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     I et II: Phénoménologie et Archéologie
    III–Du désastre, des ersatz, du vide
    IV– De l’ « Europe », et de la fin prévisible de la comédie macronienne
    V– De ce qu’on abolit en fait
    VI– Apprendre à reconnaître l’Ennemi : du Giscardisme

     

    VII– Des conditions d’un antigiscardisme concret

     

    Nous pouvons sembler à ce point nous être réfutés nous-mêmes, puisque la conclusion devrait être la nécessité d’un vaste front anti giscardien, auquel notre nostalgie du mouvement ouvrier ne pourrait que nuire. Mais c’est une erreur.

     

    Il est vrai que le giscardisme attaque, détruit, abolit, ces deux choses précieuses que sont la souveraineté nationale et la démocratie, et qu’on pourrait donc espérer réunir contre lui tous ceux qui, au-delà du fameux clivage, sont attachés à l’une, à l’autre ou au deux, en oubliant les questions dangereuses sur la propriété ou le mode de production. C’est la position de nombreux anti-giscardiens, du moins les années où il n’y a pas d’élections. On peut constater que ça n’a jamais marché. Ce n’est certes pas un argument suffisant puisque contre le giscardisme, depuis quarante ans, rien n’a jamais marché. Mais si on regarde pourquoi, on comprend que ça ne pourra jamais marcher.

     

    On peut d’abord mentionner le problème du rapport entre souveraineté nationale et démocratie, comme un obstacle certain. Il devrait être évident à toute personne de bon sens qu’en France la souveraineté nationale est une condition nécessaire de la démocratie. Pourtant, bien des gens qui ne se sont jamais plaints de manquer de bon sens ne s’en sont pas encore aperçu, qui sont prêts à courir quand on leur parle de démocratie, mais sont frappés d’horreur dès qu’on signale que le préalable est la sortie de l’ « Europe » et se mettent à hurler, très paradoxalement certes, au nazisme. Inversement, certains défenseurs de la souveraineté nationale ne sont pas précisément des démocrates. On a cru parfois trouver une solution en sortant de la naphtaline le mot magique « républicains ». Pour faire vite (il faudra que j’y revienne un jour, peut-être), constatons que ce ne peut en être une, puisque chacun met sous le mot magique ce qu’il veut en croyant que les autres qui le brandissent y mettent la même chose que lui, ce qui est un excellent moyen de tenir des colloques conviviaux, mais non de construire une force politique cohérente.

     

    Mais même si on dépassait cette contradiction, ce qui ne pourrait se faire que de deux manières, réduire l’éventuelle coalition à ceux qui défendent souveraineté nationale et démocratie, ou ne plus parler de démocratie, mais seulement de souveraineté nationale, ce qui supposerait en tout cas d’exclure, comme giscardiens objectifs, les pitres qui veulent la démocratie, mais sans sortie de l’ « Europe », il resterait un problème insurmontable, que ni la démocratie, ni la souveraineté nationale ne sont en soi des objectifs politiques, mais seulement des moyens.

     

    On n’est presque jamais démocrate par conviction. Cette thèse simple peut choquer, dans un pays où nous sommes élevés depuis des générations dans l’idée que la démocratie est notre bien le plus précieux, pour laquelle nos ancêtres ont combattu, beaucoup sont morts, pour laquelle nous devons nous aussi être prêts à mourir, ou du moins à en tuer d’autres qui sont nos ennemis parce qu’ils ne sont pas démocrates. On a pourtant beaucoup de mal à trouver, les soirs d’élections, un battu qui soit suffisamment démocrate pour se réjouir de sa défaite, et ne pas accuser le peuple de s’être trompé, ou ses adversaires victorieux d’avoir trompé le peuple. C’est bien normal. Il arrive certes, ça s’est encore vu récemment, que des vaincus se rallient aux vainqueurs, mais comme c’est toujours pour obtenir une place, personne ne peut croire que c’est par conviction démocratique. Certains diront peut-être que la démocratie permet, contrairement à tout autre régime, de décider soi-même. C’est évidemment une farce : hors le cas, forcément très rare, d’unanimité, toute prise de décision, quelles qu’en soient les modalités, par un roi héréditaire, par une oligarchie, par le vote direct du peuple ou celui de ses représentants légitimes ou non, par tirage au sort ou par l’observation des astres, fait des gagnants et des perdants, des satisfaits et des déçus.

     

    Tous ceux, il y en a, qui se proclament démocrates avant tout sont à répartir en deux catégories : ceux qui mentent délibérément aux autres, ceux qui se mentent à eux-mêmes. L’exemple du référendum de 2005 sur l’Union européenne et de son piétinement par la ratification parlementaire du traité de Lisbonne est particulièrement parlant. A-t-on vu un seul des partisans du oui au référendum se prononcer contre Lisbonne en disant qu’il refusait qu’on imposât son opinion contre la démocratie ? Non, bien sûr. On a vu en revanche beaucoup de partisans du non se rallier petitement au traité qu’ils avaient combattu victorieusement. On pourrait certes dire qu’il était logique que tous ces giscardiens fussent anti démocrates, et que c’est justement au nom de la démocratie qu’il faut les combattre. Ce serait oublier malheureusement que le référendum de 2005 n’était pas le premier à porter sur l’Union européenne. Au soir du 20 septembre 1992, c’étaient eux les démocrates, parce qu’ils avaient gagné, qui dans les années suivantes nous ont traités d’antidémocrates parce que nous combattions le passage à la monnaie unique. Nous n’avons certes jamais considéré que les opposants  à Maastricht qui s’y étaient ralliés pour devenir ministres eussent fait œuvre démocratique. Nous persistons à penser que le peuple français n’a voté oui que parce qu’on l’a odieusement trompé, et que ce vote aurait dû, devra, être remis en cause d’une façon ou d’une autre.

     

    Si la classe qui profitait du développement du capitalisme a promu le système électif, puis le suffrage universel, ce n’était pas parce qu’elle était convaincue qu’il était juste que le peuple se gouvernât lui-même, mais parce que c’était le moyen pour elle de contrôler le pouvoir d’État en éliminant les restes de l’ancien temps puis, grâce au soutien au nom de la propriété des paysans, commerçants et artisans, en marginalisant les revendications ouvrières. Si le mouvement ouvrier a poussé avec elle et pour son compte au suffrage universel, c’est qu’il comptait devenir ainsi à terme majoritaire, avec le développement de la grande industrie. Si le giscardisme abolit la démocratie par l’« Europe » et le truquage en amont des élections (qu’il n’a pas inventé, mais a perfectionné), c’est parce que, comme l’avaient prévu les théoriciens socialistes de la fin du XIXe siècle, même si ce n’était pas forcément de la manière qu’ils avaient prévue, elle se retournait contre lui, les paysans, artisans et commerçants ayant été réduits à presque rien tandis que le nombre de salariés allait croissant. Seuls quelques intellectuels ou sous-intellectuels peuvent croire naïvement à la démocratie comme bien suprême et but politique en soi. Encore leur naïveté est-elle vraisemblablement moins dans cette conviction même que dans leur croyance qu’elle est désintéressée, quand elle leur sert de gagne-pain via des prébendes universitaires ou journalistiques puisque, s’ils savent rester dans l’abstraction, ils sont utiles à tous les régimes.

     

    On peut dire la même chose de la souveraineté nationale. Le sentiment national est un fait, qu’on trouverait spontanément naturel si l’exemple des giscardiens ne venait pas nous prouver qu’il ne va pas nécessairement de soi. En tirer une revendication de souveraineté, et agir sérieusement pour qu’elle soit satisfaite, suppose qu’on sache ou croie savoir l’usage qu’on fera de cette souveraineté.

     

    Il est certain qu’on ne sortira pas du giscardisme sans restauration de la souveraineté nationale, et probable qu’on ne le fera pas sans restauration de la démocratie. On ne peut cependant s’en tenir à revendiquer contre lui l’une et l’autre, sans dire ce qu’on en fera, sans porter donc un projet politique alternatif. Il peut sembler plus rassembleur de s’en tenir là, d’unir tous ceux qui estiment des raisons de se plaindre pour gagner ensemble le droit de décider ensuite les uns contre les autres ce qu’on fera. On ne peut rassembler personne, ou presque personne, à ce genre de jeu. C’est à peu près reproduire la démarche de la social-démocratie, la vraie, celle de Kautsky et de Plekhanov, qui soutenait qu’il fallait d’abord combattre avec la bourgeoisie pour obtenir la démocratie, quitte à lui donner le pouvoir, pour pouvoir ensuite gagner contre elle le socialisme, sans même l’excuse qu’était à cette social-démocratie sa foi en la dialectique historique. On aurait d’ailleurs du mal à trouver aujourd’hui une bourgeoisie à qui s’allier pour rétablir la démocratie : elle n’en veut plus.

     

    On ne peut envisager de s’opposer sérieusement au giscardisme sans porter contre lui un projet politique cohérent, qui ne peut se limiter la revendication de la démocratie et de la souveraineté nationale. L’ennuyeux est qu’on perdra ainsi beaucoup de partisans affichés de l’une et de l’autre, qui s’affirment aujourd’hui prêts à toutes les unions pour les faire triompher et qui, face à un tel projet, risquent de conclure qu’ils préfèrent quand même le giscardisme. Il n’est pas certain que ce soit une grosse perte. Il n’est pas vraiment utile de s’étendre sur le cas de ces « souverainistes », puisque tel est l’euphémisme à la mode, partisans de l’unité idem, mais qui appellent néanmoins la Wehrmacht quand ils croisent un cheminot, et l’Air Force quand ils aperçoivent l’ombre d’un Arabe.  Un projet politique cohérent pourrait en revanche rallier certains de ceux qui aujourd’hui bavent, hurlent ou pleurent dès qu’ils entendent parler de souveraineté nationale mais qu’il pourrait convaincre et convaincre aussi qu’il la suppose (On ne parle pas bien sûr de ceux qui sont payés pour baver, hurler ou pleurer). C’est en disant ce qu’on veut en faire qu’on peut prouver l’utilité, la nécessité de la souveraineté nationale, et de la démocratie qui la suppose.

     

    Nous avons réduit considérablement, au point que ça peut en être déprimant, la possibilité d’un antigiscardisme concret. Mais nous n’avons, faisant cela, justifié en rien notre archaïque nostalgie du mouvement ouvrier. Nous y venons. Il faut oser affirmer que la contradiction entre le capital et le travail, entre l’exploiteur et l’exploité, effectif ou potentiel, reste et est même plus que jamais sans doute le clivage fondamental dans la société française, le seul autour duquel on puisse envisager de faire à nouveau de la politique sérieusement. La question première, celle du chômage de masse qui est le résultat voulu du giscardisme, est y directement liée. Tous les problèmes qu’on prétend ou a prétendu lui substituer comme enjeu politique majeur peuvent être répartis en deux catégories : ceux qui sont sérieux, qui ne peuvent trouver de solution si on n’y porte pas remède, ceux qui ne le sont pas, qui disparaîtront d’eux-mêmes si cela est fait.

     

    Le giscardisme étant l’expression politique choisie par le capital français, le seul moyen possible de s’y opposer sérieusement est de redonner une expression politique au mouvement ouvrier. Tout le reste est très mauvaise littérature. Il est bien sûr des gens qui détestent le giscardisme mais ne se placent pas spontanément dans le mouvement ouvrier. C’est à eux de choisir entre se résigner à Giscard à perpétuité ou faire ce qu’on appelait jadis venir sur les positions de la classe ouvrière. C’est en posant sérieusement la contradiction entre travail et capital qu’on pourra s’opposer sérieusement à Giscard : en refusant de le faire au nom de recherche d’unité, on ne fera que ce qu’on fait depuis quarante ans, aligner des Giscards successifs.

     

    Il faut en arriver à écrire de vilains gros mots : on ne construira pas un tel projet politique sans lui donner clairement comme perspective la rupture avec le capitalisme en tant que mode de production. Il ne s’agit pas de cet anticapitalisme mondain, qui a somme toute eu fort bonne presse dans la France de tous les Giscards successifs, qui s’en tient à psalmodier que le capitalisme c’est très mal et que les capitalistes sont très méchants : il s’agit de lui opposer, comme jadis, un autre mode de production, à lui substituer. Un souvenir me revient d’un club de la presse d’Europe 1, un dimanche soir de fête de l’Humanité, qui devait être en 97 ou 98. Jean-Claude Gayssot, du PCF, alors ministre des transports du gouvernement Jospin, était l’invité. Il était très en forme, ayant manifestement bien bu  la fête, et répétait à tout propos qu’il voulait « dépasser le capitalisme » provoquant dans l’assistance des frissons si voluptueux qu’on les entendait dans le poste. Mais un méchant lui a demandé méchamment ce qu’il entendait par là concrètement. Pesant silence. Un charitable a alors dit « Est-ce que vous fermez la Bourse ? ». Ce fut le cri du cœur « Oh nooon ! ». On voit là ce qu’il ne faut surtout pas faire. Il faut revenir à ce que disait fermement le projet socialiste pour la France des années quatre-vingt, reprenant la déclaration de principes du parti socialiste de 1969, en vigueur jusqu’en 1990 (si, si) : « Il ne s’agit pas pour nous d’aménager le système capitaliste mais de lui en substituer un autre »[1].

     

    Cela peut sembler excessivement et dangereusement radical. Il est incontestablement possible de trouver, dans le passé de notre pays, dans le passé voire le présent d’autres, dans notre imagination éventuellement, des formes de capitalisme beaucoup moins détestables que celle que nous subissons chaque jour un peu plus depuis une quarantaine d’années. Il semblerait donc raisonnable, pour rassembler le plus largement possible toutes les victimes du giscardisme, de s’en tenir à la revendication d’un de ces capitalismes plus acceptables. C’est malheureusement impossible. Le giscardisme est le choix constant depuis quarante ans, avec des racines plus profondes, du capital français désormais unanime, ou presque. Il n’y pas plus de capital de rechange que d’ « Europe » de rechange. Il est tout à fait vain d’en chercher un qui n’ait pas fait le choix de la récession (il faudrait revenir sur la grande idée de l’ « alliance des productifs », qui pouvait sembler sérieuse au début des années 1980 mais a en tout cas rapidement cessé de l’être, qui a échoué faute de trouver dans le camp d’en face des productifs pour y adhérer), et parfaitement illusoire d’envisager d’en reconstituer un ex nihilo.

     

    On ne peut combattre le giscardisme sans combattre le capitalisme, dont il est l’aboutissement devenu inéluctable en France (non par nécessité historique, mais par choix du capital français). On ne peut combattre le capitalisme sans lui opposer un autre modèle économique, qui ne laisse pas à un marché divinisé le soin de décider de la production et des rapports sociaux, mais tende à une organisation rationnelle de ceux-ci, par la collectivité et par l’État conçu comme une de ses expressions, ce qui est bien sûr incompatible avec la propriété privée des grands moyens de production. C’est ce qu’on appelait naguère encore le socialisme. Le mot ne paraît pas aujourd’hui des plus heureux : Didier Motchane commençait Clefs pour le socialismeen observant, en 1973, qu’il était l’un des plus prostitués du monde[2], et le moins qu’on puisse dire est que ça ne s’est pas arrangé depuis. Faut-il s’obstiner, avec les difficultés que ça implique, à défendre et renouveler sa vertu, faut-il en trouver un autre ? Les autres mots disponibles, collectivisme, planification, n’ont pas plus de virginité. La République sociale a l’avantage pour ceux qui la brandissent parfois de ne rien signifier du tout, ce qui est pratique quand on veut tenir une auberge espagnole, rédhibitoire pour qui voudrait faire de la politique sérieusement. Inventer un nouveau mot rigolo, à la pureté garantie par son absence de passé n’est pas non plus le meilleur moyen de se faire comprendre. La question n’est pas simple, mais somme toute secondaire : l’important est de savoir ce qu’on veut, et de le dire clairement.

