• Le rapport introductif du 14e colloque du CERES… Annexe 4

    Interview de J.-P. Chevènement à En Jeu
    en septembre 1983

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    Autres annexes:
    1) Le compte-rendu
    de la dernière phase du quatorzième colloque,

    2) Les échos des deux premières phases 
    3) Le dossier Notre République
    publié par En jeuen avril 1985

    Annexe 4

     

     

    UNE INTERVIEW DE

    JEAN-PIERRIE CHEVÈNEMENT

    Annexe 4

    EN JEU : On a parlé beaucoup, cet été, de démobilisation, et pas seulement des intellectuels de gauche. Quelles en sant, selon vous, les raisons ? _ J.-P. CHEVÈNEMENT : Pour bien comprendre la situation qui s'est créée depuis 1981 il faut, à mon seps, remonter plusieurs années en arrière. 

    La victoire de mai-juin 1981 n'a pas effacé les traces de la rupture de 1977 et de l'échec de 1978. Elle a simultanément et paradoxalement traduit une nostalgie de changement et cristallisé le recul et la volonté effective de changement, conséquence de la rupture de l'union intervenue trois ans plus tôt. 

    « L'état de grâce » ce fut d'abord un long moment de stupéfaction. De part et d'autre. 

    La victoire de François Mitterrand, en 1981, a été, - à la fois, une victoire du caractère et de l'intelligence. 

    Victoire du caractère, car en restant ferme sur la lancée du mouvement unitaire, il avait continué dé capitaliser les intérêts de tous ceux qui aspiraient depuis si longtemps au changement. • 

    Victoire de l'intelligence aussi, car du reflux du mouvement unitaire dont il avait toujours entendu canaliser le cours, il avait su tirer les avantages secondaires qu'ils comportaientvis-à-vis de tous ceux que le changement effrayait. 

    F. Mitterrand, élu président de la République, était l’homme dont une moitié des Français — ceux qui avaient voté pour lui — attendaient qu'il réalisât le changement et diva l'autre moitié — qui n'avait pas voté pour lui — espérait au fond qu'il ne change rien pour l'essentiel. La gauche l'emportait sans qu'on sache si c'était portée par la vague ou par le ressac. Ainsi peut se résumer l'énigme de notre histoire, telle qu'elle s'écrit tous les jours. 

              Mais cette situation est aujourd'hui dépassée. A l'état de grâce a succédé l'état de rigueur... 

              Il est vrai que les choix politiques ne peuvent pas être indéfiniment reculés.

    La « crise » continue. Or ce qu'on appelle la « crise », c'est le moyen, pour les classes dirigeantes, de rétablir leur hégémonie menacée dans la société. La fracture de la classe ouvrière, le développement d'une « marginalité de masse », la montée, avec les encouragements de la droite, d'une idéologie « sécuritaire » àconnotation fortement raciste dans la population, et plus généralement d'une idéologie de la crise faite de repli sur soi et de dépolitisation, ont contribué depuis dix ans, à miner les arrières sur quoi la gauche s'appuyait traditionnellement. 

    Dans ce contexte, la venue de la gauche au gouvernement ne peut avoir que deux effets : soit elle permettra d'enrayer ce processus, soit au contraire elle l'accélérera, si le gouvernement se laissait réduire, en invoquant la pression des nécessités, à appliquer, au plan intérieur comme au plan international, les mêmes remèdes que ceux conçus — en France comme à l'étranger — par la droite. 

    A la défaite idéologique de la gauche succèderait alors une défaite politique majeure. Mais rien n'est joué définitivement. Le destin hésite encore. Nous devons avoir confiance en nous, dans les capacités de notre peuple, et j'ajoute, dans le président de la République. 

