point nous être réfutés nous-mêmes, puisque la conclusion devrait être la nécessité d’un vaste front anti giscardien, auquel notre nostalgie du mouvement ouvrier ne pourrait que nuire. Mais c’est une erreur.

     

    Il est vrai que le giscardisme attaque, détruit, abolit, ces deux choses précieuses que sont la souveraineté nationale et la démocratie, et qu’on pourrait donc espérer réunir contre lui tous ceux qui, au-delà du fameux clivage, sont attachés à l’une, à l’autre ou au deux, en oubliant les questions dangereuses sur la propriété ou le mode de production. C’est la position de nombreux anti-giscardiens, du moins les années où il n’y a pas d’élections. On peut constater que ça n’a jamais marché. Ce n’est certes pas un argument suffisant puisque contre le giscardisme, depuis quarante ans, rien n’a jamais marché. Mais si on regarde pourquoi, on comprend que ça ne pourra jamais marcher.

     

    On peut d’abord mentionner le problème du rapport entre souveraineté nationale et démocratie, comme un obstacle certain. Il devrait être évident à toute personne de bon sens qu’en France la souveraineté nationale est une condition nécessaire de la démocratie. Pourtant, bien des gens qui ne se sont jamais plaints de manquer de bon sens ne s’en sont pas encore aperçu, qui sont prêts à courir quand on leur parle de démocratie, mais sont frappés d’horreur dès qu’on signale que le préalable est la sortie de l’ « Europe » et se mettent à hurler, très paradoxalement certes, au nazisme. Inversement, certains défenseurs de la souveraineté nationale ne sont pas précisément des démocrates. On a cru parfois trouver une solution en sortant de la naphtaline le mot magique « républicains ». Pour faire vite (il faudra que j’y revienne un jour, peut-être), constatons que ce ne peut en être une, puisque chacun met sous le mot magique ce qu’il veut en croyant que les autres qui le brandissent y mettent la même chose que lui, ce qui est un excellent moyen de tenir des colloques conviviaux, mais non de construire une force politique cohérente.

     

    Mais même si on dépassait cette contradiction, ce qui ne pourrait se faire que de deux manières, réduire l’éventuelle coalition à ceux qui défendent souveraineté nationale et démocratie, ou ne plus parler de démocratie, mais seulement de souveraineté nationale, ce qui supposerait en tout cas d’exclure, comme giscardiens objectifs, les pitres qui veulent la démocratie, mais sans sortie de l’ « Europe », il resterait un problème insurmontable, que ni la démocratie, ni la souveraineté nationale ne sont en soi des objectifs politiques, mais seulement des moyens.

     

    On n’est presque jamais démocrate par conviction. Cette thèse simple peut choquer, dans un pays où nous sommes élevés depuis des générations dans l’idée que la démocratie est notre bien le plus précieux, pour laquelle nos ancêtres ont combattu, beaucoup sont morts, pour laquelle nous devons nous aussi être prêts à mourir, ou du moins à en tuer d’autres qui sont nos ennemis parce qu’ils ne sont pas démocrates. On a pourtant beaucoup de mal à trouver, les soirs d’élections, un battu qui soit suffisamment démocrate pour se réjouir de sa défaite, et ne pas accuser le peuple de s’être trompé, ou ses adversaires victorieux d’avoir trompé le peuple. C’est bien normal. Il arrive certes, ça s’est encore vu récemment, que des vaincus se rallient aux vainqueurs, mais comme c’est toujours pour obtenir une place, personne ne peut croire que c’est par conviction démocratique. Certains diront peut-être que la démocratie permet, contrairement à tout autre régime, de décider soi-même. C’est évidemment une farce : hors le cas, forcément très rare, d’unanimité, toute prise de décision, quelles qu’en soient les modalités, par un roi héréditaire, par une oligarchie, par le vote direct du peuple ou celui de ses représentants légitimes ou non, par tirage au sort ou par l’observation des astres, fait des gagnants et des perdants, des satisfaits et des déçus.