     

    Ce qui précède peut paraître parfaitement idiot dans l’état actuel du rapport des forces. Il serait effectivement parfaitement idiot de faire de l’abolition du capitalisme un objectif immédiat. Mais l’histoire du mouvement ouvrier français depuis des décennies prouve tragiquement, on l’a vu, que, sans une perspective à terme, on ne peut arriver à rien. Il est difficile de ne pas être d’accord avec la fameuse formule révisionniste de Bernstein, que l’important n’est pas le but, mais le chemin, tant il est évident qu’on ne convaincra personne de bon sens de sacrifier le présent et le futur immédiat à un avenir radieux lointain, toujours d’ailleurs plus lointain. L’ennuyeux est qu’en supprimant le but, on supprime également le chemin, toute possibilité d’un chemin.

     

    Il est également évident qu’il ne peut s’agir pas d’élaborer une description détaillée de ce que sera une société débarrassée du capitalisme et des étapes y menant pour la proposer à l’admiration des foules. Cet exercice d’imagination a depuis longtemps montré ses limites. Il s’agit d’indiquer une direction. On connaît la vieille blague, attribuée à Willy Brandt : Christophe Colomb est le premier socialiste qui, à son départ, ne savait pas où il allait, à son arrivée, ne savait pas où il était. Elle n’est pas qu’amusante. Mais si Colomb n’avait pas eu l’idée ferme d’aller vers le couchant pour y trouver la route des Indes, il n’aurait rien découvert du tout, car il serait resté sur place[3]. Comme le SPD allemand depuis Schmidt, comme le PS français depuis Mauroy et Rocard. C’est en sachant clairement où on veut aller, et en le disant clairement, sur les questions essentielles que sont les salaires, les statuts des travailleurs, la propriété, qu’on peut poser efficacement des revendications concrètes et les défendre, y compris dans des programmes électoraux.

     

    Ce projet se réclamera nécessairement de la démocratie, puisqu’il prétendra, ce que le capitalisme ne peut faire, correspondre aux intérêts du plus grand nombre, et qu’il ne peut réussir qu’en convaincant une part largement majoritaire de ce plus grand nombre, toute idée de conquête ouvrière du pouvoir d’État par l’action armée d’une minorité ne pouvant bien sûr être, dans la France d’aujourd’hui, qu’une plaisanterie. Mais la démocratie doit être considérée comme une revendication : c’est une plaisanterie bien pire de croire que nous avons la chance d’en bénéficier, qu’il s’agit de la défendre, en attendant d’en profiter enfin quand les électeurs seront devenus raisonnables et voteront donc selon leurs intérêts. C’est certainement ce qu’il y a de plus monstrueux, de plus haïssable, dans le populisme façon France insoumise : contribuer à faire croire que nous vivons en démocratie, qu’il peut sortir des urnes autre chose qu’un Giscard, ce qui implique que le peuple est coupable d’avoir choisi Macron et tous les Giscards précédents. La dernière déclaration de Jean-Luc Mélenchon, « Nos balles ce sont les bulletins de vote » est en la matière un sommet dans l’odieux et le stupide, tant il devrait être évident que dans notre merveilleux système du « parlementarisme rationalisé » appuyé sur les traités européens, tout est calculé pour que les bulletins de vote ne fassent de mal à personne. L’un des objectifs premier de toute propagande anti-giscardienne sérieuse devrait être de convaincre, en disant ce qui est, que nous ne sommes pas en démocratie, contrairement à ce qu’on nous serine[4] : tant qu’on confondra démocratie et système électif honteusement truqué avec liberté d’expression relative mais résultat assuré, Giscard sera tenu pour légitime. La démocratie est le droit du peuple de choisir quelle politique il veut voir menée, non de choisir celui qui mènera une politique immuable, qui nous conduit au désastre depuis plus de quarante ans.

     

    Parce qu’il ne peut décidément y avoir de démocratie en France que dans ce cadre, ce projet ne pourra que revendiquer la souveraineté nationale, et parce qu’une nation souveraine est le seul espace où il puisse se développer. Les belle âmes à qui le mot nationaliste fait peur pourront bien sûr le remplacer par l’un ou l’autre de ses substituts euphémistiques, pourvu que reste le nécessaire : le droit de décider en France ce qu’on veut faire de la France, pour ceux qui l’habitent. Il est vrai qu’à dire cela clairement, on perd bien des gens qui sont enthousiastes dès qu’on parle de perspective socialiste, mais ont tendance à prendre la fuite s’il est question de nation. C’est très ennuyeux, mais c’est à eux que la question est posée : puisqu’il est évident qu’on ne peut envisager une politique de sortie du giscardisme que dans le cadre d’une nation souveraine, sont-ils capables de dépasser cette allergie pour y contribuer, ou préfèrent-ils rester dans des incantations dépourvues du moindre effet concret ?

     

    Il ne faut surtout pas nier l’importance de l’obstacle. La question nationale est un très vieux problème pour le mouvement ouvrier, vieux comme lui en fait. Ce n’est pas Giscard, ni même Rocard ou Delors, qui a inventé que les prolétaires n’auraient pas de patrie : cette affirmation est à l’origine même du marxisme, qui n’envisageait de révolution que mondiale, débouchant sur un socialisme mondial. Il faut comprendre qu’en ce temps-là, révolution mondiale signifiait révolution à la fois à Londres, à Berlin et à Paris, ce qui paraissait tout à fait possible (C’est pourtant à Pétrograd, et à Pétrograd seulement que la révolution a eu lieu). Il est clair aujourd’hui que cela n’est pas possible, et surtout que ça ne ferait pas une révolution mondiale qui, vu le développement du capitalisme, demanderait un nombre beaucoup plus importants de centres simultanés[5]. C’est précisément parce que le capitalisme est mondial qu’on ne peut envisager sérieusement de le combattre que dans un cadre national : les slogans absurdes qui serinent le contraire comme une évidence n’y feront rien[6].

     

    L’obstacle est double, en fait. Il y a chez ceux qui refusent cette vulgate marxiste contre les nations une fâcheuse tendance à chercher, plutôt que dans l’évidence de leur existence et de leur caractère incontournable, des arguments dans le passé révolutionnaire de la France, largement mythifié, qui lui donnerait un rôle particulier, en ferait la nation où la rupture peut avoir lieu, la « nation politique par excellence », ont dit certains. Ça n’est pas mieux, et c’est au fond retomber dans la même erreur. En justifiant un nationalisme français qui n’ose pas s’assumer par le caractère exceptionnel de la nation française, on nie tout autant le fait que les nations sont le cadre premier de l’action politique. On a pu légitimement croire dans les années soixante-dix, même s’il était idiot de l’expliquer par Joubert, Marceau et le rire de Kléber, que la France et son mouvement ouvrier avaient une position particulière qui pouvait servir d’exemple au monde. Au vu de la suite, et de sa situation aujourd’hui, une telle idée n’a plus aucun sens. Ce n’est pas parce que la nation française est particulièrement estimable, nous en persuader serait aberrant, chercher à en persuader les autres dangereux, qu’elle est le cadre nécessaire de notre action politique : c’est parce que nous sommes Français (sans l’avoir ni voulu, ni mérité, certes). Nous n’avons aucune raison, et surtout pas le triste spectacle du macronisme, ni l’abominable souvenir des quarante ans des précédents giscardismes, de croire que nous ferons nécessairement mieux et plus vite que d’autres. Nous avons à faire ce que nous pouvons là où nous sommes[7].

     

    Il va de soi qu’un tel nationalisme (ou l’euphémisme qui aura votre préférence, pourvu qu’il ne change rien au sens) ne peut impliquer, bien au contraire, qu’on se désintéresse totalement des affaires du reste du monde, non seulement parce que le monde ne se désintéressera pas de nous, mais aussi pour des raisons de cohérence. S’il est clair que le socialisme, d’expérience, s’exporte fort mal, et évident que par définition le nationalisme n’est pas exportable, il est néanmoins impossible d’envisager de penser la politique extérieure sans soutenir, ou du moins, si on ne peut pas soutenir, refuser de contrarier ces deux aspirations chez les peuples où elles seraient présentes. Soyons clairs : il y a un ennemi principal de toute revendication de souveraineté nationale (hors, évidemment, la sienne), l’impérialisme américain, bras armé du capitalisme mondialisé. Ce n’est pas par hasard qu’une des caractéristiques du giscardisme est son allégeance constante à celui-ci, à quelques rares pitreries près[8]

     

    On pourrait voir là un alibi internationaliste permettant d’apaiser les belles consciences que perturbe l’idée de souveraineté nationale. L’expérience montre malheureusement que cette exigence supplémentaire ne fait que compliquer les choses, encore. On est à chaque fois effrayé de constater combien tant de gens raisonnablement résistants à toute propagande giscardienne quand il s’agit de salaires, de retraites, de services publics, et même d’ « Europe » adhèrent avec enthousiasme dès qu’il s’agit d’« intervenir » contre de méchants « dictateurs qui massacrent leur peuple », l’« intervention » consistant à chaque fois à écraser le dit peuple sous les bombes, cette fois ci pour son bien, et à laisser le pays dans le chaos, mais avec des élections de temps en temps[9]. On est d’autant plus surpris quand on voit même des gens qui comprennent fort bien l’imposture de ce qu’on appelle ici « démocratie » applaudir à son exportation par le napalm. Comprenons nous bien : il est fort possible que certains de ces « dictateurs » soient très méchants, peut-être parfois même plus méchants que nos Giscards successifs ou que leurs maîtres anglo-saxons ou allemands. Ce n’est pas une raison pour approuver qu’on massacre au nom d’une « démocratie » dont nous constatons ici la vanité, et d’un refus de toute souveraineté nationale qui est notre ennemi premier. On ne pourra rien construire de sérieux sur cette contradiction. Qui regarde l’histoire de ces dernières décennies en France ne peut que constater que c’est avec son approbation enthousiaste de la Guerre du Golfe que le PS a définitivement tourné le dos au mouvement ouvrier, et qu’ensuite tout le reste est allé de soi.

     

    C’est ici le chemin. L’ennuyeux est qu’arriver à tout ça devrait prendre, comme pour laisser refroidir un canon, un certain temps. On n’abolira pas quarante ans de giscardisme et, surtout, quarante de liquéfaction complaisante des oppositions devant le giscardisme d’un claquement de doigts ou d’un aboiement. Il s’agit de reconstruire patiemment ce qui a été détruit, de renouer avec une histoire interrompue, en tirant les conséquences des échecs, pour convaincre et faire entendre de plus en plus largement, selon une formule chère à Didier Motchane, ce que parler veut dire. C’est d’abord de lutte idéologique qu’il s’agit : dire ce qui est face à tous les mensonges de tous les Giscards.

     

    Cela suppose de la patience. L’expérience nous montre hélas que ce n’est pas la chose au monde la mieux partagée et que, si personne ne se plaint jamais d’en manquer, c’est bien à tort.

    À suivre…
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    [1] Projet socialiste pour la France des années quatre-vingt, Paris (Club socialiste du livre), 1980, p. 32 ; Déclaration de principes du parti socialiste(« Mais il [le PS] tient à mettre en garde les travailleurs, la transformation socialiste ne peut pas être le produit naturel et la somme de réformes corrigeant les effets du capitalisme. Il ne s’agit pas d’aménager un système, mais de lui en substituer un autre »), lisible par exemple ici http://www.lours.org/archives/defaultb0ae.html?pid=106, adoptée au congrès d’Alfortville le 4 mai 1969, en vigueur jusqu’à ce que le congrès de Rennes, en mars 1990, la remplaçât par une autre qui parlait, poétiquement, de mettre « le réformisme au service des espérances révolutionnaires » (ici : http://www.lours.org/archives/default66a3.html?pid=107); Un grand parti pour un grand projet, motion présentée pour le congrès de Metz par François Mitterrand et beaucoup d’autres, dont Lionel Jospin, Laurent Fabius, Pierre Bérégovoy, Le Poing et la Rose,LXXIX (février 1979), p. 5 (« Commençons par rappeler, au risque d’exprimer des vérités premières, que notre objectif n’est pas de moderniser le capitalisme ou de le tempérer mais de le remplacer par le socialisme »), repris mot pour mot dans la motion finale du congrès (Le Poing et la Rose,LXXXI (mai 1979), p. 10. Des méchants ont pu dire que le PS avait tenu exactement la moitié de cette promesse, la première.

    [2]Didier Motchane, Clefs pour le socialisme, Paris  (Seghers), 1973, p. 37.

    [3]On pourrait observer qu’il a ainsi néanmoins découvert l’Amérique : là, la blague devient scabreuse.

    [4]Sur ce point, je renvoie à une note déjà ancienne, reprise sur ce blog . Peu de choses ont changé sinon, un peu, en pire.

    [5]Une exception est sans doute à mentionner : la révolution à la fois à New York et à Los Angeles pourrait prendre rapidement le caractère d’une révolution mondiale, mais cela, personne ne l’envisage, à raison certes, ce qui contredit les prédictions marxistes : au centre mondial du capitalisme, il est évident que la révolution est impossible.

    [6]On est obligé de faire vite ici, mais en étant conscient que nos lecteurs savent qu’il n’y a là rien de nouveau et que déjà avant 1914 des théoriciens marxistes avaient posé le problème national, dont la guerre puis la révolution russe ont montré le caractère incontournable.

    [7]Je n’ai jamais bien compris le sens de cette injonction que nous font souvent ces temps des gens qui par ailleurs livrent la terre de France pour cause d’ « Europe » d’être fiers d’être français. Il n’y aurait pas le moindre de sens à être fier d’une chose qui a été donnée sans qu’on fît rien pour l’obtenir. On peut en revanche être heureux d’être français. On le pouvait du moins avant tant de Giscards et on souhaite le pouvoir à nouveau un jour.

    [8]Il y a eu une seule exception, le veto mis par la France sous Chirac à la deuxième agression américaine contre l’Irak, qu’on ne peut qualifier seulement de pitrerie. Mais qu’aucune suite ne lui ait été donnée, déjà sous Chirac, le ramène à n’avoir pas été beaucoup plus que ça.

    [9]Je renvoie à ma note sur la dernière de ces joyeuses et fraîches opérations, contre la Syrie, Bombes.


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    V– De ce qu’on abolit en fait

     

    VI– Apprendre à reconnaître l’Ennemi : du Giscardisme

    On pourrait à ce stade (je persiste à faire comme si j’avais des lecteurs) m’objecter qu’aussi juste que soit mon analyse historique (mais oui !), en appeler aujourd’hui au mouvement ouvrier à ressusciter relève d’un archaïsme stérile et d’une nostalgie malsaine, que le monde a changé, que le rapport au travail a changé, que le mur de Berlin est tombé, que l’avenir est aux ordinateurs, qu’il est beaucoup de questions qui se posent aujourd’hui qui ne relèvent pas de ses vieilles lunes, l’immigration, l’insécurité, le logement, la déshérence de l’instruction publique, la crise de l’agriculture, les problèmes de l’aménagement du territoire (on me pardonnera, de m’en tenir, même quand j’invente un contradicteur imaginaire, aux questions sérieuses, et d’éviter les leurres). Il y aurait du vrai là-dedans, dans le détail, mais une erreur d’analyse au départ. Il faut partir du problème majeur de ce pays, qui est la cause directe ou indirecte, sinon totale du moins partielle, de la plupart des autres : le chômage de masse qui persiste depuis une quarantaine d’années, qui ne doit pas être vu comme une fatalité, moins encore comme le résultat d’une incompétence navrante des gouvernants, mais comme un choix social. Ce choix social est au cœur ce qui nous a gouverné pendant cette quarantaine d’années, que nous avons appelé le giscardisme.