    « On parle des Droits de l'Homme mais
    on oublie ceux du Citoyen ! »

    S'il y a une crise de confiance à l'égard du gouvernement, c'est d'abord une crise du sens. Soyons justes : elle a précédé de plusieurs années l'arrivée de la gauche au pouvoir. Elle s'enracine dans la défaite idéologique et culturelle de la gauche à la fin des années soixante-dix. Oh certes ! Il ne s'agit pas de rétablir un sens de l'Histoire indépendant des hommes, de leurs luttes et de leurs choix concrets ! Mais faut-il disqualifier les valeurs de liberté, de démocratie, de raison, de progrès par une critique qui vise non pas à décaper, à séparer le bon grain de l'ivraie, à dénoncer les malfaçons ou les détournements de sens, mais bel et bien à l'extermination de ces concepts fondamentaux ? 

    On parle des Droits de l'Homme, mais on oublie ceux du Citoyen L'invocation des valeurs de la démocratie par les riches semble faite, avant tout, pour étouffer les luttes des opprimés ! La « raison » n'a pas survécu et pas davantage le « progrès » à cette « grande lessive des idées » qui a marqué, à la fin des années soixante-dix, le triomphe de la droite sur la gauche et qui a réussi à sataniser le marxisme, selon l'expression d'A. Liepietz, à travers l'URSS et, plus généralement d'ailleurs, le rationalisme en politique. 

    Il y aurait beaucoup à dire sur l'attitude des socialistes vis-à-vis de l'URSS. Que celle-ci, à leurs yeux, n'ait jamais été socialiste, c'est un fait constitutif depuis 1920 du « socialisme démocratique ». Mais, de là, ne s'ensuivait pas que l'URSS était identifiée à l'Empire du Mal (auquel, soit dit au passage, M. Reagan n'a pas coupé le blé). Or, c'est bien dans ce manichéisme sommaire qu'au nom d'un « antitotalitarisme » de pacotille et, plus ou moins manipulé, la gauche se laisse trop souvent précipiter. Là n'est pas le sens de l'Histoire qu'il nous revient d'écrire. 

    Dire le juste et l'injuste, donner un sens à la lutte, bref créer des valeurs, voilà ce qu'on attend du gouvernement aujourd'hui : 

                  affirmer la priorité du Nord-Sud sur l'Est-Ouest ;

                  rejeter la logique des blocs ;

                  refuser l'engrenage des politiques conservatrices dans le monde industriel ; 

    — définir, des règles de jeu claires dans la société française. 


    Il ne suffit pas de le dire, il faut le faire, et de manière éclatante ! 

    Le gouvernement demande aux Français un effort. Il pourrait leur demander un effort beaucoup plus grand s'il le justifiait par une politique sans concessions inutiles, énergique, ferme, bref, pour tout dire, républicaine. 

    C'est parce qu'il demande au peuple des sacrifices que le gouvernement doit être un professeur d'énergie. C'est ce que le peuple et ce qui reste de l'intelligentsia de gauche attendent du gouvernement : qu'il fasse front, qu'il se batte, qu'il dise haut et fort le Droit. Alors il mobilisera ! 

              Venons-en aux questions économiques. Est-il possible de mobiliser aujourd'hui, alors que, de toute évidence, la politique de relance tentée en 1981 à échoué ? N'y a-t-il pas une phase de rigueur inévitable ? 

              Il serait en effet éclairant de savoir comment, à l'analyse en profondeur de la crise, telle que effectuée, par exemple, la Projet socialiste, aussi bien dans sa dimension historique que géopolitique, s'est substitué, dès juin 1981, un keynésianisme naïf, dont l'échec, sans doute prévisible dès le départ, semble justifier aujourd'hui un changement de cap complet. La première réponse est que ce keynésianisme n'était pas aussi naïf qu'à première vue l'on pourrait croire. En fait de relance, il était bien difficile à la gauche de faire moins qu'elle ne fit. Et si le déficit extérieur se creusa ce fut moins par l'effet des quelquesavantages concédés aux smicards, aux familles et aux vieux, en juin 1981, que par celui du décalage conjoncturel entre la France et ses voisins, hérité de M. Barre (l'ardoise du déficit commercial en 1980 s'élevait à 72 milliards de F 82) et, enfin, par l'effet de l'envolée du dollar renchérissant, en deux ans, de plus de 50% de nos importations de pétrole et de matières premières. 

    « J'ai toujours pris soin de n'indiquer
    que des objectifs accessibles ».