     

    Tous ceux, il y en a, qui se proclament démocrates avant tout sont à répartir en deux catégories : ceux qui mentent délibérément aux autres, ceux qui se mentent à eux-mêmes. L’exemple du référendum de 2005 sur l’Union européenne et de son piétinement par la ratification parlementaire du traité de Lisbonne est particulièrement parlant. A-t-on vu un seul des partisans du oui au référendum se prononcer contre Lisbonne en disant qu’il refusait qu’on imposât son opinion contre la démocratie ? Non, bien sûr. On a vu en revanche beaucoup de partisans du non se rallier petitement au traité qu’ils avaient combattu victorieusement. On pourrait certes dire qu’il était logique que tous ces giscardiens fussent anti démocrates, et que c’est justement au nom de la démocratie qu’il faut les combattre. Ce serait oublier malheureusement que le référendum de 2005 n’était pas le premier à porter sur l’Union européenne. Au soir du 20 septembre 1992, c’étaient eux les démocrates, parce qu’ils avaient gagné, qui dans les années suivantes nous ont traités d’antidémocrates parce que nous combattions le passage à la monnaie unique. Nous n’avons certes jamais considéré que les opposants  à Maastricht qui s’y étaient ralliés pour devenir ministres eussent fait œuvre démocratique. Nous persistons à penser que le peuple français n’a voté oui que parce qu’on l’a odieusement trompé, et que ce vote aurait dû, devra, être remis en cause d’une façon ou d’une autre.

     

    Si la classe qui profitait du développement du capitalisme a promu le système électif, puis le suffrage universel, ce n’était pas parce qu’elle était convaincue qu’il était juste que le peuple se gouvernât lui-même, mais parce que c’était le moyen pour elle de contrôler le pouvoir d’État en éliminant les restes de l’ancien temps puis, grâce au soutien au nom de la propriété des paysans, commerçants et artisans, en marginalisant les revendications ouvrières. Si le mouvement ouvrier a poussé avec elle et pour son compte au suffrage universel, c’est qu’il comptait devenir ainsi à terme majoritaire, avec le développement de la grande industrie. Si le giscardisme abolit la démocratie par l’« Europe » et le truquage en amont des élections (qu’il n’a pas inventé, mais a perfectionné), c’est parce que, comme l’avaient prévu les théoriciens socialistes de la fin du XIXe siècle, même si ce n’était pas forcément de la manière qu’ils avaient prévue, elle se retournait contre lui, les paysans, artisans et commerçants ayant été réduits à presque rien tandis que le nombre de salariés allait croissant. Seuls quelques intellectuels ou sous-intellectuels peuvent croire naïvement à la démocratie comme bien suprême et but politique en soi. Encore leur naïveté est-elle vraisemblablement moins dans cette conviction même que dans leur croyance qu’elle est désintéressée, quand elle leur sert de gagne-pain via des prébendes universitaires ou journalistiques puisque, s’ils savent rester dans l’abstraction, ils sont utiles à tous les régimes.

     

    On peut dire la même chose de la souveraineté nationale. Le sentiment national est un fait, qu’on trouverait spontanément naturel si l’exemple des giscardiens ne venait pas nous prouver qu’il ne va pas nécessairement de soi. En tirer une revendication de souveraineté, et agir sérieusement pour qu’elle soit satisfaite, suppose qu’on sache ou croie savoir l’usage qu’on fera de cette souveraineté.

     

    Il est certain qu’on ne sortira pas du giscardisme sans restauration de la souveraineté nationale, et probable qu’on ne le fera pas sans restauration de la démocratie. On ne peut cependant s’en tenir à revendiquer contre lui l’une et l’autre, sans dire ce qu’on en fera, sans porter donc un projet politique alternatif. Il peut sembler plus rassembleur de s’en tenir là, d’unir tous ceux qui estiment des raisons de se plaindre pour gagner ensemble le droit de décider ensuite les uns contre les autres ce qu’on fera. On ne peut rassembler personne, ou presque personne, à ce genre de jeu. C’est à peu près reproduire la démarche de la social-démocratie, la vraie, celle de Kautsky et de Plekhanov, qui soutenait qu’il fallait d’abord combattre avec la bourgeoisie pour obtenir la démocratie, quitte à lui donner le pouvoir, pour pouvoir ensuite gagner contre elle le socialisme, sans même l’excuse qu’était à cette social-démocratie sa foi en la dialectique historique. On aurait d’ailleurs du mal à trouver aujourd’hui une bourgeoisie à qui s’allier pour rétablir la démocratie : elle n’en veut plus.