     

    Il est commode, mais toujours réducteur, de désigner à partir du nom d’un homme une doctrine qui a inspiré une longue pratique. Le marxisme en est un exemple typique. Mais, dans ce cas, l’appellation est particulièrement appropriée, tant le nom de Giscard lui va bien, dans son apparition et dans sa continuité. Il ne doit pas être identifié au capitalisme, dont il n’est qu’une idéologie parmi beaucoup d’autres, ni au libéralisme, qui existe depuis très longtemps et a de nombreuses variantes, ni à de l’ultra-libéralisme, ce qui est commode à mettre sur un tract (j’ai fait ça quand j’étais petit), mais ne signifie rien en fait. Il ne doit pas non plus être confondu avec le reaganisme ou le thatchérisme. C’est un phénomène spécifiquement français. C’est la réponse du capital français à la crise économique mondiale née dans les années soixante-dix, dans le contexte d’une crise beaucoup plus ancienne de ce qu’on appellera, au choix car ces mots n’ont pas beaucoup d’importance, la classe dirigeante, les élites ou la bourgeoisie en France.

     

    Il est fondé sur une profonde détestation de la France, sur la conviction affichée qu’elle est beaucoup trop petite à tout point de vue pour tenir une place intéressante dans le monde, et des Français, incapables de se résigner et de s’adapter à cette triste situation. Le giscardisme cherche systématiquement ses modèles à l’étranger, et justifie toujours ses « réformes » par l’argument que c’est comme ça partout ailleurs (avec parfois quelques acrobaties), mais sans prétendre les égaler, l’invocation de tels modèles ne servant jamais, en fait, qu’à humilier et à punir. Son admiration de l’étranger qui, lui, réussit, n’est pas un moyen d’émulation, mais conduit toujours à la soumission. L’Alliance atlantique et ce qu’on a pris l’habitude d’appeler « construction européenne » ont été les deux lieux où la France giscardienne a pu déchainer et approfondir cette haine de soi. Si le zèle du premier Giscard en la matière a eu une application limitée, la majorité de son Barre dépendant de voix encore gaullistes à la Chambre, son successeur a fait les deux pas décisifs qu’ont été la participation française à la Guerre du Golfe, et le traité de Maastricht, aboutissement d’une décennie d’alignements de sa politique étrangère sur celle des USA, de sa politique monétaire sur celle de la RFA. Didier Motchane a qualifié à la fin de l’été 1992 le mitterrandisme de « stade suprême du giscardisme »[1], ce qui était alors fort juste, mais paraît bien optimiste aujourd’hui, après plusieurs stades supérieurs, dont on aimerait pouvoir croire que le macronisme est le dernier.

     

    Ce choix du capital français est, clairement, celui de la récession. Il serait assez vain de se demander si c’est le choix de la soumission qui entraine celui de la récession, ou le choix de la récession qui entraine celui de la soumission : le résultat est le même. Le moyen premier en est celui, fait sous le premier Giscard et jamais démenti depuis, de conjuguer libre-échangisme et monétarisme. Pour faire simple, le libre-échangisme est une doctrine apparue au XVIIIe siècle, portée par l’Angleterre au cours du XIXe, qui décrète que la libre circulation des marchandises et des capitaux au niveau mondial ne peut que produire un profit global, et qui affirme depuis quelques décennies que cela a été démontré scientifiquement, sans dire comment. Le monétarisme, qui est beaucoup plus récent mais tient beaucoup sur ce point du vieux mercantilisme d’avant le XVIIIe siècle, considère, ce qui semble a priorilogique que plus on a une monnaie forte, plus on est riche. Le résultat de la conjonction des deux devrait sauter aux yeux : quand on met sa fierté et son honneur à avoir la monnaie la plus forte possible, on doit vendre ce qu’on produit beaucoup plus cher que ce qui l’est dans des pays à monnaie plus faible, ce qui ôte toute chance de vendre à l’extérieur tout produit dont on n’a pas le monopole de la fabrication ; quand on ouvre ses frontières sans restriction aux produits étrangers, on perd également toute chance de vendre les siens sur le marché intérieur. En somme, choisir le libre-échangisme, c’est se placer dans la position d’un nageur qui ne peut gagner que s’il est meilleur que les autres, ce qui n’est pas forcément une façon très réjouissante d’envisager la vie d’un pays et le fonctionnement d’une société, mais lui laisse une chance de survie. Y ajouter le monétarisme, c’est faire la même chose, mais en s’attachant un boulet au pied pour assurer le résultat.

     

    Ce résultat est si évident qu’il est impossible de croire que tous ceux qui ont prôné ça et le défendent encore étaient idiots au point de ne pas le prévoir, sont idiots au point de ne pas le constater, que certains au moins ne le font pas exprès. Les usines ferment ou sont déplacées sous des cieux non giscardiens, l’agriculture et l’élevage, victimes de la baisse des prix, reculent au point que la question de l’autosuffisance alimentaire est posée dans un pays qui naguère ne savait que faire de ses excédents agricoles. Le chômage, devenu significatif avec la crise de 1973, progresse continuellement, les grossiers truquages de statistiques permettant au mieux d’annoncer qu’il stagne les bonnes années. Seuls peuvent subsister les emplois qui ne sont pas délocalisables, de plus en plus limités, car l’imagination des délocalisateurs, elle, n’a pas de limite, comme on l’a vu avec le cas du rail. Les plus subtils des giscardiens ont vu là l’avènement de la « société de services », qui remplace la société industrielle comme celle-ci a remplacé la société agricole, et salué ce progrès. C’est très drôle, mais n’explique pas comment une société peut subsister sans rien produire, uniquement par des services que s’échangent certains de ses membres, sans trouver en elle les produits indispensables, sans non plus avoir quoi que ce soit à vendre pour les acheter à l’extérieur. Quand une part de plus en plus importante de la population ne peut travailler, et que l’autre est employée à des travaux majoritairement non productifs, et doit en plus assurer le minimum à celle qui ne travaille pas, que, logiquement, la criminalité augmente (Nous concédons volontiers aux moralisateurs hurlants que la pauvreté n’est pas une excuse au meurtre, au vol, aux trafics divers. Elle n’implique pas moins leur prolifération), qu’il y a de moins en moins de police pour la prévenir ou la réprimer, de moins en moins d’ailleurs aussi d’instruction publique, l’ambiance est à la liquidation avant fermeture. Nous n’en sommes pas tout à fait là, quand même, mais il suffit d’observer ce qui a changé en quarante ans pour savoir exactement où nous allons.

     

    On se demande bien sûr quel intérêt peut avoir le capital français à choisir si délibérément la récession, quand son objectif devrait être, en bonne doctrine classique, la production. Il a bien sûr la possibilité, dont il use abondamment, d’investir à l’étranger, loin de cette France détestable, sclérosée, archaïque et fainéante : le libre-échangisme le permet, le monétarisme le favorise plutôt. Il y a aussi une invention caractéristique du giscardisme, qui résume toute sa grandeur, qu’on peut appeler, par analogie avec le « traitement social du chômage » dont on parlait tant, en mal, dans les années 1980, le traitement social du capital. L’argument est connu : les patrons et les actionnaires (dire, bien sûr, « les entreprises ») sont horriblement malheureux à cause de la dureté des temps et de la méchanceté des gens alors qu’ils s’évertuent par pure bonté d’âme à donner du travail à des ingrats qui ne le méritent certes pas, il faut donc faire quelque chose pour les aider. Il y a là une inversion totale de perspective : ce n’est plus le travailleur qui vend sa force de travail au patron contre un salaire qui n’en paie qu’une partie, l’autre allant à l’exploiteur, c’est le patron qui donne de façon désintéressée un emploi au travailleur, et s’indigne à bon droit qu’il prétende, en plus, être rétribué. C’est bien sûr une escroquerie, où il faut faire la part du mensonge délibéré, dont la plus belle manifestation a été le fameux badge « un million d’emplois » de Gattaz fils qui a tant plu au Giscard et au Barre de l’époque. Mais la bonne conscience avec laquelle de telles énormités sont proférées, et acceptées (y compris par les opposants qui se sont indignés que le million n’eût pas été créé, comme s’il en avait jamais été question sérieusement, et ont regretté qu’il n’y eût pas de contrôles, comme si ça avait été possible) s’explique par la mentalité récessive : le patron qui n’a pas la moindre envie de produire en France peut dire sans rire qu’il embauche par bonté, et réclamer de l’État rétribution pour ce merveilleux bénévolat.

     

    Cette rétribution a pris de nombreuses formes qu’il n’est pas question de détailler ici. Il y a des subventions directes et indirectes à l’embauche, sans aucune garantie possible sur sa pérennité. Mais elle tourne principalement autour de ce que le giscardisme appelle « coût du travail » et « charges », et qu’on appellerait dans un pays normal rétribution du travail et part socialisée de cette rétribution. Il s’agit, tout simplement, de diminuer les salaires pour consoler les malheureux patrons. Cette baisse est supportée soit directement par le travailleur, soit, parce qu’il faut bien qu’il se nourrisse quand même (la bonne vieille loi d’airain dont on a dit si souvent qu’elle avait été réfutée sans jamais, là non plus, dire comment) par l’État, qui paie à la place des « entreprises » les « charges », voire, avec la merveilleuse invention du crédit d’impôt, complète les bas salaires pour qu’ils ne soient qu’un peu moins que décents. C’est aussi l’État qui fait profiter d’une sorte de charité publique tous ceux à qui même la bonté du patronat ne peut procurer une source de revenu. L’État signifie bien sûr l’impôt. Comme dans le même temps on a toujours plus allégé les impôts sur le capital, sur le bénéfice des sociétés, sur les hauts revenus, ce sont les travailleurs qui paient l’impôt, sur leurs salaires, et, ce qu’on oublie toujours, mais pas par négligence, sur leur consommation. On arrive ainsi à un système qui peut se résumer par la formule « Paie ton salaire toi-même ! ». Dans le même temps, on parle de réduire la dépense publique, ce qui signifie bien sûr celle qui n’est pas consacrée au traitement social du capital. On explique qu’il est indispensable, pour lutter contre le chômage bien sûr, de réduire de plus en plus le nombre des emplois publics (Si quelqu’un a compris comment on diminue le chômage en supprimant des emplois, même publics, qu’il nous écrive). Le fait est que dans une logique de récession d’abord, de réduction de la fiscalité sur le capital ensuite, de subventions massives au capital enfin, il y a de moins en moins d’argent pour payer des emplois publics. Mais seul le giscardisme a pu inventer qu’il était, pour lutter contre le chômage, préférable de donner des milliards au capital en priant pour qu’il crée des emplois, qu’il ne crée pas, plutôt que les utiliser pour maintenir et développer des emplois publics productifs directement et indirectement. Il semble évident que ça ne peut pas durer… autant que les impôts.

     

    Personne ne sera surpris que le giscardisme, qui mène avec constance une politique évidemment nuisible à la majorité, déteste la démocratie. Elle suppose la souveraineté nationale, qui découle de ce qu’il hait plus que tout. Elle donnerait le droit de le juger à ces Français qu’il méprise tant. Il a donc tout fait, avec un succès certain, pour abolir ce qu’il pouvait y avoir de démocratique dans les institutions françaises. L’« Europe » est bien sûr un moyen merveilleux, qui nous soumet à ces étrangers si admirables. La monnaie unique fut le chef d’œuvre, qui empêche toute autre politique que celle des Giscards successifs. Elle a été complétée par de nombreux dispositifs en découlant. Il reste bien sûr le risque que les Français décident d’en sortir, mais Giscard a fait bien des choses pour l’exorciser. Les institutions de la Ve République l’y ont bien aidé, même si ce n’était pas le but des gaullistes qui les ont fabriquées, mais il a quand même fallu les modifier largement pour assurer le coup, et permettre la succession des Giscard, chaque élection donnant le choix entre deux Giscards et quelques exutoires très méchants pour faire peur, mais qui ne poussaient pas la grossièreté jusqu’à être antigiscardiens sur l’essentiel. Il a fallu bien sûr aussi s’asseoir sur le résultat du 29 mai 2005 qu’on avait eu l’imprudence de convoquer parce que, ayant fini par croire à ses sondages honteusement truqués, on était sûr que le peuple français serait assez stupide pour approuver sa sujétion. Ça n’a pas été très difficile : il a suffit de hurler que tenir compte de l’avis de ce peuple décidément stupide serait horriblement antidémocratique. C’est là la manière préférée du giscardisme de manifester sa haine et son mépris de la démocratie : s’en réclamer, contre toute évidence.

     

    Si le début du giscardisme peut être, on l’a dit, très précisément daté de la crise économique mondiale des années soixante-dix, puisqu’il est la réponse du capital français à cette crise, en même temps que sa vengeance contre le gaullisme et sa défense contre le programme commun, il ne nous est pas tombé du ciel, et il est utile d’en faire la généalogie. On peut en trouver des traces fort haut. Quand Chateaubriand écrit « Si l'on peut juger de la conduite du nouveau personnage élu, par ce que l'on connaît de son caractère, il est présumable que ce prince ne croira pouvoir conserver sa monarchie qu'en opprimant au dedans et en rampant au dehors. »[2], on pourrait croire qu’il parle de Macron, ou d’un des Giscards précédents. C’est en 1830. Mais il s’agit plus vraisemblablement d’une ressemblance que d’une continuité. Il y a en revanche une continuité qui devrait sauter aux yeux, si la police politique giscardienne n’était pas si bien faite.

     

    Il faut ici régler leur compte aux godcouineurs, qui réussissent à effrayer par leur piaillement continu même certains des meilleurs d’entre nous. D’après ce que je trouve, ce Monsieur Godwin est un avocat américain qui a, un jour de 1990, trouvé drôle de dire que « Plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d'y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Adolf Hitler s’approche de 1. » Énoncé ainsi, avec une telle prudence, ça n’a rien de contestable, ni d’extraordinaire. Formellement, on pourrait dire ça de toute comparaison, d’ailleurs (Essayez avec Scipion Émilien ou la prise de Numance : ça marche aussi). On en a pourtant fait un monstrueux instrument de censure permettant d’interdire toute comparaison avec quelque aspect que ce soit du nazisme, comme si elle ne pouvait jamais être pertinente, et de discréditer qui l’emploierait. Mais l’usage qu’en fait le giscardisme, toujours prompt par nature à recycler les pires inventions anglo-saxonnes, est encore beaucoup plus pervers.