    L'hymne à la relance, en fait, fut surtout une de ces berceuses qu'on se chante à soi-même autant qu'aux autres, pour se rassurer et pour rassurer, ,la mise en musique d'une conciliation temporaire d'intérêts contradictoires, le désir de prolonger les illusions de l'état de grâce, la croissance rêvée relayant la force tranquille, pour maintenir en équilibre les contraires. 

    Si naïveté il y eut, elle fut moins économique que politique. Nul n'ignorait la théorie du multiplicateur, ni le coefficient élevé d'élasticité de nos importations à toute augmentation du revenu national. Rien n'était plus prévisible que le resserrement progressif de la « contrainte extérieure ». 

    La vérité est qu'après vingt-trois ans d'absence, la gauche parait au plus pressé, et, donnait une forme rationnelle, bref habillait de l'apparence d'une politique, un ensemble de mesures qu'elle ne pouvait éviter de prendre, mais dont il est juste de dire qu'elle sût, au maximum, limiter l'impact. 

    Dans un pays aussi politique que le nôtre, il y a peu de naïfs. Maîtriser le temps fut toujours l'art du politique. Certains veulent prendre leur temps, à juste titre, pour changer les choses, et, vous le savez, je me range dans ce camp. J'ai toujours pris soin de n'indiquer que des objectifs accessibles, en refusant les maximalismes illusoires, du style « Le socialisme à l'ordre du jour ! » Mais il y a aussi ceux qui veulent simplement « gagner du temps » pour user l'ardeur des premiers et pour éviter au pays des transformations qu'ils redoutent au fond d'eux-mêmes, tant ils sont persuadés qu'il n'y a pas de substitut à l'ordre des choses qu'ils ont toujours connu. 

    En l'absence d'une dévaluation compétitive réalisée dès le départ, ou d'une sortie du SME qui eût abouti au même résultat, c'est-à-dire à doper nos exportations sur l'Allemagne, il était d'autant plus inévitable que nous nous laissions « pousser dans la nasse », selon l'expression d'un financier américain, qu'aucune clause de sauvegarde, aucune mesure de protection n'était prise par ailleurs, pour favoriser la production nationale au détriment de l'importation. 

    S'il est vrai qu'une politique industrielle ou la reconquête du marché intérieur ne peuvent porter leurs fruits que dans la longue durée, il n'y a rien de pire pour discréditer une politique que de l'invoquer sans cesse sans l'appliquer vraiment. 

               Vous ne contestez donc pas la rigueur en elle-même ? 

              La rigueur — au sens où vous l'entendez (égale austérité) — ne définit pas une politique mais un passage obligé. Le problème c'est de faire que la rigueur serve à quelque chose. Les Français ne nous sauront gré que d'avoir gagné. Et pour cela, il faut une autre rigueur, au sens intellectuel et moral du terme : une ambition servie par des moyens adéquats. 

              Lesquels ?

              Tout d'abord il faut, absolument se débarrasser du néo-malthusianisme ! 

    La croissance zéro voilà l'ennemi ! On vivait, hier, avec et sur la croissance et, aujourd'hui, on bâtit l'avenir sur la non-croissance ! Le Président d'une entreprise nationale me disait, un jour, que le coût actualisé d'une embauche — cotisations sociales comprises — l'amenait à ne plus faire que des investissements de productivité et à interrompre tout recrutement nouveau ! Avec ce genre de raisonnement on ne fait plus d'enfants (l'INSEE vient d'ailleurs de publier une statistique sur le « coût d'un enfant » : plus de 1 800 F par mois) et il devient absurde même d'investir. La vie s'éteint ! La France se recroqueville ! 

    Et comme la croissance zéro est dans toutes les cervelles, on programme à la fois la fin de l'Etat-Providence, parce qu'il n'y a plus de quoi payer, et on envisage, pour enrayer le chômage, les progrès d'une assistance généralisée. D'un côté, on cherche à réduire la protection sociale et de l'autre, on multiplie les revenus déconnectés du travail. D'un côté, on prétend limiter la progression des charges sociales qui pèsent sur l'économie et de l'autre côté on généralise l'économie de transferts. On fait appel à l'effort mais on multiplie les pré-retraites et on rêve d'étendre le travail à temps partiel. Comprenne qui pourra !i Comme toujours, chaque ministère a une vue parcellaire des choses mais manque trop souvent la vision d'ensemble ! 