     

    On ne peut envisager de s’opposer sérieusement au giscardisme sans porter contre lui un projet politique cohérent, qui ne peut se limiter la revendication de la démocratie et de la souveraineté nationale. L’ennuyeux est qu’on perdra ainsi beaucoup de partisans affichés de l’une et de l’autre, qui s’affirment aujourd’hui prêts à toutes les unions pour les faire triompher et qui, face à un tel projet, risquent de conclure qu’ils préfèrent quand même le giscardisme. Il n’est pas certain que ce soit une grosse perte. Il n’est pas vraiment utile de s’étendre sur le cas de ces « souverainistes », puisque tel est l’euphémisme à la mode, partisans de l’unité idem, mais qui appellent néanmoins la Wehrmacht quand ils croisent un cheminot, et l’Air Force quand ils aperçoivent l’ombre d’un Arabe.  Un projet politique cohérent pourrait en revanche rallier certains de ceux qui aujourd’hui bavent, hurlent ou pleurent dès qu’ils entendent parler de souveraineté nationale mais qu’il pourrait convaincre et convaincre aussi qu’il la suppose (On ne parle pas bien sûr de ceux qui sont payés pour baver, hurler ou pleurer). C’est en disant ce qu’on veut en faire qu’on peut prouver l’utilité, la nécessité de la souveraineté nationale, et de la démocratie qui la suppose.

     

    Nous avons réduit considérablement, au point que ça peut en être déprimant, la possibilité d’un antigiscardisme concret. Mais nous n’avons, faisant cela, justifié en rien notre archaïque nostalgie du mouvement ouvrier. Nous y venons. Il faut oser affirmer que la contradiction entre le capital et le travail, entre l’exploiteur et l’exploité, effectif ou potentiel, reste et est même plus que jamais sans doute le clivage fondamental dans la société française, le seul autour duquel on puisse envisager de faire à nouveau de la politique sérieusement. La question première, celle du chômage de masse qui est le résultat voulu du giscardisme, est y directement liée. Tous les problèmes qu’on prétend ou a prétendu lui substituer comme enjeu politique majeur peuvent être répartis en deux catégories : ceux qui sont sérieux, qui ne peuvent trouver de solution si on n’y porte pas remède, ceux qui ne le sont pas, qui disparaîtront d’eux-mêmes si cela est fait.

     

    Le giscardisme étant l’expression politique choisie par le capital français, le seul moyen possible de s’y opposer sérieusement est de redonner une expression politique au mouvement ouvrier. Tout le reste est très mauvaise littérature. Il est bien sûr des gens qui détestent le giscardisme mais ne se placent pas spontanément dans le mouvement ouvrier. C’est à eux de choisir entre se résigner à Giscard à perpétuité ou faire ce qu’on appelait jadis venir sur les positions de la classe ouvrière. C’est en posant sérieusement la contradiction entre travail et capital qu’on pourra s’opposer sérieusement à Giscard : en refusant de le faire au nom de recherche d’unité, on ne fera que ce qu’on fait depuis quarante ans, aligner des Giscards successifs.

     

    Il faut en arriver à écrire de vilains gros mots : on ne construira pas un tel projet politique sans lui donner clairement comme perspective la rupture avec le capitalisme en tant que mode de production. Il ne s’agit pas de cet anticapitalisme mondain, qui a somme toute eu fort bonne presse dans la France de tous les Giscards successifs, qui s’en tient à psalmodier que le capitalisme c’est très mal et que les capitalistes sont très méchants : il s’agit de lui opposer, comme jadis, un autre mode de production, à lui substituer. Un souvenir me revient d’un club de la presse d’Europe 1, un dimanche soir de fête de l’Humanité, qui devait être en 97 ou 98. Jean-Claude Gayssot, du PCF, alors ministre des transports du gouvernement Jospin, était l’invité. Il était très en forme, ayant manifestement bien bu  la fête, et répétait à tout propos qu’il voulait « dépasser le capitalisme » provoquant dans l’assistance des frissons si voluptueux qu’on les entendait dans le poste. Mais un méchant lui a demandé méchamment ce qu’il entendait par là concrètement. Pesant silence. Un charitable a alors dit « Est-ce que vous fermez la Bourse ? ». Ce fut le cri du cœur « Oh nooon ! ». On voit là ce qu’il ne faut surtout pas faire. Il faut revenir à ce que disait fermement le projet socialiste pour la France des années quatre-vingt, reprenant la déclaration de principes du parti socialiste de 1969, en vigueur jusqu’en 1990 (si, si) : « Il ne s’agit pas pour nous d’aménager le système capitaliste mais de lui en substituer un autre »[1].