     

    Personne de raisonnable ne songera jamais à comparer le Giscard présent, l’un des Giscards passés ou un Giscard à venir à Hitler. Ce n’est pas cette comparaison là qu’il s’agit d’interdire, mais une autre, grâce à une abominable manipulation historique. C’est une des plus belles réussites du giscardisme : avoir réussi à faire passer l’autorité de fait de Vichy pour exactement l’inverse de ce qu’elle était, afin d’échapper à toute comparaison avec elle, et même de pouvoir traiter ses adversaires de vichystes (sans déclencher les godcouineurs : ces petites machines sont bien réglées). Il a pu se réclamer pout cela d’un nommé Robert Paxton, historien américain qui a « démontré » que Vichy avait une idéologie propre. C’est depuis longtemps la méthode anglo-saxonne pour faire des thèses : on pose, sur un sujet qu’en général on ne connaît pas, une hypothèse allant contre ce que tout le monde sait sur ce sujet, car c’est comme ça qu’on devient riche et célèbre, on va au hasard dans les archives faire des fiches en ne retenant que ce qui va dans le sens de l’hypothèse posée a priori, on recopie ces fiches sans aucun ordre et sans aucune discussion et on hurle en conclusion qu’on a ainsi démontré l’énormité qu’on avait posée arbitrairement (c’est de plus en plus comme ça qu’on fait aussi, le giscardisme aidant, des thèses en France). On peut trouver ainsi des thèses anglo-saxonnes pour démontrer n’importe quoi, pourvu que ce soit faux. Le giscardisme n’a eu qu’à choisir dans le stock celle qui l’arrangeait.

     

    La vérité officielle est aujourd’hui que « Vichy », c’est le nationalisme le plus abominable et donc, bien sûr, la xénophobie la plus répugnante[3]. Elle fait oublier que la seule chose qui ait rassemblé, de tant d’horizons différents, les vichystes de tout poil, est la capitulation devant l’Allemagne, leur seule idéologie commune étant que la France était finie et qu’il fallait passer à autre chose, qu’ils appelaient d’ailleurs déjà l’« Europe ». Nous concéderons volontiers au godcouineurs que les Allemands étaient alors très méchants, beaucoup plus méchants qu’aujourd’hui. Mais qui peut affirmer sans rire que, si les Allemands changeaient encore pour redevenir ce qu’ils étaient alors, ou quelque chose d’aussi méchant en tout cas, l’attitude de nos giscardiens changerait en quoi que ce soit ? C’est un fait aisément vérifiable que, si le « modèle allemand » change souvent, ses adorateurs français, eux, ne changent jamais. Ceux qui nous vantent aujourd’hui le modèle Schröder modifié Merkel sont, pour les plus âgés, les mêmes que ceux qui prônaient jadis l’économie sociale de marché façon Schmidt, pour les autres leurs fils et héritiers. Mais le giscardisme a réussi à faire avaler à presque tout le monde que c’est celui qui défend l’indépendance de la France qui est vichyste. On remarque au passage que quand Jean-Luc Mélenchon qualifie de maréchalistes les adversaires de l’Euro, il se comporte en parfait giscardien. Un peu trop parfait, quand même : à ce point là, ça va finir par se voir qu’il est paradoxal d’accuser de vichysme ceux à qui on reproche de ne pas aimer assez les Allemands.

     

    Une fois le canular paxtonien traité à sa juste valeur, il y a une filiation certaine entre vichysme et giscardisme. On peut remonter plus loin, car le vichysme n’est pas, non plus, apparu de rien quand les Panzers ont passé la Somme. Il a été la réaction à la défaite d’élites qui, si elles ne la souhaitaient pas forcément (on exagère parfois beaucoup sur ce point, en généralisant quelques cas particuliers) l’avaient cependant anticipée par leur conviction que la France était condamnée à ne plus être rien, à ne plus rien faire sinon se soumettre à un étranger qu’on espérait suffisamment bienveillant pour lui permettre de poursuivre un semblant d’existence. L’origine principale en est certainement, même si on peut toujours en chercher plus haut des prémices marginaux, dans les conséquences de la guerre de 14-18, cette victoire qui a coûté beaucoup plus cher qu’elle a rapporté, et a conduit un pays exsangue, largement détruit, voyant ses alliés anglo-saxons, dont l’alliance avait surtout consisté à le regarder se battre, lui refuser le prix de sa victoire pour soutenir systématiquement, au nom de hautes considérations économiques et géopolitiques, les revendications allemandes, à conclure fort paradoxalement qu’il n’avait plus les moyens d’exister seul et à ramper devant les Anglo-Saxons d’abord, devant les Allemands ensuite.

     

    La filiation est décidément certaine, au point qu’on se demande si la crise économique des années soixante-dix n’a pas été, beaucoup plus que les panzers de mai 1940, un sujet de satisfaction pour ceux qui ont pu, dissipées les illusions de l’après-guerre d’une croissance infinie grâce aux seules recettes keynésiennes, et celles du retour à la grandeur par le gaullisme, revenir à leur tropisme naturel. Le giscardisme n’en a pas moins des traits propres, qui, s’ils ne doivent pas conduire à nier sa filiation avec le vichysme, ne permettent pas de l’y assimiler totalement. Il se distingue par son goût de ce qu’il appelle la modernité, quand le discours vichyste était essentiellement réactionnaire. Tout ce qui se qualifie de nouveau, dans tous les domaines, lui plaît, qu’il s’agisse d’art, de mœurs, d’école, d’architecture…, même et surtout les pires monstruosités, pourvu bien sûr qu’il ne s’agisse pas de remettre en cause la nature du pouvoir, ce qu’il considère et dénonce comme archaïque. On ne peut certes lui reprocher d’être dans l’exaltation de l’agriculture, qu’il a sciemment massacrée, ni dans le retour à la religion catholique, qu’il piétine constamment. Il est vrai que, comme le vichysme, il ne se refuse pas à essayer parfois de profiter, en la flattant, de la naïveté de certains évêques, comme on l’a vu avec le discours ridicule du dernier Giscard en date à un dîner de la conférence épiscopale, ou avec les pitreries au Latran d’un Giscard précédent. Mais ça n’est qu’une petite résurgence, qui ne peut être autre chose, sauf pour ceux qui sont vraiment naïfs, qu’une très mauvaise plaisanterie, puisque tous les Giscards sont le reste du temps à plat ventre devant sainte Laïcité, à un point que n’aurait même pas osé Combes. Ça n’a donc rien à voir avec Vichy, dont le retour au cléricalisme (non bien sûr au catholicisme) était une préoccupation essentielle. Le giscardisme n’a pas non plus la même attitude envers l’histoire de France : quand le vichysme exaltait (en le truquant, certes) le passé pour dénigrer le présent, lui dénigre tout en bloc. En tout cela, le giscardisme est beaucoup plus cohérent que le vichysme : quand on veut abaisser un pays, exalter ce qui a fait son passé est une regrettable contradiction.

     

    En revanche, le giscardisme, comme le vichysme, ne déteste pas du tout le couplet patriotard, pourvu qu’il soit totalement hors de propos. On n’avait jamais, jusqu’à ces derniers temps du moins, tant chanté la Marseillaise, avec une préférence pour le couplet « Amour sacré de la patrie / Conduis soutiens nos bras vengeurs / Liberté, liberté chérie, combats avec tes défenseurs » que sous l’Occupation allemande de 40 à 44, aux moments bien sûr où les occupants ne défilaient pas à proximité. Elle est revenue en force sous les derniers Giscards, de la même façon. Dans un cas comme dans l’autre il s’agit de brailler des paroles sans surtout se soucier de leur sens, de s’en prendre à un ennemi intérieur fantasmé, mais surtout pas à cet étranger qu’on aime tant, ou alors aux ennemis extérieurs de cet étranger chéri. Quand le Giscard se fait patriote et lève bien haut le drapeau, c’est toujours pour aller faire la guerre des autres, et traiter de munichois ceux qui ne sont pas d’accord, car il a fait subir à ce terme une évolution du même genre qu’au mot vichysme[4], ou pour, quand il est confronté aux conséquences sur le sol français de ces guerres, s’en prendre à des ennemis imaginaires, dont les précédents. Le plus remarquable est que, quand le Giscard se réveille patriote, il n’en est pas plus capable de s’exprimer en français, et ne peut sortir que des injonctions traduites automatiquement de l’anglo-saxon à défendre notre mode de vie (oui, c’est bien de way of lifequ’il s’agit), à faire allégeance au drapeau ou à la constitution, toutes choses inconnues à nos pères qui changeaient très souvent de constitution et presque aussi souvent de drapeau, mais cultivaient cette terre que le giscardisme déteste.

     

    Le giscardisme a un autre point commun avec le vichysme, qui se manifeste particulièrement ces temps-ci, son côté moralisateur. La morale a changé : il n’est plus question de famille, de mariage, de christianisme, bien au contraire. Mais les professeurs de morale restent largement les mêmes, leurs méthodes et leurs buts identiques, avec un même discours adressé aux Français : « Vous êtes coupables ! ». Le motif importe finalement assez peu. Il peut s’agir de violences conjugales, d’accidents de la route, de cancers variés, surtout du poumon, de passé colonial, de racisme, de progression de la dette, de communautarisme, de chômage, d’antiracisme, de Vichy aussi d’ailleurs, grâce à la spectaculaire inversion que nous avons déjà évoquée, et donc, par ce biais, d’antisémitisme : l’important est de culpabiliser. Sur ce point, le giscardisme est un vichysme généralisé : les vichystes n’accusaient les Français que de la défaite, dont ils étaient les principaux responsables et qui les avait portés là où ils étaient, les giscardiens les font coupables de tout, absolument tout. Les dernières fantaisies autour du « genre », cette théorie qui, comme chacun sait, n’existe pas mais n’en est pas moins « scientifique », ont permis de nouveaux développements. Le plus efficace est néanmoins le chantage écologique à la survie de la « planète » (cette trouvaille géniale pour faire très peur en usant d’un mot qui ne signifie objectivement rien dans tout autre contexte que celui de l’astronomie). Comprenons-nous bien : il n’est pas impossible que l’écologie soit une question sérieuse et préoccupante, et même, peut-être, le réchauffement climatique. Il est tout à fait certain en tout cas que l’usage qui en est fait par nos gouvernants et par leurs gracieux opposants ne peut contribuer à apporter des solutions, mais a un but évident, fort différent : comment osez-vous revendiquer quoi que ce soit, alors que votre obstination à manger, à boire, à respirer, et à vous déplacer pour gagner de quoi faire cela, nous mène droit à la fin du monde ? Est-il utile de préciser que tout ce qui prêche la « décroissance » est en fait profondément giscardien, par son goût pour la culpabilisation, mais aussi par son accord profond avec le choix de la récession. Quand Jean-Luc Mélenchon déclare froidement qu’avant il croyait à la lutte des classes (des méchants se demanderont dans quel camp il la pratiquait), mais qu’il a découvert qu’il y avait un intérêt commun écologique, on s’étonne que tout le monde n’ait pas encore compris.

     

    Le giscardisme est évidemment l’héritier du vichysme, mais c’est un vichysme modernisé. C’est aussi un vichysme qui n’a même pas eu besoin de Panzers ni d’occupation militaire allemande pour conclure que l’abaissement de la France était inéluctable, et s’employer à l’accélérer. La différence est aussi, hélas, qu’il dure depuis très longtemps sans plus rencontrer de résistance significative. Il est vrai que la bonne entente entre Allemands et Anglo-Saxons lui a évité le choix douloureux que devaient faire les adorateurs de l’étranger à l’époque de Vichy (Si cela devait changer, l’effet serait sans doute instructif, mais non forcément réjouissant).

     

    Le giscardisme est-il de droite ou de gauche ? Dans les années soixante-dix, au moment où la gauche s’est identifiée au mouvement ouvrier, il était évidemment de droite. Depuis, c’est beaucoup plus compliqué, puisqu’il a été la doctrine de tous les gouvernements qui ont succédé aux gouvernements Barre, et s’est fort bien accommodé de toutes les inventions amusantes pour redéfinir le fameux clivage, avant de triompher aujourd’hui avec la proclamation de son abolition.

    Il est en tout cas aujourd’hui l’ennemi prioritaire, du moins pour tous ceux que ne satisfait pas l’état des choses en France. (Bien évidemment, si vous pensez que tout y va merveilleusement bien, la suite ne vous concerne pas plus que ce qui précède : continuez à voter à chaque fois pour un Giscard, ou pour un des opposants soigneusement choisis pour perdre en semant la confusion, ou même à ne pas voter, puisque ça ne changera rien).

    À suivre…
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    [1]SR Actualités, LVII (septembre 1992), p. 6. Sur la politique étrangère de Mitterrand, il faut bien sûr lire, du même Didier Motchane, Un atlantisme à la Charentaise, Paris (Arléa), 1992.

    [2]Chateaubriand, Mémoires d’Outre-Tombe, III, XV, IX.

    [3]On a vu avec le concert d’indignations qu’a provoqué une des dernières pitreries de notre Enfant Giscard, sur Pétain, la confusion totale qui règne désormais sur ce sujet.

    [4]Désormais, quand un grand pays en agresse un petit, les « munichois » sont… ceux qui condamnent l’agression. C’était particulièrement frappant en 99, quand l’aviation allemande bombardait Belgrade, mais ça a servi pour toutes les guerres menées depuis 1991 par nos Giscards successifs pour le compte des Anglo-Saxons.


  • Les précédentes parties de cet article sont ici
     I et II: Phénoménologie et Archéologie)
    III–Du désastre, des ersatz, du vide
    IV– De l’ « Europe », et de la fin prévisible de la comédie macronienne

     

    V– De ce qu’on abolit en fait

     

    Nous arrivons ainsi à la quasi certitude que le fameux clivage dont l’abolition est notre sujet n’est aboli que très provisoirement, et ne tardera pas à réapparaitre. Il pourrait donc sembler que c’est à peu près en vain que j’ai, pour arriver à cette conclusion fatigué de ces nombreuses pages, trente-six selon la police de Microsoft, le trône, la patrie et mes éventuels lecteurs. Il est temps, nous sommes d’ailleurs arrivés, par un discours tenu au Danemark, aux frontières de la Gaule chevelue, d’en venir au véritable sujet, qui n’est pas ce qu’on prétend abolir et qui reviendra toujours sous une forme ou sous une autre à court terme, la droite et la gauche, mais ce qu’on abolit effectivement avec cette prétention : ce qu’il était convenu d’appeler le mouvement ouvrier (devenu celui de tous les travailleurs exploités), ou du moins son expression politique.

     

    Nous l’avons perdu en route, à mesure que nous plongions dans les délices de la modernité macroniste et de ses oppositions préférées, mais ce n’est certes pas par négligence : par ces tristes temps, on a peu de chances, en promenant un miroir le long des routes, de l’y voir se refléter.  Les media aux ordres glosent à l’infini, avec un plaisir idemsur l’échec total des tentatives de résistance aux mesures prises depuis un an par le gouvernement Philippe et sa majorité parlementaire, contre le code du travail, contre la SNCF, contre l’Éducation nationale, et plus généralement d’austérité, mesures qui n’avaient certes rien d’original par rapport à celles des gouvernements précédents, mais les aggravaient considérablement. Leur joie prouverait, s’il en était besoin, leur méchanceté foncière. Il n’en est bien sûr pas besoin. Mais le constat n’est pas niable : des mesures auxquelles une large majorité était manifestement, à raison certes, opposée, sont passées et seront appliquées, sans rencontrer d’opposition efficace. Il faudrait bien sûr se demander pourquoi. On passera sur l’explication des mediaet des pitres macroniens, qui voient là la preuve que « les Français » étaient en fait pour, même s’ils n’osaient pas par pudeur le dire. Celle de la plupart des opposants officiels est beaucoup plus instructive, qui aboie volontiers que « les Français » sont veules, trop feignants pour se défendre, incapables de comprendre leur intérêt, et d’ailleurs l’ont prouvé en votant Macron, et montre ainsi qu’elle raisonne exactement, d’une position symétrique, comme les pitres macroniens.