              Mais la France peut-elle retrouver un différentiel de croissance positif avec ses partenaires, alors qu'aujourd'hui, c'est plutôt l'inverse qui se produit ?

              Il faut, pour cela, substituer un concept offensif à ce qui ressemble à une défense passive du franc à travers le SME. Toute manœuvre, pour réussir, a besoin d'un espace où se déployer. Les efforts engagés par le gouvernement sont salutaires mais ils ne peuvent porter leurs fruits que dans la durée. Prenons garde à ne pas confondre l'objectif — même souhaitable —(c'est-à-dire la suppression du différentiel d'inflation avec l'Allemagne) avec la réalité des prochains mois. Si l'issue à la crise ne peut être que collective, rien n'interdit à la France de chercher à tirer son épingle du jeu, d'autant que, jusqu'à présent, c'est l'économie française, avec les débouchés qu'elle offre, qui a servi d'amortisseur à la crise de ses voisins. 

    D'un point de vue théorique, il n'a jamais été démontré qu'une dévaluation enfonce le pays dans la spirale du déficit extérieur et de l'endettement dès lors qu'il s'agit d'une dévaluation compétitive, ne se bornant pas à annuler la perte de compétitivité résultant du différentiel d'inflation déjà enregistré mais assez forte pour renverser les anticipations des exportations et des détenteurs de capitaux. 

    Il faut que les exportateurs, pour répercuter la , dévaluation dans leurs prix (au lieu de gonfler leurs marges), soient convaincus de ce que l'inflation en France ne viendra pas annuler, dans l'année, le bénéfice de change entraîné -par la dévaluation (ce qui suppose deux conditions : une dévaluation au moins deux fois plus importante que le différentiel d'inflation enregistré sur une année et, par ailleurs, le redoublement d'une politique résolument anti-inflationiste, destinée à supprimer le différentiel d'inflation sur deux ans).

    Annexe 4

    Ces deux conditions : une dévaluation suffisante et la réduction du différentiel d'inflation sont également de nature à renverser les anticipations des détenteurs de capitaux et à favoriser les rentrées de devises. 

    Bien entendu, cette dévaluation compétitive — si on en acceptait l'hypothèse — devrait avoir lieu avec le mark car le déficit enregistré, en 1982, sur l'Allemagne et les Pays-Bas (55 milliards de F) représente les 2/3 de notre déficit. 

    J'admets qu'on puisse discuter une pareille hypothèse.

    « La production est la limite de toute réforme ». 

    En effet, une dévaluation aussi importante aurait dans les 18 premiers mois, des effets négatifs plus importants que les effets positifs à en attendre : le renchérissement de nos achats précéderait l'essor de nos ventes rendues plus difficiles, par ailleurs, par la quasi stagnation du commerce international. 

    C'est pourquoi, dans cette hypothèse, une politique des importations — à titre provisoire — est nécessaire : développement de nos achats en francs ; accords d'Etat à Etat mais surtout, à titre temporaire, mesures de dépôt préalable à l'importation et recours à certaines clauses de sauvegarde qui pourraient être levées au fur et à mesure de l'amélioration des résultats de notre commerce extérieur. 

    On peut critiquer ce parti-pris de dévaluation compétitive : il faudrait, en effet, travailler plus pour acheter l'équivalent de ce que nous importons aujourd'hui. Mais n'est-ce pas là le fond du problème ? Et s'il faut travailler plus, qui s'en plaindra ? 

    Bien loin que le travail soit un « bien rare », c'est  sur lui que nous devons Annexe 4fonder une stratégie offensive de reconquête visant à la fois l'équilibre extérieur et l'amélioration de l'emploi. A moyen terme, ce serait tout bénéfice. 