     

    Cela peut sembler excessivement et dangereusement radical. Il est incontestablement possible de trouver, dans le passé de notre pays, dans le passé voire le présent d’autres, dans notre imagination éventuellement, des formes de capitalisme beaucoup moins détestables que celle que nous subissons chaque jour un peu plus depuis une quarantaine d’années. Il semblerait donc raisonnable, pour rassembler le plus largement possible toutes les victimes du giscardisme, de s’en tenir à la revendication d’un de ces capitalismes plus acceptables. C’est malheureusement impossible. Le giscardisme est le choix constant depuis quarante ans, avec des racines plus profondes, du capital français désormais unanime, ou presque. Il n’y pas plus de capital de rechange que d’ « Europe » de rechange. Il est tout à fait vain d’en chercher un qui n’ait pas fait le choix de la récession (il faudrait revenir sur la grande idée de l’ « alliance des productifs », qui pouvait sembler sérieuse au début des années 1980 mais a en tout cas rapidement cessé de l’être, qui a échoué faute de trouver dans le camp d’en face des productifs pour y adhérer), et parfaitement illusoire d’envisager d’en reconstituer un ex nihilo.

     

    On ne peut combattre le giscardisme sans combattre le capitalisme, dont il est l’aboutissement devenu inéluctable en France (non par nécessité historique, mais par choix du capital français). On ne peut combattre le capitalisme sans lui opposer un autre modèle économique, qui ne laisse pas à un marché divinisé le soin de décider de la production et des rapports sociaux, mais tende à une organisation rationnelle de ceux-ci, par la collectivité et par l’État conçu comme une de ses expressions, ce qui est bien sûr incompatible avec la propriété privée des grands moyens de production. C’est ce qu’on appelait naguère encore le socialisme. Le mot ne paraît pas aujourd’hui des plus heureux : Didier Motchane commençait Clefs pour le socialismeen observant, en 1973, qu’il était l’un des plus prostitués du monde[2], et le moins qu’on puisse dire est que ça ne s’est pas arrangé depuis. Faut-il s’obstiner, avec les difficultés que ça implique, à défendre et renouveler sa vertu, faut-il en trouver un autre ? Les autres mots disponibles, collectivisme, planification, n’ont pas plus de virginité. La République sociale a l’avantage pour ceux qui la brandissent parfois de ne rien signifier du tout, ce qui est pratique quand on veut tenir une auberge espagnole, rédhibitoire pour qui voudrait faire de la politique sérieusement. Inventer un nouveau mot rigolo, à la pureté garantie par son absence de passé n’est pas non plus le meilleur moyen de se faire comprendre. La question n’est pas simple, mais somme toute secondaire : l’important est de savoir ce qu’on veut, et de le dire clairement.

     

    Ce qui précède peut paraître parfaitement idiot dans l’état actuel du rapport des forces. Il serait effectivement parfaitement idiot de faire de l’abolition du capitalisme un objectif immédiat. Mais l’histoire du mouvement ouvrier français depuis des décennies prouve tragiquement, on l’a vu, que, sans une perspective à terme, on ne peut arriver à rien. Il est difficile de ne pas être d’accord avec la fameuse formule révisionniste de Bernstein, que l’important n’est pas le but, mais le chemin, tant il est évident qu’on ne convaincra personne de bon sens de sacrifier le présent et le futur immédiat à un avenir radieux lointain, toujours d’ailleurs plus lointain. L’ennuyeux est qu’en supprimant le but, on supprime également le chemin, toute possibilité d’un chemin.

     

    Il est également évident qu’il ne peut s’agir pas d’élaborer une description détaillée de ce que sera une société débarrassée du capitalisme et des étapes y menant pour la proposer à l’admiration des foules. Cet exercice d’imagination a depuis longtemps montré ses limites. Il s’agit d’indiquer une direction. On connaît la vieille blague, attribuée à Willy Brandt : Christophe Colomb est le premier socialiste qui, à son départ, ne savait pas où il allait, à son arrivée, ne savait pas où il était. Elle n’est pas qu’amusante. Mais si Colomb n’avait pas eu l’idée ferme d’aller vers le couchant pour y trouver la route des Indes, il n’aurait rien découvert du tout, car il serait resté sur place[3]. Comme le SPD allemand depuis Schmidt, comme le PS français depuis Mauroy et Rocard. C’est en sachant clairement où on veut aller, et en le disant clairement, sur les questions essentielles que sont les salaires, les statuts des travailleurs, la propriété, qu’on peut poser efficacement des revendications concrètes et les défendre, y compris dans des programmes électoraux.