     

    Il serait plus sain de se demander ce que « les Français » auraient pu et dû faire pour que ces mesures ne passassent pas. La réponse est dramatiquement évidente : rien. Dans l’état actuel des institutions, et surtout de leurs représentations tant par ceux qui gouvernent que par presque tous ceux qui sont gouvernés, il n’y a absolument rien à faire pour empêcher un gouvernement disposant de la majorité absolue à la Chambre de faire ce qu’il veut, sans aucun souci ni de l’intérêt, ni de l’opinion de la majorité du peuple, puisqu’il peut répondre à toutes les objections « Nous avons été élus. C’est la démocratie », ceux qui ont voté contre lui n’ayant pas le droit de se plaindre après avoir été démocratiquement battus, ceux qui ont voté pour lui étant réputés avoir ce qu’ils voulaient. Il ne suffit certes pas pour arriver à ce résultat que le gouvernement soit capable de proférer sans rire de telles énormités, il faut aussi qu’il soit cru. Le fait est qu’il l’est. Le seul moyen proposé de s’opposer est l’appel à la grève et à la manifestation.

     

    Il y a un fétichisme de la manifestation et de la grève comme il y a un fétichisme des urnes, tout aussi nocif. Certains cumulent les trois, d’autres les opposent un contre deux ou deux contre un. Mais on reste dans la pensée magique, qui prend les moyens pour la fin.

     

    La manifestation est incontestablement un moyen démocratique, sous un régime supposé tel. Il s’agit pour les représentés, quand ils sont mécontents de leurs représentants, de le leur faire savoir en défilant dans les rues, le but étant bien sûr que les représentants prennent conscience qu’ils se trompent, et se conforment à l’avis ainsi manifesté par les représentés. Ne riez pas tout de suite : ça s’est vu, parfois, dans le passé. Mais c’était avant l’invention et le perfectionnement du parlementarisme rationalisé, cette forme supérieure et désormais imperfectible car achevée de la démocratie, qui a remplacé l’ancien principe « Là où est le représenté, il n’y a plus de représentant » par son inverse exact « Là où est le représentant, il n’y a plus de représenté ». Quand le peuple manifeste sa désapprobation de ses élus, c’est le peuple qui est antidémocrate, et mérite d’être traité comme tel. Jadis, les « représentants du peuple » se souciaient, au moins marginalement, de l’opinion du représenté, sinon par vertu démocratique, du moins parce qu’ils croyaient que de lui dépendait la suite de leur carrière. Comme il est aujourd’hui évident que ce n’est plus le cas (est-il utile de dire que ceux qui croiraient que le macronisme a changé ça auraient oublié de consulter la liste des heureux élus, et des heureux battus recasés ?), il peut à raison la mépriser et expliquer qu’en démocratie un gouvernant doit savoir « prendre ses responsabilités », c’est à dire celle, seule, de piétiner les gouvernés. Dans ces conditions, une manifestation contre des mesures prises par le gouvernement, aussi nombreuse soit-elle, ne peut, si elle n’a pas de caractère insurrectionnel (ce dont il ne peut être évidemment question dans ce contexte), avoir aucun résultat. L’étonnant n’est pas qu’il y ait si peu de manifestants, mais qu’il y en ait encore tant, encore convaincus après tant de kilomètres parcourus en vain que cet exercice peut faire changer le pouvoir comme les processions de jadis faisaient fléchir des divinités qui, elles, n’avaient pas inventé le parlementarisme rationalisé.

     

    Certains, qui partagent plus ou moins ce constat, opposent à la manifestation la grève. L’opposition est justifiée en ce que la grève est un moyen de lutte qui n’a rien à voir avec la démocratie, qui est, à proprement parler a-démocratique puisqu’elle se place, sans souci des institutions politiques, dans le rapport entre l’employeur et le salarié. Son principe est très simple. Il n’y a pas besoin d’être très marxiste pour comprendre que si un patron (si vous tenez vraiment à dire plutôt « une entreprise », vous pouvez) donne un salaire à des travailleurs, c’est que le résultat de leur travail rapporte plus à ce patron que le montant de leurs salaires. Subséquemment, si les travailleurs refusent de travailler, quitte à renoncer à leurs salaires, c’est le patron qui y perd, et ne peut donc que satisfaire leurs revendications. On ne gagne cependant pas à tous les coups, parce qu’il y a quelques petits caractères au bas du contrat. Il faut encore que la satisfaction des revendications permette au patron de continuer à gagner plus que le total des salaires qu’il verse. Il faut aussi que le patron ne trouve pas à remplacer les grévistes par d’autres travailleurs moins exigeants, soit sur place, soit en s’installant ailleurs, ce qu’on appelle poétiquement « délocalisation ». Avec le chômage de masse en France et la fin des barrières douanières, le champ des grèves potentiellement victorieuses s’est donc considérablement restreint, jusqu’à ne concerner que les activités non délocalisables, employant une main d’œuvre suffisamment qualifiée pour ne pas être facilement remplaçable[1]. Les transports en commun sont ainsi apparus ces dernières années comme un des derniers bastions, voire le bastion par excellence, de la grève possible, non, comme on nous l’a abondamment ressassé, parce qu’il s’agit d’emplois publics odieusement protégés dont les titulaires peuvent se permettre des choses interdites dans le secteur privé, mais parce qu’on ne peut ni déplacer les lignes de train et de bus vers la Roumanie, ni remplacer leurs conducteurs récalcitrants par n’importe quel chômeur.

     

    C’est pourquoi une grève massive des cheminots était le dernier espoir et la suprême pensée de beaucoup d’ennemis épuisés du macronisme. Elle a eu lieu, et ce fut pour rien. L’héroïsme des cheminots grévistes s’est heurté à un mur, à un gouvernement qui a répété que la liquidation de la SNCF avait été décidée par le président démocratiquement élu et qu’il était donc antidémocratique de s’y opposer. Les ministres, et l’exquis Guillaume Pépy, étant payés pour dire ça, tandis que les grévistes ne l’étaient plus quand il s’y opposaient (ce qui a manifestement échappé aux journalistes de Radio-France qui considéraient la baisse du taux de grévistes comme la preuve d’une adhésion croissante à « la réforme »), le résultat était assez évident. Mais son explication doit être cherchée en amont. Si le gouvernement a osé annoncer qu’il mettait par terre le statut des cheminots et liquidait la SNCF, s’il a maintenu ce discours pendant toute la durée de la grève, c’est que le tort que lui causait cette grève lui paraissait minime par rapport au but poursuivi. C’est bien là ce qui a changé. Il fut un temps où la circulation des trains était vitale pour l’économie du pays et où son interruption, même partielle, voire la simple menace de son interruption, pouvait amener l’État employeur à se montrer conciliant. Dans le nouveau monde, ce n’est plus le cas. Le service public ferroviaire a été si abimé, pour les voyageurs et encore plus pour les marchandises, en une vingtaine d’années qu’on peut fort bien s’en passer. On constate d’ailleurs que la panne d’un seul transformateur sur une voie cause beaucoup plus de dommages qu’une grève, parce qu’une réparation rapide est désormais impossible faute de personnel suffisant. Sarkozy avait trouvé malin de dire « Quand il y a une grève de la SNCF, maintenant, plus personne ne s’en aperçoit ». On l’a vérifié ce printemps, mais pas au sens où il l’entendait : les effets de la grève n’ont pas changé, mais la situation est telle quand il n’y a pas de grève qu’on voit peu la différence. La loi d’airain de la grève s’applique aussi à la SNCF : tant que le patron estime avoir intérêt à maintenir l’activité, le travailleur peut défendre ses conditions de travail en l’interrompant, mais quand le patron a décidé de liquider, cette interruption ne peut l’impressionner. C’est bien de cela qu’il s’agit : jusqu’à une époque récente, le capital avait besoin d’un service public ferroviaire fonctionnant régulièrement ; il pense désormais pouvoir s’en passer, et voit dans la concurrence des moyens de transport matière à profit. On a vu la même chose à la Poste, et avec un processus plus complexe, à EDF.

     

    Demeure pourtant, dans les débris du mouvement ouvrier et, plus encore peut-être, à ses marges, une pensée magique de la grève comme moyen miraculeux de résoudre victorieusement tous les problèmes, au point que certains vont jusqu’à reprocher aux cheminots de ne pas avoir assez fait grève comme des chrétiens (déviants !) peuvent expliquer à celui qui s’étonne de ne pas avoir été exaucé que c’est qu’il n’a pas assez prié. C’est bien là de religion qu’il s’agit, et non plus de rapport de forces entre patron et travailleur, et de l’idée qu’on obtient le salut par la souffrance qu’on s’inflige en renonçant à son salaire[2]. Ce fétichisme ne mène évidemment pas plus loin que celui de la manifestation ou celui des urnes. Il est aussi absurde de rendre  « les Français » responsables de leurs maux parce qu’ils ne font pas grève que parce qu’ils ne manifestent pas, ou parce qu’ils n’ont pas voté contre Macron. C’est dans tous les cas confondre un moyen possible, qui a pu avoir une certaine efficacité, mais n’en a plus aucune dans le contexte présent, avec la fin.

    C’est justement de fin, qu’il faudrait parler, avant d’en chercher les moyens. On pourrait objecter justement à ce qui précède que ce n’est pas d’aujourd’hui, ni même d’hier, puisque ce n’était guère différent sous Sarkozy et sous Hollande, que grèves et manifestations n’ont pas toujours le succès escompté, et qu’il a fallu beaucoup d’échecs pour obtenir quelques améliorations. C’est que les manifestations, les grèves, et d’ailleurs les urnes avaient un usage annexe, qui les justifiait même en cas d’échec immédiat : elles étaient aussi considérées comme des moyens de construire la conscience et les instruments permettant à terme la conquête du pouvoir via celle du pouvoir d’État. La victoire était bonne à prendre, mais la défaite permettait de comprendre et de faire comprendre que les victoires ne pouvaient être que partielles et provisoires tant que durerait le système où les travailleurs étaient dominés par ceux qui exploitaient leur travail. C’est cette perspective qui manque totalement aujourd’hui, ce qui logiquement rend impossible toute expression politique du mouvement ouvrier,

     

    Il ne s’agit pas, bien au contraire, de dire que les luttes pour des avantages immédiats, ou contre des aggravations, ce qui est hélas plus d’actualité, ne valent rien, mais de constater que sans perspective politique, elles sont presque toujours vouées à l’échec. C’était l’erreur commune à l’anrcho-syndicalisme et au réformisme du début du XXe siècle (on rappelle qu’à l’époque, se dire réformiste signifiait vouloir améliorer le sort des travailleurs sous le capitalisme par des réformes, et non le détériorer comme aujourd’hui), source de leur entente paradoxale contre le socialisme : croire que le mouvement ouvrier pouvait exister sans débouché politique. La perspective politique est à la fois le ressort des mobilisations, et le moyen de faire plier le patronat et l’État, qui ne cèdent un peu que quand ils sont conscients qu’ils risquent de tout perdre. L’absence de perspective politique n’est pas totalement rédhibitoire pour le mouvement ouvrier, quand il est face à un capital qui estime avoir besoin de croissance, que la menace d’arrêter, même partiellement, le travail, peut inciter à faire des concessions. On pourrait étudier le cas des USA pour voir à la fois les succès, et les limites, d’un mouvement ouvrier structurellement dans une telle situation. Mais dans un contexte de chômage de masse, il est décidément vain, sauf dans des cas très particuliers et très limités, d’arrêter le travail et de s’en tenir là. Les mouvements contre le gouvernement Philippe, pour défendre le code de travail puis la SNCF en donnent l’illustration, comme d’ailleurs, dans une moindre mesure quand même, ceux des deux ou trois quinquennats précédent : il s’agit là encore, avec le macronisme, d’un aboutissement plutôt que d’une rupture. Les syndicats (c’est à dire presque uniquement la CGT, sauf dans l’Éducation nationale) sont contraints à défendre une situation présente, avec une forte tendance à l’idéaliser bien qu’après chaque nouveau mouvement, chaque nouvel échec, elle soit un peu plus dégradée, sans moyen de gagner à court terme, sans perspective d’inverser la tendance à moyen ou long terme, en se sentant néanmoins obligés de crier très fort « On va gagner ! » pour inciter les travailleurs à participer… ce qui ne peut marcher qu’une fois[3]. Bien évidemment, l’ « Europe » n’arrange rien : qui pouvait croire qu’une grève, même massive (elle l’a été), des cheminots en France suffirait à faire abolir, car c’était le fond du problème, l’ouverture à la concurrence du trafic voyageurs prévue depuis longtemps par les traités ? L’absence d’expression, de débouché, de perspective politiques est ici rédhibitoire.

     

    Reste-il ici quelqu’un pour m’interrompre en disant « Mais si ! Les Insoumis ! » ? (Nous passerons pudiquement sur les quelques brejnéviens surgelés qui répondraient à la question du débouché politique que le PCF est bien sûr celui-là et qu’il n’y a pas à chercher plus loin. Il faut laisser les morts enterrer leurs morts). Non, précisément, pas les Insoumis. Bien au contraire, les mouvements de l’année écoulée ont montré qu’ils étaient parfaitement incapables d’assumer le rôle d’expression et de débouché politique du mouvement ouvrier que se disputaient naguère le PS et le PCF. Des appels à manifester « avec nos syndicats » parce que c’était leur affaire, pas celle des partis, à l’organisation de manifestations de fait concurrentes avec promesses tonitruantes de millions sur les Champs-Élysées qu’on n’a bien sûr jamais vu (ou alors pour un tout autre motif, en juillet), ils n’ont réussi à faire entendre qu’une chose : qu’ils n’avaient rien à dire qui fût utile au mouvement. Comment en être surpris ? L’innovation géniale du « populisme » est qu’il revendique sa rupture avec le mouvement ouvrier « archaïque », qu’il refuse de considérer en tant que tels les travailleurs, mais seulement le « peuple », à construire par des incantations mystérieuses excluant tout l’héritage ouvrier. À ce « peuple », il n’a en fait qu’une chose à dire « Votez pour moi ! », ce qui est très ennuyeux les années où il n’y a pas d’élection. Les Insoumis n’avaient donc qu’une chose à dire aux travailleurs en lutte « Vous voyez bien que la prochaine fois il faudra voter pour nous pour que de telles choses n’arrivent plus » en pensant très fort, trop fort pour ne pas être entendus « Tas de connards ! Vous voyez bien que vous auriez dû voter pour nous la dernière fois ». Rien, d’ailleurs,  dans leur discours habituel ne pouvait être utile à la lutte, puisqu’ils excluent de parler de salaires, de propriété, de statuts, pour ne pas diviser le « peuple ». Il y aussi, bien sûr, le problème de leur incapacité à dire quoi que ce soit sur l’ « Europe », qui ne leur est pas propre.

     

    Ainsi, pour résumer les épisodes précédents, on a vu que s’il est vraisemblable que le clivage droite-gauche, qui avait existé bien avant le mouvement ouvrier, dont l’expression politique n’a longtemps été qu’une partie, d’abord très minoritaire de la gauche, avant que la gauche se réduisît et s’identifiât à elle, ne se trouve aboli que très provisoirement, cette abolition risque d’avoir pour conséquence celle, définitive, de toute expression politique du mouvement ouvrier, laquelle condamnerait celui-ci à l’impuissance. On peut supposer légitimement que c’était là le but de l’opération, pour garantir le règne perpétuel de Giscard. C’est le problème majeur auquel sont confrontés tous ceux, s’il en est, qui veulent s’y opposer.