    Mais, au total, il doit être clair qu'une telle politique fait de l'emploi la priorité essentielle, avant la défense du pouvoir d'achat global qui évoluera en fonction de la production et de l'effort de chacun. 

           Nos partenaires supporteraient-ils une telle politique ? 

           Je ne vois ni pourquoi ni comment ils s'y opposeraient d'autant que c'est leur politique qui nous aurait conduits, en définitive, à faire ces choix. Il y aurait évidemment une autre perspective : c'est qu'ils consentent à aborder sérieusement les problèmes que le gouvernement français leur soumet méritoirement depuis deux ans : Europe sociale - politique industrielle et technologique commune - relance concertée des économies - réforme du système monétaire international, etc., etc. 

         L'industrie française serait-elle capable de tirer son épingle du jeu, étant donné le poids des charges dont le gouvernement lui-même semble se préoccuper ? 

           Le problème des « charges » ne peut être traité indépendamment des « recettes ». Parce que la production est la limite de toute réforme, l'avenir du système de protection sociale est lié au taux de croissance. Reste que le système français fait reposer prioritairement le financement de la protection sociale sur les entreprises et sur les salariés, et d'autant plus lourdement qu'il s'agit de salariés modestes (en raison du plafonnement des cotisations). 

    C'est cela qu'il faut changer soit par le déplafonnement (qui pose le problème des cadres), soit par le transfert de plusieurs points de cotisations sociales sur l'IRPP (par la généralisation du prélèvement à la source), soit encore sur la TVA, c'est-à-dire sur la consommation. 

    L'IRPP laissant des catégories sociales entières hors de son champ, l'augmentation de la TVA serait, en définitive, tout aussi juste et, surtout, elle améliorerait la compétitivité des produits français par rapport aux concurrences déloyales des pays où les entreprises n'acquittent pas des charges sociales comparables aux nôtres (qui sont — rappelons le — parmi les plus fortes du monde) soit que le système de protection n'existe pas dans ces pays (Sud-Est asiatique) soit que la fraude y soit chose courante (Italie). 

    Pour contenir la croissance de la protection sociale dans les limites autorisées par la nécessité de maintenir la compétitivité globale de notre économie, je crois moins à la « resocialisation » de cette protection (par la famille, les associations ou les collectivités locales) qu'à l'instauration de mécanismes de responsabilisation au niveau de l'offre (médecine - hôpitaux -pharmarcie) et au niveau de la demande, en particulier, comme le propose Pierre Uri, par l'instauration d'une franchise proportionnée au revenu. 

             C'est là le discours que vous vous apprêtez à tenir au Congrès de Bourg-en-Bresse ? 

            Je ne pense pas qu'il y ait un discours pour les Congrès, un autre pour l'opinion et un troisième pour le Conseil des Ministres : les voies de la réussite, en effet, sont terriblement étroites. Le Congrès de Bourg sera intéressant par ce qu'il s'y dira et, de ce point de vue, il sera décisif pour l'avenir du Parti socialiste. 

    Le gouvernement ne peut pas ne trouver qu'en lui-même les ressources de fermeté et d'énergie dont il a besoin. L'élan doit aussi venir du Parti, si le Parti, du moins, n'a pas renoncé à exister. S'il a le courage de s'exprimer avec force, mais aussi avec responsabilité, en balayant les arguties timorées, c'est notre entreprise tout entière qui s'en trouvera revigorée. 

    Je crois à la puissance de la volonté. Dans une période d'incertitudes comme celle que nous traversons, il faut qu'une résistance se manifeste, qu'un crand'arrêt soit mis pour interdire les dérobades, les complaisances, les reculades et même, tout simplement, les silences. 

             En quoi la politique que vous proposez est-elle particulièrement de gauche ?

             Elle est de gauche parce qu'elle est intelligente, c'est-à-dire adéquate. Il faut réussir. Et c'est en servant la France qu'en définitive nous servirons le mieux la gauche. 

             Ce discours peut-il être entendu, comme vous l'avez déjà déclaré, au-delà des frontières traditionnelles de la gauche ? 