     

    Ce projet se réclamera nécessairement de la démocratie, puisqu’il prétendra, ce que le capitalisme ne peut faire, correspondre aux intérêts du plus grand nombre, et qu’il ne peut réussir qu’en convaincant une part largement majoritaire de ce plus grand nombre, toute idée de conquête ouvrière du pouvoir d’État par l’action armée d’une minorité ne pouvant bien sûr être, dans la France d’aujourd’hui, qu’une plaisanterie. Mais la démocratie doit être considérée comme une revendication : c’est une plaisanterie bien pire de croire que nous avons la chance d’en bénéficier, qu’il s’agit de la défendre, en attendant d’en profiter enfin quand les électeurs seront devenus raisonnables et voteront donc selon leurs intérêts. C’est certainement ce qu’il y a de plus monstrueux, de plus haïssable, dans le populisme façon France insoumise : contribuer à faire croire que nous vivons en démocratie, qu’il peut sortir des urnes autre chose qu’un Giscard, ce qui implique que le peuple est coupable d’avoir choisi Macron et tous les Giscards précédents. La dernière déclaration de Jean-Luc Mélenchon, « Nos balles ce sont les bulletins de vote » est en la matière un sommet dans l’odieux et le stupide, tant il devrait être évident que dans notre merveilleux système du « parlementarisme rationalisé » appuyé sur les traités européens, tout est calculé pour que les bulletins de vote ne fassent de mal à personne. L’un des objectifs premier de toute propagande anti-giscardienne sérieuse devrait être de convaincre, en disant ce qui est, que nous ne sommes pas en démocratie, contrairement à ce qu’on nous serine[4] : tant qu’on confondra démocratie et système électif honteusement truqué avec liberté d’expression relative mais résultat assuré, Giscard sera tenu pour légitime. La démocratie est le droit du peuple de choisir quelle politique il veut voir menée, non de choisir celui qui mènera une politique immuable, qui nous conduit au désastre depuis plus de quarante ans.

     

    Parce qu’il ne peut décidément y avoir de démocratie en France que dans ce cadre, ce projet ne pourra que revendiquer la souveraineté nationale, et parce qu’une nation souveraine est le seul espace où il puisse se développer. Les belle âmes à qui le mot nationaliste fait peur pourront bien sûr le remplacer par l’un ou l’autre de ses substituts euphémistiques, pourvu que reste le nécessaire : le droit de décider en France ce qu’on veut faire de la France, pour ceux qui l’habitent. Il est vrai qu’à dire cela clairement, on perd bien des gens qui sont enthousiastes dès qu’on parle de perspective socialiste, mais ont tendance à prendre la fuite s’il est question de nation. C’est très ennuyeux, mais c’est à eux que la question est posée : puisqu’il est évident qu’on ne peut envisager une politique de sortie du giscardisme que dans le cadre d’une nation souveraine, sont-ils capables de dépasser cette allergie pour y contribuer, ou préfèrent-ils rester dans des incantations dépourvues du moindre effet concret ?

     

    Il ne faut surtout pas nier l’importance de l’obstacle. La question nationale est un très vieux problème pour le mouvement ouvrier, vieux comme lui en fait. Ce n’est pas Giscard, ni même Rocard ou Delors, qui a inventé que les prolétaires n’auraient pas de patrie : cette affirmation est à l’origine même du marxisme, qui n’envisageait de révolution que mondiale, débouchant sur un socialisme mondial. Il faut comprendre qu’en ce temps-là, révolution mondiale signifiait révolution à la fois à Londres, à Berlin et à Paris, ce qui paraissait tout à fait possible (C’est pourtant à Pétrograd, et à Pétrograd seulement que la révolution a eu lieu). Il est clair aujourd’hui que cela n’est pas possible, et surtout que ça ne ferait pas une révolution mondiale qui, vu le développement du capitalisme, demanderait un nombre beaucoup plus importants de centres simultanés[5]. C’est précisément parce que le capitalisme est mondial qu’on ne peut envisager sérieusement de le combattre que dans un cadre national : les slogans absurdes qui serinent le contraire comme une évidence n’y feront rien[6].