    À suivre…
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    [1]La seule exception est celles contre les fermetures d’usines ou les licenciements massifs, dont la seule victoire possible est, par l’occupation plus que par la grève, une amélioration des conditions de licenciement.

    [2]On est particulièrement bien placé pour comprendre cela quand on a eu le malheur d’être mis en minorité par des « assemblées générales » de normaliens à qui on a tenté en vain d’expliquer, contre des procureurs trotskistes appelant au martyre en solidarité avec les travailleurs, qu’il était parfaitement idiot de se déclarer grévistes quand on était payé à ne rien faire, puisque ça revenait à faire cadeau à l’État bourgeois du traitement qu’il nous versait sans aucune contrepartie.

    [3]Une interview de Laurent Brun, secrétaire de la fédération CGT des cheminot, au Parisien, le 16 février 2018, après la publication du rapport Spinetta mais avant celle de la réforme, est très significative. Il déclare fermement « J’espère que le gouvernement a pensé à tout, parce que nous, on se prépare à cette situation depuis un an. D’ailleurs, on appelle à manifester dès le 22 mars. Je ne serai pas le patron de la CGT-Cheminots qui enterrera le statut. », semble considérer que tout allait bien jusque là à la SNCF, et, à la dernière question du journaliste, « Vous êtes inquiets ? », répond tranquillement « Non. Ce rapport fait partie des mauvais rapports sur la SNCF. On va faire en sorte qu’ils rejoignent tous ceux qui ont déjà intégré les archives du ministère des Transports. ». Tout va très bien, Madame la Marquise.  J’avais déjà trouvé ça tout à fait désespérant à l’époque. Ça l'est d’autant plus au vu du résultat.

     

     


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    Les précédentes parties de cet article sont ici
     I et II: Phénoménologie et Archéologie)
    III–Du désastre, des ersatz, du vide

     

    IV– De l’ « Europe », et de la fin prévisible de la comédie macronienne

    Mes fidèles lecteurs, s’il y en a jamais eu et s’il en reste à ce stade de cet interminable pensum, étaient vraisemblablement surpris qu’il n’y eût pas encore été question du traité de Maastrikt[1]. Nous y sommes. Il est évidemment impossible de ne pas aborder, quand on prétend traiter du clivage droite-gauche en France, ce qu’on appelle, curieusement, la construction européenne, autant qu’il est difficile de l’y situer. Il est entendu que cette chose transcende le fameux clivage, et facile de l’illustrer, puisque Giscard, Mitterrand, Chirac, Rocard, Bayrou, Poperen, Lecanuet, Jospin, Sarkozy, Hollande ont voté oui à tous les traités qui leur ont été soumis, Chevènement, différents Debré, le PCF, de Villiers, Mélenchon, toute la famille Le Pen, Fabius, Séguin, Montebourg, Fillon, non à certains d’entre eux au moins. On compliquera encore les choses en rappelant que tous ceux-là, hors les Le Pen, ont participé avec joie, enthousiasme, fierté à des gouvernements menant la politique de Giscard et Barre (pléonasme depuis 1976). À qui voudra y voir la preuve de la dégénérescence du clivage droite-gauche après 81, il faudra rappeler que la même divergence séparait à peu près (le peu étant essentiellement Mélenchon) les mêmes, s’ils étaient déjà nés, ou leurs pères dans les années 1970, où ce clivage était fort et clair, comme on l’a vu.

     

    « L’Europe » a pourtant pu pour certains s’inscrire dans l’opposition entre progrès et conservation qui fondait le clivage droite-gauche. On sait que dans sa version des années cinquante, elle reposait sur un compromis entre socialistes et démocrates-chrétiens, qui alternaient au gouvernement ou gouvernaient ensemble dans tous les pays concernés. Les uns et les autres voulaient, à ce qu’ils disaient, le progrès social. Leur divergence portait sur ses moyens puisque les socialistes l’attendaient, pour faire vite, du renforcement de l’État, avec la perspective à terme du passage au socialisme par l’abolition de la propriété privée, les démocrates-chrétiens de l’entente fraternelle des corps intermédiaires avec le moins d’État possible. La plupart des socialistes français, derrière Guy Mollet, virent dans l’ « Europe » un objectif progressiste intermédiaire, puisque la construction du socialisme était impossible tant que les communistes n’auraient pas été amenés, par la persuasion ou à défaut par le fer et par le feu, à abjurer sans espoir de retour leurs nombreuses hérésies contre la sainte doctrine de Kautsky, seul prophète autorisé du dieu Marx. Ils n’avaient absolument pas l’impression de trahir en engageant résolument la France dans une communauté où le capitalisme règnerait : en bons dialecticiens, ils prêchaient qu’il fallait d’abord faire, sans états d’âme, une Europe capitaliste avant que le processus historique la transformât en Europe socialiste, de la même façon que le mouvement ouvrier avait soutenu l’établissement de la république bourgeoise en France. On croyait toujours au processus historique, mais on lui rajoutait une étape imprévue, comme d’ailleurs Jaurès avait fait avec l’anticléricalisme. On faisait passer ça en invoquant l’internationalisme, et ça passait car le refus des frontières entre les travailleurs était effectivement une idée forte du mouvement ouvrier, et la sous-estimation des questions nationales une tendance lourde (à quelques rares exceptions près). On oubliait deux choses au passage : que l’abolition des frontières avait toujours été vue comme une conséquence du socialisme, non un moyen de patienter avant d’y parvenir, que l’ « Europe » créait une frontière nouvelle bien plus contestable que celles qu’elle abolissait. Le but était de créer un nouveau clivage justifiant la troisième force par ce progrès d’un nouveau genre, et faisant d’un même coup des conservateurs des hérétiques communistes et des horribles gaullistes.

     

    On sait quel fut le résultat. Il n’y a eu ni fédération européenne, ni Europe socialiste. Il serait évidemment injuste de juger Mollet et les mollétistes en considérant ce qu’est l’ « Europe » aujourd’hui. Celle à laquelle ils acquiesçaient à une époque où personne de sérieux ne contestait que le capitalisme dût être régulé était très différente : le grand tournant idéologique libéral de la fin des années soixante-dix est passé par là. L’idée n’en était pas moins curieuse de renoncer à aller vers le socialisme pour pouvoir un jour le faire d’un coup en « Europe », à une époque où le SPD, puis le PSI renonçaient officiellement à cette perspective. Ce n’est pas par un malheureux hasard que l’« Europe » a adopté avec enthousiasme le dit tournant libéral : s’il serait vraisemblablement excessif, et sans doute anachronique, d’affirmer qu’elle avait été faire pour ça, il est certain en revanche que la façon dont elle avait été faite ne lui laissait aucune chance de ne pas l’adopter. Mais longtemps avant déjà, l’idée de faire de l’« Europe » un nouveau clivage de progrès avait échoué devant l’enthousiasme qu’avait suscité cette belle idée chez la droite visiblement la moins progressiste, comprise celle qui avait été à Vichy (On ne peut pas expliquer pourquoi, bien que ce soit évident, parce que le chœur des imbéciles bien dressés se met immédiatement à hurler « Godouine ! Godouine ! » si on essaie).

     

    L’« Europe » fut le point obscur, délibérément obscurci, de la rénovation doctrinale du Parti socialiste. Au congrès extraordinaire sur ce sujet de Bagnolet en décembre 1973 (il faudra un jour que j’écrive là-dessus)[2], le CERES qui disait hypocritement qu’il fallait la construire, mais uniquement de façon à ne pas entraver la marche de la France vers le socialisme, ce qui voulait dire ne pas la construire du tout, intimidé au point de retirer sa motion, les derniers mollétistes qui, ayant le courage de leur dialectique, disaient qu’il fallait oublier le socialisme tant qu’on n’avait pas fini de la construire, balayés par le vote, la motion adoptée proclamait superbement qu’on allait faire à la fois le socialisme en France et l’ « Europe » unie, que ça ne posait aucun problème. La suite, et c’est sans doute pourquoi toutes les histoires officielles ont à peu près oublié ce congrès, était déjà là-dedans. À refuser de voir le problème, le parti socialiste a renoncé, pour faire l’« Europe » à toute perspective de rupture avec le capitalisme, en France, puis dans cette « Europe », a accepté sans même s’en apercevoir le processus qui a transformé cette « Europe » d’un moyen de maintenir un capitalisme régulé à une machine à détruire toute régulation, pour finalement oublier aussi la foutaise d’une fédération européenne à venir par laquelle il justifiât tout ça et se résigner à une « Europe » qui ne soit pas un État mais abolisse l’État en France et ailleurs sans vouloir ni pouvoir le remplacer par rien d’autre. Le PCF, après dix ou quinze ans de refus où il y avait plus d’obstination que d’analyse (Chevènement, c’était le problème inverse) l’a rejoint au même endroit, comme à peu près toutes les organisations issues du mouvement ouvrier, à ceci près que, vu le léger retard au démarrage sur le PS, on y trouve encore quelques foutaises sur l’ « autre Europe », qui ne devraient pas durer, et n’ont d’ailleurs aucune importance.

     

    Il est assez délicat de caractériser la responsabilité de l’ « Europe » dans les maux que nous subissons. Si on essaie d’envisager qu’elle n’est peut être pas primordiale, pas la seule en tout cas, on prend immédiatement sur la tête un gros tas de « souverainistes » intransigeants (d’autant plus intransigeants qu’ils ont presque tous soutenu à un moment ou à un autre des gouvernements giscardiens, et sont tous près à remettre ça à l’occasion) qui hurlent à la trahison. Si on dit qu’elle en est la cause première, arrivent immédiatement le chœur des dévots qui pleure que toutes les décisions prises l’ont été par les méchants gouvernements des méchants États, ce qui est vrai, et que la belle « Europe » n’y est pour rien, ce qui est parfaitement idiot puisque cette chose n’est que par ces gouvernements, et qu’en supprimant ceux-ci on abolirait également celle-là, puisqu’elle n’existe et ne peut exister que par eux.

     

    On peut effectivement se demander quel est le degré de sincérité de tous ceux qui viennent la main sur le cœur et les larmes dans les yeux nous dire, à chaque fois qu’ils imposent une mesure désastreuse pour le pays, profitable à court terme pour le capital, « C’est bien triste mais c’est obligé, c’est l’Europe qui le veut et nous ne pouvons nous passer de l’Europe », s’il ne sont pas au fond heureux d’avoir cet argument pour justifier une aberration de toute façon exigée par les intérêts qu’ils servent. On peut en particulier douter que tous ceux qui avaient prôné le socialisme dans les années soixante-dix parce que c’était la mode, et avaient accédé au pouvoir d’État, grâce à la juste haine qu’avait suscitée Giscard, quand ce ne l’était déjà plus, aient été fort marris de devoir devenir giscardiens pour cause d’ « Europe », tant ils avaient l’air d’acquiescer ainsi à un sentiment puissant et profond jusque là refoulé.

     

    Il serait assez vain de chercher à démêler cette histoire de poule et d’œuf, à savoir si l’ « Europe » est le premier moteur ou le prétexte de quarante ans de giscardisme. Cela ne pourrait que nous éloigner du point essentiel : le rôle que joue aujourd’hui, et depuis assez longtemps, l’ « Europe » pour étouffer tout débat politique sérieux en France, puisqu’on ne peut rien proposer d’autre que le giscardisme sans faire hurler, à raison certes, que c’est impossible à cause d’elle.

     

    Il est tout aussi difficile de dire si c’est l’ « Europe » qui a étouffé le clivage droite-gauche en France, où si elle n’a été qu’un heureux prétexte à des gens faits pour s’entendre à officialiser leur entente. Là encore, il vaut mieux, sans vouloir sonder les reins et les cœurs, s’en tenir au résultat. D’après ce que ses laquais nous en disent, le macronisme représente l’accomplissement, enfin et avec la perspective à long terme de dictature exercée au nom du prolétariat en moins, du projet mollétiste : il réunit tous les partisans de l’ « Europe », et rejette dans les ténèbres ceux qui n’en veulent pas, dont l’opposition ne peut être que stérile et qui ne peuvent d’ailleurs arriver à s’entendre. Ce rêve molletiste démarxisé est aussi, comme on se retrouve !, le rêve giscardien des deux Franchais chur trois qui veulent être gouvernés au chentre, c’est à dire, toute référence au christianisme social heureusement évacuée, à leurs dépens et au profit exclusif du capital. La particularité de ce néo-giscardisme, qui renforce son efficacité, est qu’alors qu’il y avait des gaullistes et des communistes conséquents dans les années 1970, les deux opposants qu’il a su choisir et désigner comme tels, pour représenter le tiers rejeté, les rances et les moisis partisans de la fermeture, la famille Le Pen et le clan Mélenchon, consacrent l’essentiel du temps de parole qui leur est généreusement accordé à pleurer que les macronistes mentent, qu’ils sont tout à fait pour l’ « Europe », mais pour une autre « Europe », qu’ils excluent tout à fait une sortie de la France de l’Union européenne, laquelle serait dramatique, déraisonnable, immorale voire (c’est le plus drôle) « maréchaliste », qu’ils vont, quand ils seront élus, renégocier les traités avec les Allemands (bien connus pour leur ouverture à cet exercice), et qu’on va voir ce qu’on va voir. Ce faisant, c’est si évident qu’il est difficile de croire que ce ne soit que de la sottise, ils perdent toute crédibilité auprès de quiconque a vécu tout ou partie des trente dernières années ou même en a seulement entendu parler, et ont cette utilité qu’ils renforcent dans l’opinion l’idée que, même si l’ « Europe » nous conduit au désastre, il serait encore plus catastrophique d’en sortir puisque même les horribles populistes, par ailleurs si déraisonnables, le disent. Un incontestable chef d’œuvre.