             Je le crois. Au risque de choquer certaines sensibilités, que je respecte d'ailleurs, il me semble nécessaire de restaurer aujourd'hui un « consensus productiviste », de bâtir une sorte d'alliance saint-simonienne des productifs dans l'intérêt du pays tout entier. 

    Plutôt que le mistigri des déficits soit constamment repassé des entreprises à l'Etat, de l'Etat à la Sécurité sociale et de la Sécurité sociale aux entreprises, en attendant que payent les ménages, nouveau dilemme, car faut-il faire payer les riches au risque — dit-on —de décourager l'initiative, l'entreprise et l'épargne et « d'épuiser le gisement fiscal », ou bien faut-il faire payer les moins riches au risque de « démotiver » les cadres, ou bien faut-il faire payer tout le monde, au risque de faire fuir les électeurs ? Plutôt que de danser cette sarabande que le ralentissement de la productivité et de la croissance et l'affaissement du soutien populaire rendent de plus en plus périlleuse mieux vaudrait distinguer clairement. Oui,distinguer entre la rente et l'entreprise d'une part, entre les privilèges corporatifs et la rémunération du travail d'autre part pour bâtir ce nouveau, consensus industriel et productiviste favorisant l'entreprise par rapport à la rente, l'industrie par rapport au tertiaire, le travail ouvrier qualifié et les activités productives en général par rapport 'à la « graisse » du corps social.

     

    « Il faut casser le déclin industriel de l'Europe ».


    Cela peut s'énoncer en trois points :Annexe 4

    Un objectif : gagner la guerre économique

    Une alliance de classes : entre les syndicats et l'industrie, fondée simultanément sur la revalorisation du travail industriel et le rétablissement de la capacité de financement des entreprises

    Une morale : celle de l'initiative de la création et, par conséquent, la revalorisation de la notion d'activité et des fonctions économiques : entreprise, travail, épargne — dans la société. 

    Cela ne va pas de soi. Et pourtant il faut le faire !

            Cette vision n'est-elle pas trop « nationale » ? On discerne mal la dimension internationale dans laquelle s'inscrivent vos propositions... 

            Vous avez raison.

    Pour retrouver durablement « le sentier de la croissance » il ne suffit pas de restaurer le circuit keynesien au niveau national, en augmentant les débouchés offerts à la production nationale sur le marché intérieur et à l'exportation. Il faut organiser l'Europe et ses prolongements comme un axe de croissance relativement autonome par rapport au reste du marché mondial. 

    Casser le déclin industriel de l'Europe.

     

    Vingt-cinq ans après la signature du traité de Rome, il n'y a toujours pas de capitalisme européen mais des capitalismes nationaux. Nous devrions œuvrer davantage à marier nos industries et en particulier l'industrie française et l'industrie allemande. 

    Annexe 4

    Il faut donner à notre continent un nouvel élan scientifique, technologique, social, culturel, géopolitique. Et cela supposerait, comme le relève, à juste titre Claude Julien, dans le Monde diplomatique du mois dernier, plus d'autonomie et plus de fermeté de la France et de l'Allemagne par rapport aux Etats-Unis. Une France forte, en réalité, n'est pas contradictoire avec le progrès de l'Europe. C'est le contraire qui est vrai. La crise de l'Europe est liée à l'affaiblissement de la France. Pour progresser à nouveau, l'Europe a besoin d'une France restaurée dans sa puissance et dans sa liberté de mouvement. 

            Sur ce sujet, pensez-vous, comme Georges Marchais que la France doive aller à Genève pour peser en faveur du désarmement ? 