     

    L’obstacle est double, en fait. Il y a chez ceux qui refusent cette vulgate marxiste contre les nations une fâcheuse tendance à chercher, plutôt que dans l’évidence de leur existence et de leur caractère incontournable, des arguments dans le passé révolutionnaire de la France, largement mythifié, qui lui donnerait un rôle particulier, en ferait la nation où la rupture peut avoir lieu, la « nation politique par excellence », ont dit certains. Ça n’est pas mieux, et c’est au fond retomber dans la même erreur. En justifiant un nationalisme français qui n’ose pas s’assumer par le caractère exceptionnel de la nation française, on nie tout autant le fait que les nations sont le cadre premier de l’action politique. On a pu légitimement croire dans les années soixante-dix, même s’il était idiot de l’expliquer par Joubert, Marceau et le rire de Kléber, que la France et son mouvement ouvrier avaient une position particulière qui pouvait servir d’exemple au monde. Au vu de la suite, et de sa situation aujourd’hui, une telle idée n’a plus aucun sens. Ce n’est pas parce que la nation française est particulièrement estimable, nous en persuader serait aberrant, chercher à en persuader les autres dangereux, qu’elle est le cadre nécessaire de notre action politique : c’est parce que nous sommes Français (sans l’avoir ni voulu, ni mérité, certes). Nous n’avons aucune raison, et surtout pas le triste spectacle du macronisme, ni l’abominable souvenir des quarante ans des précédents giscardismes, de croire que nous ferons nécessairement mieux et plus vite que d’autres. Nous avons à faire ce que nous pouvons là où nous sommes[7].

     

    Il va de soi qu’un tel nationalisme (ou l’euphémisme qui aura votre préférence, pourvu qu’il ne change rien au sens) ne peut impliquer, bien au contraire, qu’on se désintéresse totalement des affaires du reste du monde, non seulement parce que le monde ne se désintéressera pas de nous, mais aussi pour des raisons de cohérence. S’il est clair que le socialisme, d’expérience, s’exporte fort mal, et évident que par définition le nationalisme n’est pas exportable, il est néanmoins impossible d’envisager de penser la politique extérieure sans soutenir, ou du moins, si on ne peut pas soutenir, refuser de contrarier ces deux aspirations chez les peuples où elles seraient présentes. Soyons clairs : il y a un ennemi principal de toute revendication de souveraineté nationale (hors, évidemment, la sienne), l’impérialisme américain, bras armé du capitalisme mondialisé. Ce n’est pas par hasard qu’une des caractéristiques du giscardisme est son allégeance constante à celui-ci, à quelques rares pitreries près[8]

     

    On pourrait voir là un alibi internationaliste permettant d’apaiser les belles consciences que perturbe l’idée de souveraineté nationale. L’expérience montre malheureusement que cette exigence supplémentaire ne fait que compliquer les choses, encore. On est à chaque fois effrayé de constater combien tant de gens raisonnablement résistants à toute propagande giscardienne quand il s’agit de salaires, de retraites, de services publics, et même d’ « Europe » adhèrent avec enthousiasme dès qu’il s’agit d’« intervenir » contre de méchants « dictateurs qui massacrent leur peuple », l’« intervention » consistant à chaque fois à écraser le dit peuple sous les bombes, cette fois ci pour son bien, et à laisser le pays dans le chaos, mais avec des élections de temps en temps[9]. On est d’autant plus surpris quand on voit même des gens qui comprennent fort bien l’imposture de ce qu’on appelle ici « démocratie » applaudir à son exportation par le napalm. Comprenons nous bien : il est fort possible que certains de ces « dictateurs » soient très méchants, peut-être parfois même plus méchants que nos Giscards successifs ou que leurs maîtres anglo-saxons ou allemands. Ce n’est pas une raison pour approuver qu’on massacre au nom d’une « démocratie » dont nous constatons ici la vanité, et d’un refus de toute souveraineté nationale qui est notre ennemi premier. On ne pourra rien construire de sérieux sur cette contradiction. Qui regarde l’histoire de ces dernières décennies en France ne peut que constater que c’est avec son approbation enthousiaste de la Guerre du Golfe que le PS a définitivement tourné le dos au mouvement ouvrier, et qu’ensuite tout le reste est allé de soi.