     

    On aurait cependant tort de croire que ça va durer, et que Macron est parti pour un règne de mille ans où il ne sera plus jamais question ni de droite ni de gauche. Les deux franchais chur trois n’ont jamais existé que dans les rêves des Giscards successifs. À mener cette politique là, on tombe très rapidement à un sur quatre ou cinq, ceux à qui elle profite, ceux qui croient qu’elle leur profite ou du moins que ce serait pire pour eux autrement, ceux, de moins en moins nombreux depuis le temps qu’elle dure, qui s’imputent à vertu leur obstination à ne pas comprendre ce dont il s’agit. Est-il utile de rappeler que si Macron a frôlé les deux tiers des votes exprimés, de ceux-là seulement, le 7 mai 2017, c’est que beaucoup d’électeurs le détestant (justement) ont voté pour lui parce qu’ils avaient encore plus peur de Le Pen fille ? Macron et, c’est ce qui compte quoi que serinent tous les experts politologues qui prouvent qu’ils n’ont pas lu la constitution en psalmodiant que le régime de la Ve république est présidentiel, la majorité macroniste à la Chambre, sont le produit d’un système électoral honteusement truqué pour faire élire au peuple à chaque fois un nouveau Giscard pour remplacer le Giscard périmé dont, à raison, il ne veut plus. Ils subiront le sort de tous les Giscards précédents : c’est la règle de ce jeu qu’on ne peut répéter la même plaisanterie que si le comique est à chaque fois différent. Il pourrait paraître audacieux de prétendre ainsi prédire l’avenir. Ce ne l’est pas puisque ce n’est ici que le passé qu’il s’agir de prédire, tant tout est toujours pareil. Le processus est déjà enclenché : il y a les sondages, mais en démocratie on ne gouverne pas avec les sondages (sauf ceux qui, encore plus truqués que les autres, peuvent servir à se réclamer du soutien des « Français »), les manifestations, mais « ce n’est pas la rue qui gouverne », les élections partielles, mais chacun sait que « les Français » ne se déplacent pas pour les partielles et qu’elles ne signifient rien. La suite se déduit facilement de tous les épisodes précédents : il y aura les élections « européennes », mais malheureusement, « les Français », ces cons, ne comprennent pas, c’est bien triste, l’enjeu essentiel qu’est la désignation d’un « parlement » qui ne sert à rien sinon à nourrir très grassement ses membres, et votent n’importe quoi, puis les municipales, mais « les Français », redevenus soudain très subtils, sont tout à fait conscients que leur enjeu est exclusivement local et votent en conséquence, sans aucun rapport avec leur opinion sur le gouvernement, et les régionales, dont personne n’a jamais compris depuis leur invention en 1986 quel pouvait être l’enjeu, mais dont tous les gens raisonnables sont certains qu’il n’a rien à voir avec la politique du gouvernement. Puis viendront les élections générales… [Cela a été écrit au milieu de l'été. Depuis, les événements semblent s'accélérer]

     

    À ce moment-là, les mêmes qui nous ont expliqué, et nous expliquent encore un peu, mais plus pour longtemps, que Macron est grand, beau, fort, subtil, cultivé, qu’il est l’homme que « les Français » attendaient depuis très longtemps pour rénover la politique et tout changer se demanderont gravement comment « les Français » ont pu élire un tocard pareil, incapable de faire face aux enjeux et d’assumer la fonction présidentielle, et nous en serviront un nouveau ayant toutes les qualités manquant à celui-là. Il est impossible de savoir aujourd’hui quel sera ce nouveau : c’est le seul suspense que ménage ce jeu où, par ailleurs, il n’y en a aucun. Il peut être un guignol qu’on nous dira sorti de nulle part, façon Macron, de préférence ancien ministre donc, qui fondera un mouvement tout à fait nouveau pour tout changer. Il est très improbable qu’il sorte de la famille Le Pen, depuis trop longtemps installée dans le rôle du méchant, et qui n’a d’ailleurs aucune raison de vouloir en sortir, puisqu’elle y gagne bien sa vie. Il est possible que ce soit un Zinsoumis, le Chef ou un autre derrière lequel on aura prié le Chef de s’effacer, zassagi, façon Tsipras, prêt par exemple à « sauver la planète » sans faire de peine au capital parce qu’il faut avoir le sens des priorités. Il est plus probable qu’il vienne d’un des deux anciens partis dominants, dont on se demandera soudain s’il a été très juste de les discréditer à ce point.

     

    Il serait en effet fort prématuré de conclure que le macronisme a mis fin au clivage gauche-droite, qui sera naturel tant qu’il y aura des hémicycles, à moins que des nostalgiques de quatre-vingt treize entreprennent de le changer en clivage haut-bas. Le plus vraisemblable est que, le pitre justement évacué et se consacrant à gagner des milliards en donnant par le monde des conférences pour expliquer à quel point il a été incompris, et la preuve faite que l’abolition par son génie de l’alternance (tout le monde a déjà oublié qu’un autre pitre avait déjà fait ça en 2007, au point de ne pas songer à tirer les conséquences qui s’imposent du résultat) était une pitrerie, ceux qui auront mené avant lui, voire avec lui, la politique qu’il mène se répartiront à nouveau entre droite et gauche pour alterner. De ce point de vue, il pourrait être assez pertinent, si on ne risquait à faire cela les foudres de gardiens du temple d’autant plus féroces qu’ils n’ont par ailleurs plus grand-chose à dire, de comparer le macronisme au gaullisme de 1958. De Gaulle est venu au pouvoir d’État grâce à une crise du régime d’alors,  montrant son impuissance, il a été appuyé par un mouvement qui semblait surgi du néant, rassemblant en fait beaucoup de recyclés du régime précédent, de droite comme de gauche, mais tout autant de gens nouveaux n’ayant pas d’expérience politique, et s’est trouvé confronté aux oppositions conjointes d’une droite et d’une gauche maintenues obstinément. Que les gardiens du Temple se rassurent, si cela est possible : la comparaison s’arrête là, la crise étant différente, De Gaulle étant différent, aucun souvenir de Résistance, bien au contraire, ne fondant l’agglomérat des macroniens. La suite des événements n’en est pas moins instructive : alors que, contrairement à ce que racontent la plupart de nos brillants politologues, De Gaulle avait toujours fait face à la double opposition de la droite et de la gauche, on a très tôt après son expulsion retrouvé une droite, dont les gaullistes faisaient partie, majoritaire, et une gauche opposante. Cela eut d’abord l’air d’un ralliement de la droite anti-gaulliste aux gaullistes : la suite montra qu’en fait le gaullisme se dissolvait dans cette droite. On ne court pas grand risque à prédire un sort analogue au macronisme : le héros fondateur disparu dans un Colombey tropical, ses groupies actuelles, ravalant leurs larmes, se reconvertiront presque en bloc en un morceau de droite ou de gauche. De laquelle des deux  ? C’est ce qu’on ne peut pas dire aujourd’hui. Il faut passer du gaullisme au pivertisme : tout est possible. Ce ne sera certes pas une question de positions politiques, puisque ces choses là n’existent plus. Il reste aujourd’hui, malgré le schéma tripartite Macron-Mélenchon-Le Pen qu’on nous sert officiellement, une droite qui, si elle ne sait pas vraiment pourquoi, est fermement opposée à Macron, a un poids électoral certain, confirmé par les partielles, et ne manque que d’un chef. Le système ne veut manifestement de Wauquiez, ce pourquoi les mediaà sa botte tapent en permanence sur lui, et en concluent qu’il est en difficulté, ce qui conduit tous les autres de la droite à lui taper dessus aussi. Le système en trouvera un autre à promouvoir, auquel tous se rallieront, ou changera d’avis du jour au lendemain sur Wauquiez, avec le même résultat. On a toujours tort de ne pas se rappeler Sarkozy. Le cas de la gauche est beaucoup plus compliqué, mais elle garde malgré tout un électorat obstiné, qui ne vote Macron ou Mélenchon que dans les larmes, et serait prêt à lui revenir. Le plus logique serait que la droite gagne après Macron, et que les actuels macronistes se rappellent qu’ils ont toujours été de gauche au fond de leur cœur et deviennent avec tous les débris du PS et du PCF l’opposition. Mais bien des variantes sont possibles. Une seule chose ne changera pas : la politique menée par ceux qui auront le pouvoir d’État, celle, la même, que mèneront ceux qui auront joué le rôle de l’opposition quand il leur succéderont. Le pouvoir tout court ne peut se passer d’alternance, le changement régulier de personnel étant le seul moyen de maintenir une politique dont une large majorité du peuple ne veut pas. Le macronisme n’est sans doute pas la fin du clivage droite-gauche, mais une pause, à un moment où il devenait trop voyant qu’il ne signifiait rien politiquement, pour le relancer une fois l’expérience conclue comme toutes les précédentes, pour les mêmes raisons que les précédentes.

    À suivre…
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    [1]Voir, à peu près, toutes les publications précédentes sur ce blog, en particulier Quinze ans de malheurs : l’anniversaire oublié de l’Euro, Maastricht: on vous l'avait bien dit !, Mais pourquoi, au juste, « construire l’Europe » ?.

    [2]On trouvera les numéros du Poing et la rose(22, 22bis, 23bis) avec les textes soumis au débat, puis le texte final d’une part, le compte-rendu sténographique d’autre part en cherchant congrès bagnolet sur le site http://www.archives-socialistes.fr


  • Le début de cet article est ici
    Gauche ! droite ! clivages et péremptions
    (I et II: Phénoménologie et Archéologie)

    III–Du désastre, des ersatz, du vide

    Ça n’a pas marché. Il serait encore beaucoup plus long de se demander pourquoi, quelle fut la responsabilité des uns et des autres, du contexte international, du retournement idéologique dès avant 81… On se bornera à observer au passage que l’explication par la méchanceté foncière des horribles socialistes qui ont perfidement dupé des communistes purs mais dramatiquement naïfs ne résiste pas à l’examen des faits et des textes[1], que celle par le machiavélisme de l’abominable Mitterrand qui aurait trompé les uns et les autres selon un plan déjà élaboré à l’époque où il était petit et quasi cagoulard n’est pas crédible, surtout de la part de gens qui prêchent habituellement que ce sont les masses qui font l’Histoire[2].

     

    L’essentiel, s’agissant de notre quête du clivage droite-gauche et de son éventuelle péremption est que cette horrible décennie a tué beaucoup plus que la perspective à court ou moyen terme d’une transition socialiste en France, beaucoup plus que les deux grand partis issus du mouvement ouvrier, dont l’un a sombré dans le ridicule, l’autre est devenu officiellement un parti bourgeois (pour parler comme on parlait avant) avant de connaître dernièrement le même sort que le premier : elle a tué l’idée même de progrès qui fondait ce clivage. Ce n’est pas tant l’échec, qui n’était pas le premier, et que la chère dialectique aurait pu traiter comme elle en a traité d’autres, que les suites que presque tous lui ont données qui justifie ce constat de décès. On aurait pu croire à un recul provisoire (la « parenthèse » de Jospin à Bourg-en-Bresse, encore) : on eut une abdication définitive, doublée d’une amnésie générale. Presque du jour au lendemain, il a été décrété que l’économie de marché était le destin indépassable de la France. Le même Jospin, moins de quinze ans après avoir ouvert sa parenthèse, déclarait qu’il était pour l’économie de marché mais non pour la société de marché, un aveu tempéré par un non-sens. On a pu constater rapidement que cet abandon de toute perspective socialiste ne signifiait pas stagnation en l’état hérité des réformes de la Libération (la fameuse « société d’économie mixte », très brièvement adoptée comme idéal par le parti socialiste) mais démolition rapide de celles-ci au profit d’un capitalisme désormais sans entraves.

     

    On a bien essayé, tant on a besoin d’une droite et d’une gauche, d’inventer d’autres progrès. Une fois qu’il était entendu que la gauche n’avait d’autre politique économique que le barrisme aggravé, mais qu’il restait acquis qu’elle était le camp du progrès, il fallait, pour la maintenir en état, lui trouver une nouvelle raison d’être. Le premier réflexe fut le retour en arrière : puisqu’on venait d’abolir une bonne soixantaine d’années d’histoire de France, ressortir la laïcité comme progrès, et s’en prendre à ce qu’il restait d’école catholique après son euthanasie par la loi Debré. C’était un expédient, ce ne pouvait être une solution d’avenir. Si la droite avait volontiers joué le rôle de la réaction cléricale, à gauche, hors quelques professionnels bruyants de la chose, personne n’avait alors envie de se recycler dans ce combat là. Ce fut un désastre apparent, mais un succès quant au but recherché : permettre au gouvernement Mauroy-Delors, qui avait poussé la trahison de classe à un point alors inimaginable de se donner l’air de tomber à gauche, victime d’une réaction cléricale imaginaire.

     

    On trouva ensuite, quand la droite revint au pouvoir et s’attaqua clairement, non seulement à la parodie de changement de 1981 mais, déjà, aux réformes de la Libération, l’immigration et l’ « idéologie sécuritaire », contre le méchant Pasqua, pour faire un beau clivage bien moral et non compromettant. La flicophobie était un réflexe si naturel qu’elle ne demandait aucune justification. On justifia le soutien aux immigrés en invoquant l’internationalisme de toujours de la gauche, ce qui était faux pour la gauche, mais vrai pour le mouvement ouvrier qu’on abandonnait, en oubliant soigneusement que cet internationalisme les aurait défendus en tant que travailleurs contre le capital, ce dont il n’était bien sûr pas question, non en tant qu’immigrés contre les travailleurs français. Ça a permis la réélection triomphale de Mitterrand en 1988 sans programme politique mais ça n’a pas pu durer bien au-delà pour bien des raisons qu’on ne peut détailler ici. La trahison par Jospin en 97 de sa promesse d’abroger les lois Pasqua-Debré a montré que là non plus on ne pouvait voir de différence entre la droite et la gauche.

     

    Il serait beaucoup trop long d’analyser tout ce qu’on a essayé depuis pour pouvoir continuer à opposer un camp du progrès à celui de la conservation sans remettre en cause la nature du pouvoir. La plupart tournaient autour de défense des minorités, réelles ou décrétées telles (on voir mal par exemple en quoi les femmes sont une minorité) ou de l’écologie perçue également comme celle d’une minorité vertueuse. Nous ne prétendons certes pas qu’il s’agissait à chaque fois de revendications nouvelles, la plupart existant, quoi qu’en pensassent et dissent leurs promoteurs, depuis que le monde était monde, et ayant déjà pris une grande importance dans les années soixante et soixante-dix. La nouveauté était de tenter d’en faire, de faire de chacune tout à tour, le clivage fondamental structurant la vie politique. Ce ne fut pas un succès. L’absence presque totale d’intérêt de la grande majorité du peuple n’était pas, en soi, un obstacle décisif : le cadre merveilleux du « parlementarisme rationalisé » permet fort bien de se passer de lui, et de n’en être que plus « démocrate ». D’autres le furent, à commencer par les nombreuses contradictions existant entre cette accumulation de causes hautement morales, même souvent à l’intérieur d’une d’entre elles (voir par exemple les désopilantes aventures du féminisme et du voile islamique). Surtout, ces nouvelles inventions peuvent se séparer en deux catégories. Il y en a là-dedans quelques-unes qui, par certains aspects, pouvaient nuire au moins indirectement au capital : celles-là furent vite oubliées. Pour les autres, qui lui étaient indifférentes voire marginalement profitables (il faudra un jour, par exemple savoir ce que rapportent les aménagements imposés par les lois contre des discriminations de toute sorte, et à qui) ce fut pire : sitôt brandies et présentées comme LE clivage entre gentils et méchants par la gauche, elles étaient, après un bref moment de comédie ou de caprice, adoptées par la droite avec une résignation qui tournait rapidement à l’enthousiasme guerrier, même la dernière et la plus aberrante, le mariage homosexuel. Il faudrait être d’un optimisme touchant à l’inconscience pour voir dans cette promptitude de la droite à se rallier la preuve que la marche du progrès s’accélère.