            Les négociations de Genève éclairent d'un jour nouveau l'avenir de la force française de dissuasion. Imposée, dans les années soixante, par le général de Gaulle, elle passait, jusque là, pour un fait acquis aux yeux des Superpuissances. Rien de tout cela ne tiendrait plus dès lors que cette force de dissuasion serait comptabilisée dans l'arsenal occidental, comme le veut clairement désormais l'URSS. Ce serait donc uneerreur d'aller à Genève. Je n'épiloguerai pas sur les arguments fournis à brassée par les atlantistes à la thèse soviétique. Le fait — il est vrai — n'est pas nouveau : la déclaration d'Ottawa n'affirmait-elle pas déjà, en 1974, .que les forces nationales de la France et de la Grande-Bretagne contribueraient au « renforcement global de la dissuasion de l'Alliance » ? S'il est vrai que la France ne peut pas se désintéresser du niveau de l'équilibre mondial en matière de fusées thermonucléaires — ne serait-ce que parce que la crédibilité de sa propre force de dissuasion en dépend — encore convient-il de ne pas identifier la défense de la France à la défense atlantique, à plus forte raison étendue à l'échelle du monde entier ! 

    Les blocs adverses sont solidaires. Leur logique est la même. Ce n'est pas la nôtre.

    La France ne peut être la France que si une stratégie nucléaire nationale lui confère une entièreAnnexe 4 liberté de décision politique. Hors de là, point de salut. Toutes les plaidoiries en faveur du resserrement des liens militaires de 1:Alliance atlantique nourrissent l'argumentation soviétique qui, si elle a pu être sensible, un moment, au facteur d'indépendance que constituait aussi, vis-à-vis des Etats-Unis, notre force de dissuasion, semble y discerner aujourd'hui plus d'inconvénients que d'avantages. 

    . Volonté d'en finir avec le traitement à part jusque là accordé à Paris ? Méfiance à l'égard de la montée en puissance d'une force de dissuasion proprement européenne, même si elle reste placée sous l'autorité d'un gouvernement national ? Volonté de voir l'Europe s'abandonner à la protection américaine jusqu'au jour où l'exacerbation des conflits d'intérêts transatlantiques et le retour des tendances isolationistes aux Etats-Unis mettraient l'Europe à la merci des fusées donc des chantages et des pressions soviétiques ? Il y a de tout cela sanss doute dans la position de Moscou.

    Annexe 4

    « Pour la montée en puissance de la force
    de dissuasion française ».
     

    La situation actuelle est d'autant plus dangereuse que pour des raisons contradictoires les atlantistes conséquents, les tenants des thèses soviétiques et les pacifistes sincères se retrouvent du même côté pour exiger, sinon la suppression de la force de dissuasion française, du moins sa comptabilisation, c'est-à-dire sa réduction ou même son plafonnement, bref à terme son déclassement, sans toujours se rendre compte que c'est ainsi la dernière chance d'une indépendance européenne entre les deux Superpuissances qu'ils risquent d'anéantir. 

    Sans remettre en cause le modèle de dissuasion dit « du faible au fort » qui fonde notre stratégie, je crois ail contraire nécessaire non 'pas seulement de maintenir la crédibilité de notre force de dissuasion mais de la développer. 

    Il n'est pas raisonnable de penser que l'Europe doive s'en remettre éternellement aux Etats-Unis du soin d'assurer sa défense. 

    La question d'une défense européenne n'est pas actuelle pour autant. Mlle ne se posera que si les conditions, un jour, en sont réunies. Conditions militaires, la montée en puissance de la dissuasion française et conditions politiques : un accord de sécurité collective en Europe assez raisonnable pour redonner à chacune de nos vieilles nations, à l'Est comme à l'Ouest, la possibilité d'une évolution conforme à ses aspirations. 

    L'URSS sera confrontée dans les vingt ans quiviennent à la montée inéluctable de la Chine. C'est de notre courage et de notre opiniâtreté aujourd'hui que dépendra que l'Europe soit alors un champ de conflits ou au contraire un continent de paix. C'est dire que la question est posée à mes yeux de savoir si le lancement d'un système sous-marin de nouvelle génération, au milieu des années 1990, ne devra pas en réalité être le premier d'une beaucoup plus longue série et s'il ne conviendrait pas dès maintenant de forcer l'allure. 

               Quelle est votre position en ce qui concerne l'installation des Pershing américains ? 

               Partons, si vous voulez bien, de l'installation des SS 20 soviétiques qui renforcent la situation d'otage stratégique de l'Europe.

    La vraie question est de savoir si les Européens peuvent utiliser les Pershing pour obtenir le retrait desSS 20. 