     

    C’est ici le chemin. L’ennuyeux est qu’arriver à tout ça devrait prendre, comme pour laisser refroidir un canon, un certain temps. On n’abolira pas quarante ans de giscardisme et, surtout, quarante de liquéfaction complaisante des oppositions devant le giscardisme d’un claquement de doigts ou d’un aboiement. Il s’agit de reconstruire patiemment ce qui a été détruit, de renouer avec une histoire interrompue, en tirant les conséquences des échecs, pour convaincre et faire entendre de plus en plus largement, selon une formule chère à Didier Motchane, ce que parler veut dire. C’est d’abord de lutte idéologique qu’il s’agit : dire ce qui est face à tous les mensonges de tous les Giscards.

     

    Cela suppose de la patience. L’expérience nous montre hélas que ce n’est pas la chose au monde la mieux partagée et que, si personne ne se plaint jamais d’en manquer, c’est bien à tort.

    À suivre…
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    [1] Projet socialiste pour la France des années quatre-vingt, Paris (Club socialiste du livre), 1980, p. 32 ; Déclaration de principes du parti socialiste(« Mais il [le PS] tient à mettre en garde les travailleurs, la transformation socialiste ne peut pas être le produit naturel et la somme de réformes corrigeant les effets du capitalisme. Il ne s’agit pas d’aménager un système, mais de lui en substituer un autre »), lisible par exemple ici http://www.lours.org/archives/defaultb0ae.html?pid=106, adoptée au congrès d’Alfortville le 4 mai 1969, en vigueur jusqu’à ce que le congrès de Rennes, en mars 1990, la remplaçât par une autre qui parlait, poétiquement, de mettre « le réformisme au service des espérances révolutionnaires » (ici : http://www.lours.org/archives/default66a3.html?pid=107); Un grand parti pour un grand projet, motion présentée pour le congrès de Metz par François Mitterrand et beaucoup d’autres, dont Lionel Jospin, Laurent Fabius, Pierre Bérégovoy, Le Poing et la Rose,LXXIX (février 1979), p. 5 (« Commençons par rappeler, au risque d’exprimer des vérités premières, que notre objectif n’est pas de moderniser le capitalisme ou de le tempérer mais de le remplacer par le socialisme »), repris mot pour mot dans la motion finale du congrès (Le Poing et la Rose,LXXXI (mai 1979), p. 10. Des méchants ont pu dire que le PS avait tenu exactement la moitié de cette promesse, la première.

    [2]Didier Motchane, Clefs pour le socialisme, Paris  (Seghers), 1973, p. 37.

    [3]On pourrait observer qu’il a ainsi néanmoins découvert l’Amérique : là, la blague devient scabreuse.

    [4]Sur ce point, je renvoie à une note déjà ancienne, reprise sur ce blog . Peu de choses ont changé sinon, un peu, en pire.

    [5]Une exception est sans doute à mentionner : la révolution à la fois à New York et à Los Angeles pourrait prendre rapidement le caractère d’une révolution mondiale, mais cela, personne ne l’envisage, à raison certes, ce qui contredit les prédictions marxistes : au centre mondial du capitalisme, il est évident que la révolution est impossible.

    [6]On est obligé de faire vite ici, mais en étant conscient que nos lecteurs savent qu’il n’y a là rien de nouveau et que déjà avant 1914 des théoriciens marxistes avaient posé le problème national, dont la guerre puis la révolution russe ont montré le caractère incontournable.

    [7]Je n’ai jamais bien compris le sens de cette injonction que nous font souvent ces temps des gens qui par ailleurs livrent la terre de France pour cause d’ « Europe » d’être fiers d’être français. Il n’y aurait pas le moindre de sens à être fier d’une chose qui a été donnée sans qu’on fît rien pour l’obtenir. On peut en revanche être heureux d’être français. On le pouvait du moins avant tant de Giscards et on souhaite le pouvoir à nouveau un jour.

    [8]Il y a eu une seule exception, le veto mis par la France sous Chirac à la deuxième agression américaine contre l’Irak, qu’on ne peut qualifier seulement de pitrerie. Mais qu’aucune suite ne lui ait été donnée, déjà sous Chirac, le ramène à n’avoir pas été beaucoup plus que ça.

    [9]Je renvoie à ma note sur la dernière de ces joyeuses et fraîches opérations, contre la Syrie, Bombes.