     

    Au contraire, dans tout cela, l’idée de progrès est bel et bien morte. Cette affirmation peut surprendre, tant tout le monde a le progrès plein la bouche : plus personne n’y croit. Si on appelle n’importe quelle lubie progrès, il est significatif qu’on parle d’un progrès au singulier, de progrès variés au pluriel mais presque jamais, et toujours par erreur, du progrès au sens où on l’entendait naguère. La différence entre les changements précédents du clivage droite-gauche que nous avons survolés et les tentatives récentes que nous avons évoquées saute aux yeux. À chaque fois, ce qui faisait clivage auparavant n’existait plus, faute d’opposants à ce qui s’était finalement imposé, considéré comme une manifestation du progrès : régime parlementaire, suffrage universel, république, marginalisation de l’Église dans la société. On passait alors à l’étape suivante. Non seulement le socialisme n’a pas été réalisé, mais de plus, presque tout ce qui, dans les réformes de la Libération, en paraissait l’ébauche, a été détruit, le peu qui en reste étant aujourd’hui voué à une mort prochaine. On n’est pas passé à l’étape suivante : on a cherché, trouvé un temps (mais on ne trouve plus aujourd’hui) d’autres directions rigolotes pour faire oublier ce qu’on avait renié. Cette rupture en accompagne une autre : la gauche, depuis qu’il en a été question, avait toujours prétendu, en le croyant, incarner l’intérêt de la majorité, contre une minorité refusant le progrès. On pourrait bien sûr se demander si ça a toujours été vrai, si la majorité avait vraiment intérêt à ce que le roi fût remplacé, sans autre changement perceptible, par un président de la république, ou que les curés fussent pourchassés. Ce n’est pas la question. Ce qui était alors la gauche le croyait et, ce qui est plus important encore, a réussi à le faire croire. Le socialisme semblait aussi, et à plus forte raison, l’intérêt d’une large majorité. On voit donc bien à quel point la gauche qui le promettait a changé, en se reconvertissant dans la défense de ce qu’elle a appelé les minorités, et en se réduisant non pas à leur addition (d’ailleurs impossible) mais à elles dans la mesure du possible et surtout aux braves gens n’en faisant pas partie, n’ayant aucune raison de se plaindre, mais d’une moralité suffisamment élevée pour s’en déclarer solidaires, du moment qu’on leur murmurait à l’oreille qu’ils ne risquaient rien à le faire. On est passé du progrès pour la large majorité laissant sur le bord du chemin une petite minorité ne pouvant que se rallier à terme à des progrès pour de petits groupes mis en valeur au moment opportun, dont la satisfaction est censée combler de joie une majorité plutôt relative, les autres étant délibérément oubliés, et insultés quand ils protestent.

     

    On ne peut se plaindre que ça n’ait pas marché. Après cette ultime tentative de trouver une différence entre droite et gauche qu’a été le coup du mariage homosexuel, les trois années du  gouvernement Valls ont montré qu’il n’y en avait décidément plus. La suite peut donc sembler logique.

     

    On ne regrettera pas, bien sûr, la fin de ce faux clivage entre deux Giscards faisant, sur tout ce qui est sérieux, la même politique exactement, et cherchant désespérément des moyens de se distinguer pour convaincre les électeurs, à chaque fois qu’ils étaient justement furieux contre l’un, de voter pour l’autre afin de lui permettre de faire la même chose. Mais il faudrait être idiot, ou alors corrompu (mais vraiment très corrompu) pour se réjouir du résultat, puisque c’est toujours Giscard qui préside, et Barre qui gouverne. Nous avons souvent parlé de Vichy pour définir la politique de tous les Giscards précédents, autant que le permettaient les hurlements des petits crétins élevés dans des boites appelées, par antiphrase, Instituts d’études politiques, où on les avait dressés à brailler « Godouine ! Godouine ! » chaque fois que quelqu’un disait qu’il faisait jour à midi. L’avant-dernier Barre, Manuel Valls, avait poussé très loin l’analogie, qui, ne faisant rien qu’obéir en tout au chancelier allemand, se distrayait en distinguant parmi les Français entre les vrais et les faux. La modernité macronienne ajoute, à l’analogie entre les politiques menées, une autre ressemblance, quant au personnel qui mène cette politique. L’autorité de fait de Vichy avait été formée, après le discrédit total de toute la classe politique, gauche comme droite, de la troisième république, pour une raison connue, par, les têtes d’affiches se retirant discrètement, ce qu’il y avait de plus taré, de plus raté, de plus insignifiant dans cette classe politique justement discréditée, aussi bien de gauche que de droite, et proclamant en chœur la nécessité du changement et la fin du clivage qui avait fait tant de mal. La ressemblance est-elle vraiment fortuite ? La raison du discrédit de la classe politique est à peu près la même. Quand on voit Édouard Philippe, Bruno Le Maire, Gérard Collomb, Benjamin Griveaux au gouvernement, Christophe Castaner[3], Aurore Bergé, Denis Sommer, Guillaume Vuilletet, Barbara Pompili dans la majorité parlementaire, on ne peut pas ne pas voir qu’elle a produit le même résultat. Comme alors également, pour gérer les affaires courantes, on donne des portefeuilles ministériels à des technocrates dont l’absence de passé politique est censée prouver la compétence[4]. La seule différence est que pour coiffer tout ça, on a choisi non un maréchal gâteux et chevrotant, mais un banquier raté braillard. Parmi tous ceux qui ont soutenu, de leurs bancs obscurs, la politique qui a mené ce pays à la faillite, on a pris, éliminés les autres, les plus grotesques pour tenter de vendre aux électeurs un changement radical. Et voilà comment il n’y a plus ni droite ni gauche.

     

    Plus qu’une rupture, c’est un aboutissement, le résultat logique de quarante ans d’alternance entre deux camps menant la même politique et ayant de plus en plus de mal à se distinguer autrement que par leur volonté d’alterner. Mais ce résultat n’est pas anodin : si la ligne générale reste la même, les modalités sont changées, à la fois par la nullité des exécutants, et par la disparition de toute référence, même fictive, à la droite ou à la gauche. S’il n’y avait plus de différences, il restait, de moins en moins certes, des souvenirs ou du moins, chez ceux qui n’en avaient même plus, la conscience qu’il en restait encore chez leurs électeurs et qu’il leur fallait au moins faire semblant d’en tenir compte : à droite des bribes de nationalisme ou de catholicisme, à gauche un respect du mouvement social, une méfiance de l’argent, un souci des libertés publiques, de la laïcité, à gauche comme à droite un attachement proclamé à la démocratie bourgeoise conduisant à ne pas s’asseoir ouvertement sur ses aspects formels, et à éviter d’insulter le peuple. Tout cela n’a empêché ni les uns, ni les autres, de faire une politique au service du capital, mais a provoqué quelques réticences et quelques précautions, un peu de honte aussi. Tout cela, déjà bien mis à mal sous Sarkozy et, surtout, sous Hollande, s’est trouvé définitivement balayé : le plat giscardien est désormais servi sans sauce.

     

    C’est donc bien pire. On pourrait voir là  paradoxalement, une  raison d’espérer. Si on considère ce qui est vrai, que c’est un système politique truqué fondé sur l’alternance entre une droite et une gauche également au service du capital qui a permis quarante ans de giscardisme continu, les électeurs n’ayant objectivement d’autre choix, pour montrer leur mécontentement de la politique menée, que de voter pour ceux qui l’avaient menée précédemment et étaient déterminés à la mener à nouveau, l’aboutissement monstrueux de ce système qu’est le macronisme peut être aussi, retour glorieux de la dialectique, la dernière étape avant son échec, puisqu’il le prive de ses masques alternants. Le Giscard de gauche et le Giscard de droite ayant dû laisser la place à un Giscard unique particulièrement répugnant, la possibilité devrait enfin exister de lui faire apparaître une alternative.

     

    Il faut ici en venir à l’autre versant du résultat de la disparition du clivage droite-gauche, qu’on s’accorde aujourd’hui à nommer populisme, tant chez ses adversaires que chez ses partisans. Le mot est en soi curieux comme moyen de distinguer ou de se distinguer, puisqu’il indique seulement qu’on est partisan du peuple : dans un pays où, officiellement en tout cas, c’est le peuple qui gouverne, tous ceux qui se disent démocrates, soit presque tout le monde en France aujourd’hui, devraient être partisans du peuple ou du moins faire semblant. Il a été utilisé en Amérique latine dans des contextes où, au contraire, la démocratie formelle n’allait pas de soi. Il a été importé en France d’abord comme un vilain gros mot, sa connotation négative étant amplifiée par son assimilation, via un contre-sens manifeste, à l’allemand völkisch,pour caractériser l’organisation Le Pen, puis étendu à tous les contestataires de gauche qu’on trouvait commode d’assimiler à celle-ci. Après l’avoir assez longtemps rejeté comme une insulte, une partie de la gauche et de l’extrême-gauche en sont arrivées, via un détour espagnol, à le revendiquer et le théoriser, derrière Jean-Luc Mélenchon. La conversion est récente, et fut rapide, puisqu’on est passé en cinq ans du Parti de Gauche et du Front de la même, sur modèle allemand à des Insoumis qui affirment rejeter le clivage entre droite et gauche, malgré les fortes réticences de certains de leurs soutiens.

     

    L’idée première semble de refuser la division ancienne du peuple en deux camps réputés à peu près égaux, dont les dernières décennies, pas seulement en France, ont démontré la vanité, une chose qu’il serait difficile de nier, pour la remplacer par une autre jugée plus productive entre les « élites » et le « peuple » (d’où la revendication du mot populisme), l’immense majorité, ce qui produit des slogans poétiques comme « Nous sommes les quatre-vingt dix-neuf pour cent ! ». Le populisme rejette tous les vieux symboles de la gauche, tout son vocabulaire, au motif qu’ils nuisent à l’unité du peuple. Son objectif est la conquête de ce qu’on appelait naguère le pouvoir d’État, qu’il appelle pouvoir, exclusivement par ce qu’on appelait naguère démocratie bourgeoise, la voie électorale, dont il exclut toute critique au point de la sacraliser. À partir de ces deux postulats, que son « peuple » réunit 99% de la population, que la voie électorale est un moyen garantissant l’expression de la majorité, ce devrait être très simple. Ça ne l’est manifestement pas.

     

    L’idée pouvait pourtant sembler réjouissante, et productive, de réunir, en balayant tous les clivages inutiles ou secondaires, tous ceux à qui nuit la politique menée constamment depuis des décennies. L’ennui est qu’on ne dit jamais ce qu’on va faire à la place, qui est en général renvoyé à plus tard, au résultat d’une délibération qui viendra après la victoire électorale. Le « peuple » est invité à s’unir pour voter pour un chef tombé du ciel qu’il n’est pas question de discuter contre la promesse qu’après son élection la discussion sera libre et donnera des résultats miraculeux. En attendant, en supprimant le parti pour ne plus parler que de peuple, on a supprimé toute délibération. Si les théoriciens parlent savamment de « construire le peuple », la pratique repose sur deux axiomes, que le peuple est naturellement uni, et qu’il doit naturellement voter pour le populiste, lequel ne peut être qu’unique.

     

    Le Zinsoumis qui nous lirait, s’il en était un, serait depuis un certain temps déjà en train de hurler « Il y a un programme ! Il a été élaboré démocratiquement ! Lisez le programme ! ». On peut passer rapidement sur l’élaboration démocratique : tous ceux qui voulaient bien se déclarer Zinsoumis ont été appelés à faire des propositions, de mystérieuses instances émanant directement et exclusivement du chef ont, en l’absence de tout moyen de délibération collective faute de corps constitué, tranché celles qui devaient être retenues. Nous n’en touchons pas moins une contradiction instructive du populisme. Si toutes les questions que les archaïques persistent à considérer comme les questions sérieuses, la forme des institutions politiques, le rôle de l’État dans l’économie, la nature de la propriété, les salaires (dont retraites et protection sociale), les relations internationales… sont à peu près renvoyées à la délibération ultérieure du peuple constitué par la victoire électorale du chef, on constate qu’il y a en revanche bien des choses qui, posées comme évidentes, échappent d’avance à toute délibération, où l’on retrouve à peu près toutes les lubies dans lesquelles la gauche a cherché à se définir depuis qu’elle a abjuré le socialisme et abandonné le mouvement ouvrier : le vieil anticléricalisme recyclé, le féminisme à outrance, toutes les variétés contradictoires d’antiracisme, la défense acharnée de toutes sortes de minorités, et surtout l’obsession écologique, le tout poussé jusqu’aux pires aberrations, l’abominable écriture dite inclusive, le répugnant quinoa, l’aberrant arrêt des centrales nucléaires. De tout cela, il n’est point question de délibérer : qui y prétend est violemment renvoyé au macronisme d’abord, au fascisme s’il ose insister. Tel est le populisme : il refuse, voire pourchasse, tout drapeau rouge pour ne pas diviser le « peuple », mais ne craint pas de manifester sa sympathie à ceux qui veulent lui interdire de manger de la viande, activité apparemment caractéristique des « élites » honnies. Nous avons vu qu’une des difficultés de la gauche reconvertie dans ce genre de choses était leur caractère contradictoire entre elles, empêchant leur articulation en un programme politique crédible. Le populisme façon Mélenchon résout la difficulté en l’ignorant : il n’articule pas, mais juxtapose. Le but clair est que chaque monomaniaque soit satisfait de reconnaître son obsession, et ne se soucie pas de la présence d’autres éventuellement incompatibles (c’est un des avantages certains de la monomanie). L’ensemble est enrobé par un discours général dénonçant la méchanceté des riches responsable de tous les maux, et la corruption, avec un culte délirant de la belle justice (jadis bourgeoise) et des bons juges indépendants, lequel culte cesse, provisoirement, quand l’un de ces bons juges, s’en prenant au chef ou à un de ses sbires, cesse d’être indépendant pour devenir un suppôt du système honni[5]. Là encore, la contradiction est superbement ignorée. Globalement, on reste dans la dénonciation moralisatrice sans jamais envisager de changement concret, sinon parfois par la fiscalité (et encore : il s’agit surtout de lutter contre la fraude fiscale, de moins en moins de réformer l’impôt). On invoque la décroissance comme solution magique sans jamais en envisager les modalités ni les effets, et sans renoncer à se réclamer aussi du bon vieux keynésianisme, autre contradiction majeure. En somme, ce populisme, pour rompre avec la gauche, jette le bébé, s’il en restait un, son souvenir du moins sinon, mais garde l’eau du bain, plus exactement, mêle toutes les eaux de tous les bains successifs pour un résultat qui n’a rien d’hygiénique. On peut avec ça ramasser dans les urnes beaucoup de mécontents, mécontents de toutes sortes de choses fort contradictoires, mais il est assez improbable qu’on arrive ainsi à être majoritaire. Si cependant ce populisme parvenait au pouvoir d’État, il est rigoureusement impossible de prévoir ce qu’il y ferait, lesquelles de ses propositions contradictoires il tenterait de mettre en application. On sait en revanche ce qu’il ne ferait pas, puisqu’il buterait, encore plus sûrement que Syriza en Grèce, sur ce qu’il est d’usage d’appeler la construction européenne.

    À suivre…
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    [1]La déclaration commune PS – PCF du 1erdécembre 1983, par exemple, qui saluait le bilan du gouvernement Barre bis de Mauroy et Delors comme « supérieur aux grandes conquêtes du Front populaire et de la Libération », formule reprise à son compte en janvier 1984 par Paul Laurent (oui, le papa) dans une revue du PCF.

    [2]Jean-Luc Mélenchon, qui dit vénérer la mémoire de Mitterrand, en a, pendant la dernière campagne présidentielle, avancé une autre : ça n’a pas marché parce qu’il n’y avait pas l’Euro, ça aurait marché s’il avait existé. Cela se passe de commentaires, mais l’obstination de certains à voter pour lui après une telle déclaration en demanderait beaucoup.

    [3]Depuis déplacé.

    [4]Ceci a été écrit avant l’amusante affaire Benalla, qui a ajouté une nouvelle ressemblance.

    [5]Cela était écrit en juillet. Nous en avons eu depuis une illustration tonitruante. Voir mon billet écrit plus récemment, Généalogie de la moralisation.





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