    Comme vous le savez, la stratégie américaine évolue depuis 1976 (doctrine Schlesinger) vers la restauration de la possibilité de guerres limitées, conventionnelles voire nucléaires. La doctrine de « l'escalade horizontale » lie de plus en plus entre eux les différents théâtres d'opération éventuels. Un accident au Moyen-Orient peut entraîner une riposte en Europe et vice-versa. Dans quelle mesure la déclaration de Williamsburg affirmant le caractère « indivisible » et « global » de la sécurité des pays signataires, y compris le Japon, ne reçoit-elle pas un éclairage inquiétant de ce que nous savons désormais des orientations de la politique américaine : stratégie de confrontation militaire globale, théorie d'une guerre nucléaire pouvant « être gagnée », non limitation d'un conflit au théâtre sur lequel il aurait éclaté, et enfin possibilité d'une guerre nucléaire limitée à l'Europe ? 

    Tout semble montrer qu'en l'absence d'un réel déséquilibre nucléaire stratégique au niveau mondial entre les Etats-Unis et l'URSS — au contraire les Etats-Unis ont 2 000 têtes de plus et une puissance triple en équivalents mégatonnes (1) — l'installation des Pershing vise moins à protéger l'Europe des SS 20 qu'à fournir aux Etats-Unis une capacité de frappe à laquelle ils avaient renoncé depuis Kennedy. 

    L'intérêt des Européens — notre intérêt — serait qu'il n'y ait ni Pershing ni SS 20. Le compromis dit de « la promenade dans les bois » — limitation du nombre de SS 20, installation en Europe de missiles de croisière américains mais non des Pershing — serait un pis aller. 

    « Faisons confiance au Président pour peser du bon côté ».

    La vraie question qu'on doit se poser est de savoir si l'intérêt de la France est d'appuyer ceux qui, au sein de l'Administration américaine, font figure de « faucons ». Le problème peut, en effet, être abordé d'une autre manière : si la course aux armements et les dépenses militaires financées par un déficit de 200 milliards de dollars sont aussi pour les Etats-Unis un moyen de sortir de la crise, nul ne peut oublier que ce déficit massif est à l'origine des taux d'intérêts élevés et du cours exorbitant du dollabr dont l'économie française, comme celle des pays européens et du Tiers Monde, font principalement les frais. 

    La reconquête par les Etats-Unis de leur position hégémonique, au plan militaire et au plan monétaire, ne s'identifie pas forcément à l'intérêt de la France. Notre vocation n'est pas de soutenir en tout état de cause le surarmement américain et la relance de la course aux armements dans le monde. 

    Que la menace soviétique à quelques centaines de kilomètres de nos frontières soit une réalité, que l'URSS pose à tous les pays de l'Europe un problème militaire, c'est l'évidence. 

    Mais comme l'écrit le Général Poirier : « La menace soviétique (depuis les années soixante) n'a pas changé de nature. C'est sur son existence — en invariant —que se fondait le modèle de dissuasion du faible au fort. Même si l'on est en droit de la juger plus prçssante et s'il faut corriger notre stratégie en Europe en fonction de vulnérabilités accrues, son aggravation n'est pas telle qu'elle justifie une révision de notre stratégie... » (2) On ne saurait mieux dire. 

    Les déclarations de Charles Hernu en faveur ducompromis dit « de la promenade dans les bois » me paraissent aller dans le bon sens. 

               Ce bon sens est-il clairement perçu par tout le monde en France ? 

               Faisons confiance au président de la République pour peser, le moment venu, du bon côté, dans l'intérêt de la paix qui ne se sépare pas de l'intérêt de la France. 

    (Propos recueillis par P.L. Séguillon et J.-A. Penent) 

    (1)          Chiffres de l'Institut d'Etudes Stratégiques de Londres — Military Balance 1982-83. Cf. l'article d'Alain Joxe dans En Jeu n° 4 — juillet 1983. 

    (2)          Essais de stratégie théorique — Cahier de la Fondation pour les études de défense nationale — ler trimestre 1982, page 17. 

    Annexe 4

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